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Horreur/Épouvante
i-zimbra : Le breitschwanz
 Publié le 30/05/12  -  7 commentaires  -  60923 caractères  -  419 lectures    Autres textes du même auteur

Ma mère a eu un accident cérébral. Une infirmière vient chez nous pendant sa convalescence. Bientôt, nous sommes quatre.


Le breitschwanz


Tout a commencé l'an dernier, vers la fin de l'hiver. Je rentrais du lycée, la concierge m'annonça que Maman était hospitalisée pour une apoplexie. À l'hôpital, j'ai été rassuré de la voir en vie ; elle avait déjà repris connaissance et il n'y avait plus que sa chevelure tout emmêlée pour témoigner de la crise de convulsions.

J'appris qu'en fait d'apoplexie, on appelait ça un AVC. Les médecins sont plus savants que notre concierge, ils ont pourtant dû admettre après tous leurs examens que l'accident, s'il était bien cérébral, n'était pas tellement vasculaire, et je les voyais perplexes. Autre chose les a étonnés bien plus quand ils ont fait le tour de Maman, mais le secret professionnel les empêcha d'en faire état auprès de qui que ce soit.

De l'AVC, elle avait quand même bien des symptômes, et on craignit une hémiplégie. Mais sans doute pas définitive, ce serait une question de semaines ou de mois. Selon le pronostic le plus défavorable, elle retravaillerait avant deux ans.

Pour savoir ce qui avait pu provoquer sa maladie, les pistes habituelles ne donnèrent rien. Ni alcool, ni tabac, ni vie harassante, et la meilleure constitution qu'on puisse souhaiter à quarante ans. On m'interrogea. Est-ce qu'elle avait changé les derniers temps ? Le seul signe avant-coureur, que je ne jugeai pas utile de mentionner, c'est que c'était plutôt moi qui avais changé. J'étais en train de devenir un homme, et cela altérait nos relations. Car elle pouvait bien occulter que c'est elle qui se haussait maintenant pour m'embrasser, ou que je me rasais tous les matins, elle voyait bien qu'elle se faisait rembarrer quand elle me donnait du mon petit cœur. Je lui échappais, et elle en souffrit certainement.

Je n'ai pas d'autre famille que Maman. Ses parents sont décédés avant de m'avoir connu, lui laissant cet appartement où elle a toujours vécu. Quant à mon père, le type qui est allé me reconnaître à la mairie avant ma naissance a bien un nom, mais il a dû s'engager dans la marine juste après. En tout cas, on n'a plus eu de nouvelles – et puis on ne lui connaît pas de famille non plus.

On aurait pu mettre Maman dans un établissement spécialisé, mais les services sociaux auraient dû trouver une solution pour moi aussi, en ma qualité de mineur. Je crois qu'une séparation brutale l'aurait achevée ; je ne lui ai jamais connu beaucoup d'autres centres d'intérêt que moi.

Au terme de son séjour, l'hôpital jugea que malgré la perte de motricité, elle avait « sa tête ». Et l'assurance maladie pouvant payer une aide à domicile, il fut décidé que Maman rentrerait chez elle. Étant donné qu'elle avait des économies, et que je ne suis pas non plus manchot, nous pouvions donc envisager avec sérénité les mois à venir.

La gouvernante sonna à la porte deux heures avant que l'ambulance ne ramène la convalescente. Elle avait eu son diplôme d'infirmière, et commencé d'autres études tout en cherchant ce premier emploi. Lydie avait vingt ans. Maman la connaissait de vue parce que c'est une fille du quartier. Et moi un peu mieux. Ma première année au collège, elle y était encore, et c'était elle que je regardais le plus. Elle était plutôt jolie. Et surtout très gentille, ce qui facilita grandement l'adaptation à notre nouvelle vie.

Lydie dormit chez nous les dix premiers jours, ensuite elle arrivait le matin avant mon départ et rentrait chez elle le soir.


Maman est une très belle femme. Elle n'a pas manqué d'hommes pour lui faire la cour. Pour reprendre un mot souvent entendu, elle a un visage de madone, qui les subjuguait tous. Mais qui promettait sans doute un déficit de gaudriole. De tous ceux qui se sont présentés, il y en a que j'aurais bien pris comme papas. Ils y ont tous cru un moment, mais ça n'accrochait jamais. S'il y en a qui sont venus à la maison, j'étais couché. On leur ouvrait la porte, mais pour partir aussitôt au cinéma, et si elle me mettait entre eux deux, l’affaire était mal engagée. Certains payaient des super restaurants, mais celui qui m'offrait un deuxième dessert ou était trop copain avec moi, je savais que c'était fichu pour lui. Tout l'amour de Maman était pour moi, et seulement le sien.

À force de voir leurs avances repoussées, ils finissaient par renoncer. Je me souviens que pour décourager un soupirant un peu collant, mon père était l'argument, car c'étaient les seules fois où j'en entendais parler. Quand je repensais à eux, je les imaginais auprès d'une femme marrante et chatouilleuse, qu'ils ne savaient pas apprécier, choisie pour faire passer l'amertume qu'ils conservaient de l'amour impossible avec Maman.

S'il y eut jamais une mère possessive, c'est bien elle. On pourrait croire que je me serais ratatiné sous son amour étouffant, mais je crois qu'il n'en est rien. Lors de toutes les heures où elle était au travail, je profitais de beaucoup de liberté. D'abord j'appris la débrouille, parce qu'il n'y avait personne d'autre pour m'éduquer ; elle n'a jamais pu laisser ma garde à une autre femme. Bien sûr, il y avait l'école, mais j'assimilais assez vite. Alors, quand elle rentrait et me demandait si j'avais appris mes leçons, ma réponse n'était pas un mensonge : je les savais déjà quand sonnait la sortie. Et après l'école, je traînais. De préférence assez loin, parce que les femmes du quartier lui auraient cafté. Une autre fois, je raconterai le mercredi, journée de l'émancipation de l'enfant !

