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Réalisme/Historique
hersen : La Loi de la carriole
 Publié le 29/03/21  -  8 commentaires  -  9116 caractères  -  45 lectures    Autres textes du même auteur


La Loi de la carriole


À cette heure d'affluence, le rond-point des Oliviers commence à s'engorger. Il est le passage obligé pour entrer dans cette petite ville du sud du Portugal. En deuxième position dans la file, j'observe le conducteur de la voiture rouge devant moi qui hésite, ce qui m'agace. Soudain, mais trop tard, il s'élance, n'ayant sans doute pas vu le cheval. D'où je suis, j'imagine déjà la collision, elle semble inévitable. Le conducteur enfin remarque la carriole qui arrive, le Tzigane, debout, tient les rênes à deux mains, les tend. Le véhicule derrière la carriole pile. Mais la voiture rouge reste une seconde de trop.


Le Tzigane agite son fouet dont la lanière passe devant le museau du cheval. Elle fait une volte dans l'air. Puis il donne du mou aux rênes en lançant un Yahh ! Le fouet cette fois caresse les oreilles de l'animal qui réagit immédiatement. La carriole passe de justesse entre la voiture obstruant le passage et le bord interne du rond-point. Alors, se sachant tiré d'affaire, le Gitan se retourne, fier, et invective le chauffeur de la voiture. Deux enfants, accoudés à la planche arrière du véhicule, se mettent aussi à lui crier dessus en riant. Une femme, assise sur le banc à côté de l'homme, sourit en le regardant.


Il est toujours debout, la chemise ouverte, et est secoué au rythme du trot du cheval. Il rit lui aussi et la famille continue son chemin, brinquebalée sur les pavés qui secouent la carriole aux roues de bois.


La voiture rouge bloque maintenant la circulation sur tout le rond-point : le conducteur a calé.


Je lâche un gros soupir. La frayeur d'une catastrophe qui m'avait semblé inéluctable s'estompe déjà. Seuls me restent à l'esprit les gestes gracieux et précis du meneur de cheval. Et sa fierté, aussi, entouré des siens et faisant fi des voitures et de ceux qui les conduisent si mal.


Je me rappelle alors un article lu il y a quelques semaines dans le journal, auquel je n'ai pas prêté grande attention sur le moment : À partir du 1er janvier 2016, les véhicules à traction animale seront interdits sur les routes du pays, toutes les routes.


Ils sont trop dangereux, dit-on.


**********



Le soleil de juin luit, impitoyable. Les longues herbes sèches poussant sur les talus portent une myriade de petits escargots. Ils se sont agglutinés là, comme ils le font chaque année à cette saison. Le vent doucement les balance, mais la bestiole, elle, est cramponnée par sa bave desséchée : rien ne lui fera lâcher prise. Le brin d'herbe est l'estive du gastéropode, il y restera jusqu'à ce qu'une humidité suffisante le fasse redescendre pour aller s'enterrer, passant la saison sèche à attendre la première pluie. Dès octobre peut-être.


La carriole, encore attelée, est garée à l'entrée d'un chemin. Le cheval de petit gabarit s'agite de temps à autre, agacé par des mouches voraces. Seul, un enfant dort sur le banc de bois. Le reste de la famille, dispersé le long de la route, ramasse les escargots. Chacun sait le geste à faire pour que la moitié d'entre eux ne tombe pas par terre avant que d'être jetés dans le seau. La main remonte prestement le long de la tige, la pinçant modérément entre le pouce et l'index. Décrochés, ils tombent alors dans la paume faisant office de réceptacle et une simple torsion du poignet balance la récolte dans le seau avec un petit bruit sourd s'égrenant.


Quand visiblement le coin est ratissé, la famille en change. Ou s'arrête pour boire un peu. S'il est déjà tard, c'est vers le campement que tout ce petit monde se dirige. Surtout s'il fait encore chaud.

