Je ne cessais de me demander si notre amour avait une chance de survivre à notre premier regard. J’étais à terre, sur la place, à la sortie du lycée, sans pouvoir me relever. Les Cent Noirs ne renonçaient pas à me frapper. Les autres élèves regardaient la scène sans bouger, transis de peur devant Dimitri et sa bande de tueurs. Soudain, elle poussa un cri qui les arrêta net. Elle était la seule. Son regard, son cri du cœur, m’avaient atteint. Je ne cessais de me retourner dans mon lit. J’ai passé des nuits entières à ne pouvoir dormir. Elle était en moi, le contraire de l’oubli, son visage, sa silhouette, avec ses yeux et ce cri déchirant d’amour dans mes nuits. Ne pouvant plus dormir, je finissais par me lever. Je me rendais à la cuisine, je mangeais un morceau, je buvais une tasse de thé, et tout en mangeant, pour me changer l’esprit, je parcourais les journaux qui traînaient sur la table… Comme toujours, ils étaient pleins de meurtres, de massacres, de canonnades… Les noms des morts remplissaient des colonnes entières… et j’étais là avec mes battements de cœur à me tourmenter l’âme et le corps… avec cet amour qui me ravageait. Je n’arrivais pas à retrouver celle qui m’avait sauvé. Au lycée une élève me révéla son prénom, Tsipora. Elle était en seconde et avait une sœur en terminale, Genia. Elle me parla de l’hostilité de son père et de son grand frère Nemrod à mon égard, mais il m’était inconcevable de ne plus la revoir qu’en cachette parce que j’appartenais au Komsomol et non pas aux beaux quartiers bourgeois de l’avenue Pouchkine. Je me disais que si je ne faisais rien, je la perdrais.
Le 14 juin 1922, j’ai eu ma première altercation avec Nemrod. C’était un mercredi. On n’avait pas classe. Il avait suivi Tsipora jusqu’au square Tolstoï, notre lieu de rendez-vous favori, et nous a surpris. Ce jour-là, Tsipora me parlait de son amour. Mais comme à chacune de nos rencontres, elle le faisait discrètement, notamment en évoquant l’œuvre de ses écrivains préférés, Balzac qu’elle admirait particulièrement, Pouchkine dont elle me récitait les lettres en vers de Tatiana à Eugène Onéguine. Balzac l’enchantait. Elle se plaisait à me raconter ses aventures amoureuses, ses liaisons avec Ève Hanska, Sarah de Visconti, la duchesse d’Abrantès, et louait sa façon de traiter l’amour en grand seigneur qui ne veut se priver de rien. Elle n’avait pas seulement une idée de l’amour, elle aimait. « Mes jours sont tiens, si lourds qu’ils soient… Tu vois que je suis seule ici… » Était-ce Tatiana ou Tsipora, Tsipora ou Tatiana… « J’implore que tu me défendes… » Elle n’avait pas terminé sa citation que Nemrod surgit devant nous. Il s’est précipité sur moi et m’a bousculé. Un court instant, j’ai été tenté de réagir violemment, mais je me suis ravisé. Je l’ai repoussé et j’ai pris Tsipora dans mes bras. Je l’ai embrassée en m’éloignant. Je ne voulais pas de bagarre. Il était physiquement plus fort que moi, mais je me sentais capable de le battre et peut-être même de l’abattre. Je ne voulais pas non plus mêler mon hostilité pour ses idées réactionnaires avec mes raisons de l’affronter pour libérer Tsipora. Je me réservais ce combat pour plus tard. C’est ce que je pensais quand soudain, me barrant la sortie du square, il a sorti son revolver. Tsipora a crié. Je lui ai pris la main pour calmer son inquiétude et de l’autre main, ignorant son revolver, j’ai poussé Nemrod contre un arbre. Il a crié « assassin » et il a armé son 7.65, mais Tsipora s’est jetée entre nous. Nemrod, éperdu de rage, a baissé son arme. Elle lui a dit « rentrons à la maison ». Une colère sourde m’a saisi, mais je n’ai pas bougé. Elle m’a regardé de ses beaux yeux noirs qui me disaient « c’est mieux ainsi pour l’instant ». En la voyant s’éloigner, je pensais que je ne pouvais plus permettre à Nemrod cette hostilité, ce refus de nous voir heureux. Sa présence me devenait intolérable. Comment admettre que demain, après-demain, les jours suivants, il tiendrait toujours Tsipora à sa merci ? Je savais qu’une explication définitive entre nous était inévitable.
