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Sentimental/Romanesque
gurthounet : La Petite Annonce
 Publié le 06/05/09  -  5 commentaires  -  22501 caractères  -  57 lectures    Autres textes du même auteur

Berlin, 1961. Armin Weissman se rend dans un appartement sur la Kochstrasse pour répondre à une petite annonce publiée dans un obscur magazine littéraire. L'auteur est une jeune femme américaine, Amy, qui cherche quelqu'un pour la tuer. Armin et elle passent une étrange soirée ensemble tandis qu'au dehors s'érige le mur entre l'Ouest et l'Est.


La Petite Annonce


Il y avait quelque chose d’inhabituel dans l’air berlinois de cette soirée du 12 août 1961, tout particulièrement dans le district de Kreuzberg, en zone américaine ; une fébrilité sourde dont on ne pouvait plus se défaire une fois respirée et qui pesait sur le cœur. Du côté de la Potsdamer Platz, des GI se rassemblaient par groupe de deux ou trois, presque imperceptiblement, plus automates qu’à l’habitude. L’on poussait la porte des bars, on s’essuyait le front, et on disait quelque chose comme « Il fait lourd, ce soir. » et un vieux à l’air de prophète assis dans un coin murmurait entre ses dents « Il se passe quelque chose. » ou peut-être même « Ça sent le Russe. » En réalité, il n’était pas si vieux que cela, mais vingt ans plus tôt, il avait foncé vers Moscou avec la 6e Armée ; il savait de quoi il parlait, et ceux qui sont revenus de la guerre ont l’air plus âgés et plus sages. Mais quant à ceux qui ne respiraient plus, ou seulement par toute petite bouffée, de peur de trop vivre, ils ignoraient les signes et s’occupaient de leurs seules affaires en profitant d’un soir d’été.


Armin Weissman était de ceux qui respirent ; il reprenait bruyamment son souffle à l’angle de la Friedrichstraße et de la Kochstraße. Ç’avait été une longue course depuis son appartement de la Dubliner Straße, bien plus au nord. À présent qu’il était en retard, une minute ou deux de plus avaient moins d’importance, et il voulait avoir l’air d’être en forme. Dans le reflet d’une vitrine, il jeta un œil à son costume, élimé et démodé, mais qui lui donnait quand même un peu d’allure. Il tapota la bosse qui enflait la poche gauche, et sa gorge se serra. Le point de passage de la zone américaine à la zone soviétique se trouvait une centaine de mètres plus haut sur la Friedrichstraße. Il sembla à Armin que les soldats américains le regardaient d’une drôle de façon. Il agita le bouquet de roses blanches qui pendait à sa main gauche, comme pour prouver ses bonnes intentions, et reprit son chemin. À présent, il avait presque un quart d’heure de retard.

Armin avait rendez-vous au quatrième étage d’un immeuble sans charme de la Kochstraße. En montant les escaliers, il sentit revenir une angoisse qui était restée en suspens depuis qu’il avait quitté son appartement. Sur le palier du troisième, il lui fallut un terrible effort de volonté pour ne pas faire demi-tour et s’enfuir. Il semblait que le poids dans la poche gauche de son veston pesait de plus en plus lourd. Armin prit une profonde inspiration, serra les poings, et grimpa l’escalier jusqu’au 27, au quatrième. Planté devant la porte, il attendit encore un instant, et frappa trois coups rapides, plus forts qu’il ne les avait voulus.


De l’autre côté de la porte, Amy Lopatka tressaillit. Elle avait cru qu’il ne viendrait plus, mais ces trois coups, ça ne pouvait être que lui. « Voilà, ton heure a sonné. Impossible de faire marche arrière, à présent. » pensa-t-elle. Elle posa le livre qu’elle faisait semblant de lire, et alla ouvrir à Armin Weissman. Il était tout à fait comme Amy l’avait imaginé, mais jamais elle n’aurait pensé qu’il amènerait un bouquet de fleurs. Elle le fit entrer ; ils ne s’étaient pas encore regardés dans les yeux.


– Je m’excuse, commença Armin, fixant ses chaussures, pour le retard.