Mais le plus souvent la carriole chargée de la famille s'en va dans le centre-ville. Tant que le marché au poisson n'est pas fermé, c’est-à-dire avant treize heures, il y a des clients potentiels. Les escargots sont vendus à la mesure, ce qui n'empêche pas un âpre marchandage de la part des clientes. Elles les cuiront le lendemain pour le dîner avec de l'origan et ils seront mangés patiemment, le couvert se réduisant à une petite pique pour les attraper dans leur coquille.


Le cheval toujours trottine, transportant la famille de-ci de-là. On change d'endroit au gré des récoltes pouvant être monnayées. Chaque saison apporte son trésor. En août il y aura la caroube et l'amande, en octobre l'arbouse. Les terres agricoles délaissées offrent des opportunités.


La famille vit en symbiose, un monde clos. On ne lit pas, on ne vote pas, on ne discute jamais de ce qui ne concerne pas le quotidien. Seul compte le groupe – et son bien-être – rassemblé autour du feu. Quelquefois, dans certaines familles, la mère et ses filles font des dentelles ou des broderies qu'elles vendent dans les villages ou alors aux touristes. Certains hommes savent tresser des paniers, ils cueillent un jonc souple, une matière offerte au bord des routes dans certains lieux un peu humides.


Un style de vie inapprochable pour celui qui serait étranger à l'ethnie. Il faudrait non seulement en percer les rouages, voire les secrets, mais ensuite, surtout, les accepter pour ce qu'ils sont : la façon de fonctionner de la communauté.


Tant que le sabot du cheval claque sur les pavés, la famille subvient à ses besoins.


On est habitué, dans les villages, à voir les familles s'installer pour quelques jours sur des terrains vacants, le temps de faire leur tournée de récupération de ferraille tout en vendant dentelles et paniers. Puis ils repartiront. Et reviendront dans quelques mois.


Mais du jour où l'autoroute est en projet, une ombre passe sur ces familles. Qui ne la voient pas. Une menace pour un style de vie devenant indéfendable dans une société qui, se modernisant, exclut ce qui empêche d'aller de l'avant. Le projet va bon train, l'enquête d'utilité publique, après quelques remous de la part de propriétaires expropriés, est jugée favorable.


Le petit cheval alors doit changer sa route, des chemins ancestraux disparaissent. Le Gitan cependant ne s'avoue pas vaincu sur son propre réseau, il chemine sur cette autoroute ; mal lui en prend, il n'en a pas le droit. La communauté apprend alors vite à déchiffrer le pictogramme à la charrette barrée de rouge à l'entrée de cette voie démoniaque. Tant pis, on change de chemin, après tout, ne sont-ils pas tous bordés d'herbe porteuse d'escargots ? Et l'on continue à camper, à cueillir au bord des routes.


Une communauté, à quelque niveau que ce soit, travaille toujours à son bien-être. C'est ainsi que le groupe gérant l'autoroute, une bien grosse affaire, décide que le Gitan doit faire un plus grand détour encore, qu'il ne doit pas s'approcher de ce qui représente pour lui-même, laisse-t-on entendre, un gros danger. Pour compenser, on vote des fonds pour venir en aide à ces familles qui, il n'y a pas si longtemps encore, ne demandaient rien. Ainsi, on leur alloue des subsides. Il arrive, bien sûr, que quelques millions, sans doute dépassant du compte qui aurait dû être plus rond, atterrissent dans une grande poche encravatée, ou bien dans une autre. Un peu comme un objet oublié là.


Mais décidément, la vie n'allant que dans un sens, le meilleur pour tous, organisé et segmenté, les lois se durcissent. La carriole et son cheval sont accusés de devenir non pas trop dangereux pour la circulation, mais pour leurs propres occupants. Est-ce bien bon pour la santé des enfants hirsutes et riants d'être ballottés ainsi ? Les défenseurs d'animaux aussi jugent que ce pauvre équidé doit travailler bien dur pour trimballer une famille vivant aux crochets de la société, la leur, pour laquelle ils payent tant d'impôts. Ce moyen de transport finit donc par être jugé cruel.


