Dans une république lointaine et austère…
– Monsieur Bourrin, nous sommes ici pour déterminer si vous vous êtes rendu coupable du délit dont l’instruction nous a donné les éléments. Le chef d’accusation est le suivant : vol qualifié du temps personnel de différentes personnes, à plusieurs reprises et avec préméditation. Afin que vous puissiez pleinement mesurer l’étendue de la faute commise, je vais, rapidement, vous remettre en mémoire l’historique de la loi qui punit ce crime. À la fin de l’année deux mille treize, le gouvernement décida d’exonérer les entreprises des charges sociales sur les heures supplémentaires. Dans le même temps, l’argent gagné par les travailleurs sur lesdites heures ne fut plus imposable. Début deux mille quatorze, le système ayant été tellement apprécié, que de nombreux mouvements sociaux, d’origine autant patronale que salariale, se propagèrent dans tout le pays ! La revendication se résumait à ceci. Ce que le gouvernement a pu faire pour les heures supplémentaires, il doit le faire pour la totalité des heures travaillées. En mai deux mille quinze, après d’âpres discussions, un accord historique fut signé. L’impôt sur le revenu du travail n’existait plus et les entreprises ne payaient plus de charges sociales. En contrepartie, pour assurer des rentrées aux régimes sociaux et assurer le train de l’État, le gouvernement et les représentants des syndicats se mirent d’accord pour l’institution de la taxe sur le temps individuel. La T.T.I. était née. Le temps, élément inaliénable du citoyen, fut inscrit dans la Constitution à côté de la Liberté et l’Égalité. Comme vous le savez, la taxe s’applique toutes les minutes de la vie de chacun. Je vous fais grâce des exceptions, dérogations, exonérations ou surtaxations diverses calculées en fonction des conditions particulières des enfants, des vieillards, des malades, des handicapés, des drogués, des alcooliques, etc. Au jour de la mise en application de la loi, le temps est devenu de l’argent. Toute personne qui, sans autorisation, fait perdre du temps, prend du temps à une autre personne ou encore tue le temps est en infraction avec la loi. Tout contrevenant doit être poursuivi et puni. Il risque une peine de prison et devra s’acquitter d’une amende. En outre, il versera aux personnes lésées la valeur du temps perdu. Pour réussir cette grande et exceptionnelle réforme, le gouvernement a fourni à chacun d’entre nous le boîtier T.T.I. que la loi nous oblige à porter en permanence pour nous protéger des agressions contre notre temps. Cet appareil a trois fonctions, d’une part grâce à ses deux petites lampes, l’une verte l’autre rouge, il indique si vous êtes ou non disposé à donner de votre temps. La deuxième fonction enregistre en permanence toutes les conversations. Ce qui permet à la police de déterminer quel temps vous a été volé. La troisième permet de localiser immédiatement où se trouve votre voleur. Ceci étant précisé, je vais devoir juger en mon âme et conscience, si vous êtes coupable et pouvez prétendre ou non à des circonstances atténuantes. Monsieur Marcel Bourrin, vous avez entendu les chefs d’accusation, plaidez-vous coupable ou non coupable ? – Coupable, votre Honneur. – Un bon point pour vous dans la mesure où vous évitez une perte de temps à l’administration. – Ah ! Seulement. Je pensais, en plaidant coupable, faire gagner du temps à l’administration. Le montant aurait pu être déduit de ma peine. – Désolé de vous décevoir, mais le terme gagner du temps est tombé en désuétude. Il est totalement inapplicable depuis la création de la T.T.I. En effet, en matérialisant le temps de vie du citoyen pour pouvoir le taxer, le législateur a retenu le déroulement linéaire du temps dans un seul sens. Par suite, il devient évident que le seul moyen de gagner réellement du temps est de revenir en arrière. Ce qui, vous en conviendrez, est impossible. – J’entends bien, monsieur le Président, mais, si je plaide coupable de toutes les accusations, le procès sera beaucoup plus court. J’ai même évité de prendre un avocat. Ce qui supprime nombre de remarques intempestives et une plaidoirie qui aurait pu être fort longue. – Monsieur Bourrin, je vous sais gré de vos efforts, mais vous avez oublié un petit détail. Dans sa