Tsipora m’avait subjugué dès que je l’ai entrevue. Elle avait à peine quatorze ans et j’allais avoir dix-sept ans en novembre. Par moments, quand je la regardais, je voyais une enfant, d’autres fois c’était déjà une femme, mais je ne me sentais pas le droit de la caresser, de l’embrasser et de l’aimer. Je la désirais, mais ses yeux purs, innocents jusqu’à la candeur me retenaient encore. Après son départ, je suis rentré à pied à la maison. Mère m’a interrogé et quand j’ai terminé de lui raconter ce qui s’était passé, elle m’a dit : « Mon garçon, si tu l’aimes comme tu me le dis, il faut te décider. » J’étais dans l’impatience. J’avais rendez-vous dans le hall de la Faculté avec sa sœur Genia, mais elle ne venait toujours pas. Je perdais patience. Enfin je l’aperçus. Elle se dirigeait vers moi avec un sourire, pâle comme si elle n’avait pas dormi de la nuit. Elle devait avoir dix-huit ans, fort jolie, un peu ronde, mais très souple de taille. Elle portait sur elle toute sa lucidité et sa générosité. Elle m’a raconté que leur père avait fait valoir que Tsipora n’avait pas quatorze ans, et qu’il porterait plainte si je persistais à la fréquenter. De plus, il l’accusait de le trahir en m’aimant. La pauvre se rongeait et se déchirait, elle ne voulait pas tourmenter son vieux père qu’elle adorait. Elle avait surtout peur de Nemrod. Il était d’une jalousie féroce. Il était l’aîné et il considérait sa petite sœur comme son « bien », il était prêt à tout pour préserver ce qu’il croyait être l’honneur de sa famille. Je savais que sa haine des communistes et des sionistes du Poale Zion était si forte que même nous effacer de la Terre n’aurait pu suffire à l’assouvir. Autour de nous, les étudiants riaient et bavardaient. Je les entendais parler de transformer le cours de leur professeur de philosophie en une assemblée révolutionnaire, d’en finir avec les séquelles prégnantes du régime de Petlioura. On venait d’apprendre que dans les villages voisins, dans les bas quartiers de la ville, les nationalistes s’étaient remis au travail avec zèle et s’en donnaient à cœur joie. Se sachant perdus, ils maltraitaient et fusillaient pour l’exemple ceux qui sympathisaient avec les bolcheviks ou ceux qui osaient se prétendre anarchistes ou socialistes. Mais tous ces propos me restaient étrangers. Je réfléchissais à ce que devait être mon attitude pour sauver notre amour sans créer l’irréparable. Il n’était plus question cette fois-ci de reculer comme au square Tolstoï.
– Tsipora est enfermée à la maison, a fini par dire Genia.
Je n’ai rien dit, je m’attendais un peu à cette nouvelle.
– Elle a pris ton parti en disant qu’elle te reverrait, alors Nemrod l’a enfermée. Il a attrapé son fusil et il est parti rejoindre sa bande de révisionnistes en clamant qu’ils allaient vous massacrer. Tsipora a eu peur car le connaissant, elle craignait non seulement pour toi et ta famille, mais pour d’autres juifs innocents qui auraient pu se trouver mêlés à votre histoire. Elle était hors d’elle. Elle a imploré père de l’arrêter avant que le sang ne soit versé. Fallait-il que tu le mettes à terre, que tu l’humilies devant elle ? Il enrage. Tsipora te conjure d’éviter le massacre. Elle a peur pour toi, elle a peur pour lui… Tiens voici sa lettre.
J’ai pris la lettre. Je l’ai ouverte avec une émotion non dissimulée, j’ai entrepris cette lecture, chère entre toutes.