– Je pensais que vous ne viendriez plus – oui c’étaient exactement les mots que Amy avait pensés –. Vous savez, deux personnes ont téléphoné avant vous, et ils ont finalement… décliné, dit-elle comme on fait la conversation. Mais vous, j’ai senti que c’était différent ; disant cela elle accrocha pour la première fois le regard d’Armin.


Elle se sentit plus à l’aise.


– On se tutoie, d’accord ? reprit-elle.

– D’accord, répondit Armin. Je ne te l’avais pas dit hier, au téléphone, mais tu parles vraiment bien allemand.


C’était vrai, et cela lui faisait une angoisse de moins ; il n’était pas très sûr de son anglais, ou plutôt de son américain.


– Merci, dit-elle en allumant une cigarette et en tendant le paquet à Armin.


Il en prit une, et l’alluma avec son propre briquet.


– Je suis arrivée ici lorsque j’avais neuf ans, tu sais, alors j’ai eu le temps d’apprendre. Assieds-toi. Tu veux un verre ?

– Je veux bien, dit Armin en s’asseyant dans un vieux fauteuil.


Il était un peu décontenancé par l’assurance d’Amy et le ton détendu avec lequel elle parlait. Il remarqua qu’il tremblait un peu.


– Scotch, ça va ? demanda Amy depuis la cuisine.


On entendit des bruits de verre. Un son amical, qui s’accordait bien avec une douce soirée d’août.


– Oui, merci. Armin déglutit.


Amy revint avec deux verres, la bouteille de scotch et des glaçons. Elle posa tout cela sur une table basse, abandonna la cigarette qui se consumait au coin de sa bouche dans un cendrier, et s’employa à faire le service. Le silence ne dura qu’un instant.


– Tu as amené ce qu’il faut ? reprit-elle.

– Oui. Armin posa la main sur la poche comme pour prouver ses dires, mais il ne montra rien.

– Tu as déjà fait ça ? Une question délicate. Armin s’en tira du mieux qu’il put.

– Je crois. C’était pendant la guerre, alors on ne peut être sûr de rien.

– Tu as fait la guerre.


Ça n’était pas vraiment une question, mais Armin y répondit tout de même.


– Un peu.


Un peu. Drôle de réponse. Moi, j’ai fait un peu de piano, et lui un peu de guerre, pensa Amy. Elle essaya de deviner l’âge d’Armin. À peu près quarante ans. Elle se décida pour trente-sept, avant de lui demander. Trente-huit, répondit-il.


– Moi j’ai vingt-trois ans, comme l’année de ta naissance, dit-elle.


Ça ne sembla pas le troubler plus que ça. De nos jours, on a tout vécu avant vingt ans. C’était sûrement cela qu’il pensait. Putain, c’était tout ce que ça lui faisait d’être assis là à la regarder, alors que dans quelques heures… Et si elle lui demandait ça : « Tu me le montres ? » On allait bien voir s’il ne tremblait pas. Mais Armin tremblait déjà, simplement ça ne se voyait pas. Il vida son verre d’un trait. Puis tira ça de sa poche, et le posa sur la table basse. C’était enveloppé dans un mouchoir. Amy défit le voile de tissu, avec une délicatesse insupportable. Il détourna son regard, et fixa le lointain Berlin par la fenêtre. Amy resta un moment dans le silence à regarder le pistolet, avant de le recouvrir.


– Tu vas le faire, hein ? Tu veux voir l’argent ? Parce que si tu ne veux plus le faire…


Elle avait parlé vite, d’une voix pleine de sanglots qui appelle des bras réconfortants. Mais elle ne pleurait pas. Armin la regardait à nouveau, tandis qu’elle se levait pour aller chercher l’argent, dans la chambre. Il ne voulait pas voir l’argent, mais il n’osa pas lui dire. Il se resservit du whisky. Elle revint avec une boîte à chaussure.


– Voilà. Trente mille dollars. Tu veux compter ?


Il eut la force de dire non, mais rien d’autre.


– Merci, pour les fleurs, dit-elle soudainement.


Armin lui sourit, un peu déconcerté. Il se raccrocha à cette amorce de conversation :


– Je ne savais pas si c’était vraiment… approprié, mais ça m’est venu comme ça, en chemin.


