Je voulais surtout m’amuser et rire, comme l’enfant que j’étais, même dans une ville où, du jour au lendemain, les mitrailleuses tiraient et le sang coulait. Odessa était merveilleuse, ouverte sur le grand large, pleine de possibilités. J’avais neuf ans et je pressentais déjà que le temps des jeux de l’enfance était passé. Il m’arrivait encore de chahuter avec Gricha, mon meilleur camarade de l’époque. Nous aimions courir, dans les rues dans ce beau quartier de la Moldavanka, faire des farces aux gens qui passaient leur temps à se prosterner et à se lamenter. Gricha ne faisait jamais les mêmes tours deux fois de suite pour les mettre en colère et en rire. Son père était un hassid érudit, qui vivait dans ses livres et faisait un peu de colportage pour vivre. Sa mère faisait des ménages. Ils n’avaient pas toujours à manger, alors Gricha venait souvent goûter à la maison, vers quatre heures de l’après-midi. Son père m’aimait. Il me parlait du Talmud Torah et des leçons qu’il en tirait. Je me souviens de l’épisode biblique de Pinchas et Zimri dont l’histoire illustre parfaitement bien l’époque de mon enfance où le crime idéologique ou religieux était béni par les dieux. Cela nous intriguait beaucoup. On s’est dit, pourquoi chercher à s’expliquer ou à se justifier si nous étions prédestinés à « tuer », d’une façon ou d’une autre ? Si cette loi du crime est incontournable ? Gricha m’amusait quand il « effaçait » les gens de son entourage qui lui déplaisaient, même si je n’appréciais pas toujours ses discriminations. Mon père l’appréciait car il suivait ses leçons en silence et avec un grand intérêt. Il s’intéressait aux explications de ces ensembles d’allusions et sous-entendus contenus dans la Bible ainsi qu’aux trente mystérieux chemins de la sagesse selon lesquels Dieu avait créé le monde. Il me disait qu’il s’en servait pour pouvoir en discuter avec son père « à armes égales » et le mettre parfois en échec. Au fond, le père de Gricha était un libertaire. Il expliquait la signification de chaque chemin vers la sagesse, par une idée suivie d’une action qui devait nous transformer de jour en jour. En fait, ce qui nous était demandé, c’était une révolution spirituelle permanente. Elle seule pouvait hâter la venue de l’ère messianique qui allait libérer l’homme de sa quotidienne aliénation. C’est ainsi qu’à neuf ans, j’ai appris qu’une des idées messianiques était le respect du Shabbat que le père de Gricha présentait comme un exemple du monde futur. Moi, je m’intéressais davantage à l’Iliade et à l’Odyssée racontées et interprétées par mon père. Les aventures d’Ulysse et de Télémaque me fascinaient. J’aimais suivre Gricha à travers les rues d’Odessa aux noms colorés, comme Agréable, Confortable, Marine, Claire, et me promener sur le boulevard Franzusky en admirant ses riches demeures. Pourtant je détestais le spectacle que l’on y trouvait des enfants de six ou sept ans en guenilles, vendant des beignets graisseux à la sauvette, toujours brutalement dispersés par la police. Gricha et moi n’acceptions pas cette misère, mais nous ne savions que faire, comment transformer notre colère en révolte. Et puis le jeu et la curiosité reprenaient le dessus et nous organisions de multiples escapades au centre-ville, vers l’Escalier du Potemkine et, surtout, nous cherchions à gagner un peu d’argent. Les vendredis, nous n’avions pas d’école. Nous en profitions alors pour fouiner dans les décharges. Nous y trouvions de vieux bibelots, des débris de jouets, des billes, toutes sortes d’objets hétéroclites que nous « vendions » pour quelques kopecks à Yeshoua le brocanteur. Nous avions trouvé là un jeu qui nous permettait de remplir nos poches de maigres richesses que nous apportions à nos mères respectives. Elles nous bénissaient, mais elles auraient préféré nous voir faire nos devoirs plutôt que de courir la ville et nous transformer en soldats, combattant les Cent Noirs. Ces jeux avec Gricha me convenaient parfaitement. J’aimais me battre contre ceux qui venaient nous narguer, nous traiter de « sales Juifs » chez nous, dans notre quartier, sur notre territoire. Un jour Gricha me dit : « Tu aimerais vraiment te battre ? »
– Oh oui ! On n’a pas tous les jours l’occasion de leur foutre une raclée.
