----- IV -----
Les liens du cœur sont éternels…
On a tous un chemin à soi ; une histoire personnelle qu’on enfouit ou qu’on étale au gré du temps et des envies. Ce passé, qu’il soit glorieux ou tout en simplicité, est une part inextricable de notre être. S’il fallait un jour regarder derrière soi, tout homme verrait cette voie qu’il a suivie, tantôt sillonnée de peines et de regrets, tantôt ornée de faste et de bonheur…
Comme tout être humain au moins une fois dans sa vie, j’arrive à un moment de mon existence où je ne comprends plus rien et où je doute de tout : le Nœud.
Je l’appelle ainsi pour ne pas l’appeler autrement. Car ce n’est pas ‘un point de non-retour’, non ; certains en reviennent sains, saufs et même plus forts. Ce n’est pas non plus une ‘fin’, non ; seulement son commencement, et peut-être l’itinéraire qui y mène si l’on ne fait rien contre. C’est pour cela que je le nomme ainsi, le Nœud : on y arrive et on sait que de l’autre côté, il y a le dénouement ; celui que l’on idéalise, que l’on idolâtre avant de l’avoir atteint. Mais le problème, c’est ce qu’il y a entre les deux, le cœur de l’énigme ; le Nœud.
Il y a mille et une solutions pour défaire ce Nœud, mais c’est bien là tout le paradoxe : plus il y a d’issues, plus il faut chercher la bonne, la meilleure, l’unique, celle qui nous convient le mieux. Et cela revient à chercher une aiguille dans une botte de foin.
C’est là qu’intervient le passé. Tous vous le diront ; les historiens, les scientifiques. Les politiciens, les hommes de lettres ou de grande sagesse. Tous vous affirmeront sans détour que la gloire et l’avenir de toute chose dépendent étroitement de son passé, que la réponse à toute question est, en partie, toujours derrière, il suffit de savoir y regarder.
C’était un après-midi frais mais ensoleillé. Février emballait sa pâleur et annonçait la venue d’un printemps doucereux. La brocante était vide, mis à part quelques clients qui s’affairaient près des masques africains du fond. Ils se retournaient parfois, entendant de petits chuchotements, mais ne voyaient que moi, assis à mon comptoir, un stylo à la main et une statuette en bois juste en face. Ils se détournaient croyant rêver.
Mais, non. Je parlais, en effet, ou plutôt, je réprimandais : le singe tenait des propos déplacés en traitant de tous les noms le garagiste d’en face, qui venait à peine de s’installer ! Raciste de nature, il n’hésitait pas à le traiter de sale noir qui pollue et de déchetterie graisseuse – il fallait avouer qu’il ne manquait pas de… ‘Couvertures corporelles’. Et moi de rétorquer que la noirceur n’était que le dépôt de la suie et qu’après tout il ne faisait, en somme, que réparer et surveiller, donc faire attention à la pollution. On ne pouvait rien lui reprocher.
Mais lorsque la haine de l’autre envahit un cœur, il est perdu. Même sans le connaître, il le déteste. Et l’inconnu, lorsqu’il est jugé sans raison, est bien souvent différent de l’image que l’on s’en fait.
La brocante était vide, ce jour-là, mis à part les quelques bibelots qui ornaient les étagères. Les stocks étaient décimés. Les Tunisois commenceraient-ils à avoir du goût ? Non, puisque ce que je vends n’est que de la merde et qu’ils l’achètent.
Une fois par mois, je ferme boutique au déjeuner. Je pars refaire mon stock épuisé. À Tunis, chiner est un plaisir sans limites. Le paradis des brocanteurs est aux quatre coins de la ville. Mais sans conteste, le meilleur de tous ces endroits, ce sont les souks de l’ancienne ville. On y arrive en traversant les quartiers les plus connus et les plus anciens de la capitale.
La place de la Kasbah de Tunis est une des nombreuses entrées menant à l’ancienne ville. C’est le poumon politique du pays. En amont, la municipalité, façade de marbre et de verre, côtoie le collège Sadiki et fait face à toute la médina et, entre autres, aux ministères de l’Intérieur, de l’Économie et de la Défense, c’est dire s’il vaut mieux se tenir à carreau dans la région !
Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il y a plus bas : l’ancienne ville.
Des rues étroites, déchirées en un immense réseau de ruelles dont les secrets ne finissent jamais d’être découverts. Je parcours cette toile pendant des heures, à travers les souks. El ettarines, ech-chaouachines, el birka et j’en passe. Des effluves divers se mêlent et s’entremêlent parfois au plaisir du nez : les senteurs des fioles dans les étalages vous poursuivent inlassablement jusqu’aux poussières des tapis et se mêlent aux odeurs des chéchias. C’est un lieu magique. Un lieu où les gens sont chaleureux, souvent heureux de vous voir et un paradis du chineur. La médina est cet enchevêtrement d’humanité, de rires et quelques fois de déconvenues. Les cris des marchands embaument le brouhaha continuel des passants. Parfois, on entend un client marchander le prix de quelques épices, d’une chicha ou d’une darbouka. Des vieilles portant le safseri teintent la rue d’un blanc éclatant et les bijoutiers étalent dans leurs vitrines des parures à affoler les femmes. Les cafés ne désemplissent pas et la musique vous parvient de partout.