----------------------------------------------------------------------------------------------------------Pouchkinskya, le mardi 14 juin 1921
Mon amour,
Nemrod m’interdit de sortir non accompagnée. Il pense m’imposer notre séparation. Ce qu’il ignore, c’est que je peux aussi aimer ton absence. Elle renforce mon amour. Quand Nemrod me voit, il m’accuse de libertinage, de parjure, d’être une illuminée. Words, words, words, disait déjà quelqu’un que tu connais bien. Ai-je besoin de ta présence ? Quand je suis parmi mes livres, mes cahiers, dans mon lit ? Oui, plusieurs fois oui, ce besoin est en moi et Nemrod n’y peut rien. C’est cette impuissance qui le rend dangereux. Mon père est démuni devant lui depuis la mort de ma mère. Mais il me connaît. Il sait ce dont je suis capable. L’autre jour, il a accepté que nous conversions au téléphone. Quand je t’appelle, il ne me quitte pas. Mais il ne dit rien. Chaque fois que ta voix répond à ma voix, je l’entends prendre son envol, rapide, elle m’entraîne, et j’ai beau courir après elle, je n’arrive pas à la rattraper, alors je ne cesse de l’écouter, de l’entendre, bien après avoir raccroché. Je n’ai jamais vécu cela, mon Simon, jamais, entends-tu ? Il se passe quelque chose d’irrésistible, d’absolument incontrôlable, je suis emportée par ta voix, par son souffle d’une puissance extraordinaire qui me traverse et m’entraîne à une vitesse folle. Je rêve peut-être, mais j’ai le sentiment que toi aussi tu es pris et emporté par le même grand vent, par la même tempête. Quand, dans le square Tolstoï, tu t’es arrêté de parler pour me regarder et que tu m’as dit Tsipori Haouvati « mon oiseau, mon amour » paroles auxquelles j’ai répondu « haouvati », en hébreu un mot simple pour dire notre unité « mon amour » : un mot doux qui contient en lui une paix infinie, et que Nemrod est venu rompre, soudain. J’ai eu si peur et j’ai toujours peur de te perdre. Tu m’as dit « il faut espérer l’inespéré ». Mais me battre avec toi, contre mon frère, me brise. J’aimerais que tu viennes à la maison, que tu rencontres mon père. Il s’appelle Isaïe. Le nom d’un prophète que tu aimes, qui ne cesse de t’inspirer. C’est un contre-révolutionnaire, c’est vrai, mais il peut te surprendre. Il est le seul à pouvoir dissuader Nemrod, même s’il pense que je ne suis pas faite pour toi. Il ne se rend pas compte que je t’aime, que je t’aime à en être étouffée, à ne plus pouvoir rien faire d’autre. Nemrod, par contre, sait que je suis hantée par toi. Oui mon Simon, je suis à toi tout entière, tu occupes chaque parcelle de ma vie, de mes pensées, de mes rêves, désormais je te rencontre partout dans les moindres de mes déplacements, dans les rues Pouchkine, Bounine, Gogol, Richelieu, de Ribas piquées déjà de parasols sous le soleil d’été, partout dans les avenues pavées d’arbres envahis par les étourneaux, sur la route du port avec ses marronniers dont les cimes plongent dans la mer belle et bleue, sur les plages Otrada, Langeron et Arcadia où souvent à l’aube je vais avec père collectionner les coquillages, chez les hassidim d’Ossipova qui te connaissent, sur la terrasse du musée littéraire où l’on s’est donné rendez-vous, sur Primorski d’où nous dévalions joyeusement les 192 marches de Potemkine, dans toutes mes places, dans toutes les allées de mes jardins, au bord de toutes mes fontaines, dans mes squares préférés je te rencontre et je t’ai dit oui à chacune d’elles, oui à ton occupation de toutes mes terres, oui pour les avoir totalement envahies à me rendre folle de vie et d’amour, oui, trois fois oui, à moins que ce ne soit moi qui aie envahi tes propres champs de labour, qui aie bouleversé ta propre géographie. Nemrod sait ce que nous voulons, ce qui nous manque désespérément. C’est pourquoi il s’insurge. Je suis sa petite sœur. Il a fait serment de me protéger, au moins jusqu’à ma majorité. En plus, par tes croyances et par tes activités, tu es son ennemi comme tu le sais. Un ennemi qu’il combat, qu’il souhaite même abattre. C’est pourquoi je me suis glissée entre vous deux au square Tolstoï. J’attends un miracle, je l’avoue. Il ne se réalisera peut-être pas. Il ne se réalisera sans doute jamais. S’il n’y avait pas de solution, cela me serait insupportable. Mais on ne sait jamais. Il nous faut donc essayer de convaincre mon père avant que nos plaines ne soient ensemencées de chagrins, de crises et de déserts. Accepte, mon amour, même s’il n’y a pas de miracle à attendre, accepte de le voir. Tant de choses ont changé depuis deux ans, nous aussi avec elles, et, pourtant, il y a encore tant de choses qui en valent la peine. Nous avons déjà perdu la magie des rêves, mais la réalité dans sa dureté, dans sa cruauté, nous procure le plaisir de résister, de ne pas se laisser vaincre, de ne pas se laisser aller, c’est bien cet exemple que tu me donnes, rester fidèle à la vie. Alors, viens. Tu n’as pas besoin de téléphoner. Ce n’est pas nécessaire. Ne prends pas de rendez-vous, ne me dis pas quand tu viens. Viens quand tu veux, mais viens. Serre-moi dans tes bras, je t’embrasse Tsipora
