En 1921, à Odessa comme dans le reste du pays, les bolcheviks étaient pris de panique. La guerre civile sévissait depuis trois ans et le pouvoir soviétique, encore fragile, pouvait tomber d’un jour à l’autre. Trotski, la peur au ventre, envoyait la troupe contre les mouvements de révolte, notamment des paysans. Lénine s’invitait en personne dans des réunions houleuses de métallos et demandait à ses auditeurs, qui l’accusaient de ruiner le pays, s’ils préféraient les Blancs. Mais sa question ne faisait que susciter la colère : « Vienne qui peut, les Blancs, les Cent Noirs ou les diables, mais déguerpissez ! » La réponse de Trotski, c’était l’Armée rouge, ses mitrailleuses et ses canons, comme les archanges de la révolution. Un bain de sang. À Odessa, il avait préféré calmer le jeu. Cependant, le chef des étudiants communistes demeurait inflexible. Il pensait, contrairement à Trotski, qu’il ne fallait pas transiger avec l’opposition. Il était pour l’arrestation du professeur Vilenski et de tous ceux qui applaudissaient à ses cours anti-léninistes. Le jeudi 10 mars 1921, Vilenski avait mis à son programme Les Brigands du jeune Frédéric Schiller. L’histoire était celle d’un chef des brigands épris de justice, Karl Moor qui, pour abattre le tyran, avait choisi de recourir au meurtre, au viol et à la torture. Il finissait par installer la dictature qu’il avait combattue. À l’heure où Trotski déclarait vouloir « abattre comme des perdrix tous les ouvriers rebelles », le choix de cette œuvre était évidemment un risque énorme. Comme toujours, Vilenski nous parlait de Schiller avec un extraordinaire mélange d’émotion et d’intelligence. Il nous séduisait, nous étonnait, déployait mille ruses et, de sa voix claire et limpide, il nous faisait entrer dans le Grand Théâtre de la réalité russe, celui de Lénine, de Trotski et de Staline et de leur Tcheka. Je craignais qu’en introduisant cette analogie entre Moor et Trotski, Vilenski ne finisse par se faire descendre, en plein amphi. Ça s’était déjà vu à Kiev. Un professeur s’était fait tabasser à mort au pied de son pupitre à cause de son livre sur Les Marchands de la Révolution. C’était bénin par rapport à la révélation des Brigands. Ce jour-là particulièrement, Vilenski prenait un très grand risque en raison de la présence d’Alexis, le nouveau secrétaire des komsomols, et de sa bande d’étudiants bolcheviks. Pourtant, ils n’ont pas bronché, probablement trop assommés par tant d’audace pour réagir. Mais jusqu’à quand ? Lorsque j’avais assisté pour la première fois à son cours de philosophie, j’avais éprouvé une grande surprise. Je découvrais un sage, un amoureux de la vie et de la vérité. Il avait cette façon de surgir au-dessus de son pupitre pour refuser, d’un geste faussement savant, les concepts de liberté, de lutte des classes ou de dictature du prolétariat pour aborder à sa manière les questions fondamentales que l’humanité se pose depuis des lustres : la vie, l’amour et la mort. Alors, devant cette trilogie inséparable, tout son visage s’illuminait d’une singulière beauté. Je me demandais pourquoi il prenait autant de risques en s’insurgeant contre les bolcheviks. Ceux-ci lui avaient offert un poste à l’Académie, des moyens de recherche de rêve, en contrepartie de son appui à l’intérieur de l’Université et au sein de la communauté juive. Il avait refusé. Au contraire, il ne cessait de contester la ligne officielle du Parti en décryptant, grâce à des textes bien choisis, les mécanismes de l’histoire russe récente. À la fin de son cours sur Les Brigands, il m’a invité à prendre le thé le dimanche suivant. Il vivait seul dans son appartement, au coin de Gresheskaya et de Pouchkine. Depuis qu’il avait perdu sa femme, il sortait peu, sinon pour se rendre à la grande bibliothèque et, les jeudis, à la faculté d’histoire et de philosophie.