Au loin, le muedhîn de la grande mosquée d’El Zitouna entreprend haut et fort de convier les hommes à la prière : Allah ou Akbar ! Alors pour quelques minutes, les rues se vident. Moi, je marche.
Au détour d’une ruelle, je pénètre dans un café, où je venais, plus jeune déjà.
Je m’assieds dans le creux d’une alcôve, pose mon gros sac à terre et commande un café en lisant le journal. Le café arrive. Je le déguste. Rien ne vaut le café de la médina ! Même s’il n’est pas rare d’y voir barboter une mouche ou un cheveu… ce n’est pas grave, cela relève le goût. Quelques clients du café vont et viennent, mais je n’avais pas remarqué un homme, assis à quelques tables de moi, qui me dévisageait longuement. Il se lève, soudainement mais avec hésitation, et s’approche.
- Euh… on ne se connaîtrait par hasard ? demanda-t-il en restant debout devant la table. - Ça dépend, vous êtes déjà allé dans une brocante ? répondis-je sans baisser le journal qui entravait ma vue. - Non, je ne crois pas. - Alors, on ne se connaît pas.
Je baisse le journal comme pour clore l’entretien. Il me regarde, je le regarde. Nous nous regardons.
- Ah, non, ça ne peut pas être toi ! Non ! Salope, tu ne m’as même pas reconnu ! Îchra de cinq longues années d’études et tu ne me reconnais même pas !
Il s’assoit juste en face de moi. Je suis pris de court.
- Euh… Non, désolé. - Mais si ! On était meilleurs amis au lycée, tu te rappelles ! Tête de gland ; le yaourt à l’harissa ; la grosse baleine qu’on n’arrêtait pas de ridiculiser ; la p’tite blonde qu’on s’était partagée, mais si ! Tu te rappelles !
Sur ces quelques mots, vingt ans de décadence défilèrent sous mes yeux. Un flash-back terrifiant où des amis, que je n’avais pas revus depuis des décennies, revinrent à ma mémoire, jusqu’à lui. Ah, oui ! Il était brun… Il est chauve maintenant, ou presque ! Comment aurais-je pu le reconnaître. Ses traits ont vieilli, son visage s’est rabougri, mais il a gardé un certain charme.
- Tu te rappelles maintenant ou pas ? - Oui, oui, je me souviens.
Pendant plus de deux heures, des souvenirs du siècle passé furent déterrés, dépoussiérés et étalés. Des rires, des déceptions. Des remarques, des oublis. Des amours, des ennemis. Tout un étalage que la mémoire s’était empressée d’inhumer. Tout un pan de ma vie que j’avais enseveli au plus profond de moi-même. Un tiroir dont j’avais perdu la clé. Lui l’a retrouvée.
Il était dix-huit heures quand, à bout de salive, nous n’arrivions plus à débiter un seul mot. Nous étions, assis, presque déployés de tout notre long, sur deux chaises ou plus. Fatigués, épuisés, exténués, mais comme heureux… épanouis. Nous nous quittâmes sur une accolade et il m’invita à une soirée qu’il organisait le lendemain soir, en insistant comme jamais personne ne l’avait fait pour moi, presque les larmes aux yeux. J’acceptai. Chacun reprit sa route…
Les amis ne se perdent pas, même si le temps les sépare. Si le destin les relie de nouveau, ils se retrouvent comme au premier jour, unis par les liens sacrés de l’estime, tout simplement car les liens du cœur sont éternels…
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Chéchias : La chéchia est un couvre-chef masculin porté par de nombreux peuples islamisés. Elle est le couvre-chef national de la Tunisie. Cousine du béret européen, la chéchia est à l'origine un bonnet en forme de calotte de couleur rouge vermillon en Tunisie ou noire en Libye. (Source : Wikipédia)
Chicha : Narguilé, narghilé, narjila (arabe: نرجيلة), arguileh (Liban), shisha, chicha (Tunisie), houka (dans le monde Indien), Ghelyan (en persan : قلیان, Qeliān) ou encore Chilam (en Afghanistan), sont des synonymes désignant une sorte de grande pipe à eau utilisée principalement au Moyen-Orient ou en Asie pour fumer le tabac. (Source : Wikipédia)
Darbouka : La darbouka est un instrument de percussion répandu dans toute l'Afrique du Nord, le Moyen-Orient et les Balkans.
Safseri : Le sefseri (سفساري), également orthographié safsari ou sefsari, est un voile traditionnel féminin portée en Tunisie. (Source : Wikipédia)
Muedhîn : Adhan est un terme arabe désignant l'appel à la prière (Salat) et notamment un appel à la prière en groupe. (Source : Wikipédia)
« Allah ou Akbar » : Allah est le plus grand. (Traduction)
Îchra : Amitié de longue date. (Traduction)
Harissa : L'harissa (هريسة) est une purée de piments rouges séchés au soleil puis broyés en présence d'épices comme du cumin. C'est une « sauce nationale » en Tunisie où elle est un élément important de la cuisine tunisienne. (Source : Wikipédia)
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