Dans le milieu des affaires, les idées des autres sont toujours assez bonnes pour être pompées. C’est une de ces déductions subtiles que le domaine m’a appris. Pendant cinq ans, j’ai fréquenté cette jungle : j’ai travaillé comme publicitaire pour une grande entreprise nationale. Là-bas, quand quelqu’un était à court d’idées – ce qui arrivait très souvent - il n’hésitait pas à tendre un œil ou une oreille pour vous rafler vos bonnes trouvailles sous le nez. Pire, même ! Il n’hésitait pas à tendre une jambe pour vous mettre à terre – et j’en parle à tous les sens. Il attendait le meilleur moment pour vous planter un couteau dans le dos, et il ne se contentait pas de cela, il touillait par pur plaisir.
Il fallait alors user des ruses les plus habiles pour survivre dans cet environnement sans pitié. Toute cette agitation, imperceptible aux yeux d’un néophyte, avait pour seul et unique but de recevoir le souffle d’espoir que représentait la prime de fin de mois, légué au plus productif. De tout ce chaos que j’ai quitté, je n’ai gardé que quelques habitudes.
Je marchais un jour dans les rues du centre de Tunis. J’errais parmi les odeurs, les cris, les bousculades de cette masse… ce tas. Je ne savais pas ce que je cherchais, mais je savais que je cherchais quelque chose. Au détour d’une rue, je m’arrêtai devant une vitrine sobre qui laissait apercevoir une foule d’objets anciens, en apparence. J’entrai. Personne au comptoir. Je m’avançai prudemment dans les rayonnages abondants.
Je n’aime pas la prétention. Ceux qui pètent plus haut que leur cul me sidèrent. Ils puent l’égocentrisme et l’affichent par un regard, des mots ou des gestes. Mais nous sommes tous doués pour quelque chose, à propos de laquelle nous pouvons nous permettre de parler sans que cela ne passe pour de l’orgueil. Pour moi, cette chose-là, ce sont les objets d’art. Je peux vous évaluer la qualité d’un bibelot en un regard, sans me tromper ou avec une légère marge. Je suis fait pour cela, mais ne nous étalons pas sur le sujet.
J’étais donc entré dans le magasin. Je vis deux figurines de danseuses du ventre, mises côte à côte. Elles n’avaient aucune valeur réelle. Le visage était quelque peu effacé, par le temps sûrement, et la posture aurait pu suggérer beaucoup de choses à ceux dont les esprits résident au fond de leur slip. Je ne sais pas ce qui m’est arrivé alors, mais je décidai de les acheter toutes les deux. En revenant sur mes pas, à l’entrée de la boutique…
- Aaah ! - Aaah ! - Vous êtes qui ? - Et vous, vous êtes qui ? - Vous êtes dans MA boutique, à vous de répondre. Comment vous êtes entré ?
L’homme me fixait du regard et restait un peu en retrait de la caisse.
- Par la porte, bien sûr ! - Ne me prenez pas pour un imbécile, je le sais… - Que je suis entré par la porte ou que vous êtes un… ? - Arrêtez ! Vous me devez le respect, je pourrais être votre père ! rétorqua-t-il sur un ton autoritaire. - Je vois ça, répondis-je en retrouvant mon calme. C’est comme ça que vous accueillez vos clients ? - Mes clients n’entrent pas comme des voleurs !
Silence.
- Alors, qu’est ce que vous voulez ? demanda-t-il sans avoir encore encaissé la frayeur. - Acheter ça, lui dis-je en montrant les deux figurines. - Vous avez du goût, lança-t-il sur ton où la condescendance se mêlait à une ironie incontrôlée. - Oh, épargnez-moi vos compliments. On sait vous et moi qu’elles ne valent pas grand-chose, alors je vous les prends pour dix dinars chacune. - Vous êtes fou ! J’ai une femme à entretenir et des enfants à nourrir ! - Et moi une maison à décorer… - Quarante dinars la pièce, pas moins ! - Vous entretiendriez une femme et nourririez des enfants avec de l’argent sale ? - Non et je n’en suis pas encore là !
Silence. Je me trouvai dans l’impasse…
- C’est un prix pour touristes ça ! Wild lebled (compatriote), faites un effort ! répliquai-je par l’argument qui a le plus cours en Tunisie. - Très bien, trente dinars la pièce. - Jamais ! Regardez-les, elles ne valent même pas le premier prix que je vous ai proposé ! lui dis-je en les lui mettant sous le nez. Regardez-la, elle a le cul à l’air et la gueule en miette ! Et l’autre, trois orteils en moins et un bras de manchot ! Elles ne valent pas deux centimes ! Mais je vais faire un effort… quinze dinars la pièce.
Silence. Il hésitait.
- Monsieur, ici on ne marchande pas le prix des femmes, surtout quand elles dansent, répliqua-t-il après réflexion.
C’est tout ce qu’il avait trouvé… Peu convaincant.
- Vous les vendez bien, pourquoi ne pas marchander ? Et puis, techniquement, je ne marchande pas. J’évite juste de me faire pigeonner. C’est mon dernier prix : trente pour les deux ! affirmai-je avec assurance et sur le ton d’un dernier ultimatum.
Silence. Il hésitait. Je sortis un billet de trente dinars que je mis sur le comptoir comme pour clore le marché.
- Pour la peine, vous n’aurez pas de sac en plastique, dit-il après un certain temps, irrité. - Ne vous inquiétez pas. De toutes les façons, je n’aime pas polluer.
Il ronchonna et prit l’argent. Moi je mis les figurines dans chaque poche de mon veston et sortis sous le ciel ombrageux de Tunis.
S’il y a bien une chose dont j’ai toujours été fier c’est de ma capacité à vaincre mes bas instincts, à dominer mes penchants. J’ai toujours su encadrer, éroder mes pulsions. Le sexe attend l’amour et la raison. Le mensonge après la réflexion. L’économie après le don. Mais il y a une chose qui a toujours échappé à ce contrôle rigoureux. Une chose que je n’ai jamais pu ou su canaliser : la faim. J’ai toujours faim et ne me prive jamais. Pourtant mon apparence démentirait cela, mais les apparences ne sont-elles pas trompeuses ?
Mon périple dans le centre-ville, me conduisit à un fast-food du coin, assez connu de tous et au logo jaune. À peine la porte ouverte et dépassée, vous entrez dans un monde nouveau, surprenant. Ce monde est habité de gens comme vous et moi, ou presque. Seulement eux, sont seuls. Si vous les voyiez. Tous des dodus, assis sur une chaise et demie et se goinfrant jusqu’à satiété et au-delà. Certains se lèvent pour partir. Ils s’appuient alors sur la table qui, au passage, feint de céder, et prennent leur cartable, leur veste et leur graisse qui pendouille. Leur derrière les nourrirait jusqu’au siècle prochain, s’ils n’avaient plus rien, et eux, ne semblent même pas s’en apercevoir.
La Tunisie ne fait pas défaut à cette vague d’obésité qui assaille le monde moderne. Et moi, je me dresse contre cette tendance néfaste et – néanmoins - involontaire, je le sais bien. Je m’y oppose parce que je l’ai connue et en ai souffert… Mais pourquoi est-ce que je vous raconte tout cela déjà ? Je ne sais plus. Tant pis. Passons…
La journée s’acheva par un ciel grincheux, un soleil timide et un vent excité. Je retournai à la boutique.
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