Gricha me regarda un long moment comme pour s’assurer que j’étais effectivement prêt à me battre.
– Tu es vraiment sérieux ? – Oui, je le suis. – Que va dire ton père ? – Il cherchera à me dissuader, à me montrer le pour et le contre. – Et ta mère ? – Elle me foutra une raclée. Puis elle me prendra dans ses bras… – Moi, mon père, dit Gricha, est plutôt pour la bagarre. Ma mère est franchement contre. En attendant, organisons-nous pour demain. Tu penses que tu pourras sortir ? – Je le crois. En général le vendredi, j’ai quartier libre.
Ainsi, se passait notre quotidien d’enfants, entre jeux, promenades, bagarres et recherche de la fortune. Un vendredi matin de vaches maigres, je suis parti chiner. Vers trois heures de l’après-midi, je disposais déjà d’une collection d’objets fort intéressants : une douzaine de billes, un bouchon de carafe, trois soldats de plomb, six pétards, un chat borgne en porcelaine, un bouton de porte en cuivre, un collier de chien, un manche de canif et un vieux cadre sculpté démonté. Yeshoua m’en donna un rouble. Je me disais qu’après tout, chiner n’était pas une mauvaise affaire. J’avais découvert, à mon insu, que l’une des grandes lois qui nous faisaient agir était la convoitise. J’avais aussi compris que travailler, c’était faire tout ce qui nous est imposé, et s’amuser exactement l’inverse, que chiner, vendre ce que l’on trouvait, porcelaine et boutons dorés, c’était s’amuser et gagner de l’argent. Une façon de traverser le monde. Or un jour, à la sortie de l’école, Gricha m’exposa son projet de recherche d’un trésor, projet que j’ai accepté avec enthousiasme.
– Où allons-nous le chercher ? demandai-je. – N’importe où. – Quoi ! Il y a des trésors cachés partout ? – Évidemment, les trésors ont des cachettes toujours très bien choisies : dans l’île des Serpents, dans un coffre pourri, enfoui sous un arbre, mais à Odessa, les trésors se trouvent dans les catacombes, à l’endroit où nos brigands juifs les ont entreposés. – Aux catacombes ? Mais il y a des centaines de kilomètres de tunnels, de labyrinthes. Comment les trouver ?
Gricha avait tout prévu. Je ne devais pas m’inquiéter. Ce n’était plus un jeu, mais du sérieux. Il ne me forçait pas à y aller, mais il me dit qu’il savait où le trésor se trouvait et qu’il suffisait d’aller le chercher.
– Tu as suivi les brigands ? ai-je demandé. – Parfaitement… – Tu penses qu’ils te laisseront les voler ? – Non. Je pense qu’ils nous tueront s’ils nous attrapent. Alors, on y va ? – Là, maintenant tout de suite ? – Bien sûr que non. Il nous faut préparer notre coup. Les approcher. Leur rendre des menus services. Tu vois ce que je veux dire ? – Dis donc, Gricha, si nous dénichions un trésor dans les catacombes, qu’est-ce que tu ferais de ta part ? – Eh bien, je m’offrirais une bouteille de limonade et un gâteau tous les jours, et j’irais à tous les cirques qui passent dans le pays. Je ne m’ennuierais pas. – Mettrais-tu un peu d’argent de côté ? – Pour quoi faire ? – Pour avoir de quoi vivre plus tard, tiens ! – Oh ! Cela ne sert à rien les économies. Moi, si j’en faisais, ma mère me les raflerait. Et toi, Simon, qu’est-ce que tu ferais de ta part ?