Il est rassurant dans notre monde de laisser faire ceux qui savent répondre à tout. Ainsi, en haut lieu, on vote tout bonnement « la Loi de la carriole » qui dit en substance que le transport hippomobile devient interdit sur toute route goudronnée. La grosse machine ayant pris soin d'augmenter encore son réseau routier pour se déplacer plus vite et renforcer la manne provenant des péages, il ne reste guère de chemins de terre.


Le Gitan alors a des besoins. Il demande des fonds pour acheter un véhicule à moteur. Il devient impensable de ramasser des escargots pour payer un plein de gas-oil, au regard de la valeur de l'un et de l'autre. Il demande plus de fonds, qu'il obtient après que quelques millions tombent en chemin de-ci de-là, décidément les cahots sont partout en ce monde sans doute. Mais les fonds sont avant tout un concept. Un concept régulé. Il ne s'agit pas de gaspiller l'argent public. Alors le Gitan n'a plus qu'à trouver une autre solution pour son gas-oil quand il touche le fond de ses subsides, autrement dit quand il ne touche plus de fonds.


***


Le verdict tombe. Le juge déclare l'homme coupable du vol dans la station-service. L'histoire s'est mal passée et le simple vol se teinta de rouge.


Le lien ténu, séculaire, qui tisse la toile humaine, vient de céder un peu plus.


 
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   Corto   
18/3/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Cette nouvelle est riche de multiples réflexions.
Le presque-accident sur le rond-point des Oliviers me semble un peu embrouillé mais il constitue une belle introduction un peu dramatique à ce récit d'observation et d'analyse.

La description de l'évolution de cette société qui vivait jusque là sans gros problème avec ses différentes composantes dont les Gitans est très réussie.
On voit clairement les avancées du "progrès", la modernité s'imposer, d'ailleurs bien stimulée par ceux qui en profitent lorsque "quelques millions tombent en chemin de-ci delà".

La description de la communauté gitane est aussi bien présentée "Tant que le sabot du cheval claque sur les pavés, la famille subvient à ses besoins." La récolte des escargots est un symbole de savoir-faire séculaire. On a l'impression de faire soi-même un véritable apprentissage de cette technique qui permet de manger...

Le rapport modernité/vie traditionnelle est bien dépeint et peut évoquer pour chacun d'autres exemples vécus en proximité.
J'ai beaucoup aimé la dernière phrase qui sonne comme une alarme appelant à un monde plus réfléchi et plus tolérant.

Bravo.

PS: Le titre est excellent.

   ANIMAL   
18/3/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Une belle histoire, très profonde, très humaine aussi. Tout un monde jadis autosuffisant qui disparaît pour faire place à quoi ? Des gens assistés, et en même temps spoliés, qui ne peuvent que se résoudre à voler pour subsister.
Il s'agit là de l'histoire de gitans, elle est transposable à tous ces milieux de petits métiers qui permettaient de vivre sans assistanat. La société n'a que faire de gens libres ; tout le monde doit se couler dans le moule et obéir en disant merci. C'est chaque jour un peu plus palpable.
Triste.

Un détail : j'ignorais qu'on pouvait cuisiner les escargots sans les avoir fait dégorger au moins une semaine en raison des plantes toxiques qu'ils auraient pu ingérer

J'ai apprécié ce récit bien mené. L'anecdote du début trouve sa place au fur et à mesure de la lecture, les personnages et les situations sont très vivants.

   maria   
18/3/2021
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour,

Ce texte colle parfaitement au titre et à la catégorie. "La loi de la carriole" et ses conséquences néfastes sur une partie de la population portugaise y sont exposées clairement.
Mais j'ai préféré ce qui est raconté de la vie des gitans et la sensualité qui se dégage des descriptions.
L'écriture de l'ensemble coule de source, très agréable à lire.

Comme je n'ai pas forcément un avis sur tout, je me permets de ne rien dire de la chute.

Merci du partage.
Maria en E.L.