C’était faux. Il avait décidé d’acheter un bouquet la veille, avant de s’endormir. Bien sûr, ça n’avait pas la moindre importance, mais Armin trouva que l’impulsion avait quelque chose de plus sympathique que la préméditation. Préméditation, c’était le terme exact.


– C’est si attentionné. Je vais les mettre dans l’eau. Elles tiendront quelques jours, ainsi. De belles roses blanches.


Amy retourna à la cuisine et en revint avec un vase rempli d’eau. Armin se demanda quelle sorte de rose blanche se jetait hors de son vase avant même de s’être fanée. Tout à fait le genre de question dont on pouvait faire un poème.


La rose à peine épanouie

A quitté son vase de porcelaine

Pour voir au-delà du rebord blanc

Et de la flaque amniotique ;

À présent elle gît sur le carrelage,

Morte et desséchée.


Armin eut un haut-le-cœur. Il sentit une bile alcoolisée lui remonter dans la gorge, et se leva précipitamment pour prendre l’air à la fenêtre. Le vent tiède du soir et les bruits de la ville lui firent du bien. Amy s’approcha de lui et posa sa main sur son épaule.


– Est-ce que ça va ? murmura-t-elle. Tu es tout pâle.

– Ça va, répondit-il avec une facilité qui l’étonna. C’est juste que j’ai faim, je crois. – il regretta d’avoir dit ça. Il ne pouvait rien avaler.

– Oh, je vais nous préparer quelque chose, alors. Spaghetti alla carbonara, ok ? Je vais faire revenir la poitrine dans du vin blanc ; on boira le reste.


Bien sûr, se dit Armin. Après il y aura le dessert, et une autre bouteille, et du cognac ou quelque chose dans le genre ; ce serait plus facile ainsi. Il demanda si Amy avait besoin d’aide, elle lui dit de rester dans le salon.


– Regarde un peu la bibliothèque, cria-t-elle, couvrant le bruit des lardons qui frissonnaient dans le vin, si tu vois des bouquins qui t’intéressent, tu pourras les prendre. Il y a deux ou trois pièces de collection.


Comme un automate, Armin alla contempler les rayonnages de la bibliothèque. Des livres. Si dérisoires en cet instant ! Et pourtant, déjà, il caressait leurs reliures et en tirait quelques-uns à lui, pour les feuilleter, les sentir. Un Ulysses attira tout particulièrement son attention. Première édition, copie on Vergé d’Arches, Nº 106. Armin frémit un peu. Peut-être qu’il emmènerait celui-ci. À quel prix ? Il se posa la question. Que faisait-il ici, en réalité ? Il joua à oublier. Il ne le put très longtemps, car il aperçut, au sommet d’une pile de journaux, le numéro 33 de « Harii », la revue littéraire dans laquelle il publiait parfois ses poèmes. Était-ce cela, la fatalité ? Il prit le petit magazine entre ses mains, et commença à le parcourir nerveusement. Désormais, il jouait à se souvenir. Dix jours plus tôt, il avait reçu ce numéro 33, et s’était précipité à la page 9, pour y admirer avec vanité ses trois poèmes. Et puis, il avait lu le reste de la revue, jusqu’à la dernière page. Celle-là même qu’il relisait fiévreusement dans l’appartement de Amy Lopatka. Petites Annonces. On ne pouvait pas rater celle du milieu, encadrée, rédigée en anglais et en allemand.


« En vue de son assassinat, jeune femme américaine cherche meurtrier. Gages : $ 30 000 Pour modalités, tel 271085. »


Bien le genre d’annonces excentriques publiées dans « Harii ». Mais celle-ci était un peu plus excentrique que les autres. Armin avait téléphoné, un peu au hasard. Pour voir, et aussi pour les trente mille dollars. Quel genre d’homme pouvait envisager de tuer quelqu’un pour voir ? Quel genre de femme payait pour se faire tuer ? Armin brûlait de poser la question à Amy : « Pourquoi ? » Mais si elle la lui retournait, que pourrait-il bien dire ?