Je lui ai dit que j’achèterais une nouvelle guitare à ma sœur pour qu’elle me chante ses poèmes. Je m’achèterais aussi une vraie épée, pour le reste, je le confierais à mon père pour son école, en attendant de trouver une fille et me marier. Je l’avais effaré. Je l’entends encore s’exclamer :
– Te marier ! – Pourquoi pas ? – Simon, tu n’as pas reçu un coup sur la tête, par hasard ? – Attends un peu et tu verras si je suis fêlé. – Mais enfin, il y a autre chose à faire que de se marier. Regarde autour de toi les gens mariés. Ils passent tout leur temps à se battre. C’est la plus grande bêtise que l’on puisse faire. – La femme que j’épouserai ne se battra pas avec moi. – Si tu veux. En attendant, mettons-nous au travail. On commencera demain, dimanche.
Il m’expliqua son plan.
– Lundi, on se manifestera. Une bonne occasion de les surprendre. Certains sortiront de leur cachette, des brigands, des tueurs. – Des tueurs ? – Ne fais pas cette tête-là, dit-il. Je veux dire ceux qui dévalisent les petits Juifs, les pillent et les tuent à l’occasion. Eh bien, ils ont besoin qu’on leur rende de menus services, faire les courses, faire le guet, porter leurs messages clandestins. Tu sais pourquoi ? – Tu vas me le dire. – lls sont recherchés par la police. Peuvent-ils rêver mieux que deux enfants à l’air naïf comme nous, pour porter leurs armes, par exemple ? Ils nous feront alors entrer dans leur tanière. Tu vois ce que je veux dire ?
Je me suis dit en moi-même que sans s’en douter Gricha venait de me faire découvrir une grande loi sociale : c’est-à-dire, que pour amener un homme ou un enfant à désirer une chose, il n’y a qu’à lui rendre cette chose difficile à atteindre.
Le lundi après-midi, à l’heure dite, nous avons pris le chemin des catacombes. Des ombres se glissaient au ras des herbes, un chien aboyait au loin, un corbeau croassait à notre passage, je me souviens, j’avais la peur au ventre. Gricha, également impressionné, ne parlait guère. Puis nous avons débouché dans une dépression cernée d’excavations, d’endroits creusés où nous manquions de nous casser la figure à chaque instant. Après avoir passé la chatière d’entrée des catacombes, nous avons traversé une série de fontis, une longue galerie de pierres sèches, puis soudain, nous avons débouché à l’entrée d’une grande salle où un groupe d’hommes et de femmes armés buvaient, cuisinaient, mangeaient, bruyamment. La peur ne nous quittait pas.
– Tu crois que nous sommes au bon endroit ? – Je ne sais pas, dit Gricha.
Nous étions là à observer quand un homme s’est levé et s’est dirigé vers nous. Nous n’avons pas bougé de la pénombre où nous étions.
– Je me demande si l’on doit aller leur dire bonjour ou faire demi-tour et rentrer, dit Gricha. – C’est impossible, voyons. Nous sommes arrivés au bon endroit, dis-je. – Je sais bien, mais il s’agit d’autre chose. – Quoi donc ? – Ce ne sont pas des brigands. Ils ne savent peut-être rien des trésors cachés. Ce sont des anarchistes, les tueurs des tsaristes, nos frères, ceux qui ont tué le Grand-Duc… – Comment sais-tu cela ? – Je le sens !
L’homme avançait toujours vers nous.
– Tu crois qu’il nous a vus ?
À ma grande stupeur, je vis Gricha sortir un couteau de sa poche et ramasser un bâton.