Je disais que Maman était belle. Il n'est pas inutile de le redire. Je pourrais donner des détails morphologiques, si je ne craignais que ce soit mal perçu venant d'un fils. En la regardant de son profil gauche, son accident ne paraissait pas l'avoir vieillie. Elle avait toujours eu la peau très blanche et elle revenait juste un peu plus pâle. Mais du côté où résidait son mal, elle s'était ternie, un peu grise. La peau, mais aussi sa belle chevelure châtain foncé. Oh elle n'avait aucun cheveu gris, mais comparés au brillant et à la souplesse qui continuaient de resplendir au-delà de la raie, ils étaient plats, fourchus, et pour tout dire bien dans l'allure du profil droit, crispé, morne. Et plus encore, mais à l'époque, on préférait dire malade.


Elle était maintenant en fauteuil roulant. On parla d'hémiparésie : elle n'était pas paralysée, mais devait réapprendre à commander la moitié d'elle-même partie en divagation.

Perte de motricité du côté droit. Diagnostic hâtif bâti sur un préjugé. Pourquoi pas « perte de motricité du côté gauche » ? Parce que le droit ne bougeait pas beaucoup, et que le gauche avait des gestes plus conformes à la doctrine utilitariste. Mais on aurait pu aussi bien dire que le côté droit avait du mal à retrouver l'usage du côté gauche.

On dit : le côté gauche peut marcher, et pas le côté droit, il y a handicap. À la limite, on peut dire : le côté droit veut rester tranquille, et le côté gauche a la bougeotte. Et puis, il y a une chose qui n'a pas été éclaircie. On voyait Maman capable de se lever et se tenir debout sur une jambe ; l'autre refusait de suivre le mouvement. Or, plusieurs nuits, il nous est arrivé d'être réveillés par le boum qu'elle faisait en tombant de son lit. Pas juste du lit ; on la ramassait un mètre plus loin, elle s'était donc levée. Je soupçonnais que sa patte folle essayait de l'entraîner dans des expéditions nocturnes et que c'est le côté sain qui refusait d'obéir.

En général, le côté droit ne faisait pas grand-chose, mais il faisait quand même un peu ce qu'il voulait. Par exemple, Maman ne sucrait jamais son yaourt avec sa main droite, mais j'ai vu celle-ci sucrer la mayonnaise, ou bien pousser le verre pendant que l'autre le remplissait. Ça pouvait être amusant à voir.

Un strabisme convergent, c'est comique parce que tout le monde sait loucher ; mais s'il est divergent, ça fait déjà moins rire. Ce que faisait l'œil droit de Maman était à même de susciter des frissons d'angoisse. Il était constamment affolé, et paraissait appartenir à quelqu'un de complètement perdu – voire éperdu –, arrivé accidentellement d'une exoplanète. Et il y avait les rictus, affreux. De profil on s'y faisait, mais de face il fallait du flegme. On connaît l'expression vulgaire, et surtout indélicate : « Elle a un œil qui dit merde à l'autre ». Dans le cas de Maman, il lui disait bien d'autres choses pas tellement mieuxveillantes. Il n'est pas agréable de voir une personne faire des mimiques dans le dos d'une autre. Encore moins quand elle les fait dans son portrait.

Des voisines et ses relations de travail vinrent en visite. Ensuite, elles se sont contentées de téléphoner de temps en temps. Effrayées, bien sûr.


Maman était donc dédoublée. Au bout d'un mois, j'en parlais au médecin lors de sa visite hebdomadaire, mais il n'accorda aucune attention à mes dires ou à ceux de Lydie. À mon avis, hors des signes cliniques qu'il observait lui-même, rien n'avait de valeur à ses yeux. Les médecins en voient de toutes les couleurs, c'est certain. Il a pensé qu'on s'affolait pour rien, que le pathologique nous paraissait étrange parce qu'on ne le côtoyait pas comme lui au quotidien… Il n'y a pas de cas bizarre qui ne soit répertorié, rien n'est surnaturel, et les gens qui n'ont pas fait médecine sont à la merci de la superstition, telle devait être son opinion. Aussi, quand la situation empira, nous ne lui avons plus rien dit. Et j'avais même tendance à la lui cacher ; son infatuation m'avait refroidi et je craignais qu'il ne s'intéresse au cas Maman que dans la perspective de coller son nom à lui sur sa maladie à elle.

Quant à la kiné chez qui nous allions régulièrement, elle s'en tenait à son domaine, qui n'est pas la tératologie, et Maman faisait l'économie de ses comportements les plus aberrants lors de ses séances.


Notre vie devint assez vite un huis clos, et ça n'a pas toujours été pour détendre l'ambiance. Mais puisqu'on m'avait assuré qu'elle irait en s'arrangeant…


Je commençais à part moi à nommer Mam' le côté handicapé de Maman, et 'Man son côté gauche. 'Man demeurait telle que je connaissais Maman, abstraction faite de sa légère aphasie ; elle restait l'image de l'amour, de la bonté, de la tendresse, et de la sérénité. L'infini divisé par deux ne se réduit pas.

Et quand je regardais Mam', il était impossible de concevoir que l'autre profil affichait l'image maternelle. Mam' semblait une autre personne, et plutôt inamicale avec 'Man.

Je m'installais parfois à droite de Maman, donc seul avec Mam' tant que la tête ne se tournait pas. Quand l'œil se fixait un instant dans le mien, je ne ressentais pas la possibilité d'un échange, c'était comme si elle observait tout depuis l'extérieur. C'était comme si elle se croyait derrière une glace sans tain, incapable de réaliser que c'est elle que je regardais, que c'est à elle que je m'adressais.