Après cette lecture, je suis resté un long moment silencieux, la gorge serrée, ne pouvant pas parler. J’ai mis sa lettre dans la poche de ma veste. J’ai décidé de sécher mes cours et d’inviter Genia à prendre un verre au Franconi. Je voulais tout savoir de cette famille, leur maison, leurs habitudes, leur façon de vivre, tout. Genia ne s’est pas fait prier pour me parler de son père, Isaïe Eppelbaum. Parti de rien, il avait fait fortune. Il avait monté une maison de négoce de céréales et une banque pour soutenir son commerce à l’exportation. Ce qui m’horripilait alors, c’étaient ses sympathies à l’égard des nationalistes ukrainiens qui le plaçaient dans le camp des contre-révolutionnaires. Il avait, c’est vrai, un côté romanesque, celui d’un aventurier solitaire qui tirait ses ressources de son ingéniosité et de son habileté commerciale, à l’aise dans les diverses couches de la société, moins soucieux de morale que d’action, mais très heureux de fréquenter la compagnie d’écrivains, de peintres, de sculpteurs dont il achetait les œuvres en amateur averti. L’affaire Dreyfus, puis l’affaire Beilis l’avaient complètement ébranlé. Elles l’avaient ramené à ses origines profondes et avaient motivé son engagement pour les idées d’Herzl en faveur d’un État juif. Il estimait que la constitution d’un « abri permanent pour le peuple juif » était absolument nécessaire. Il était un partisan de Jabotinsky et, n’étant pas à une contradiction près, sympathisait avec Ahad Haam. Pour défendre son père, Genia essayait de me donner une idée plus sympathique de ceux que l’on nomme « les capitalistes » ou « les bourgeois ». En somme, des êtres de chair et de sang comme nous tous, avec leurs angoisses, leurs amours déçues, leurs morts. Il n’empêche qu’ils ne se préoccupaient pas de savoir si les autres mangeaient à leur faim. Il leur suffisait de croire qu’ils étaient encore vivants et pour s’en consoler, ils vivaient « joyeusement » et avec « bonheur ». Genia m’a conseillé de venir le dimanche suivant car Nemrod serait absent. Cette nuit-là, je l’ai encore passée à me retourner dans mon lit sans pouvoir dormir. La nuit était noire, le silence effrayant, et j’étais là avec mes battements de cœur à ressasser l’idée d’avoir à quémander à Isaïe la main de sa fille Tsipora.
Au petit déjeuner, personne ne disait rien. Mon père Avraham, attentif, lisait son journal en buvant son thé, mais sans lever la tête. Ma mère, Rachel, s’est mise à rire et s’adressant à son mari, elle lui a dit : « Je ne crois pas qu’il ait besoin de conseil, ni de toi ni de moi, ne bougonne pas. Je le connais. Laisse-le nous parler d’elle. C’est une Eppelbaum, soit, elle n’a rien à voir avec nous, mais qui sait ? » Moura se taisait. Josef regardait son assiette. Les Eppelbaum, pour ma famille, c’était l’ennemi, des bourgeois, des anciens « collaborateurs » de Petlioura. Il n’était pas question de mêler notre sang avec cette « racaille » de collaborateurs des Allemands et des Polonais. Mère a pris ma main de sa main fine, à la peau durcie, mais douce.
– Il y a tant de choses dans la vie d’un homme qui ne dépendent que de son choix, me dit-elle. Le bon choix, le mauvais choix. Et même s’il fait un mauvais choix, un homme peut encore le rectifier par ses réflexions, par son action même. Tu es un homme Simon, laisse les choses se réaliser ou prends-les en mains, mais, surtout, garde-toi en bonne santé.
Avraham a pris la parole en nous regardant tour à tour, Rachel, Moura, Josef et moi :
– Cette période trouble ne doit pas nous amener à ignorer le pessimisme qui est à l’homme ce que l’hiver est à la nature. Or les pires froids n’ont jamais empêché le printemps de revenir, ni l’été de mûrir les moissons, et les plus abondantes seront toujours celles d’hommes forts et d’esprits libres.
C’est alors que j’ai réalisé combien j’étais heureux de les avoir, d’être l’un des leurs.
Dimanche, je me suis rendu chez Tsipora à pied en prenant mon temps pour penser à ce que j’allais dire et faire. J’imaginais la rencontre avec son père, puis avec elle. Je me voyais la caresser de mes yeux, la prendre dans mes bras et l’enlever. J’inventais différents stratagèmes tout au long du chemin qui me menait à leur hôtel de la rue Pouchkine, une grande maison du dix-septième, avec des belles ouvertures donnant sur un jardin. Genia m’a ouvert la porte et m’a entraîné dans la maison. Partout on pouvait contempler des lustres et des miroirs de cristal. Les murs de la grande salle étaient couverts de lambris en chêne et en noyer. J’admirais les bronzes dorés, les marbres de toutes sortes, le métal forgé, les cinq fenêtres vitrées, à la mode. Il y avait des tableaux aux murs et quelques sculptures de Rodin qu’Isaïe avait connu lorsqu’il était à Paris pour affaire. Je me disais, si seulement le monde pouvait changer, prendre la couleur du printemps, et c’est alors que j’ai vu arriver Tsipora, éblouissante. Elle m’a pris la main, m’a souri et m’a conduit à l’étage, dans le bureau de son père où elle nous a laissés en tête à tête. Sans plus attendre Isaï s’est lancé :
– J’ai fait une enquête sur toi et ta famille. Ton père avec sa petite école se prend pour un prophète. C’est un anarchiste. Une tête brûlée. Et toi, un véritable bolchevik, tu veux me prendre ma fille, ce que j’ai de plus cher au monde. Tu crois que je vais te laisser faire ? Bon assieds-toi. Bavardons.