– N’aie pas peur. Simple précaution. – Moi je crois qu’il vaut mieux abandonner. – On n’a plus le choix. Ils doivent être également dehors. Ils préparent leur prochain coup sans doute. On n’a pas intérêt à se faire prendre. – Tu as raison. J’ai continuellement l’impression d’avoir quelqu’un derrière moi et je n’ose me retourner pour voir. Je commence à avoir la chair de poule. – C’est la même chose pour moi, avoua Gricha. Et puis, tu sais, les anarchistes comme les brigands enterrent presque toujours un cadavre à côté de leur trésor, pour le garder. Tu as vu les pierres sèches empilées les unes sur les autres. Je parie que ce sont des tombes. – Oh ! Mon Dieu ! – Oui, je t’assure. Je l’ai souvent entendu dire. – Gricha, je n’aime pas beaucoup être là où il y a des cadavres. Cela risque de mal finir. – Je n’aime pas ça non plus. – Allons-nous-en, je ne me sens pas tranquille.
Lorsque le type fut à notre hauteur, Gricha lui assena un coup de bâton par surprise. Il tomba sans un cri à nos pieds. Nous l’avons cru mort alors qu’il était simplement sonné. Je m’apprêtais à fuir. Gricha m’arrêta.
– Tu as oublié. Ils nous cueilleront à la sortie comme des fleurs. Et ensuite, ni vu, ni connu, ils nous feront disparaître.
Il commença à fouiller l’homme à terre. Il lui prit son revolver, son portefeuille et de sa poche extérieure, sur une feuille de papier pliée en quatre, un plan des catacombes. Nous avons regardé le plan. La sortie était tracée à l’encre rouge, en bleu les chemins vers plusieurs salles.
– Je suis sûr que le trésor doit être dans un de ces abris. Viens, approchons. Nous sommes armés. Prends le bâton et le couteau. Je garde le revolver. Mais essayons d’abord de nous faire admettre. Ils ont certainement besoin d’enfants, « candides ».
Nous nous sommes rapprochés et cachés, derrière un tas de pierres, d’où nous pouvions tout entendre. Il se trouvait là une dizaine de personnes autour d’une table. Ils n’arrêtaient pas de fumer nerveusement. Un grand gaillard, d’une quarantaine d’années, les cheveux drus et courts, de grands yeux marron embués, parlait :
– Attention, Pavel Ivanovitch ! Sans doctrine, nous avancerons à l’aveuglette. N’oubliez pas ceci : il ne saurait y avoir de révolution sans théorie révolutionnaire.
Le Pavel Ivanovitch en question, sans doute un pseudonyme, avait la trentaine, prit la parole :
– Certes, Boris Savinov, admettez ce principe simple : aux uns la réflexion, aux autres l’action. Pour moi, le terrorisme n’est pas une fin en soi. Il ne fait que compléter la lutte des masses ; nous l’adoptons comme tactique provisoire, non comme stratégie définitive. – Je suis d’accord, Pavel Ivanovitch, mais en attendant la presse tsariste transforme « le peuple juif » en une « espèce criminelle de meurtriers, de tortionnaires rituels » et en « consommateurs de sang chrétien qu’ils mêlent à leurs matzoth », le pauvre Beilis est arrêté et déjà condamné à mort pour « meurtre rituel ». – Alors, qui proposes-tu comme prochains objectifs ? demanda Pavel. – Pour commencer Maklakov et Chteglovitov, des ministres juifs de ce pogromiste de Petlioura… C’est une honte, répondit Savinov. Il faut les abattre. – Eh bien, tu ne manques pas d’ambition ! – Je maintiens simplement la tradition qui en fait la cible prioritaire, ne serait-ce qu’à cause des derniers trois jours de pogroms qu’ils ont organisés.
Trois jours de pogroms par « revanche de meurtres rituels juifs » avaient à nouveau ensanglanté Odessa après Kichinev. Aux pillages et aux viols habituels s’étaient ajoutés de nombreux meurtres ; les Cent Noirs avaient déjà fracassé des crânes d’enfants contre les murs. Trois jours d’horreur sans que la police intervienne.