Il me restait pourtant un doute sur sa volonté de communiquer ou pas. Mais je ne prenais pas ses contorsions faciales comme un effort pour y arriver. Elles étaient pure expression de l'âme. Souffrance, saleté, désespoir, sont des mots ; ils n'expriment pas ce que figurait ce demi-visage révoltant. Si une chose la poursuivait depuis le monde d'où elle venait, ou bien l'empêchait d'y retourner, je pensais devoir l'aider à trouver dans ce monde-ci un moyen opportun de l'en délivrer.

Mais elle ne laissait deviner aucune attente de quoi que ce soit, et ne réagissait pas aux stimuli extérieurs (dont j'exclus les gestes et les paroles de 'Man). Sa voix gutturale, hachée par les mouvements tétaniques de la mandibule, essayait parfois de se mêler de ce que disait 'Man – qu'il fallait alors faire répéter car c'était un duplex indécodable. Mam' parlait rarement seule, si c’est ce qu’elle faisait en produisant ses borborygmes, chuintements et cliquetis.

'Man ne semblait pas s'apercevoir de cette présence, ce n'était pour elle que la moitié de son corps qu'elle tentait de réinvestir pour vaincre sa maladie. Le docteur, qui passait chaque semaine, trouvait qu'elle allait mieux. Tu parles, Charles ! Mam' le voyait arriver, elle le roulait dans la farine ! Son œil regardait droit devant ou suivait ceux du docteur quand il lui parlait, et elle s'appliquait aux exercices de motricité. Bien synchronisée avec 'Man, laquelle était contente d'elle-même.

Mais il fallait vivre avec pour se rendre compte que Mam' collaborait bien peu aux efforts de 'Man.


Maman mangeait à table avec Lydie et moi, tenant sa fourchette de sa main gauche. Un jour qu'elle semblait effectivement mieux, j'ai voulu lui mettre un couteau dans la main droite pour qu'elle essaye de couper ses aliments toute seule. Mam' l'a pris sans trop de peine, et commençait à chipoter sa pomme de terre en tremblotant, quand, en un éclair et d'une jonglerie sidérante, elle fit passer le couteau dans l'autre sens et attaqua 'Man. Je me suis précipité à son secours ; elle avait laissé tomber sa fourchette et avait pu saisir le poignet, qu'elle ne lâchait pas de l'œil, tandis que celui de Mam' s'exorbitait avec mauvaiseté en direction de son voisin. J'ai désarmé l'agresseure avant qu'elle ne réussisse à porter un deuxième coup. Heureusement ce n'était qu'un couteau de table.


– Tu as vu ça !? demandai-je à Lydie, qui ouvrait déjà le corsage de la victime pour nettoyer sa plaie au sein.


Bien sûr, elle l'avait vu comme moi, et elle était horrifiée.


– Elle est méchante ! fis-je. Ma pauvre 'Man !

– Mais c'est la même personne, non ? dit Lydie. Elle est folle ! articula-t-elle pour que je lise sur ses lèvres. Ou bien c'est moi ?


Nous étions sous le choc. Mais 'Man était juste ennuyée, elle s'excusait, comme si elle avait commis une maladresse. « Il faut que je me contrôle », c'est tout ce qu'elle avait à en dire. L'après-midi, j'ai prévenu la « vie scolaire » que je serais absent, et Lydie et moi avons gardé en permanence un œil sur elles.

Au dîner, 'Man a mangé avec application. L'autre regardait complètement ailleurs, leva l'œil au ciel à une réflexion de 'Man, et sa main se tint aussi à l'écart, venant une fois sur la table, par défi peut-être, avançant de-ci de-là en se servant de ses doigts comme de pattes.

À minuit, encore retourné par l'acte de sauvagerie qui se rejouait dans ma tête, je ne dormais pas. D'ailleurs, il fallait bien s'assurer régulièrement que 'Man ne se faisait pas étrangler dans son sommeil. Lydie n'avait pas voulu me laisser et avait repris sa chambre comme aux premiers temps. Mais elle ne dormait pas plus que moi.

Au milieu de la nuit, nous discutions à la cuisine. Je lui conseillai d'aller s'allonger, il était inutile de veiller tous les deux. Mais nous avions besoin de parler de ça pour l'exorciser.


– Quand on veut se tuer soi-même, dis-je, c'est un suicide. Mais là, c'est quoi ?

– Euh… Un schizocide !?

– Mais bien sûr ! ironisai-je. On s'affolait pour bien peu, c'est juste neurologique !

– Pour moi, c'est un cauchemar.

– Tiens, raconte-moi ton pire cauchemar, ça nous déridera.

– Le pire, c'est celui que fait un enfant innocent et sans défense quand il prend conscience de l'existence du mal. Il ne l'oublie pas de sa vie… Moi, j'étais devant une toute petite cage où se trouvait un petit monstre rouge furieux. Il frappait les barreaux avec une violence inouïe, ne me quittait pas des yeux, et éructait tout ce qu'il pouvait. J'étais paralysée de peur. Je l'ai peut-être fait trois fois. Et toi ?

– Eh bien comme toi, je ne le fais plus depuis longtemps : je me noyais… Jusqu'à ce que Maman, réveillée par mes cris, vienne me délivrer. Elle allumait la lumière, m'attrapait dans ses bras, et je m'éveillais enfin de l'horreur, encore tout suffocant. Ensuite, elle me consolait en me berçant jusqu'à ce que je me rendorme.


Lydie, qui pourtant avait ri en racontant son mauvais rêve d'enfant, resta interdite quelques secondes, agitée de tremblements nerveux, qui cessèrent quand ses beaux yeux se mouillèrent de larmes. Elle devait vraiment avoir besoin de sommeil ; je le lui recommandai derechef. En même temps je l'ai serrée dans mes bras pour la calmer.

C'est à partir de cette étreinte que nous avons pris conscience des sentiments que nous avions l'un pour l'autre. Quelques jours plus tard, nous étions amants.