grande sagesse, le législateur a exclu la fonction publique du cadre de la loi sur la T.T.I. Il lui est apparu évident que les diverses administrations, qui ont l’habitude de demander plusieurs fois le même renseignement, le renvoi de papiers qu’elles détiennent déjà, mais qui sont mal classés et autres bévues familières, font perdre tellement de temps aux administrés que le montant total de la T.T.I. aurait été insuffisant pour payer le temps perdu du fait de ladite administration. Par ailleurs monsieur Bourrin, je vous prierai de ne plus me poser de questions. Vous me faites perdre du temps. Je vais, maintenant, énumérer et détailler les plaintes déposées contre vous. La première et la plus surprenante émane de votre épouse, monsieur Bourrin. Elle nous dit ceci : « Mon mari pille systématiquement mon temps. Pourtant, je suis bonne fille et je lui donne de mon temps de temps en temps. Cela ne lui suffit pas. Il en veut plus. Par exemple, il ne m’écoute pas quand je lui parle, il faut que je lui répète, sans arrêt, ce que j’ai dit. Je perds mon temps à faire les courses à pied parce que Monsieur préfère prendre la voiture pour aller travailler. Alors que le bus passe juste devant l’immeuble. J’ai un déficit de temps énorme. » Des remarques, monsieur Bourrin ? – Oui, monsieur le Juge, je n’écoute pas ce que dit ma femme pour la simple raison qu’elle ne sort que des sottises à longueur de journée. Ce ne sont que plaintes et récriminations. Alors, cela me passe au-dessus de la tête. Pour l’auto, c’est simple, j’aime mon confort et pour les courses à deux cents mètres de l’appartement je ne pense pas qu’une voiture soit indispensable. Par ailleurs, nous sommes mariés sous le régime de la communauté de temps réduit aux acquêts. Comme le notaire nous l’a signalé, c’est pour le meilleur et le pire temps avec mise en commun du temps de chacun. Nos temps étant regroupés et partagés, nous pouvons les utiliser comme bon nous semble. – Effectivement, je n’avais pas connaissance de ce détail. La plainte de votre épouse n’est donc pas recevable. La plainte suivante a été déposée par votre voisin, monsieur Marcel Tudor. Il subit, le matin, lorsque vous le croisez dans l’escalier, vos nombreuses considérations météorologiques et le soir, vos litanies sur le temps perdu dans la circulation. Pourtant, la lumière rouge sur le boîtier T.T.I. vous indique bien sa volonté de ne pas donner de son temps. – C’est vrai, je le fais exprès, car j’ai pitié de cet homme. Vous rendez-vous compte qu’il est en arrêt maladie depuis trois ans. Il a une cirrhose chronique qu’il entretient en levant le coude de temps en temps. Il passe sa matinée à jouer au P.M.U., ses après-midi à jouer aux cartes et ses soirées devant la télé. Mes interventions ont pour unique but de lui apporter un peu de diversité dans son temps. – Chacun fait ce qu’il veut de son temps à condition de payer la taxe. Vous pouvez secourir une personne uniquement si elle vous donne son feu vert. À part, bien sûr, quelques cas très précis, principalement si un individu risque de mourir et donc de faire perdre à l’état la taxe sur le temps qu’il aurait payée s’il avait vécu. Dans ce cas, si vous n’interveniez pas, vous seriez accusé de non-assistance à temps en danger. Madame Georgette Péchu, votre gardienne, se plaint quant à elle de l’habitude que vous avez prise de lui signaler, en frappant aux carreaux de sa loge, vos entrées et vos sorties. Quelle que soit l’heure. Vous lui demandez, également tous les jours, des nouvelles de son chat qui est mort depuis trois ans. Voilà un curieux comportement. – Je cherche à lui être agréable. Cette pauvre femme est seule avec un temps qui, à l’évidence, lui paraît plus long que notre temps à vous ou moi. Frapper à sa porte, c’est ma façon de lui faire un petit coucou amical et je lui parle de ce pauvre chat parce que le temps n’efface pas les souvenirs. – Si je comprends bien, vous lui volez son temps par charité ? – Tout à fait, c’est ma B.A. temps de la journée. – Votre patron a de forts griefs de temps contre vous. Il vous a d’ailleurs renvoyé pour cela. Il demande réparation pour l’incroyable quantité de rapports inutiles que vous lui avez fait parvenir toujours avec un temps de retard. – Bien sûr, mais les trois