– Ils doivent payer. – Sans aucun doute, dit Boris Savinov. Mais nous devons aussi participer au financement des avocats de la défense de Beilis. Le monde entier nous observe. Les Américains parlent d’une nouvelle affaire Dreyfus. C’est l’occasion d’attirer l’attention du monde sur la tragédie des Juifs russes.
Boris Savinov s’adressa alors à une jeune femme et lui dit :
– Tatiana, tu sais où trouver ce qu’il nous faut pour aider Beilis.
J’ai bien connu Tatiana plus tard. Elle est même venue à la maison. C’était une aristocrate qui brûlait de servir la Cause. Elle s’offrait pour transporter et cacher de la dynamite, de l’argent, trouver des asiles, fournir des renseignements sur les hauts dignitaires à abattre. Elle était mince et blonde, le nez retroussé, elle plaisait beaucoup. On s’est regardé avec Gricha, alors qu’elle entrait dans une galerie. Nous étions décidés à la suivre jusqu’au trésor supposé. On n’avait pas fait dix pas, que deux fortes mains nous ont empoignés et nous ont ramenés face à Boris Savinov et Pavel Ivanovitch. Au même moment l’homme que nous avions « abattu » apparaissait. Nous n’en menions pas large…
– Que faisiez-vous là ? – On jouait aux gendarmes et aux voleurs, ai-je dit. – Amusant, dit Boris Savinov. Et toi, Volodia, qu’en dis-tu ?
Volodia nous a regardés un moment. Il a souri, s’est gratté la tête et n’a rien dit. Nous l’avons remercié des yeux. Gricha a tourné la tête vers moi. J’ai senti qu’il allait « tout leur dire » à sa manière. J’étais d’accord. Il s’est retourné vers Pavel Ivanovitch et Boris Savinov.
– Je vais vous dire la vérité, la vérité vraie, nous faisions la chasse au trésor.
Ils se regardèrent tous, amusés d’avoir été surpris dans leur tanière des catacombes par deux gamins. Ils nous ont demandé nos noms et nos adresses. Mon entente avec Gricha était parfaite. Il suffisait d’un regard, d’un geste de la tête, pour se comprendre et s’entendre.
– Tu t’appelles comment, me demanda Savinov. – Simon. – Simon, comment ? – Simon de la Moldavanka… – Tu te fous de moi ? Et toi ? – Gricha… – De la Moldavanka, je suppose ? – Parfaitement…
Ils se regardèrent à nouveau. Savinov ne souriait plus. Il se tourna vers Pavel Ivanovitch et lui dit :
– Finissons-en.
Pavel Ivanovitch se tourna, vers Gricha. Il l’examina des pieds à la tête.
– Alors, vous êtes frères ? – Oui, répondit Gricha. – Et Simon est ton cadet. – Apparemment, il me court toujours après et je dois faire attention à lui. – Et vous êtes à la recherche d’un trésor ? – Oui, nous aussi nous souhaitons soutenir les avocats de Beilis. – Et toi, Simon, que cherches-tu ? – De l’argent pour servir Beilis et le genre humain. – Rien que ça ! – Est-ce un crime ? – Non, mon garçon. Nous allons vous donner une grande occasion de gagner quelques roubles pour faire ce que vous avez en tête.
Il a jeté un regard vers Savinov et Tatiana puis il s’est adressé à nous deux :
– Eh bien, voyons, dites-nous vos noms complets. – Simon et Gricha de la Moldavanka, ai-je dit… – Parfait. Hum, deux petits Juifs, comme moi. – Tu as entendu Simon, Pavel Ivanovitch est juif, me dit Gricha. On est en famille…
Pavel Ivanovitch éclata de rire et se frotta les mains.
– Vous êtes parfaits. On vous engage. Vingt kopecks pour une course. Rien de sorcier. De simples promenades.
Ce que Gricha avait espéré se réalisait, sauf que le prix de notre « collaboration » ne me convenait pas.