L'agression s'était produite un vendredi de juin. Le samedi et le dimanche, il n'y eut pas de récidive. Quinze jours après, mes examens terminés, j'accueillis les vacances avec soulagement, et pus aider Lydie. Bien sûr, dans une situation normale, j'aurais aussi trouvé naturel de la décharger de la compagnie de Maman la moitié du temps.


Le soir, j'allais toujours revoir la malade dans sa chambre quand elle était endormie, bien que j'eusse installé une sonnette près de son lit. La nuit – moins réparatrice depuis quelque temps pour une autre raison – je pouvais y retourner, soit que le silence m'inquiétait, soit qu'un bruit me réveillait. Comme la fois où je perçus des sortes de clabaudements et de bramements. N'imaginant pas qu'on chassât à courre en nocturne, je me levai et trouvai Mam' l'œil ouvert dans un rayon de lune. J'essuyai un peu de bave sur sa lèvre et m'assis quelques minutes à son chevet avant d'aller me recoucher.


À la maison s'étaient formés deux couples : une personne en fission, et deux personnes en fusion. Si les fusionnants voyaient la fission de la personne fendue mieux qu'elle-même, peut-être que la fendue voyait notre fusion mieux que Lydie et moi. Bien que peu enclins par tempérament à la dissimulation, nous ne montrions rien de notre relation à Maman, eu égard à sa santé. Mais il a pu y avoir des signes – des riens – qui nous ont échappé. Un matin, levé le dernier, j'embrassai 'Man et dis bonjour à Lydie d'un baiser sur les deux joues, et il dut y avoir dans notre geste plus de privauté que de familiarité, car j'aperçus les deux yeux de Maman arrêtés sur nous. 'Man rougit et un muscle de son cou tirait le coin de sa bouche vers le bas. Simultanément, je crus voir chez Mam' quelque chose d'adouci, et un mouvement de bouche que, parce qu'il n'était pas abominable, je pris pour un sourire.

J'étais habitué à voir Mam' prendre le contre-pied de 'Man, mais celle-ci avait bien montré une pointe de déception. Elle n'avait pas l'œil dans sa poche et je décidai de m'en méfier. Lydie et moi fîmes alors très attention à la manière de nous parler, de nous regarder ou de nous frôler. Je crois que 'Man fut bientôt tranquillisée à notre sujet.


On avait toujours parfois du mal à tenir une conversation avec 'Man à cause des mugissements et des clappements avec lesquels Mam' pouvait lui polluer l'élocution. Mais si Mam' la laissait parler, elle pouvait aussi ponctuer les phrases de 'Man d'une sorte d'écholalie désaccordée, à laquelle on ne cherchait aucun sens. À la longue, je repérai tout de même dans ce baragouin la récurrence de quelques phonèmes et de certaines inflexions. Je soupçonnai qu'ils soient vraiment des éléments linguistiques ; j'étudie l'allemand, et à partir de mon hypothèse, je reconnus bientôt dans les émissions sonores mam'esques des accents de langue germanique.

Je tiens ici à assurer mes amis allemands que je n'assimile nullement la langue de Goethe à la terrible phonétique de Mam'.


Mais voici comment j'allais acquérir la conviction que Mam' était allemande. On était au milieu de l'été. Nous profitions de la douceur et des senteurs du soir sur le balcon. Nous avions l'impression d'être dehors. Car il faut dire que nous hésitions à sortir vraiment, et c'est souvent 'Man qui y renonçait : « Je ne suis pas très présentable… » – Non, Maman, tu crois ?

Le quartier baignait dans une effervescence insouciante. Sportifs, politiciens et toute la faune des talk-shows en congés annuels, on laissait les postes éteints et on découvrait qu'on avait des voisins. 'Man était concentrée sur les conversations qui montaient des cours, des jardins, et des appartements – les fenêtres étant ouvertes. Dehors la vie s'épanchait. Ça jouait, sifflait, roucoulait, froufroutait. Mam' opposait un affligeant contraste à toute cette gaieté. Lui tenant la main, je me sentais assis au bord d'un trou noir menaçant d'absorber la galaxie. Pensant ne parler que pour moi-même, je lui chuchotai :


– Mais d'où tu sors, Mam' ?

– … Euh… le…

– Höhle ? Tu sors de ta caverne ?


L'œil s'écarquilla et le gosier reprit son raclement :

– … Euh… le…

– J'ai mal compris ? Peut-être Hölle, alors ?…


Les grimaces et les émissions rauques cessèrent, et l'œil se figea, mi-clos, dans une infinie tristesse.


– Ach so : Enfer… Lydie, je viens de communiquer avec une entité qui nous vient tout droit de l'enfer.

– Elle te l'a dit… Et en allemand. Mais oui bien sûr.

– Alors que Maman ne parle pas un mot d'allemand.

– Moi, je n'ai entendu qu'un grognement. Continue ton délire, et tu vas devenir cinglé. Achtung ! Tu entends comme je parle allemand ? Cent fois mieux qu'elle. Et j'ai fait anglais-italien.


Je n'avais pas d'argument à faire valoir contre la sagesse de Lydie, mais j'étais décidé à suivre mon idée, et à guetter des signes de ce côté-là.

Comme un fait exprès, en quelques minutes le vent se leva, le ciel se couvrit, et un gros orage envoya tout le monde se coucher, fertilisant sans doute encore mon imagination.

Les jours suivants, je fis d'autres tentatives pour faire communiquer Mam', mais sans succès. J'essayai aussi le langage écrit, mais l'œil, quand il s'arrêtait sur le papier, ne semblait pas lire. Soit que Mam' n'en avait pas la capacité, soit que 'Man avait repris du self-control.


