Ce n’est pas à vous, cher lecteur, que je vais apprendre les différents types de rire. Joyeux, sarcastique, idiot, franc, triste, gêné, contraint, jaune, moqueur… Vous connaissez la liste et je n’entends pas la rendre exhaustive, ni ne souhaite discuter d’aucun de ces rires particuliers que l’homme produit dans telle ou telle situation. Je n’entends pas non plus faire une psychologie ou une sociologie du rire en général, d’autres s’en sont déjà chargés.
Je compte bien parler d’un rire, cependant. Mais il ne rentre pas dans cette liste. Il est inclassable par sa nature même. Ce serait le rire primordial, suprême, absolu, métaphysique, à l’origine de tous les autres : ce serait le rire-dieu. Appelons-le « le Rire », car c’est le seul qui mériterait une majuscule, le seul qui aurait sa place à Ásgard ou parmi les Olympiens : figurez-vous le bouffon de Zeus, beaucoup plus puissant en réalité que Zeus lui-même. Ce n’est pas tout à fait le Moros grec, auquel manque l’humour, ni le Loki nordique, qui avant d’être un bouffon est d’abord un sacré salaud. C’est donc un produit de mon imagination, me direz-vous. Tout à fait. Mais après tout, cette dernière est aussi humaine que ma raison ; pourquoi devrais-je la délaisser dans la quête du sens ? Car il s’agit bien ici, en cherchant l’absolu, de trouver un sens au rire humain dans son ensemble. Je partage le point de vue des métaphysiciens de Tlön dont parle Borgès, qui considéraient la métaphysique non pas comme une science rationnelle, mais comme une branche de la littérature fantastique.
Le Rire est une figure, une voix surnaturelle que je prête à un étonnement métaphysique que j’ai vécu un certain nombre de fois. Il fallait que j’écrive pour tenter de mettre des mots sur ces événements. Cela ne vous fera sans doute pas rire, malgré le sujet : c’est que la métaphysique, hélas, n’a jamais fait rire personne, et que le Rire ne ressort pas des situations habituelles provoquant la contraction des muscles zygomatiques. Je fais ici un travail de figuration et cherche à construire un réseau de représentations apte à donner une forme à l’informe, à rendre visible le caché, à rendre l’inconnu connaissable. Oserai-je appeler ce texte « essai » ? C’est juste une histoire en réalité, celle du rire-dieu, où je m’improvise conteur. À ceci près que ce n’est pas une histoire en l’air. Certains sont chercheurs en archéologie ; j’ambitionne ici d’être ce qu’on pourrait appeler un chercheur de l’imagination. Ces lignes, si vous voulez, font office d’esquisse de cahier de recherche, un cahier qui utilise moins les concepts que les images, moins la logique que l’analogie, moins les « on voit » que les « on devine ». Par avance je prie donc le lecteur d’excuser les incohérences voire les contradictions qui vont suivre, même si je les assume totalement. « Est-ce que je me contredis ? Très bien donc, je me contredis. Je suis vaste, je contiens des multitudes », écrivait un grand esclaffeur américain… Je devrais finir ce prologue par un plan et une problématique mais j’entends le rire-dieu se gausser rien qu’à cette idée.
***
Un rire puissant, père de tous les autres, issu de nulle part et partout à la fois.
Il a quelques fois retenti en moi, illuminant mon visage et redressant mon échine à des moments où la vie me pesait. Il ne prévient jamais, et quand il agit, il me semble qu’il ne le fait que pour moi. Rien ne peut le commander ; il se suffit à lui-même, il est sa propre fin. J’ai cette hypothèse, qu’un esprit disposé à l’ironie pourrait peut-être faciliter son avènement, étant donné que l’ironique est celui au monde qui a le plus besoin d’être sauvé, et que nous sauver est précisément ce que fait le Rire ; mais l’ironie est souvent malsaine là où le Rire est bon et généreux, et surtout, elle n’est qu’une simple arme humaine, là où il est complètement imprévisible, autonome et surhumain. Davantage qu’une sensation réelle, c’est plutôt un certain état de conscience sur lequel l’imagination plaque la figure d’un rire pour que l’esprit puisse se le représenter. Rire céleste et sublime (au sens physique du terme : qui fait s’évaporer les lourdeurs de ce monde), il relève les âmes aussi facilement qu’il abat leurs chaînes ; il relativise les malheurs et se moque de tous les remparts. Rien de lourd ou de grave ne peut l’entraver… Il est comme une tempête de sable, où le sable est le sérieux du monde. C’est une explosion de dérision, un orgasme de joie pure, qui fait frissonner les âmes et prend chez l’homme la forme d’une joie de vivre soudaine, paisible et légère. Toute tristesse disparaît alors en nous presque inexplicablement, et rien, pendant un moment, ne semble pouvoir nous mettre en peine. « Est-ce cela qui t’impressionnait ? Est-ce cela qui t’écrasait de sa gravité ? Vois comme ce n’est rien ! Vois comme je peux l’abattre facilement » : s’il avait une voix, ce serait probablement ce qu’il dirait.