« Vous viendrez pour vingt et une heures, la nuit s’écoulera, et au lever du soleil vous me tuerez. » avait dit Amy au téléphone. Et entre-temps ? s’était-il demandé. Armin reposa « Harii ». On en était à l’entre-temps, ils avaient bu du whisky et Amy préparait des spaghetti alla carbonara. Elle avait fait revenir les lardons dans du vin blanc. Le pistolet était posé sur la table basse.

Armin s’absorba dans la contemplation du ciel étoilé d’août.


– Tu crois qu’un jour tout le monde pourra aller là-haut ? demanda Amy.


Il sursauta et se retourna vers elle. Elle tenait deux verres à pied dans une main et la bouteille de vin dans l’autre. Elle penchait très légèrement la tête du côté gauche en le regardant ; à travers lui elle voyait les étoiles, elle aussi.


– Aller là-haut, comme Iouri Gagarine, dit-il.

– Oui. Quand ils l’ont annoncé à la radio, j’étais tout excitée, je ne sais pas pourquoi. Comme une écolière russe. J’avais envie de chanter.


Amy sourit d’un air absent. Et elle revint.


– Savoir qu’un homme a pu quitter cette planète où tout dort, c’est merveilleux.


Elle avait prononcé « planète où tout dort » en détachant bien chaque mot, avec un visage répugné. Et ils n’en parlèrent pas plus. Ils savaient bien qu’ils ne pouvaient pas échapper aux choses des Hommes ; ils voulaient pourtant.


– J’apporte les spaghettis, dit Amy.


Cela sentait bon, et Armin eut faim. Il s’en étonna, mais n’y pensa pas trop, de peur que ça passe. Amy posa le plat fumant sur la table basse et remplit les verres. Elle donna une fourchette à Armin, et ils mangèrent tous deux à même le plat. Un moment sans paroles ; les spaghettis étaient délicieux. Amy le savait, il n’y avait pas à le dire. Armin eut cette pudeur et témoigna d’un bel appétit. Par-dessus le whisky, le vin et la nourriture l’aidaient à se sentir mieux ; il n’était pas ivre mais déjà l’angoisse d’accomplir ce pour quoi il était venu disparaissait. Il espéra qu’elle ne revienne pas trop tôt. Le plat se vidait lentement, et il songea que c’était là le dernier repas d’Amy. Elle aussi avait eu cette idée. Cela avait quelque chose de vertigineux, sans doute. Amy savait que les dernières fois ne prennent tout leur sens que longtemps après qu’elles ne soient plus qu’un souvenir ; alors on peut s’essayer à la nostalgie. Cette dernière fois-là serait pour elle sans mélancolie. Pour lui, peut-être. Elle essaya de se l’imaginer repensant à cette étrange soirée, mais elle n’en savait pas assez sur lui.

Ils finirent la bouteille, à présent les mots n’étaient plus de trop.


– Que feras-tu de l’argent ? demanda Amy avec une voix telle qu’Armin n’eut pas peur de lui répondre, et même il en avait envie.

– Je crois que j’irai m’installer en Suisse.


Il eut l’impression d’être trahi par son timbre ; ça ne sonnait pas comme il avait voulu le dire.


– En Suisse, répéta-t-il, mais ça n’alla toujours pas. Elle semblait n’avoir rien remarqué.

– Quelque part dans les pâturages. Et les montagnes seront des remparts contre le monde. Tu seras un fuyard parmi les fuyards, attristé par le grondement des guerres qui vient jusqu’au bord des ruisseaux paisibles, murmura Amy en anglais.


Elle voulut répéter en allemand, un peu plus fort, mais il posa doucement son doigt sur ses lèvres à elle.


– Je crois que j’ai compris, dit-il.


Elle ferma les yeux, et se représenta Armin à la porte d’une maison de bois, regardant le soleil rougeoyer sur les Alpes et songeant à un soir du 12 août.


– Tu sais, reprit-il, je suis né à Berlin et j’ai toujours vécu ici. Le plus loin que j’ai été, c’est Rostock. Quand j’ai été incorporé à la Wehrmacht, c’est ici que j’ai combattu avant d’être pris par les Américains.

– Tu n’as jamais eu envie d’aller voir ailleurs ?


Amy avait de grands yeux curieux, un chat.