– Cinquante kopecks, chacun. Par les temps qui courent, il y a des risques de se faire attraper, ai-je dit. – Tu as raison, dit Gricha. Un rouble et c’est chose faite. – Voyons les enfants, reprit Pavel, cinquante kopecks, c’est le plus que vous puissiez avoir. Ne laissez pas tomber une si belle occasion de faire fortune. Je vois à vos yeux brillants, à votre nom rebelle et illustre dans Odessa que vous êtes deux gamins intelligents et courageux. Nous sommes d’accord ? Serrons-nous la main pour sceller votre engagement dans notre groupe et, parole de révolutionnaire, vous ne le regretterez pas.
Il bondit de sa chaise, saisit la main de Gricha puis la mienne.
– Vous commencerez lundi prochain durant la grande manifestation des grévistes. On vous donnera deux sacoches à porter. – Tu as entendu Simon, ils nous refusent un rouble la course. – J’ai entendu. On s’en va ? – Oui, on s’en va.
J’avais une peur atroce. Ils pouvaient nous faire disparaître à jamais. Gricha m’avait pris par la main et nous commencions à nous diriger vers la sortie dans un silence de mort. C’est alors que Volodia nous arrêta et nous dit :
– C’est d’accord pour un rouble, mais vous ne dites rien à vos parents. – Nous vous remercions, ai-je dit, mais je dis toujours tout à mon père. – Toujours tout ? Vraiment ? – Oui, enfin les choses importantes. Mon père est la conscience de ma conscience, celle qui m’enseigne et me dirige. – Et moi, je dis tout à ma mère. C’est comme parler à mon cœur. C’est elle qui me conduit à la sagesse et à la connaissance des choses déraisonnables, intervint Gricha.
Volodia et Tatiana semblaient seuls à avoir compris l’insinuation sincère de Gricha. Ils se sont concertés un instant avec Savinov, puis, Volodia s’avança vers nous et nous dit, d’un ton cérémonial :
– Messieurs, désormais vous serez nos collaborateurs, je suis content de notre choix unanime. Vous aurez un rouble par course que nous vous donnons déjà, comme avance sur votre prochaine mission.
Tout en parlant il sortit de son portefeuille deux roubles qu’il mit devant nous sur la table.
– Tatiana va vous expliquer ce que sera votre première mission.
Après avoir été instruits de ce que l’on attendait de nous, nous quittâmes les catacombes très heureux de notre après-midi.
Toute la famille s’est rendue à la manifestation organisée au centre-ville, le lundi 5 mai 1913. La foule se pressait sur les trottoirs pour applaudir le cortège des grévistes qui chantaient, riaient, et levaient les poings : c’était la fête. Père nous avait expliqué les revendications des ouvriers des champs aurifères, toujours les mêmes : les salaires, les horaires et la durée du travail. Le patron des mines d’or n’avait rien voulu entendre jouant le pourrissement de la grève. Certains ouvriers commençaient à faiblir, mais d’autres tenaient bon. Alors le patron, un vrai tyran, avait fait venir la troupe. En réponse les grévistes avaient appelé la population à les rejoindre. C’est alors que la troupe avait reçu l’ordre de tirer. Ce fut un massacre. La réponse des ouvriers de Petrograd fut immédiate : la grève générale. Ceux d’Odessa suivirent aussitôt. Les grèves se déclenchèrent, une à une, et se transformèrent en une immense vague dans toute l’Ukraine. À Odessa, ce jour-là, le cortège des grévistes était important. Soudain, j’aperçus Gricha avec sa sacoche. Pavel Ivanovitch était à deux mètres derrière lui. Je lui ai fait discrètement signe. Il m’a répondu d’un sourire. On avait convenu de ne pas parler de nos missions pour des raisons de sécurité. J’appréhendais de savoir ce qu’il avait dans sa besace. Père n’était pas très loin. Il avait retrouvé d’autres enseignants dans le cortège. Mère était à ma droite. Je lui