   Luz   
30/3/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour hersen,

C'est encore une nouvelle touchante et très bien écrite.
Elle amène des réflexions multiples : le rejet de la différence, un monde qui se perd, la loi du profit (et de la carriole...)
Il y a 50 ans, j'allais au marché avec ma mère, avec l'âne et la carriole ; depuis tout a bien changé. Il n'y a plus que les touristes que l'on transporte ainsi, ou en roulote.
Bravo et merci.

Luz

   plumette   
30/3/2021
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Un texte hommage à une communauté qui n'a plus le choix de ses moyens de vie, et ce au nom d'un soi-disant progrès.

c'est bien l'évocation du mode de vie des Gitans avec "la cueillette" des escargots que j'ai la plus apprécié dans ce texte dont j'ai trouvé la construction habile.

En partant d'une scène d'action, tu nous emmènes doucement vers une démonstration plutôt convaincante sur les conséquences imprévues (par ceux qui sont censés prévoir !) de la "loi de la cariole".

   hersen   
31/3/2021

   Babefaon   
11/4/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour hersen,

Voilà bien longtemps que j'avais envie de commenter ta "Loi de la carriole", mais j'ai été pas mal occupé par ailleurs, comme tu n'es pas sans le savoir, remettant toujours ça au lendemain, jusqu'à aujourd'hui.

J'aime beaucoup les récits qui soulèvent des réflexions, comme ici, avec ces deux mondes qui, dès l'entrée, semblent ne plus pouvoir continuer à vivre ensemble, de par cet embouteillage qui semble être le début de la fin.

Dommage. Dommage que des traditions disparaissent peu à peu, que des communautés doivent se plier aux règles de la modernité. Une modernité qui me paraît déjà aller trop vite pour nous qui y avons été habitués, alors pour eux ! J'ai beaucoup aimé cette question : "Est-ce bien bon pour la santé des enfants hirsutes et riants d'être ballotés ainsi ?" Riants et donc heureux, aurais-tu pu ajouter. C'est peut-être ce bonheur qui dérange, celui d'une vie simple, la vie de gens qui ne souhaitent pas que les choses aillent trop vite car ils ne pourront pas s'adapter à ces changements imposés au titre d'une dangerosité, même si elle est bien réelle.

Enfin, je me pose souvent une dernière question : Tout devient tellement aseptisé de nos jours, avec de plus en plus de choses que l'on veut éradiquer, que je me demande comment certains d'entre nous (moi le premier) ont fait pour grandir et passer entre les gouttes qu'on se plaît à nous faire tant redouter !

Merci pour ce moment. Celle-là, elle n'est pas entièrement de moi :-)

   cherbiacuespe   
2/11/2022
 a aimé ce texte 
Passionnément
Les guerres - car elles en furent bel et bien, et sanglantes - entre un monde nomade s'affaiblissant et un monde sédentaire naissant, furent perdues par les premiers il y a des millénaires. La dernière, mémorable, se déroula dans les vastes plaines Nord Américaines peuplées d'Amérindiens. Hélas, il est à noter que ce mode de vie, imparfait cependant, et c'est peu de le dire, se rapprochait presque exactement de la philosophie décroissante (pas écolo, hein, j'ai bien dit décroissante). On ne prend que ce que l'on peut rendre, en quelque sorte. Le mode de vie sédentaire ne peut supporter, à ses côtés, une forme opposée à la sienne, à son concept de progrès linéaire et croissant. Donc le monde sédentaire fait ce qu'il sait faire de mieux pour se défendre : il élimine ou exclu. C'est cruel, mais il n'a pas appris autre chose de son environnement.

Ton texte, Hersen, est symptomatique de ce qui nous arrive et que beaucoup ne comprennent pas : notre rapport corrompu à notre environnement et une analyse sans pitié de ce qu'il aurait fallu rectifier depuis si longtemps - le rapport au club de Rome date de 1972 me semble-t-il. Un texte à classer dans un dossier "les erreurs humaines"!


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