– Je ne sais pas ; aujourd’hui je suis fatigué de la ville, mais je reste un Berlinois, golem fait de la boue berlinoise charriée par les caniveaux berlinois, et peut-être le sort qui me fait vivre sera-t-il rompu si je m’éloigne trop.


Cette fois, sa voix avait résonné comme il l’espérait.

Amy hocha la tête. Une impulsion passa dans son regard, comme un besoin de parler d’autre chose, mais sans trop s’éloigner. Elle se leva et alla prendre le Ulysses dans la bibliothèque. Elle l’ouvrit au hasard, mais elle ne lisait pas.


– Il appartenait à mon père, dit-elle. J’ai remarqué que tu l’avais regardé. C’est un de ceux qu’Hemingway a fait entrer clandestinement aux États-Unis. Tu sais, le livre était interdit dans les années 20. Plusieurs centaines d’exemplaires ont été brûlés, à l’époque.

– J’ai entendu parler de l’histoire.


Oui, cela lui disait quelque chose. Plus jeune, l’image d’un autodafé d’un tas de Ulysses lui avait traversé l’esprit. Une drôle de pensée.


– Hemingway… reprit-il.

– Hemingway, dit Amy.


Armin ouvrit les mains, comme si des paroles pouvaient en sortir ; elles ne viendraient pas de sa bouche. Mais il n’y eut que le silence. À quoi bon dire ?


Quelque part dans Kreuzberg, minuit sonna à un clocher. Un vent nouveau se leva et s’engouffra par la fenêtre du petit appartement de la Kochstraße. Armin leva des yeux animaux vers les lumières de la ville. Il inspira une bouffée de l’air du 13 août, et voulut le recracher hors de ses poumons tant il était mauvais ; c’est que l’air avait tourné. Alors Berlin tout entière frémit, comme si elle glissait le long d’une faille sismique. Mais les murs et les trottoirs ne tremblèrent pas, seulement les corps des vivants. Une grande clameur monta, et pourtant il faisait toujours l’aphasie paisible des villes, sirènes et feux rouges. Armin se précipita à la fenêtre, et Amy avec lui. Ils cherchèrent un instant, et puis Amy tendit son bras vers la Friedrichstraße :


– Là, dit-elle simplement.


Ils restèrent un long moment à observer, ou à deviner, les barbelés qui se déroulaient, comme les lignes d’une frontière échappée d’une carte. À présent, il existait un Est et un Ouest, même pour Berlin.


– J’aurais voulu l’ignorer, dit Amy.

– Pourquoi ne pas l’oublier ? répondit Armin. Disons que cela ne s’est pas passé, que ça n’était qu’un simple rêve de minuit. Et puis, qui sait ? Peut-être que c’est juste un de leurs exercices.


Il y eut une fausseté insupportable dans sa voix, comme dans celle d’une mère sur le lit de mort de son enfant, et il préféra se taire. Amy ne l’avait pas entendu, perdue dans sa propre idée, qui finit par couler de son corps en un murmure :


– Entre les nouveaux nés d’hier et d’aujourd’hui, il y a désormais un abîme plus infranchissable que le temps ; les uns peuvent se dire Berlinois, les autres ne sont que d’Est ou d’Ouest. Leurs mariages seront des mésalliances, et leurs enfants maudits !


Alors elle se rapprocha, jusqu’à poser ses lèvres humides contre l’oreille d’Armin.


– Assez pour les nouveaux nés ; voyons les mourants.


Amy ferma la fenêtre et tira un rideau. Elle abandonna un instant Armin, pour aller chercher une bouteille de champagne, dans un seau à glaçon, et des flûtes.


– Autant la boire, fit-elle nonchalamment.


Elle tira Armin à terre, et lorsqu’il fut assis, se mit tout contre lui ; elle se sentit bien. Il remplit les flûtes, en essayant de dire quelque chose ; mais il n’y arrivait plus.


– Ce n’est pas grave, tu sais, dit Amy, si rapidement qu’il n’eût pas honte et sourit.

– Comme le temps passe vite, s’essaya-t-il à prononcer.


Il n’était pas encore sûr de lui, et préférait commencer par une banalité, qui aurait le même goût que le champagne. Cela sonna juste, et elle répéta joyeusement :


– Comme le temps passe vite.