serrais la main de peur de la perdre dans la foule. J’avais les yeux rivés sur Gricha. Ma mère s’intéressait aux gens qui manifestaient leur exaspération derrière leurs banderoles. Ils criaient leur colère face à l’armée qui attendait l’ordre de les faire taire. Je me rapprochais lentement de Gricha. Pavel me fit signe de rester prudent quand un premier coup de feu éclata, puis un deuxième et un troisième. Je serrais la main de ma mère, et soudain, je l’ai lâchée : je me suis retrouvé à côté de Pavlov pétrifié devant Gricha, le sang lui coulait de la poitrine. Il était tombé devant moi comme un arbre foudroyé… Quelqu’un a crié : « Ne tirez pas. » Il y eut un remous dans la masse et des interrogations fusèrent : « Qui a tiré, d’où ça venait ? » La foule s’est figée, après un recul, elle s’est ouverte autour de cet enfant à terre devant elle. Tous le regardaient avec horreur. Père craignait une riposte en provenance de la rage populaire : la fusillade, les corps qui tombent, le sang qui coule. Trois gaillards sortirent de la manifestation et se lancèrent dans le bâtiment d’où venaient les tirs. Ils ressortirent quelques instants après avec trois hommes, des provocateurs qui se révélèrent être de la police tsariste. Ils cherchaient une riposte des ouvriers qui aurait permis la fusillade de la foule. J’étais paralysé. Gricha à terre ne donnait plus aucun signe de vie. Mon père m’avait bien expliqué les fusillades, les tueries, mais là, devant moi, c’était autre chose. Mon meilleur ami, mon frère, venait d’être tué dans l’uniforme bleu marine à boutons dorés du Lycée, maintenant rempli de sang. J’ai regardé ma mère s’agenouiller auprès de Gricha. Il avait sa belle tête, avec ses cheveux bouclés, son corps effondré sur le pavé, étendu, silencieux. Sa casquette était tombée dans le caniveau. Je l’ai ramassée et je l’ai mise sur ma tête, instinctivement, sans savoir au juste ce que je faisais. Je ne pouvais m’empêcher d’être fasciné par ce visage renversé avec une expression de protestation contre la mort. Il avait la bouche et les yeux ouverts. Une seule balle l’avait frappé, droit au cœur, dans la poitrine d’où un filet de sang coulait. Ma mère, bouleversée, a soulevé le corps de Gricha, l’a pris dans ses bras. Je n’avais jamais vu un mort. Père, ni personne, ne m’avait jamais parlé de ce que c’était de mourir. S’écrouler sur le bitume. Ne plus bouger. Ne plus se réveiller. Être tué alors qu’à douze ans, encore un enfant, il voulait vivre, jouer, chercher des trésors, mais aussi, crier sa révolte comme tous ces grévistes. Une balle avait brisé à jamais son rêve et effacé d’un trait toute une vie. La foule se dispersa peu à peu. Mère, aidée par ma grande sœur et par mon père emportèrent pieusement Gricha. Les grévistes debout, silencieux, saluèrent son départ, et reprirent leur manifestation. Pavel était là debout, il tenait la sacoche de Gricha, il m’a regardé puis, je l’ai vu ouvrir la sacoche, sortir un paquet de tracts qu’il commença à distribuer. Ils appelaient tous à la révolution. La vie normale serait pour plus tard. Le père de Gricha m’a dit : « Simon, le temps est venu pour le Juif de connaître la colère ! » Je n’ai jamais oublié ce lundi 5 mai 1913. Jusqu’à ce jour j’étais un enfant gâté par des parents aimants et en une journée tout a changé, j’étais devenu un adulte de neuf ans. Depuis, j’ai vu de nombreux hommes mourir, mais aucune mort ne m’a autant touché et je sais que ma vie a été marquée à jamais par ce meurtre. Après le désespoir, la colère m’avait ancré le sentiment qu’il me faudrait désormais empêcher pareille injustice. J’étais devenu, sans le savoir : « un révolutionnaire ».
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