On devine combien les attributs du Rire pourraient être utiles à la vie, si seulement on pouvait invoquer ce dernier à volonté. C’est là chose impossible : on ne donne point d'ordres à un dieu. Mais heureusement les autres rires (appelons-les « particuliers »), qui descendent de lui et sont quotidiennement accessibles à l’homme, possèdent ses principales caractéristiques (la légèreté, la démolition du sérieux et du grave), quoique de manière incomplète et amoindrie. Car la nature absolue du Rire ne nous empêche pas de profiter de ses participations sensibles, tout comme Socrate pouvait admirer la participation du Beau dans les formes de la femme ou de l’amphore. Ces rires particuliers pourraient se décliner en trois catégories principales, correspondant à trois situations du sujet face au monde : l’attaque, la défense et l’acceptation. Quand l’homme, à la mesure qui est la sienne, puise dans le Rire pour attaquer le monde (faire du mal à quelqu’un par exemple, ou montrer les faiblesses d’un autre pour mieux cacher les siennes), il donne naissance à l’ironie, à la moquerie et au sarcasme. Quand le langage ne suffit plus à le protéger face à ce même monde, il puise dans le Rire une dernière défense : c’est le rire gêné, contraint, nerveux, le rire qui remplit un vide. Enfin, quand il puise dans le Rire pour accepter joyeusement et humblement, quelle que soit la situation, son absurde condition, c’est la naissance de l’humour, sous toutes ses formes. Je sais bien qu’avec ces trois catégories j’omets un certain nombre de rires (pourquoi nous marrons-nous devant la glissade d’un pote ? pourquoi le rire accompagne-t-il parfois la joie d’une bonne nouvelle ? La différence entre le sourire et le rire est-elle de degré ou de nature ?) mais elles ont le mérite d’englober la majorité d’entre eux, avec des mélanges possibles : le rire jaune par exemple tient à la fois de la défense et de l’attaque. Pour les autres je vous renvoie à Baudelaire et Bergson. Mais revenons à la métaphysique – ou au fantastique, c’est comme vous l’entendez.
Le Rire m’a sauvé quand j’en avais le plus besoin.
Cependant… Plus le temps passe, plus je me dis que ce même rire, qui semble descendre de l’Olympe pour monter dans mon cœur, et qui m’a tant de fois soulagé du poids de l’existence, pourrait bien causer mon désespoir – notre désespoir.
Car ce rire métaphysique ne connaît aucune barrière. Il rit absolument de tout, y compris de lui-même. Il égalise toutes choses et les place au même niveau de Néant, dont il est sans doute le frère : petites et grandes querelles, banalités et merveilles humaines, heureux et tristes sorts… Dans son passage, tout se vaut et rien ne vaut. Au moment même où j’écris, il se moque de moi et me révèle la vanité de ces lignes : trop de sérieux l’insupporte. Dieu bienveillant ou démon moqueur ? Sourire ou rictus ? Il semble osciller constamment entre les deux, et c’est ce qui le rend effrayant. Nombreuses à n’en pas douter sont les âmes qui ont sombré dans la folie à cause de lui. Je n’invente rien ici, la culture populaire s’est déjà chargée de tout : voyez le personnage du Joker dans Batman.