Ils rirent. Alors Amy attrapa le regard d’Armin, et dit doucement :


– On fait l’amour, si tu veux. Moi, j’ai envie.


Il répondit seulement oui.


Après, le sommeil leur vint et ils s’y abandonnèrent. Ils dormirent dans les bras l’un de l’autre comme ils avaient fait l’amour, même ce fut plus intime encore. Et ils partagèrent l’abri d’un rêve, de ceux qui s’estompent au réveil sans jamais disparaître. La lueur du matin les trouva ainsi, ensemble ils bâillèrent et clignèrent des yeux. Ils ne parlèrent pas tout de suite, car ils n’avaient pas besoin de mots. Ce n’est que lorsque le souvenir d’eux-mêmes et la lumière du réveil les eurent suffisamment éloignés l’un de l’autre, et qu’ils ne furent plus que deux étrangers qu’ils se résignèrent à la parole. Ils ne se connaissaient que depuis la veille, aussi.


– Je suis désolée, dit Amy. Tu es amoureux de moi, maintenant.


Elle était si sûre d’elle-même ! C’était impossible de ne pas l’aimer, simplement Armin ne s’en était pas rendu compte jusque-là.


– Je l’ai été dès que j’ai lu ton annonce, répondit-il.


Oui, c’était bien cela, la raison qui l’avait amené jusqu’à l’appartement de Amy. Mais elle l’avait fait venir pour autre chose.


– Alors, tu ne pourras pas. Ça n’est pas grave, tu sais.


Armin s’en voulut soudain. Il était venu en assassin, mais pour lui ça n’avait été que le déguisement exigé par Amy pour qu’on l’approchât. Oh, il avait bien réussi à se persuader, par moment, qu’il allait la tuer ; après tout il avait apporté le pistolet, mais au fond il n’avait jamais pris au sérieux le désir d’Amy. Mais il était trop tard pour s’en vouloir. Elle répéta doucement :


– Ça n’est pas grave, tu sais. À toi aussi, tu t’es menti.


Cela résonna comme un pardon. Armin aima sa façon de le dire. Il ne savait pas qu’elle faisait là son devoir de femme : consoler les hommes lorsqu’ils s’en veulent, parce qu’ils sont incapables de comprendre. Et elle savait qu’aucun homme ne pourrait jamais la mériter, mais que l’amour ne se mêle pas de mérite. Armin avait offert ce que Amy ne pouvait recevoir, et elle avait partagé avec lui ce qui ne se partage pas, et après ? Ils avaient essayé de se trouver, et ils n’avaient pas à le regretter. Elle savait ce qu’à lui il faudrait peut-être un peu de temps pour le découvrir : ils n’oublieraient jamais le goût l’un de l’autre.


Amy se mit à sourire, et se leva pour rassembler les vêtements d’Armin. Elle l’aida à s’habiller avec tendresse, tandis qu’elle restait nue. Il comprit qu’elle restait, et qu’il partait. Le sourire expliquait tout, il n’y avait plus rien à dire. Ils passèrent dans le salon, où Armin observa les traces de la soirée ; le plat, les bouteilles et les verres sur la table basse, sur une étagère le Ulysses et le numéro 33 de « Harii ». Il n’alla pas à la fenêtre. Amy lui passa son manteau et l’accompagna jusqu’à la porte. Là, ils se regardèrent et elle l’embrassa, pour la première fois. Elle referma doucement la porte, pour ne pas le voir tourner le dos. Elle écouta son pas sur le plancher du palier, puis l’escalier craqua et ce fut tout. Il n’avait pas emporté le pistolet.


Dehors, Armin Weissman vit un nouveau matin du monde. Pour Berlin, un matin d’effervescence ; les rues vibraient de protestations diplomatiques, mais les barbelés sur la Friedrichstraße ne tremblaient pas. Tous les Hommes étaient des frères et partageaient la même colère ; Armin leur était encore étranger, mais peu à peu il se sentait revenir à eux. Et tant que le mot de vie serait gravé quelque part sur sa peau de Berlinois, il n’abandonnerait pas la ville, et elle resterait sa seule amante.