Quand s'abattit la grande chaleur d'août, nous étions bien à la maison. Mais beaucoup de gens étant partis en vacances, on sortait aussi plus volontiers. Maman souhaita aller au jardin. Nous en possédons un à la campagne – à la sortie de la ville en fait. C'était une bonne promenade pour y aller ; et la même pour revenir. Car bien que Lydie eût pu la conduire, Maman avait préféré vendre son auto plutôt que de la laisser finir de rouiller dehors jusqu'à sa guérison.

Nous trouvâmes le jardin envahi d'herbes folles. 'Man n'était pas contente parce que je ne m'en étais pas occupé. Nous y sommes allés plusieurs fois. Je faisais du nettoyage pendant que Lydie vidait la brouette, cueillait les prunes, faisait de la balançoire ou poussait quelquefois Maman. Mais celle-ci passait le plus clair de son temps sur son fauteuil roulant, à l'ombre. La première fois, nous l'avions allongée sur l'herbe après le pique-nique, et elle avait commencé une sieste. Nous étions partis nous embrasser au fond du jardin quand nous avons entendu crier. Accourus pour la relever, nous fûmes saisis d'un haut-le-cœur. Tout ce que l'humus du jardin comptait d'espèces d'insectes et de vers s'était précipité vers la surface pour coloniser l'épiderme de Mam'.

J'ai retiré la vermine avec mes doigts et des brindilles, et il a fallu ensuite trouver un dermatologue en urgence en plein mois d'août. Il a prescrit une pommade, et il a dit qu'on pourrait envisager de la chirurgie faciale si jamais elle ne retrouvait pas son aspect antérieur. Antérieur au sens primitif ?


Pommade pour les mœurs, la musique est aussi le langage de l'âme. Quand nous mettions la radio, je choisissais les programmes de musique classique qui diffusaient des lieder. Sans beaucoup d'effet sur Mam', peut-être parce que cela l'apaisait au lieu de favoriser une réaction. Un jour pourtant, une présentatrice annonça Frauenliebe und Leben de Schumann. On en était à l'avant-dernier lied quand je vis un liquide lacrymal s'écouler sur la demi-face décomposée de Mam'. Impassible, 'Man sortit son mouchoir, essuya l'œil et la joue de Mam', et coupa l'envolée lyrique de la cantatrice :


– Qu'est-ce qu'elle chante, celle-là ?


Je traduisis les mots qui avaient précédé les larmes :


– C'est une mère qui chante ; il y a ça par exemple : Seule celle qui allaite, seule celle-là aime l'enfant à qui elle donne à manger.

– Elle chante ça ?! Oh comme c'est vrai ! Je suis on ne peut plus d'accord avec ça.


Très bizarre. Je commençais à voir en plus de Mam' et de 'Man, des manifestations de l'inconscient de 'Man… et combien d'autres encore planquées tout au fond ?


Peu après la rentrée des classes, Lydie se déclara enceinte. Nous nous en sommes réjouis tous les deux. En d'autres circonstances, nous aurions sans doute planifié différemment l'heureux événement. C'est beau l'insouciance de la jeunesse… Elle explique aussi que nous ayons pu supporter le comportement plus qu'extravagant de ma mère.

Lydie, qui vivait avec moi depuis trois mois, rendit les clés de son appartement. Il n'y aurait plus qu'à mettre sa belle-mère devant le fait accompli. En la préparant au choc, mais avant qu'elle ne remarque le ventre de Lydie. Elle n'imaginait certainement même pas que nous couchions ensemble.


Toujours raillé par ma compagne, je persistais à dire que Mam' parlait l'allemand (dont 'Man ne comprenait pas trois mots). Un mercredi après le déjeuner, je tenais compagnie à Maman dans la salle à manger. Dehors il tombait des cordes, j'avais allumé. Assis à la table, je faisais mes devoirs à sa droite, j'avais donc Mam' de trois quarts face ; 'Man était dans son magazine. Ma chimie terminée, je me mis à enchaîner des phrases de mon livre d'allemand, mezza-voce, mes yeux allant et venant des pages du livre à la physionomie de mon auditrice supposée. Pas de réaction spéciale – au moins ça me faisait réviser. Jusqu'à ce que je cite ce proverbe : Der Apfel fällt nicht weit von dem Baum ; littéralement : la pomme ne tombe pas loin de l'arbre. Enfin elle réagit :


– Aaab…


J'aurais juré que le mot qui voulait sortir était aber. Je vins m'accroupir à son côté :


– Mais… ? Mais quoi ? Aber was ?


Toute à sa lecture, 'Man devait penser que j'étais toujours à ma leçon. Mam' fixait quelque chose. Dans la direction de son regard, je ne vis que la corbeille de fruits. J'y pris une pomme, puis ne sachant qu'en faire, la lui mis dans la main. Elle la leva à dix centimètres au-dessus de la table, la tint cinq secondes, comme si elle réclamait mon attention, puis la lâcha. La pomme roula doucement sur la table, et passa devant 'Man qui la rattrapa juste avant qu'elle ne tombe par terre.


– Repose ce fruit, mon petit cœur, on ne joue pas avec la nourriture.


J'allai raconter l'épisode à Lydie en l'aidant à vider le lave-vaisselle. Et lui expliquai que le proverbe était l'équivalent de Tel père, tel fils.


– C'est même plus joli, remarqua-t-elle. Alors tu as dit Apfel et elle a regardé une pomme, par un hasard vraiment extraordinaire puisqu'il y avait des pommes à côté. Ça n'est pas encore convaincant, je suis désolée. Mais admettons : elle pensait à toi sans doute, telle mère, tel fils. Tu es la pomme qui tombe de l'arbre qui est ta mère. Mais ta mère est trop possessive et te rattrape. Hum… Médite, médite, mon petit bonhomme…

– … assis sur une pomme. C'est ce que je vais faire.