Je me permets à ce propos une petite parenthèse, car je médite une question depuis un certain temps : qu’est-ce qui fait qu’un personnage de fiction marque durablement les esprits ? Est-ce sa psychologie ? Son charisme ? Son histoire personnelle ? Son apparence physique ? Il y a évidemment un peu de tout cela ; mais je pense que la force d’un personnage fictif se mesure essentiellement à sa capacité de figuration, sa capacité à incarner avec puissance, originalité et simplicité, une époque, une passion, une idée, un style : en un mot, c’est leur part d’absolu. Assez des héros tout gris, aux contours mal tracés, qui peuplent la culture populaire actuelle ! Nous voulons des héros massifs, des héros qui puisent leur profondeur dans une simplicité qui n’est pas la naïveté ; des héros qui peuvent se réduire à quelques mots seulement. Ainsi Antigone incarne-t-elle sublimement la tragédie de la vie morale, tout comme Dom Juan incarne avec vérité l’esprit libertin ; Rastignac de son côté aura donné son nom à un type social... Il y a bien sûr d’autres facteurs qui entrent en jeu dans la valeur d’un personnage, comme (éventuellement) l’acteur qui le joue, l’habitude que l’on a eue de le côtoyer, ou bien, et surtout, la qualité globale de l’œuvre dans lequel il s’inscrit (c’est par son rôle emblématique dans le chef-d’œuvre qu’est Star Wars qu’Anakin Skywalker peut prétendre au statut de grand héros fictif)… Mais de manière générale, ceux qui marquent l’Histoire sont ceux dont le nom ou l’image surgissent à notre esprit quand celui-ci navigue dans la pensée.
Le Joker fait partie de ces personnages qui donnent véritablement une figure à la folie : en ce sens, il mérite à mon avis une place au Panthéon des héros de fiction (même si c’est une place au fond, une place de dernier de la classe – le bonnet d’âne lui va d’ailleurs si bien). S’il est unique, c’est que contrairement à d’autres antagonistes fictifs, il est sans idéaux et ne cherche ni l’argent ni le pouvoir ; il n’y a que sa folie, qui vient de sa conscience extrêmement aiguë du chaos qui environne l’humanité, et que le Rire lui dévoile dans toute sa risibilité. « TOUT est comique », lui dit le dieu, et le Joker s’en rend compte dans un de ses déments éclats de rire. Or si tout est intrinsèquement comique (à cause du néant qui s’y cache, dont on préfère souvent rire que se lamenter), alors il y a un risque que tout établissement soit vain, que tout idéal, dès lors, soit destiné à mourir, que tout Éden artificiel s’écroule à peine construit ; bref, que tout sens et toute valeur disparaissent, pour ne plus laisser que le Rire déchirant le ciel.
Une autre parenthèse au cas où l’on se méprendrait : le Joker n’est pas une sorte d’incarnation du rire-dieu, pas plus que ne l’est Démocrite dont on parlera bientôt. Un dieu qui s’incarne, c’est tout de même une idée un peu trop folle, même pour le Joker : comment l’absolu pourrait-il siéger dans le contingent ? Le Joker ne rit pas absolument de tout, il ne met pas toutes choses au même niveau ; si c’était le cas, il serait condamné à l’inaction, et on le trouverait en camisole, en train de rire la bave aux lèvres sur un lit d’hôpital. Non, force est de constater que le mal a plus de valeur que le bien à ses yeux ; la conscience exceptionnellement aiguë qu’il a de la risibilité de toute chose (qui se traduit chez lui par une sorte de nihilisme joyeux et destructeur) ne l’empêche pas de guider son action et sa volonté vers le crime ; au contraire, elle les renforce. Mais passons pour l’instant ; je voulais dire que le rire-dieu a sans doute fait beaucoup de mal, et l’on devine bien en quoi. En effet, même s’il accueille souvent le rire comme un soulagement face à la dureté du monde, l’esprit humain ne peut s’empêcher de tendre vers le sérieux, le sens, autrement dit le contraire du néant. Il veut fondamentalement s’élever, là où le Rire abaisse toute prétention. Il veut accomplir de grandes choses, là où le Rire n’est que chaos. Il aspire à forger le monde, là où le Rire cherche à l’anéantir. Non, cette expression est malheureuse : il ne cherche pas à l’anéantir, ce qui déjà supposerait un dessein sérieux ; il est pure force de néantisation. C’est un dieu qui aplanit les montagnes, fait s’écrouler les merveilles, dégrade les hauts sentiments, ne laisse derrière lui rien de grand ni de digne. Il grossit les traits de l’absurdité cachée en toute chose, de sorte que l’on ne voit plus qu’elle… Tout cela en un éclat de rire absolu. Ne serait-il finalement rien d’autre que la voix du Néant ?
Nous trouvons donc dans la même entité à la fois notre sauveur et notre persécuteur… Telle semble être l’absurdité de notre condition, misérablement faible et ridicule quand elle est confrontée à des forces qui la dépassent.
Non, attendez, cela ne peut finir ainsi.
Il doit y avoir autre chose. Le Rire n’est pas le Néant, il ne peut l’être… Je crois bien que notre enquête de l’imagination n’est pas terminée. La différence entre le Chaos et le Néant pourra certainement nous aider à mettre un point final à cette histoire ; car toute la question est maintenant de savoir duquel des deux le Rire tire réellement sa force.