CHRONOLOGIE, 1961


11 avril : Ouverture du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem

12 avril : Iouri Gagarine réalise le premier vol spatial habité

2 juillet : Suicide d’Ernest Hemingway

13 août : La RDA ferme la frontière entre Berlin-Est et Berlin-Ouest


 
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   Anonyme   
6/5/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Aaaah, voilà une nouvelle consistante, et une écriture qui a du corps, ça me plaît ça. J'aime beaucoup la façon qu'a l'auteur de raconter l'humain, de décrire la subtilité de certaines émotions, le non-dit... bravo pour cela. Bravo aussi pour le rendu de l'atmosphère et du contexte historique très particulier dans lequel se déroule l'histoire.

Sur le fond, j'ai regretté que, d'emblée, l'introduction nous raconte déjà l'histoire... j'aurais préféré la découvrir au fil de ma lecture, et ne pas savoir à l'avance le pourquoi ce cette visite et de la fébrilité du personnage. C'est un peu dommage.
Sinon, l'originalité du scénario et le côté profondément fragile des personnages m'ont plu. Je trouve que l'auteur a quelque chose de très intéressant dans son regard sur la nature humaine, de très doux et compréhensif, et il a parfois des traits de génie dans certaines de ses phrases qui révèlent une capacité à traduire l'indicible. Certains passages donnent vraiment de la profondeur aux personnages.

J'ai beaucoup aimé par exemple :
- Mais quant à ceux qui ne respiraient plus, ou seulement par toute petite bouffée, de peur de trop vivre, (...)

- Un peu. Drôle de réponse. Moi, j’ai fait un peu de piano, et lui un peu de guerre, pensa Amy.

- Armin brûlait de poser la question à Amy : « Pourquoi ? » Mais si elle la lui retournait, que pourrait-il bien dire ?

- Tu crois qu’un jour tout le monde pourra aller là-haut ? demanda Amy.
(...)
– Aller là-haut, comme Iouri Gagarine, dit-il.

- Amy savait que les dernières fois ne prennent tout leur sens que longtemps après qu’elles ne soient plus qu’un souvenir ; alors on peut s’essayer à la nostalgie. Cette dernière fois-là serait pour elle sans mélancolie.

- (...) mais je reste un Berlinois, golem fait de la boue berlinoise charriée par les caniveaux berlinois, et peut-être le sort qui me fait vivre sera-t-il rompu si je m’éloigne trop.

- Cela résonna comme un pardon. Armin aima sa façon de le dire. Il ne savait pas qu’elle faisait là son devoir de femme : consoler les hommes lorsqu’ils s’en veulent, parce qu’ils sont incapables de comprendre.


J'ai été un tout petit peu déconcertée, déçue par la fin, j'ai un goût de trop peu, de pas assez fouillé :
- (...) le sourire expliquait tout, il n’y avait plus rien à dire.
Euh... peut-être, mais moi le sourire ne m'a pas tout expliqué, et j'aurais aimé un peu plus de développement de ce dénouement, et surtout des ressentis et des pensées de l'un et l'autre des personnages, qui ne se "donnent" pas encore assez à mon goût.


Sinon, j'ai relevé quelques légères maladresses d'écriture, ou de passages un peu moins à mon goût, comme :

- (...) abandonna la cigarette qui se consumait au coin de sa bouche dans un cendrier --> "dans un cendrier" aurait gagné à se trouver juste après le verbe, sinon la phrase est assez bancale.

- Putain, c’était tout ce que ça lui faisait d’être assis là à la regarder, alors que dans quelques heures --> le "putain" me semble déplacé, au vu du style de l'ensemble. Ca ne colle pas bien.

- Armin leva des yeux animaux vers les lumières de la ville. --> des "yeux animaux", c'est bizarre comme expression, pas très heureux.

-et pourtant il faisait toujours l’aphasie paisible des villes, sirènes et feux rouges --> "il faisait toujours l'aphasie" ?? Etrange façon de dire les choses ? L'aphasie paisible des villes régnait toujours ? C'est ça le sens ?

-Elle savait ce qu’à lui il faudrait peut-être un peu de temps pour le découvrir : ils n’oublieraient jamais le goût l’un de l’autre. --> ouh là, la première proposition est franchement maladroite, à retravailler d'urgence. De plus, le "le" est grammaticalement de trop, puisqu'il fait double emploi avec le "ce" déjà mentionné.