Mam' s'était exprimée aussi clairement qu'elle pouvait. Quand j'eus la solution cela me parut enfantin, mais aussi il n'est pire sot que celui qui a peur de comprendre.


Il y avait des hauts et des bas. Quand Mam' prenait de la vigueur, sa détresse, ou du moins le chagrin qu'elle suscitait chez nous, grandissait. Tandis que les traits de 'Man prenaient une plastique plus gourmée. Sa carnation se faisait moins carnée, évoquant l'albâtre d'une statue. Une statue ne fait pas peur ; mais une statue animée, c'est saisissant. Moins mobile, l'harmonie naturelle gagnait en plénitude. Le médecin lui disait qu'elle était en beauté. Je comprenais ce qu'il voulait dire mais c'était une beauté un peu inhumaine. Elle se montrait toujours flattée de ses compliments. Maman aime les médecins – l’homme qui avait presque obtenu sa main l’était – et elle veut que je fasse médecine.

Quand au contraire Mam' refluait, je retrouvais Maman sur l'autre profil, avec son énergie et sa joie, et réellement embellie. Mais jamais je ne pensai qu'elle récupérait sur la maladie. Juste sur Mam'. La tension entourant leur lutte était palpable.

Je ne lui parlais jamais du phénomène dont elle était le siège. Si elle s'en était rendu compte elle-même, cela aurait marqué un progrès.


Je fis encore des tentatives, de temps à autre, pour pénétrer l'esprit de Mam', mais qui ne donnèrent rien du tout. Lydie me fit remarquer que ce n'était pas en essayant de réveiller Mam' que ma mère allait guérir. Je ne pouvais pas lui donner tort. D'ailleurs, lors de la visite du médecin, je réalisai qu'il s'était déjà passé six mois depuis l'apparition de Mam', que le médecin et 'Man ignoraient son existence, et que Lydie, malgré son léger changement de statut, n'était pas payée pour faire des expériences paranormales avec un paraphrène. Si c'est ce que je devenais – car je devais bien admettre le peu de progrès fait avec Mam'. Lydie ne niait pourtant pas son existence, il lui arriva même de mettre quatre couverts à table !

Je laissai donc un peu tomber l'infernale voyageuse, pour penser à l'autre lourde responsabilité qui m'attendait dans six autres mois.

Néanmoins, un soir, 'Man s'était assoupie sur le sofa après le dîner (avec sa rééducation, elle avait quelques journées fatigantes). Mam' ne dormait pas, elle était même spécialement mobile. Je m'assis à son côté :


– Parle-moi encore du pommier… Apfelbaum…


Son œil s'arrêta au-dessus de mon épaule. Je vis le petit bloc sur le buffet, l'attrapai avec le crayon, que je lui tendis, bien sur le côté, en cachette de 'Man. Elle commença à griffonner quelque chose, mais soudain la tête pivota et je me trouvai face au regard réprobateur de 'Man, qui vit le feuillet, l'arracha, le chiffonna, et se le fourra dans la bouche.


– Maman, recrache ça ! Tu vas t'étouffer !


Elle s'étouffait si bien qu'elle était forcée de garder la bouche ouverte. Lydie réussit à plonger deux doigts au fond de son gosier et en extirpa la boule de papier, que je défroissai.


– Qu'est-ce qui est écrit ? demanda Lydie.

– Rien, mentis-je, un misérable gribouillis ! Je ne sais pas ce qui t'a pris, Maman !


Quand Maman fut couchée, je pris le feuillet que j'avais ressorti de la poubelle, et installé sur notre lit près de Lydie, je commençai à l'examiner.


Schau

– Elle parle allemand et elle écrit chinois !

– Pas shao, regarde : Schau… Mais qu'est-ce qu'elle veut qu'on regarde ?

– Ça veut dire regarde ?

– À peu près.

– Mais elle n'a peut-être pas terminé. Tu as lu La Vallée de la peur ? Il y a aussi un mot allemand, et on ne sait pas si ce n'est pas un prénom de fille qu'on n'aurait pas eu le temps de finir d'écrire.

– Tu veux parler de l'Étude en rouge, c'était le mot vengeance. Ça lui irait bien, à elle.

– Tu vois, il y a un début de trait qui monte après le u.

– Alors, qu'est-ce que je connais comme mot… Il y a Schauder qui signifie horreur.

– Oh mais on n'en sortira pas…

– Et puis Schaufel : une pelle. Elle veut que je creuse ?

– Passe-moi ton pull, j'ai des frissons.

– Mon dictionnaire… Qu'est-ce qu'il donne encore… Ah, Schaukel : la balançoire.

– Elle veut retourner au jardin, c'est tout. Tu en profiteras pour ramasser les feuilles avec la pelle.

– Tu as raison : c'est amusant, mais on se casse la tête pour rien.


Je notai cependant que la balançoire de notre jardin était bien suspendue à un pommier ; celui-là même qui donnait les beaux fruits jaunes lavés de rouge qui avaient attiré le regard de Mam'.

Quand on croit avoir fait un grand pas en avant, bien souvent ensuite c'est le sur-place total. Il ne fallait certainement pas s'en plaindre. Les jours suivants, 'Man accentua sa vigilance, et même retrouva plus d'empire sur son individu. Mam' était toujours visible mais elle s'atténuait. Ce n'était pas que la pommade.

Je retrouvais toute la bonne humeur d'antan, elle devenait enjouée, paraissait même pleine d'humour – ce qui n'était qu'une posture, car Maman, je suis navré de le dire, n'a jamais eu tellement d'humour.


Trouvant le moment opportun, je lui appris la situation de Lydie, le point délicat étant bien sûr que j'y étais mêlé. Toutes deux eurent un choc et contemplèrent sans ciller la jeune femme fécondée. Pendant quelques minutes, 'Man me considéra comme un garnement cachottier qui avait désobligé sa mère. Ensuite, elle changea d'attitude et bientôt elle rayonna de joie.