Quand je suis arrivé chez Ernst Vilenski, à trois heures de l’après-midi, le ciel était sombre et couvert. Il m’a fait pénétrer dans son capharnaüm où s’entassaient livres et dossiers. Trois chats se baladaient entre les piles de documents et les quelques plantes qui meublaient la pièce. Il m’a servi un thé et tout de suite une certaine familiarité s’est établie entre nous.
– Avez-vous lu la Genèse dans le texte ? Avez-vous remarqué qu’en hébreu, un seul temps couvre à la fois le présent et le futur ? Avez-vous remarqué la signification d’Ehyeh ? Eh bien, ce mot signifie à la fois Je suis et Je serai.
Je n’osais l’interrompre, mais je ne voyais pas où il avait l’intention de me conduire.
– Quand Moïse a demandé à Dieu son Nom, Dieu a simplement répondu : « Je suis (je serai) là tel que je suis (je serai) là. » Eh bien, pour moi cette phrase est la révélation des révélations, le point culminant de la Tchouva la plus totale, la rédemption. – J’ai vu mon père passer des soirées sur cette petite phrase de cinq mots, mais je n’en ai toujours pas bien compris le sens et l'importance. – De nombreux sages et exégètes ont cherché à l’interpréter. C’est le côté philosophique de la rencontre entre Dieu et Moïse qui m’intéresse : la rencontre entre le Je humain et le Je divin. J’y vois un amour exceptionnel à la fois présent et futur dont la phase terminale, la mort, n’est que le point ultime de la connaissance. De la vérité intégrale. – Je regrette professeur, je ne vois toujours pas où vous voulez en venir. – Simplement à ceci : Dieu a rappelé à lui Moïse avant qu’il n’arrive à la Terre Promise, mais seulement après lui avoir dit la vérité sur son Nom. Comme il est le seul à le connaître, par précaution, Dieu l’a enfermé dans une tombe inconnue des humains. Ce qui n’est ni le cas du Christ ni celui de Mahomet. – Mais professeur, pourquoi ne pas me dire où vous voulez en venir plutôt que de me laisser le deviner. – À Lénine, pardi ! – À Lénine ? – Oui, au Lénine de Richard III. La tragédie actuelle, le règne de la confusion, de l’anxiété, les combats toujours plus nombreux, présents et futurs, tels qu’ils sont et tels qu’ils seront. Lénine tenait à les définir, à les ordonner. Il lui fallait tout prévoir, jusqu’au moindre détail, tracer l’accès du peuple russe à la réalité du nouveau monde. Mettre en phase son Je de la Révolution avec le Nous du peuple russe. – Avant que Dieu ne l’enterre, dis-je en souriant. – En effet, Lénine a tout prévu. C’est du moins ce que je pense. Lui non plus, il n’avait aucune chance de voir la Terre Promise. Quand il l’a compris, il a commencé à rédiger les Tables de la Loi du Léninisme. L’histoire de Moïse l’a fait réfléchir et Richard III de Shakespeare l’a fortement inspiré. – Quand l’a-t-il écrit ? – En Suisse, je pense. En 1902, il réécrit le Que Faire ? de Nikolaï Tchernychevski en reprenant également les idées de Tchapaev sur la prise de pouvoir par une minorité révolutionnaire. Mais c’est sans doute en 1906, après l’échec de la révolution de 1905, qu’il s’est mis à réécrire le coup d’État de Richard III pour expliciter son rôle dans le renversement du tsar, définir son entrée au Kremlin et ordonner déjà son règne. Le pays choisi est le sien, la Russie, la réalité est celle de Kerenski et du royaume de Nicolas II en 1917. La vérité historique, pour lui, n’est pas ce qui se passe à Petrograd, c’est ce qu’il prévoit de l’avenir, à Moscou : la naissance de son pouvoir dans les affres d’un nouveau monde. Il l’a écrit d’une seule traite. Tout est réglé jusqu’au moindre détail. Chaque acte, chaque scène, le jeu des acteurs, les indications de mise en scène. Il n’a rien laissé au hasard. Comme dans Richard III, c’est l’hiver, tous les nuages pèsent sur Petrograd, les nuits sont glacées. La tragédie pouvait commencer. Il était prêt.