Je l’ai regardé, bien en face. Je ne voulais pas répondre à ses provocations, je voulais qu’il sache que je n’avais pas peur de lui, ni de Nemrod. Je lui ai montré que j’étais armé et j’ai dit :
– Tsipora est ma femme et je compte l’enlever.
Je m’apprêtais à sortir quand il me lança :
– Bravo, c’est exactement ce que j’attendais de toi. Reviens et parlons tranquillement, si tu le veux bien.
J’avais gagné la première manche, mais je pressentais que la bataille ne faisait que commencer. J’avais soudain la sensation que j’étais devenu un homme et pas seulement ce jeune komsomol enflammé par « la révolution ». Je n’étais plus celui qui n’osait rien dire devant un notable juif de peur des représailles pour ma famille. J’étais enfin en accord avec moi-même, galvanisé par un amour qui désormais me servirait de guide.
– J’ai aimé ta façon de réagir. Je m’en doutais un peu de la part d’un bolchevik. Tsipora, ma fille préférée, m’a parlé de toi. Elle me dit que vous vous aimez. Elle me dit aussi que tu es au Poale Zion. Penses-tu réellement réaliser ton Aliyah en Eretz Israël ? – Je ne souhaite pas répondre à cette question et le mieux que vous ayez à faire, c’est de nous laisser tranquilles et libres, Tsipora et moi. – Pourquoi tant de hâte ? Attends qu’elle soit majeure. – Elle l’est selon la loi juive… – Es-tu certain qu’elle souhaite me quitter ? Je pensais confier mon repos à sa tendresse, à sa sollicitude. Ses sœurs, Ida, Dinah et Sarah me poussent, avant qu’il ne soit trop tard, à quitter Odessa. Dinah et Sarah pensent à Paris. Ida plutôt à Tel-Aviv. J’ai investi Nemrod de mon pouvoir et de mes responsabilités. Je vais lui abandonner la gestion de mes affaires, quant à mes revenus, ils seront partagés entre mes cinq enfants. Tsipora, si elle nous quitte, n’aura rien. Je la déshériterai… Réfléchis. – C’est tout réfléchi, nous ne voulons rien. Je ne souhaite qu’une chose, mettre un terme à sa soumission à votre autorité et surtout à celle de Nemrod. On vous a certainement rapporté que chez les komsomols, on nous apprend que pour gagner la guerre, il faut lui donner un but précis. Eh bien, pour être sincère, permettez-moi de vous dévoiler clairement mon objectif : libérer Tsipora de votre domination et l’épouser, si elle le souhaite. – Tu connais Nemrod. J’ai moi-même des difficultés à le contrôler. – Je crois avoir mesuré ses forces, il ne m’impressionne pas.
C’est sur ces mots que prit fin notre entretien. Je n’étais pas disposé à me faire battre par Nemrod, ni par quelqu’un d’autre d’ailleurs. En cet instant, je ne me rendais pas compte à quel point mon attitude était irrévérencieuse et même brutale aux yeux de la famille Eppelbaum et aussi à ceux de ma douce Tsipora. Je me croyais dans mon droit, incapable de courber la tête devant un Eppelbaum. J’avais peut-être là une possibilité de changer de vie, de faire fructifier les affaires d’Isaïe avec tout ce que j’avais appris chez Yechoua le brocanteur. Mais je n’étais pas du tout dans cet état d’esprit. J’avais dix-sept ans et j’étais seulement prêt à payer le prix qu’il fallait pour devenir un homme complet. C’est ainsi qu’en sortant, je me suis senti encore plus libre d’agir. J’étais devenu le chevalier servant de mon amour, déterminé à guerroyer quiconque voudrait m’en empêcher. Mon entrevue avec Isaïe Eppelbaum a permis de desserrer l’interdiction de nous voir qu’il avait intimé à sa fille. En revanche, Nemrod ne pouvait toujours pas comprendre comment sa sœur avait pu tomber amoureuse d’un bolchevik et son hostilité restait entière. Tsipora et moi avions pris l’habitude de marcher dans les rues d’Odessa, main dans la main, heureux. Cependant, notre bonheur était gâté par la situation dans laquelle nous vivions. Nous ne pouvions oublier ces trois années de communisme de guerre, les massacres, les tueries, et tous ces corps jetés dans des fosses communes. Alors que nous longions le port sur le boulevard Primorski, près du grand Escalier, elle m’a demandé :
– Qu’est-ce que tu as ? Tu es tout drôle. – Je crois que nous devrions partir, quitter le pays peut-être. – Où veux-tu partir ? – Je ne voudrais pas partir, j’aime trop Odessa, mais l’on m’y pousse. – Pour quelle destination ? Nous pourrions la choisir ensemble, si tu le veux bien. – N’y pensons plus.