quarts du temps je devais réaliser le travail dans un laps de temps trop court. Ces dossiers ne se règlent pas en deux temps trois mouvements. – Dernière réclamation, mademoiselle Rose Bergère. Votre secrétaire et également maîtresse si mes renseignements sont bons. Vous ne perdiez pas votre temps au travail ! – Ah non ! Votre Honneur, chaque chose en son temps, il y avait un temps pour le travail et un temps pour se donner du bon temps. – Elle se plaint justement d’avoir perdu son temps en vous attendant chez elle. Et quand vous arriviez, la chose était entendue en moins de temps qu’il en faut pour le dire. – Elle habite un quartier où il est presque impossible de trouver une place. De plus, le temps de stationnement est prohibitif. – Quatre plaintes sont donc portées contre vous. Le montant global du temps volé est important. Cela va vous coûter fort cher et votre capital temps personnel risque de se retrouver bien bas. – Ce n’est pas important, votre Honneur. – Votre calme me surprend. Avez-vous bien conscience de la peine encourue ? – Certes oui. Mais j’ai… Pardon, votre Honneur, pourrais-je vous entretenir seul un instant ? – Hum, ce n’est pas très régulier. Mais bon, approchez-vous simplement de moi, je serai seul à pouvoir vous entendre. – Eh bien voilà votre Honneur, j’ai une combine. – Une combine ? – Oui, tout à l’heure vous avez dit que nous ne pouvions gagner du temps, n’est-ce pas, eh bien j’ai trouvé le moyen d’augmenter mon temps presque à volonté. – Impossible ! – Si ! – Comment faites-vous ? – Je me fais des injections de temps. – Vous vous injectez du temps ! Mais de quel temps s’agit-il ? – De temps importé d’un pays où le temps n’est pas taxé. Un pays où les gens prennent le temps comme il vient. Un pays où les gens vivent de l’air du temps et où l’on n’a pas à ménager son temps. – Il existe un pays comme celui-là ? Un pays sans taxe sur le temps ! – Plusieurs même ! Ils ignorent la valeur du temps et comme ils font tout très lentement ils ont des réserves de temps incalculables. – D’accord, mais comment arrive-t-il ce temps ? – À la vitesse de la lumière bien sûr. – Va pour la vitesse, mais en pratique ? – Je ne suis pas l’inventeur, mais je peux vous dire que tout vient des travaux d’Einstein sur la relativité générale. – Précisez, s’il vous plaît. – Voilà, vous vous rappelez que la quatrième dimension définie par ce savant est l’espace-temps ? – Certes oui. – D’après lui, c’est la courbure de l’espace-temps qui est responsable de la gravité. Le fonctionnement de la machine réalise l’envoi et la réception du temps par la modification temporaire de la gravité au point de départ et au point d’arrivée. Vous avez d’un côté le donneur de temps dans sa boîte d’extraction et à l’autre bout le receveur dans sa boîte de réception. C’est tout simple. J’ai déjà récupéré douze années. – Douze ans ! Vous voulez rire ? – Regardez-moi, ai-je l’air d’avoir quarante-cinq ans ? – C’est vrai que vous faites plutôt une bonne trentaine. C’est incroyable. – Oui, mais à la portée de quelques-uns seulement. La machine nécessitant de très longs réglages et d’importants calculs mathématiques pour réaliser la correspondance des boîtes de départ et d’arrivée du temps. – Comment peut-on faire partie de ces « quelques-uns » ? – Vous voulez dire pour vous ? – Oui. – Dans ce cas, je pourrais essayer de m’arranger avec le responsable. Il accepterait peut-être que je vous laisse ma place. Ce n’est pas garanti. Les places sont rares et nominatives. – Écoutez, donnant-donnant. J’oublie vos écarts de temps et vous me laissez votre place. – Vous savez, cela coûte assez cher. – Combien pour dix ans ? – Bigre ! Dix années ! Vous n’y allez pas de main morte. Environ vingt mille dollars. – Je prends. Maintenant, c’est à vous de décider, la prison ou votre place dans la machine. – Marché conclu, dans trois jours vous aurez vos dix ans. – Vous pouvez regagner votre place. Je déclare la relaxe de monsieur Bourrin pour insuffisance de preuves. Vous êtes libre monsieur. – Au revoir, monsieur le Juge. Dès que je suis dehors, j’annonce la nouvelle. Allô, chérie ? Nous avons un nouveau gogo à vingt mille dollars la petite décharge électrique. Vive la T.T.I.
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