Vilenski soudain s’arrêta. Sans rien me demander, il me versa une tasse de thé et il se mit, pour mon plus grand bonheur, à me raconter le Richard III de Lénine. Il se leva, prit possession de tout ce qui l’entourait, livres, bibelots, tableaux, bronzes, donna une caresse à un de ses chats et lentement sa voix monta. J’étais ému par ce petit personnage, légèrement voûté, qui allait lever le rideau sur une œuvre peu connue de Vladimir Ilitch Oulianov. Il était près de sept heures du soir. J’avais hâte de rentrer, mais je ne voulais pas le quitter sans l’avertir du danger qu’il courrait jeudi s’il persistait dans la présentation à ses étudiants de son Richard III de Lénine. Il ne voulait rien entendre. Il m’a simplement affirmé qu’il avait une obligation d’enseigner la philosophie et d’essayer de faire comprendre qu’à notre époque « nul ne peut être à la fois philosophe et marxiste, mais chacun d’entre nous peut être ou devrait être soit l’un soit l’autre, un philosophe ouvert au défi du marxisme ou un marxiste ouvert à la philosophie. Les idées ont un sens dans la mesure où elles se transforment en actes ». Ce même jour, le dimanche 13 mars 1921, Trotski lança ses canons contre les rebelles de Kronstadt. Les partisans de l’opposition ouvrière furent jetés en prison ou déportés en Sibérie. C’était tragique, et dangereux pour moi car je défendais leurs idées aux komsomols. Partout où j’allais, je sentais quelqu’un dans mon dos.
Le jeudi 17 mars 1921, quatre jours après ma visite chez Vilenski, nous étions trois cents à l’attendre dans un amphithéâtre tendu et surchauffé. Les communistes « orthodoxes » étaient en nombre. Ils occupaient les deux tiers des sièges. Je craignais le pire. Gédéon à côté de moi s’était armé d’un revolver. Mes deux amis du komsomol, Stephane et Skolnikov, étaient également armés. Quelques policiers étaient aussi dans la salle. Alexis était présent, bien entouré, et armé lui aussi. Avec lui je craignais le pire, il était arrogant, vaniteux et avide des louanges du Parti. Ernst Vilenski est entré, frêle et légèrement courbé, un dossier sous le bras. De son regard un peu perdu derrière une paire de lunettes à monture cerclée de métal qu’il portait au bout du nez, il a jeté un bref regard sur la salle, puis a pris place derrière son pupitre sur lequel il a posé une petite brochure. Était-ce le Richard III de Lénine ? Il a levé la tête, arrêtant son regard un instant sur Alexis et Skolnikov comme pour mesurer les risques qu’il prenait, et, après avoir donné la trame des quatre actes jusqu’à la prise du Palais d’Hiver, il a commencé son récit.
– L’action se passe à Petrograd. Nous sommes le 9 octobre 1917. Pourchassé par Kerenski, Lénine rentre clandestinement de son exil finlandais. Il loge chez une ouvrière du Parti, Margarita Fofanova. La nuit, il met au point son manuscrit sur « Les Tâches du prolétariat dans la présente révolution » : les Thèses d’Avril. Il doit vaincre l’hostilité, même des plus proches : Kamenev, Zinoviev et Staline qui restent cependant sur une « position critique loyale ». Au matin, pour ne pas risquer d’être appréhendé par la police, il se rend, déguisé en pasteur luthérien, au quartier général de l’Institut Smolny. Il s’installe dans la salle de commande « insurrectionnelle » équipée d’une centrale téléphonique et s’informe sur les mouvements des troupes, sur l’état et le moral des soldats, des ouvriers et des paysans, sur l’agitation dans les casernes, dans les usines, dans le chantier naval de Kronstadt. Il se renseigne également sur les manœuvres des politiciens bourgeois, des ambassades étrangères, sur la vie au Palais d’Hiver, les réunions de ses adversaires. Durant tout le premier Acte, il présente sa stratégie et commence à mettre en place l’insurrection qu’il veut radicale. Il explique « Que faire » pour soulever les masses, submerger la Russie sous la marée prolétarienne et annoncer l’insurrection à tout le peuple russe. Minoritaire parmi les siens, il s’adresse directement à la foule d’ouvriers et de soldats, et se fait applaudir quand il proclame « Tous les pouvoirs aux soviets » pour renverser la vapeur au sein de son propre Parti. Il propage ses « Thèses d’Avril » pour la liberté et la justice contre le gouvernement de Kerenski et les banques qu’il entend nationaliser. C’est la consternation au bureau politique du Parti. Kamenev, qui croit nécessaire une phase bourgeoise dans la révolution, le condamne. Mais devant une foule immense rassemblée, Lénine proclame l’avènement de la dictature du prolétariat. Dans la foule, Margarita Fofanova, farouche, mais fidèle de la première heure, se rappelle qu’il lui avait énoncé : « Il n’y a que deux façons de former un gouvernement : ou bien le geste du citoyen déposant son bulletin dans l’urne, ou bien le geste du citoyen chargeant son fusil. » L’époque des bulletins de vote était révolue.