Mam' trahit une émotion où, pour intense qu'elle fût, je ne pus discerner entre l'effroi et la tendresse (me comprendra qui a un jour croisé sur son chemin la face grise veinée de glauque – où s'écoule la chassie fétide d'un globe ostréiculaire emmétrope et pénétrant – d'une incarnation de l'étrange).

Puis quand 'Man manifesta sa joie, montèrent de l'intérieur de la cage thoracique, lointaines, les plaintes d'un animal qu'on aurait frappé.


'Man reprit du poil de la bête. Nous avions désormais affaire à une femme dynamique. Elle se disait décidée à en sortir, et motivée, parce qu'il fallait qu'elle soit rétablie pour s'occuper du bébé qui allait naître. Elle faisait de nouveau sa maîtresse de maison, décidant du menu, s'occupant de la liste des courses, et faisant facilement ses comptes. Ce n'était pas beaucoup en soi, mais elle l'accomplissait avec une opiniâtreté qui forçait le respect.

Maman guérissait peut-être, mais je n'arrivais pas à m'ôter de l'idée, quand elle se servait de sa main droite, que c'était 'Man en train d'asservir Mam'. Celle-ci disparut presque, et pour nous qui la connaissions, il était clair qu'elle était tombée sous la coupe de 'Man. Elle lui coupait maintenant sa viande – sous notre étroite surveillance – et l'œil de 'Man, inflexible, suivait son geste, appliqué à ne pas perdre quelque lien invisible. Un enfant concentré sur sa télécommande, avec son robot, ou un hypnotiseur dirigeant son fluide sur le sujet envoûté, ont une attitude similaire.

Le jour où le docteur vit Maman lui ouvrir la porte en se soutenant d'une seule béquille, il la félicita de sa volonté. Et en repartant, il promit que si elle continuait de soigner son moral, ce « meilleur remède », sous peu elle dominerait à nouveau ses centres moteurs. En fait de domination, j'apercevais nettement une dominante et une dominée.


Pendant deux ou trois mois, il n'y eut pas de faits très marquants. Aussi, j'ajoute cette anecdote, parce qu'elle m'attrista autant qu'une plongée dans l'œil de Mam'. Un dimanche où il faisait beau, nous décidâmes naturellement de prendre l'air. Maman serait bien allée jusqu'au jardin – bien qu'en forme, elle se serait surtout fait pousser – mais j'entendais déjà son tendre reproche : tu aurais quand même pu venir ramasser les feuilles. Comme si je n'avais que ça à faire. Le froid commençant à piquer, nous convînmes finalement d'aller moins loin, c'est-à-dire au centre-ville.

Nous nous préparions donc pour sortir – la météo avait annoncé de la neige en montagne. Maman dit :


– Je vais mettre mon breitschwanz. Tu veux aller me le chercher, mon chéri ?


Devant le placard, Lydie me glissa, taquine :


– Elle connaît deux mots d'allemand.

– C'est sa fourrure en agneau.

– Oui, je sais… Demande-lui quel genre d'agneau.

– Mmm… ?


– Voilà, Maman, enfile ton manteau… C'est bien de l'agneau, n'est-ce pas ?

– Oui, c'est un mignon petit caracul.


Je restai comme un idiot. Le caracul me trotta dans la tête pendant toute la promenade, et Lydie me montrait bien qu'elle s'en amusait. Comme j'avais laissé Maman quelques instants en station devant une vitrine, Lydie me dit en passant : « Faute de caracal, on caracole en caracul. »

Fier, je ne lui demandai rien, mais le soir, dans la chambre, j'ouvris le dictionnaire encyclopédique en signe de capitulation.


– Ha, on s'instruit ? fit-elle.

– Cara… caracal… d'accord… Caraco…

– Comme celui que tu m'as déchiré la première fois. Je le garderai toujours.

– Caracole, caracul : voir karakul. Pfff… K, karaté, karakul ! voilà… Et ça parle du breitschwanz… C'est pas vrai… On fait ça ?… Quelle horreur !

– Mais nous, les femmes, ne sommes pas censées savoir d'où ça vient.

– Pas sensées… non. C'est humain, ça ? La SPA est au courant ?

– Rien de ce qu'on dit inhumain n'est inhumain, conclut la future maman, dont la causticité s’était tournée vers l’humanité entière.


À présent, 'Man récupérait bien. D'un jour à l'autre, la force d'inertie de Mam' pouvait revenir lui créer des embûches, mais à l'échelle des semaines, il était clair que 'Man reprenait tout le terrain sur Mam'. Elle était implacable. À Noël, elle ouvrit ses cadeaux toute seule, et se leva pour venir nous embrasser.

N'était le froid, on n'aurait même plus pensé, quand on sortait, à au moins la couvrir d'un carré de soie. C'était maintenant une avancée inexorable du doux visage sur l'âpre faciès, et Maman pouvait se regarder triomphalement dans la glace.


Un jour, le docteur lui prédit qu'elle courrait bientôt. On s'est quand même regardés, avec Lydie : mon Dieu quelle joie, mais pourvu que tout se passe bien. Et la fois d’après, il a commis une indiscrétion, croyant pouvoir partager ce qui, dans le dossier de Maman, relevait du secret professionnel, avec la professionnelle Lydie. Et elle me l'a répété. Je n'y ai pas cru. Comment pouvais-je ? Enfin, je voulais bien y croire, mais ça ne changeait rien, Maman restait Maman. Et de toute façon, il aurait fallu qu'on soit capable de me dire ce qui était arrivé à ma mère.