- Assez pour les nouveaux nés ; voyons les mourants. --> bof, les "mourants", étrange et pas très bienvenu, mais ce n'est que ma sensibilité.

-lls ne se connaissaient que depuis la veille, aussi. --> le "aussi" en fin de phrase ressemble trop à du langage parlé de niveau basique, et ça ne colle pas avec le style du reste.

Et tant que le mot de vie serait gravé quelque part sur sa peau de Berlinois, il n’abandonnerait pas la ville, et elle resterait sa seule amante. --> Moi j'aurais dit : "tant que le mot "vie" serait gravé quelque part etc..", mais bon, je chipote là. Par contre, je ne comprends pas bien pourquoi Berlin resterait "sa seule amante", je ne trouve pas cette fin très claire, et je reste perplexe.


Voilà... encore bravo et je réitère le plaisir que j'ai eu à lire cette nouvelle, et mon intérêt qui ne s'est pas relâché du début à la fin. Cet auteur a une plume sensible et un belle capacité à la description des ambiances et de l'âme humaine. J'espère que d'autres publications suivront !

   horizons   
6/5/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Un idée géniale, un décor qui lui va bien, des personnages graves et désabusés...vraiment très bien troussé tt ça. Cependant j'ai été un peu déçue que tu ne sois pas allé au bout de cette idée justement .
Finalement c'est toi ou c'est Armin qui n'a pas réussi à la tuer? S'il l'avait fait, c'était un morceau de bravoure à écrire, mais d'un effet inoubliable pour le lecteur je pense.
Bravo et merci qd même.

   Anonyme   
6/5/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai beaucoup apprécié cette histoire et ta façon de la développer, Gurthounet. Le décor, l'ambiance et les deux protagonistes sont franchement bien campés. Bref, on rentre facilement dans l'histoire.

Les points négatifs (d'après moi) :

- L'annonce, parfaitement irréaliste : j'offre un dîner deux couverts dans le resto de son choix à tout qui me démontrera qu'un canard accepterait un truc aussi explicite. "Américaine rencontrerait vétéran armée pour service particulier. Gages plus qu'intéressants" me semblerait plus crédible.

- Quelques longueurs inutiles dans les détails : bien camper une scène, OK. Mais point trop n'en faut.

- Et surtout, surtout...
Par rapport à la première moitié de ton texte, au corps étoffé, j'ai l'impression que plus tu approches de la fin et plus tu bâcles l'histoire, comme si tu en avais un peu marre.
Notamment (mais pas que) quand ils ont fait l'amour : c'est à peine s'ils prennent le temps de s'essuyer ! Alors que le climat aurait permis l'intrusion d'un échange philosophique. Après tout, elle est sensée mourir délibérément dans les heures qui viennent.

Sinon, dans l'ensemble, pas mal du tout, je trouve.

   Selenim   
6/5/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Une bien belle histoire, précise et rythmée.

J'ai été déçu par le fait que l'on ne connaisse pas les motivations de Amy. Vouloir se faire tuer mérite des explications.

Même si l'intrigue est farfelue, l'auteur tient son lecteur en haleine grâce à une écriture précise et un sens du rythme éprouvé.

Le décor de l'histoire est bien campé, authentique.

Sur le style: plaisant, sobre, efficace.
Certaines phrases sonnent mal alors que d'autres chatouillent les anges

Une première publication prometteuse.

Merci.

Selenim

   Menvussa   
9/5/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
« une fébrilité sourde dont on ne pouvait plus se défaire une fois respirée et qui pesait sur le cœur. »
C’est peut-être voulu, histoire de sourire, mais étant donné la gravité de l’histoire, j’en doute… alors, peut-être à éviter.

Ceci mis à part, j'ai trouvé ce texte très fort. L'auteur a su rendre une ambiance, non pas lourde mais palpable. On ne sait pas grand chose des personnages, à la fin une question demeure en suspend, pourtant, on prend la scène telle qu'elle est, on respecte ces choix que l'on ne comprend pas.

Bravo.

L'écriture en elle-même m'a semblé plus que correcte.


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