Le premier acte n’avait apporté de réponse qu’à une partie de nos interrogations sur la prise du pouvoir par les bolcheviks. Vilenski s’est versé un verre d’eau, s’est éclairci la voix et a repris le deuxième acte. D’un geste, il a levé le rideau sur Lénine et sur sa garde rapprochée stratégique : Sverdlov, Staline, Dzerjinski, Andreï Boubnov, Kollontaï, Grigori Sokolnikov, Trotski et Moïsseï Ouritski.
– Nous sommes maintenant le 10 octobre. Lénine, habillé en vieux paysan, expose son plan. « Je vais les étouffer, dit-il. Les perturber et leur faire perdre la tête avec des grèves, des manifestations, des soulèvements dans l’armée, dans les villes, dans les campagnes. Il faut menacer le Pouvoir en place avec des exigences populaires trop abondantes pour être satisfaites. Il va paniquer, perdre la tête, il se mettra en grand danger et s’écroulera. Je vous demande donc d’activer vos réseaux. Nous devons sans délai profiter du désordre, de l’inquiétude et du délire dans lesquels Petrograd est plongé pour mettre le peuple en mouvement, faire monter la fièvre de l’insurrection, tuer le sommeil de la ville. » Il les regarde, l’un après l’autre, les yeux dans les yeux. « Nous devons donner aux soviets le rôle de développeur de la révolution et lancer le slogan mobilisateur : Tous les pouvoirs aux soviets, jusqu’à obtenir la victoire. »
J’écoutais Vilenski, je le regardais jouer, s’animer. Je me répétais en moi-même ses paroles pour m’en souvenir, pour ne jamais oublier le grand théâtre d’octobre 1917. Le souvenir des Juifs de la Moldavanka exacerbait ma rage, mon adhésion à la révolution. Peu m’importait comment Lénine avait pris le pouvoir. Vilenski a entamé l’Acte III : la technique insurrectionnelle. Nous étions, à présent, le 19 octobre, dans l’appartement de Soukharov :
– Lénine est entouré de son groupe. Il leur expose le côté tactique de l’opération, de sa machine insurrectionnelle. Chaque point est discuté puis avalisé. Il leur donne alors des instructions claires d’exécution, à commencer par la prise du Palais d’Hiver, siège du pouvoir de Kerenski. Ils doivent occuper les centraux téléphoniques et télégraphiques, les centrales électriques, contrôler le transport ferroviaire, étrangler Kerenski. Il demande à Boubnov d’installer dans son état-major personnel un centre téléphonique relié à toutes les usines, à tous les régiments, à tous les points où se déroule la lutte armée. Il leur explique comment s’emparer de tous les points stratégiques et renverser le gouvernement le 24 octobre.
Vilenski semblait étouffé par son récit. Il avait démêlé son écharpe, ouvert sa chemise. Il était dans le feu de l’intrigue qui allait se dénouer. Il remonta ses manches sur l’acte décisif et tout d’un coup la vie prit un sens autre que celui de déclarations, d’articles, de manifestes, d’interventions publiques. La révolution d’Octobre était devenue autre. Incroyable comme Vilenski était hanté, je dirais même possédé. Il avait pris son verre et frappé sur son pupitre les trois coups du IVe Acte.