Je lui ai redit combien j’aimais Odessa et combien il me serait difficile de la quitter.
– Tu l’aimes à ce point ? m’a-t-elle demandé. – Oui, j’aime y vivre. J’aime ses hommes et ses femmes, cette terre où j’ai mes racines profondes, où sont nés et sont morts mes aïeux depuis le XVIIe siècle. Je reste attaché à leurs traditions, à leurs usages, à notre façon de penser, manger, parler russe, yiddish, hébreu. J’aime l’intonation particulière des juifs ukrainiens. J’aime cette maison où j’ai grandi, l’école d’Avraham, voir les enfants jouer dans la cour, les entendre rire, les saluer le matin de ma fenêtre. – Oui, moi aussi, j’aime marcher dans les rues d’Odessa, comme nous le faisons, longer les grands arbres jusqu’à ma maison de Pouchkinskya. Mais, j’aimerais que nous allions passer la nuit en bord de mer, chez un ami marin-pêcheur. Oublier l’actualité qui tous les matins nous dévaste avec les attentats, les meurtres, les massacres de la nuit, contre lesquels tu t’ingénies à te battre comme Don Quichotte contre les moulins à vent.
Nemrod et ses deux acolytes, Ezra et Rubi, nous ont vite ramenés à la réalité. Ils nous attendaient devant sa maison. Nemrod a crié à Tsipora de rentrer. Elle n’a pas bougé. C’est alors qu’Ezra et Rubi l’ont saisie et l’ont tirée de force, tandis que son père regardait la scène par la fenêtre. Je me trouvais face à Nemrod. Je me demandais si la haine que je lui portais était plus « créatrice » que le mépris que j’avais de sa vie. J’avais en tête que c’était la dernière fois que je devais me heurter à lui et que si l’affrontement devait avoir lieu, il fallait le vaincre, maintenant, une fois pour toutes. Le sort en a décidé autrement. J’ai réussi à mettre Nemrod à terre, mais ses deux sbires m’ont donné deux coups de couteau, l’un à la hanche gauche, l’autre au bras. Dans la confusion qui a suivi, Tsipora a pu s’échapper et m’a raccompagné à la maison. Moura et Rachel m’ont installé dans ma chambre, au premier étage. Mes blessures étaient superficielles. Après l’avoir accueillie comme si elle était de la famille, Moura a laissé sa chambre à Tsipora. Je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Je pensais à elle, si proche. Dormait-elle ? Je savais qu’elle m’était interdite, mais je la désirais. Puis j’ai entendu le bruit discret d’une porte. Tsipora est entrée et s’est approchée laissant son regard dériver sur mon corps. Elle s’est penchée sur moi, baisant mes cheveux, mon front, mes yeux, ma poitrine, mes lèvres. Je l’ai doucement renversée sur le lit, je l’ai caressée, elle était si adorable, si vivante, je n’avais rien à inventer. Elle m’a offert sa première nuit de douceur et de folie.
La lumière du jour commençait à tomber à travers la fenêtre. Lorsque j’ai ouvert les yeux, elle était partie, sans un mot. Resté seul, j’ai commencé à culpabiliser à la pensée qu’après lui avoir arraché mon plaisir, je ne l’avais pas comblée. J’étais là, dans mon grand lit défait, entouré de mes papiers, de mes livres, quand Rachel est entrée sans frapper avec le plateau du petit déjeuner portant une enveloppe posée sur une petite soucoupe de porcelaine blanche.
– N’oublie pas ton rendez-vous avec Rakovski.
Je ne l’avais pas oublié, mais j’avais hâte qu’elle se retire pour être seul avec Tsipora.
