----- II -----
L’hiver n’est pas sans pitié. Même lui, laisse quelques fois, du répit aux hommes. Il s’éclipse, parfois, le temps d’une journée. Alors, le vent se tarit, le froid s’atténue et les nuages fuient. Alors, le soleil refait surface, enveloppant le monde et berce la capitale de ses doux rayons. Les rues retrouvent de la vie. Les cœurs s’emplissent de gaieté et ma brocante de clients. Moi-même suis moins… tendu et triste.
C’est ainsi que fut le temps, un jour de janvier. Quelques clients s’affairaient, seuls, devant les étagères du fond, après avoir refusé délicatement mon aide. Je restais assis derrière mon comptoir, le cul sur une chaise en bois cintré, style ‘Vienna’ et signée par un artiste aussi réputé que talentueux, c'est-à-dire… nul.
Eh oui, il y a parfois des gens qui, sous couvert d’avoir démoli le tronc d’un arbre avec un marteau et un clou, se croient artistes. Derrière ceux-là, il y a un immense duel de valeurs. En effet, la prétention est en perpétuel combat contre la connerie. Quelquefois la première l’emporte et la bêtise laisse alors place à l’arrogance mais d’autres fois, la prétention s’incline et s’évanouit, et là, on a des chaises comme celle-là.
J’ai toujours été ainsi : pragmatique ; une merde est une merde, certes, mais une merde peut être utile quand on sait quoi en faire… les femmes en sont un bon exemple. S’il fallait tirer un avantage de mes heures de solitude au travail, je dirais que les monologues philosophiques que je fais en sont irrémédiablement un. Maintenant, leur justesse peut-être mise en doute, peu importe…
Donc, c’était un matin de début d’année. Rien de spécial, la blonde d’en face coiffait une cliente, des jeunes se couraient après, des passants s’arrêtaient de temps en temps devant la vitrine. Soudain, la cloche, surplombant la porte, tinte. Pourquoi je dis « soudain » ? J’y suis habitué, non… ? Bref, la porte s’ouvre et une jeune femme, la trentaine, plutôt grande de taille, brune, les yeux chocolat, les joues roses et des atouts ravageurs, pénètre dans la boutique.
C’est le coup de foudre. Mon cœur fait un bond. Il crie, il braille, il hurle comme un cerf en rut et transperce ma poitrine pour dévaler mon corps et partir gambader entre les pieds de sa dulcinée…
Hop, hop, hop, qu'est-ce que je raconte ? Je délire, c’était un thon !
Non, je plaisante. En réalité, oui, elle était belle, mais mon cœur est resté en place, à battre normalement. Je n’ai plus l’âge de ces folies-là, je ne bande plus devant un simple décolleté.
Je lève la tête.
- Bonjour, dit-elle d’une voix douce.
Silence. Je la regarde.
- Euh, je veux voir… balbutie-t-elle.
Silence. Mon mutisme semble la troubler.
- … Je veux m’acheter des bibelots. J’ai re-décoré mon salon, dit-elle, comme pour justifier son hésitation.
Silence. Je la regarde. Ses joues rosissent, rougissent. Elles sont pourpres. Je lève doucement la main, l’autre tenant toujours le journal. Je lui indique un coin de la pièce. Elle me regarde. Elle n’est pas inquiète, non, elle semble plutôt intriguée. Moi aussi, à tel point que le froid qui pénétrait par la porte, toujours ouverte depuis l’entrée de la jeune femme, ne m’avait en aucun cas interpellé.
Elle referme la porte et se dirige, sans plus un mot, vers l’endroit indiqué.
- Bonjour, répondis-je.
Elle s’arrête brusquement, incline légèrement la tête, mais reprend sa marche. Elle disparaît de ma vision pour quelques minutes. Des bruits me parviennent. Elle prend un bibelot. Elle le repose… Elle en prend un autre. Elle le repose. Elle fait sonner une cloche. Silence.
Je décide de la rejoindre. Même une merde est toujours utile…
- Voulez-vous de l’aide ? dis-je avant même d’être à ses côtés. - Oui. Je ne cherche rien de particulier, juste quelques bibelots… dit-elle, en affichant un léger sourire. - Vous tombez bien, c’est une brocante.
Elle ne semble pas comprendre la plaisanterie. Silence.
- … Je cherche quelque chose d’ancien et de moderne à la fois. Quelque chose de poétique, mais de réel. Une statuette, une petite horloge ou un cendrier, tout pourrait faire l’affaire. - Je dois avoir ça…
Je réfléchis.
- Suivez-moi…
Elle me suit. Je sillonne la boutique jusqu’à l’autre bout. Je lui montre une statuette.
- Le bronze est intemporel. Jamais démodé, jamais égalé, il est à la décoration d’une pièce, ce que la tour est à un jeu d’échec : indispensable. Symbole de chic et de simplicité… - Je prends… coupe-t-elle spontanément. - Très bien… Vous désirez autre chose ? - Oui.
Encore le silence. Je réfléchis. Elle ne m’a donné aucune information sur ce qu’elle voulait pour sa décoration. Oui ! Elle me suit, deux étagères plus loin. Je farfouille. Elle reste à deux pas derrière moi. De la poussière s’échappe d’entre les toiles que je manipule, toutes entassées contre le mur.
- Voilà. Cela devrait certainement vous plaire.
Je lui montre la toile.
- C’est une reproduction du ‘Géographe’ de Jan Vermeer van Delft. Elle a été peinte en 1668 et l’original est exposé à Francfort. - Qu’a-t-elle de spécial, dites-moi ? - Eh bien, je n’ai jamais été insensible à la mélancolie. Regardez bien, il y pleut à la fenêtre. Plusieurs copies ont été faites de ce tableau, mais aucune n’égale l’original, pas même celle-là. - Alors, pourquoi voulez-vous que je la prenne ? demande-t-elle étonnée. - Eh bien, parce que celle-là est la peinture qui se rapproche le plus de l’original. Les mêmes couleurs sombres, les mêmes ombres, la même tristesse. Regardez-le, il manque d’inspiration, de volonté et de vivacité. C’est ce à quoi nous sommes tous voués. Le néant intellectuel…
Elle semble surprise, impressionnée.
- De plus, vous voulez décorer, n’est-ce pas ? Cette toile siéra à merveille à n’importe quel salon. - Très bien, je la prends, affirme-t-elle avec un léger doute dans la voix. - Ayez confiance… lui dis-je en retournant au comptoir.
Elle me regarde empaqueter la toile et la statuette. Elle paie. Elle sourit. Le soleil, dehors, brille comme jamais. Elle me dit doucement au revoir et merci. Je lui retourne galamment ses mots. Un compliment est de mise :
- Vous avez une belle… voiture.
Je ne trouve pas mieux ! Elle sort. Elle part, le gros sac dans le coffre de sa BMW.
D’autres clients entrent. Ils demandent à avoir quelque chose d’éclatant. Ma brocante est la meilleure de tout le pays et la plus complète, jamais je n’en ai douté !
Je ne trouve rien pour eux. Rien de suffisamment scintillant. Rien de suffisamment beau. Rien de suffisamment « éclatant »…
À suivre
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