– De son quartier général, Lénine donne les dernières directives à une troupe d’assaut froide, violente, dressée à frapper le régime au ventre. Comme prévu, la machine est lancée avec grand art. Il faut pour la mettre en mouvement un stratège et des techniciens que seul un autre chef incomparable aurait pu arrêter. L’heure de la reddition a sonné. À six heures de l’après-midi, Antonov-Ovseïenko se présente chez Lénine, imperturbable mais souriant, il lui dit : « C’est fait. Tous les responsables sont sous les verrous enfermés dans la forteresse Pierre-et-Paul. »
– Ce qui est intéressant, a commenté Vilenski, c’est la façon toute personnelle de Lénine de vouloir réaliser sur la scène de Petrograd la Première de son coup d’État. Il s’est inspiré à la fois de Richard III, de son propre savoir et de son expérience de la révolution de 1905. Il se voulait à la fois le dramaturge, le metteur en scène, l’acteur principal et l’exécuteur de Kerenski et de Nicolas II. Il savait tout retour en arrière impossible. Il savait d’expérience que pour rendre sa tragédie célèbre et célébrée dans le monde entier, à l’exemple du Richard III de Shakespeare, il lui fallait montrer que frayer son chemin vers le trône absolu ne pouvait se faire sans tuer des innocents, sans poursuivre les ennemis de la révolution et sans plonger la Russie, tout entière, dans un bain de sang régénérateur. Tout un monde allait basculer, et l’histoire se ramenait au moment crucial où le pouvoir se transmettait de celui qui était tué à celui qui tuait pour qu’une nouvelle histoire commence. Le prodigieux, c’est que tout s’est passé en plein jour, en pleine lumière. Il semble aussi qu’il n’y ait eu aucun répit dans l’action. Ni l’amour, ni l’amitié ni le désir n’avaient de place. Tous étaient animés par l’idée d’accéder au pouvoir. Comme Richard III, le 24 octobre 1917, Lénine est victorieux, a poursuivi Vilenski. Il est seul à grimper l’escalier du pouvoir. Chacune des marches est pavée d’hommes vivants qui vont périr pour sa cause ou mourir pour trahison. Lénine devient le nouveau tsar, chef de l’État, de l’Armée et du Parti. Tous ses vassaux se demandent : que va-t-il faire ? La paix avec les Allemands ? Poursuivre la guerre contre les royalistes, les Anglais, les Français, les Polonais, les nationalistes ukrainiens ? Donner les terres aux paysans, les usines aux ouvriers ? Étendre la révolution à toute l’Europe ? Combattre les anarchistes, les socialistes révolutionnaires ? Bâtir le socialisme ? Mais quel socialisme ? Lénine mène tout de front. Il connaît tous ses compagnons, leurs arrière-pensées, les intrigues qu’ils ont déjà en tête. Les trahisons qu’ils couvent. Il a mis Trotski à la tête de l’Armée rouge et Dzerjinski à celle de la Tcheka. Avec ces deux-là à ses côtés, le temps des morts peut recommencer.
Alexis et sa bande commençaient à s’énerver. Quelqu’un avait lancé « Vive Lénine. À bas les traîtres ». Un jeune orthodoxe a braqué son revolver sur Vilenski, prêt à tirer. Il l’a sommé d’arrêter son cours. C’était cet abruti de Skolnikov. Je lui ai crié de baisser son arme et j’ai déboulé des gradins vers le pupitre, aussitôt suivi par Gédéon et Petia, un des fidèles soutiens de Vilenski. Stephane a immobilisé Skolnikov en pointant son Mauser dans son dos. Il l’a désarmé et il est venu nous rejoindre. On s’est regroupé autour de Vilenski. Je voulais lui prendre le bras pour le sortir de l’amphithéâtre. Il a refusé. Il est resté debout face à Alexis hors de lui qui criait : « Sortez-le c’est un menchevik, un social-traître, un chien de Juif capitaliste. » Vilenski est resté debout, calme, le regard braqué sur Alexis et sa bande, sans les provoquer il a réussi peu à peu à imposer le silence. Alexis, défait, a demandé aux siens de se calmer.