----------------------------------------------------------------------------------------------------------Pouchkinskya, le lundi 18 décembre 1922
Mon amour,
Tu peux de tes mains continuer à fouiller mon corps, m’arracher les pensées par poignées entières, tu ne trouveras que des oui, une infinité de oui, des oui hurlés, des oui murmurés, désespérés aussi, et heureux, des oui longs comme des soupirs et des oui brefs comme des baisers donnés sur le bout des lèvres, mais toujours des oui, pas même un peut-être, même tout petit. Tes mains poursuivent en moi dans mon corps et mon cœur un chant d’amour et d’espoir incomparable. Un chant de confiance que rien jamais n’arrêtera. Je rentre chercher quelques affaires et je reviens. Rachel a accepté de me garder. À bientôt mon amant bien-aimé. Je t’interdis de venir me chercher. Tu as mieux à faire. Ne m’attends pas avant demain. Ne t’inquiète pas. Ils ne me font plus peur. À toi mon amour. Tsipora
Le soir, au dîner, j’ai raconté Tsipora et notre amour. Nous étions tous autour de la table : Avraham, Rachel, Moura et Rabbi Ben Yakov. Il avait pris l’habitude de venir se ressourcer à la maison en échange d’histoires juives qu’il recueillait dans les rues de la Moldavanka, et parfois il restait fort tard à étudier avec Père certains textes du Zohar. Je pouvais difficilement cacher mon état d’esprit. J’avais besoin de parler, d’avoir leur assentiment sur ma passion, et ma folle nuit avec Tsipora. Rachel, prévoyante, avait préparé une table spéciale avec des « guefilte fich », de la volaille, des fromages et une grande tarte aux pommes. La conversation tournait autour de l’actualité de la guerre civile, mais je sentais que tous m’attendaient. J’ai posé mon couvert et en buvant lentement la tasse de thé que Rachel m’avait servie, j’ai fini par leur raconter notre histoire, ma rencontre avec Isaïe, Nemrod, notre bagarre, le refus de Tsipora de retourner chez elle malgré les menaces de son père de la déshériter et celles de son frère de me détruire. Tout le monde m’écoutait attentivement. Rabbi Ben Yakov a cité le célèbre moraliste kabbaliste, Rabbi Eliyahu de Bidas de Safed, dont la rigueur et l’ascétisme étaient connus : « Celui qui n’a jamais connu la violence de l’amour passionné pour une femme ne pourra jamais parvenir à l’amour de Dieu. » J’étais à la fois étonné, soulagé et curieux. Il a rapidement orienté la conversation sous l’angle de l’amour, de la sexualité, du plaisir que l’on cherche à rendre le plus intense, le plus durable possible. Je n’arrêtais pas de les questionner sur la recherche et les méthodes par lesquelles on peut sublimer le plaisir sexuel de sa compagne, sur la vérité du sexe et ses interdits. Rabbi Ben Yakov a invoqué, pour cela, différents talmudistes connus selon lesquels « l’union juste entre l’homme et la femme pure et désintéressée justifie l’accomplissement de leur nuit d’amour ». Rachel riait. Avraham avait le nez dans son assiette. Et moi, il me semblait entendre la voix de Tsipora me dire « je t’aime, je suis heureuse d’être là ». J’entendais Rabbi Ben Yakov ajouter, citant le Talmud, que « lorsque l’homme et la femme s’unissent, ils ne forment plus qu’un corps : un corps et une âme ; c’est alors que l’homme est nommé Un. C’est alors que le Saint, béni soit-il, réside, dans cet Un et lui assigne un esprit saint ». J’ai ainsi découvert « l’existence » de l’union sexuelle dans l’entité divine, déjà décrite dans la Genèse : « Et Dieu créa l’homme à son image, mâle et femelle. » Les vieux Sages talmudiques interprétaient ceci comme suit : « En les créant, il les dota de deux visages, et c’est seulement ensuite que sa substance se divisa en deux parties d’où naquirent le mâle et la femelle. C’est pourquoi le corps est une sorte de moitié. » Et les Sages de poursuivre : « Et c’est pour cette raison que cet espace vide est comblé par l’amour. » Rabbi Ben Yakov nous a dévoilé avec malice l’érotisme des auteurs hébreux, du Talmud, des Proverbes, du Cantique des Cantiques. Il les comparait aux auteurs marxistes, aux articles sur la révolution sexuelle qu’Alexandra Kollontaï avait publiés dans les Izvestia : « L’union libre des individus libres ». Rachel débarrassait la table, laissant le samovar, les tasses de thé et le sucre. Moi, je découvrais qu’il était possible de parler librement de l’amour, du plaisir, et d’installer la sexualité, l’érotisme au centre de la vie. Rachel et Ben Yakov m’ont en quelque sorte libéré d’un sentiment légué par toute une tradition juive où le détournement de mineurs était considéré comme un vol de ce qui appartenait au prochain alors qu’en définitive, selon le Zohar, nous n’appartenons à personne sinon à nous-mêmes et à Dieu. À les écouter, je me demandais pourquoi l’on ne se préoccupait pas davantage de la sexualité, pourquoi n’apprenait-on pas à la cultiver, à la rendre la plus intense possible, à mettre le plaisir au service de la vie spirituelle ? Il me semblait que l’on avait deux types de rapports à la sexualité : d’une part, on la valorisait en nous faisant comprendre que pour se connaître soi-même, il fallait interroger sa propre sexualité, et d’autre part, elle échappait à la raison, au même titre que la maladie et la mort.