Le Néant, c’est l’absence de sens et de vérité, mais pas seulement : c’est le vide complet, duquel rien ne peut naître. C’est un désert éternel.
Le Chaos est également absence de sens : c’est un désordre, qu’aucun sens totalisant ne peut subsumer. Mais ce n’est pas un désert aride. Toutes les mythologies nous l’apprennent : le chaos enfante des mondes. « Au commencement était le Chaos » : cela implique une suite ! Cette suite, c’est la création, c’est l’ordonnancement du désordre originel... La tragédie de la chose, c’est que le monde qui en résulte ne pourra jamais assumer totalement son origine chaotique, qui le prive de toute autorité transcendante et le laisse dans une perpétuelle quête d’autojustification. Cette absence de sens transcendant dont souffre le monde est la raison pour laquelle toute construction humaine ici-bas est la cible potentielle du Rire : aucune d’entre elles ne peut prétendre avec sérieux avoir une valeur métaphysiquement supérieure aux autres. Capitalisme ou communisme, État ou anarchie, stoïcisme ou épicurisme, Burger King ou McDonald, slip ou caleçon… Tous sont également risibles dans l’absolu. Nihil gravis sub sole.
Ce serait un constat tragique si le monde, une fois sorti du chaos originel, ne pouvait changer ; or il le peut. Que le lecteur me pardonne ce lieu commun, mais il y a dans ce monde de la place pour le changement – donc de la place pour la vie. Et si la vie et le changement sont effectivement possibles, nous devinons alors que le Rire tient sa force du Chaos plutôt que du Néant, qu’il crée en même temps qu'il anéantit et fait surgir le sens en même temps qu’il l’annihile. Son souffle égalisateur de toutes choses, salvateur ou terrifiant selon les cas, ne servirait en réalité qu'à préparer le terrain pour la naissance d'un ordre nouveau... À la différence du Néant, le Rire serait une puissance positive, en ce sens bien précis qu’elle est source de création.
S’ils étaient deux frères, le Néant serait probablement l’aîné. Imaginons-le comme une puissance froide, stérile et indifférente ; il reste là, derrière toute chose, omniprésent, parfois perceptible mais toujours caché, rongeant silencieusement sous son manteau de nuit tout sens et toute vérité. Il n’a que faire de l’humanité.
Le Rire serait son petit frère. Égalisateur métaphysique de toutes choses, il puise une partie de sa force dans son aîné et dévoile comme lui que « vanité des vanités, tout est vanité ». Mais tandis que son frère est une nuit froide, silencieuse et éternelle, le Rire est lui un grand soleil, sous qui certes tout est égal, mais qui ne demeure pas moins une formidable puissance de génération : après tout, cet astre ardent et orgueilleux, en comparaison de qui tout n’est que poussière, ne permet-il pas aussi le développement de la vie ? Contrairement à son aîné, il se préoccupe du destin de l’humanité : c'est un Prométhée qui lui donne le feu de la création, en lui faisant prendre conscience que sa volonté peut remodeler, du moins pour un temps, un monde déchu qui ne possède plus aucune autorité transcendante. C'est un dieu qui aime les hommes et leur permet de convertir l'absurdité de l’existence en une puissance positive de renouvellement des valeurs qui organisent leur vie. « Tout est comique », leur dit-il, et il ajoute : « c’est la raison pour laquelle vous êtes maîtres de votre destin ». Aucun système, aucun rapport de force n’est immuable ; tous par contre sont ridicules dans leur sérieux. Épictète restait de marbre quand son maître le battait, mais il aurait tout aussi bien pu rire à chaque coup de bâton. Quelle vanité ridicule, en effet, que celle du maître qui prétend donner du sens à sa vie en frappant son esclave ! Les prétentions de l’homme sont bien peu de chose, surtout quand il veut les imposer par la force à ses semblables. Savoir rire du méchant maître, sans tomber dans la haine et l’ironie (car elles aussi sont des prétentions), c’est déjà prendre le dessus sur lui. C’est accepter l’être, tout l’être, dans sa vertigineuse légèreté… C’est rire à la manière de Démocrite.
« L’homme pense, Dieu rit » : ce proverbe juif ne doit pas être un constat tragique : c’est une vérité métaphysique, qui appelle une nouvelle forme de politique. Il ne reste plus qu’à accepter humblement que même les valeurs que nous substituons aux anciennes contiennent les germes du comique, déposés malicieusement par le souffle du rire-dieu. Cela tombe bien… L’humour se caractérise justement par cette sublime acceptation.
|