Vilenski a repris la brochure de Richard III posée sur son pupitre et il a lu le dernier acte comme on lirait une chronique, d’une voix toute naturelle, profonde, qui nous a électrisés. À chaque scène, il a donné un aperçu du beau monde qui se préparait ; un monde où la nature et les hommes seraient constamment violés, dans lequel l’injustice donnerait naissance au crime et le crime à la vengeance ; où nos princes s’égorgeraient, où chaque « royaume » serait gouverné comme un domaine et deviendrait la proie du plus fort, du plus rusé, du plus immoral, du plus froid, du plus patient, du plus « politique ». L’allusion était claire. Dans la prise du pouvoir de Lénine, comme dans Richard III, Hamlet, Macbeth, Coriolan, Jules César, il n’y a plus de Dieu, il n’y a que des Commissaires du Parti, avec leurs bottes, pantalon, ceinturon et revolver. Chacun est, tour à tour, bourreau et victime. Il y a aussi des hommes, des femmes, et des enfants bien vivants qui ont peur, qui essaient de se sauver à tout prix, mais dont le sort est scellé par la Tcheka. Comme dans Hamlet, seuls les fossoyeurs savent pour qui ils creusent les tombes. Finalement Vilenski a terminé son cours par une citation d’Isaïe :
« Ils attendaient le droit (mishpat) et c’est l’injustice (mispah) Ils attendaient la justice (tsedaqa) et ils ne trouvaient que les cris des malheureux (tse’aqa) ».
Et une citation d’Héraclite :
« Sans l’espérance, vous ne trouverez jamais l’inespéré. »
On pouvait entendre les mouches voler. Nous étions sur le point de sortir de l’amphithéâtre à la suite de Vilenski, quand une bagarre s’est déclenchée. Petia et Alexis étaient face à face. Soudain la détonation d’un pistolet m’a fait sursauter et j’ai vu Petia chanceler. Il s’est accroché au pupitre, puis il est tombé sur le dos, un sourire sur les lèvres. La balle l’avait frappé en pleine poitrine. Il est resté désormais un des nôtres à jamais. J’ai entendu Alexis traiter Petia de vendu, de sale Juif. Mon cœur s’est mis à battre de colère. J’ai foncé droit sur lui en me frayant un chemin dans la foule. C’est alors qu’Alexis a braqué son revolver sur moi et a commencé à m’injurier. Tout y passait : sioniste, cosmopolite, ennemi de la classe ouvrière, contre-révolutionnaire, renégat. Il n’avait pas fini de m’insulter que Stephane a sorti son Mauser et a visé le bras droit d’Alexis qui a lâché son revolver dans un hurlement. Skolnikov ne bougeait pas. Stephane le tenait en joue avec son arme. Eux et leurs compagnons, fous de rage, ont fini par sortir en nous promettant que ce n’était que partie remise.
À cette époque, Lénine et Trotski étaient au centre de nos conversations. On était en pleine guerre civile. Kiev avait été occupée quatorze fois, par des troupes polonaises, russes ou par celles de Dénikine. En trois ans, dix armées étaient passées en Ukraine et on avait changé dix fois de gouvernement, mais la Tcheka demeurait présente sans discontinuité. Elle contrôlait, provoquait, déportait, emprisonnait. Nous n’avions pas le choix, c’était la Tcheka ou le désordre. Nous étions arrivés à un point où il n’était plus possible de regarder un homme sans se le représenter arrêté, déporté ou exécuté, une femme sans la voir déchirée, violée, piétinée. Je me suis surpris à invoquer Dieu pour lui demander si les couleurs de notre vie seraient toujours celles de la douleur, les couleurs grises de la Moldavanka de mon enfance, celles que j’avais toujours connues. Jusqu’à ma rencontre avec Vilenski, j’avançais à la surface de la révolution. J’avais de la colère en moi, et même de la haine. Je brûlais du désir de revanche, je voulais avoir le dernier mot. Je ne me rendais pas compte que ma vérité n’était, en réalité, que l’envie de faire triompher mes idées et mes sentiments et que pour cela la violence était l’unique recours. Je devenais semblable à celui que je combattais. En nous dévoilant les techniques du coup d’État de Lénine, Vilenski m’avait ébranlé.