J’ai accepté de revoir le père de Tsipora à la condition qu’il la laisse libre de m’accompagner où je voulais, y compris au siège des komsomols. Il a fini par accepter. Il avait peur qu’elle le quitte. Nemrod par contre s’était opposé à ce qu’elle me suive à la réunion des étudiants communistes. C’est ainsi que nous avons convenu de nous retrouver chez Bar-Am, le mercredi 28 décembre 1923 à trois heures. Sa librairie préférée était notre lieu de prédilection.
C’était la période où l’hiver est le plus rude. Les rues étaient couvertes de neige et les flocons tourbillonnaient. Je me suis rendu chez Bar-Am à l’heure convenue. À trois heures trente, Tsipora n’était toujours pas là, je ne tenais plus en place. Me voyant prêt à me rendre chez Nemrod et à commettre l’irréparable, Bar-Am a téléphoné à Isaïe pour le raisonner et lui suggérer de laisser Tsipora libre de faire ce qu’elle désirait. Isaïe lui a répondu qu’il n’était plus maître de la situation. Tsipora et Nemrod s’étaient affrontés et celui-ci avait enfermé sa sœur dans sa chambre Cette fois j’étais déterminé à en finir. J’avais mon Mauser sur moi. Bar-Am, redoutant ce qui allait advenir, décida de m’accompagner.
Le jour commençait à tomber et il faisait très froid. Il nous a fallu quarante minutes pour traverser Odessa avant d’arriver devant la demeure des Eppelbaum, rue Pouchkine. Ezra et Rubi nous attendaient. Nemrod les avait postés là pour nous barrer l’entrée. Soudain, Ezra s’est jeté sur moi, le bras tendu. Je l’ai esquivé et de toutes mes forces je lui ai envoyé un coup sur la nuque. Il est tombé à terre, le nez contre le bitume. Il a porté ses mains au visage, ses yeux étaient remplis de larmes et de haine. Il a glissé sa main sous sa veste pour sortir son pistolet, mais, plus rapide, j’ai sorti mon Mauser de ma ceinture et lui ai fourré dans la bouche. Le canon s’est enfoncé dans sa gorge, lui donnant des haut-le-cœur, et j’ai entendu son automatique tomber sur le béton. C’est alors que Rubi a tiré son arme de son étui et l’a appuyée contre la tempe de Bar-Am.
– Lâche-le Simon, ou je lui fais sauter la cervelle. – Je t’emmerde. Baisse ton arme. – Tu n’es pas en position de marchander, a-t-il répliqué. – Ah ? Regarde donc.
J’ai serré ma main gauche autour de la gorge d’Ezra et j’ai enfoncé plus profondément mon Mauser dans sa bouche avant d’armer le chien de mon pouce.
– Tu éloignes ton truc de la tête de Bar-Am ou j’éclate le crâne de ton Ezra.
Vaincu, Rubi a baissé son arme. J’ai relâché Ezra et j’ai fait un pas en arrière, l’arme toujours au poing, prêt à tirer.
– Espèce de putain de dingue, dit-il. – C’est exactement ce que l’on est quand sans crier gare on se lance sur les gens une arme à la main, rétorquai-je. Et maintenant je vais entrer avec Bar-Am.
J’ai poussé Ezra devant moi et j’ai conseillé à Rubi de rentrer chez lui. Je les connaissais depuis qu’ils étaient gosses. Ils avaient passé leur vie à souffrir de la faim, de la maladie, des persécutions, des humiliations. Alors dans leur esprit, ceux qui les traitaient comme des parias étaient seuls à savoir de quoi ils étaient faits. Quand je les affrontais, ils perdaient tout ce qu’ils avaient dans le ventre. Genia nous a ouvert la porte. Ils étaient tous là debout, Isaïe, ses trois filles, et son fils. Tsipora était dans sa chambre. Sans rien dire, j’ai pris l’escalier. Mais Nemrod m’a interpellé. Je me suis retourné et j’ai vu la haine en face de moi. Cette haine qui l’a poussé à lever le poing sur moi. J’ai réussi à éviter son coup et à le frapper dans les côtes. Il est tombé à terre. Après avoir jeté un regard circulaire, j’ai repris l’escalier. Tsipora était dans son lit, somnolente, probablement droguée. Elle portait une longue chemise blanche brodée, elle avait les épaules et les bras nus, ses cheveux noirs en désordre, elle me regardait comme si j’étais l’archange en personne. Les traits de son visage exprimaient la douceur et le bonheur. Elle ne disait rien. Tout avait déjà été dit et redit. Elle m’attendait. À cet instant il n’y avait rien, absolument rien à quoi je puisse autant tenir qu’à ma Tsipora. Je l’ai prise dans mes bras après l’avoir protégée d’une grande couverture et lentement j’ai descendu l’escalier. Ils nous ont regardés descendre, puis ils se sont écartés. Bar-Am m’a ouvert la porte et avec Tsipora dans mes bras, nous sommes partis vers ma maison qui est devenue la sienne.
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