– Il me semble cependant que Vilenski avait fait l’impasse sur le Lénine improvisateur. Car enfin, après sa prise de pouvoir, il a surtout improvisé le socialisme, dis-je. – C’est vrai. Le concept de socialisme a été inventé en 1840, mais depuis, personne ne l’avait clairement défini, sinon pour le désigner comme l’antithèse du capitalisme. Cette société idéale n’avait jamais existé nulle part. Sauf peut-être un bref moment durant la Commune de Paris. Il fallait donc tout inventer. Mais une fois au pouvoir, Lénine s’est trouvé devant une situation catastrophique : l’économie se décomposait, la guerre se poursuivait, les institutions se désintégraient. Tout allait s’effondrer. Pour se tirer d’affaire, il n’a vu qu’une solution, comme l’avait fait avant lui la Révolution française, il a promulgué la terreur.
Vilenski nous avait promis une adaptation de Coriolan, mais il avait changé d’avis. Les réactions à son cours sur Richard III et la mort de Petia l’avaient remué. Il pansait ses blessures. L’Université atteignait un point d’ébullition maximum, et les bolcheviks cherchaient à imposer leurs vues par la force.
Le jeudi 24 mars à quatre heures du matin, Alexis et sa bande après avoir fracassé la porte de l’appartement du professeur l’ont battu et l’ont laissé pour mort après avoir mis le feu à sa bibliothèque. Averti par un coup de téléphone de Maria Rassimovna, sa fidèle intendante, j’ai aussitôt appelé Adeline et nous nous sommes retrouvés chez Vilenski à cinq heures du matin. Maria savait que nous étions les seuls à pouvoir l’aider rapidement et en toute sécurité. Les pompiers étaient déjà là et avaient vite maîtrisé le feu. Nous sommes entrés et l’avons trouvé étendu sur le parquet aux pieds de son lit. Il avait l’air complètement défait, un filet de sang coulait de sa bouche, mais un sourire flottait sur son visage. Autour de lui gisaient ses livres, ses dossiers ouverts. Le contenu des tiroirs de son bureau était éparpillé sur le parquet parmi les vieux objets qu’il collectionnait. Des photographies partiellement brûlées de sa femme, de ses étudiants, de son père et de sa mère témoignaient de la violence de ses agresseurs. Adeline, le médecin, se penchait sur ses plaies avec une grimace. Il venait de perdre connaissance. Avant de les rejoindre, je suis resté là un moment, désemparé, choqué par ce qui venait d’arriver. Machinalement, je ramassais les feuilles échappées des dossiers en essayant de leur trouver une place. Une grande bible très ancienne déchirée sur le sol a attiré mon attention. Je l’ai posée sur sa table de travail. J’étais bouillant de colère. Vilenski a passé une semaine à l’hôpital. Quand Gédéon, Stephane et moi sommes allés le chercher à sa sortie, il nous a remerciés avec une émotion retenue. Sans un mot sur ce qu’il avait subi, il nous a fait part de son intention de rentrer chez lui et de reprendre ses cours au plus vite. Nous savions qu’il tenait avant tout à affirmer sa philosophie et son parti pris « d’un Dieu dans un monde sans Dieu ».
Le jeudi 7 avril, pour son premier cours après l’agression, toutes les places et les gradins de l’amphithéâtre étaient pris d’assaut. À son entrée, les étudiants de tous bords, communistes, anarchistes, socialistes, nationalistes et royalistes se sont levés pour lui faire honneur et lui témoigner leur admiration. Gédéon et moi étions surpris par cette unanimité, car il y avait danger à saluer un homme si intransigeant, qui avait gardé sa liberté de penser. Vilenski, tout ému, a commencé par nous annoncer le personnage dont il allait nous parler :
« Le Diable ou la vie d’un Opposant ».
N’est-il pas la vie, le désir de l’autre, l’amour, l’accès au savoir et la hantise de la mort ?
|