J'eus alors une période difficile. Quelque chose était cassé. Les yeux maternels, ces yeux aimants, je ne pouvais plus les voir. Au lycée, je me sentais devenir agressif quand on me souriait. J'avais envie de répondre par une grimace de Mam'. J'en arrivai à demander à Lydie de ne pas me regarder tendrement – ça me déprimait. Je ressentais mes propres sourires comme forcés. L'hypocrisie était partout, je ne me faisais plus confiance moi-même. Mais Lydie sut m'aider. Elle m'expliqua que « chez l'humain, c'est d'abord le regard des autres qui détermine les comportements. C'est attesté. Que l'œil soit charmeur, indifférent, complice, moqueur, soupçonneux, inquisiteur, réprobateur, noir, vengeur ; que le regard soit en coin, de travers, ou assassin ; qu'on te fasse les gros yeux ou les yeux doux ; tous te disent si tu es aimable ou repoussant. La façon dont on se sent regardé est un miroir plus fidèle que celui de la salle de bains. Par mimétisme ou parce que c'est valorisant, on peut devenir ce que les autres nous renvoient de nous-mêmes. Dans le miroir que te tend ta mère, ce n'est pas toi, c'est son idéal maternel. Il n'y a pas qu’elle ; la société est un Palais des glaces, certaines très déformantes. Si tu as peur de t'y perdre, deviens ermite et ne vis qu'avec toi-même. Ou ophtalmo : peut-être qu'après ta journée tu ne verrais plus mes yeux que comme des organes, et que tu prendrais mon regard enflammé pour une inflammation. »


Je redevins social. Non, je n'étais pas obligé de me laisser pourchasser par la culpabilité et la paranoïa, comme Caïn, jusque dans la tombe. L'œil de Mam', cet œil d'outre-tombe, m’avait troublé l'esprit et les nerfs. C’était fini ; je devais retrouver une vie plus saine maintenant que l’œil ne pourchassait plus Maman. Que lui avait-elle donc fait ?

Janvier et février passèrent. On ne sortait presque pas, il fit un temps épouvantable. Mais Maman, pour prix de ses efforts acharnés, voyait son éclaircie.


Lydie n'était plus qu'à six semaines du terme. La valise, le trousseau, tout était prêt, et le soir, je rentrais à la maison un peu tremblant, parce que moi je ne savais pas si j'étais prêt à ce qui pouvait arriver maintenant d'un moment à l'autre.

Je n'étais pas prêt du tout à ce qui est d'abord arrivé. En entrant, je vis des traces de violence, un grand couteau cassé par terre, et la porte de notre chambre ensanglantée et en copeaux, entrouverte mais bloquée par un meuble. Flageolant, j'appelai Lydie, qui répondit de derrière la porte ! Le timbre de sa voix était extrêmement inquiétant, mais elle m'assura qu'elle était entière et que ses nerfs tenaient encore.


– Qu'est-ce qui s'est passé ? Où est Maman ?

– Ta mère a essayé de me tuer, je ne sais pas où elle est.


Le temps d'apercevoir la silhouette de Maman dans sa chambre, je l'enfermai à double tour, et après en avoir informé Lydie, courus chez les voisins du dessus pour emprunter leur fenêtre. Ça ne répondait pas. En dessous non plus. Je sortis, escaladai les deux étages par la gouttière, et Lydie, la figure décomposée, m'ouvrit. Je la reçus entre mes bras.


– Mam' est revenue ?! demandai-je.

– Non, oh non, Mam' n'est plus là du tout !


Je l'ai remise sur le lit, sans la lâcher. Je ne voulais pas la tarauder des questions que je me posais. Quand elle le comprit, elle me dit :


– Il faut que je rassure le bébé.


Après un moment, je me levai, remis debout l'armoire qui barrait la porte, et fis rapidement le tour de l'appartement, en silence, redressant ce qui était renversé, poussant du pied ce qui était en éclats, laissant le reste du désordre pour plus tard. Pas un son ne sortait de la chambre du bout.

Je rejoignis Lydie qui me reprit contre elle. Une demi-heure plus tard, elle commença à parler, très lentement :


– Nous étions ensemble dans le séjour, et ta mère est devenue mauvaise. Je l'ai senti, et j'ai pris instinctivement un peu de distance. Elle s'échauffait, en me faisant des récriminations inimaginables : « Vous m'avez pris mon enfant ! » et je ne sais quoi. Elle s'est levée et s'est mise à marcher sur moi en me couvrant d'insultes dégoûtantes. J'ai reculé vers la chambre, plutôt que vers la porte d'entrée qui est plus longue à ouvrir. Elle se transformait en furie. Sa béquille, elle ne l'avait plus pour marcher, mais pour essayer de me faire tomber. « Tu vas me le rendre, mon petit agneau ! Va au diable ! Et laisse-nous tranquilles ! », des trucs tellement dingues… J'étais là-bas au bout du couloir, et je croyais pouvoir encore discuter malgré la violence des injures, et puis j'ai vu qu'elle attrapait le couteau à découper ; et elle avait tous ses moyens, contrairement à moi. Heureusement, j'ai gardé assez d'avance pour refermer la porte de la chambre derrière moi et tourner la clé. Je me suis cru en sécurité, oh pas longtemps… Je ne sais pas où elle trouvait cette force, je ne sais pas où j'ai trouvé la force, j'ai fait tomber l'armoire pour bloquer la porte. Après, je ne l'ai plus entendue. J'avais encore plus peur. Je croyais qu'elle allait attaquer la cloison, ou faire irruption par la fenêtre.


– Tu ne l'as pas ouverte pour appeler du secours ?

– Oui, j'aurais dû l'ouvrir… Oh non, fermé, je voulais tout fermé. Et moi dedans. Et lui dedans moi.

– Du calme. Là, là…


Je restai longtemps. Jusqu'à ce que la nuit se fasse dans la chambre, rejoigne le silence. Il n'y avait que nos deux respirations.

Courageuse Lydie ! Elle se rasséréna :


– Elle ne supporte pas que je sois ta femme… On ne peut pas être possessive à ce point-là ! Qu'est-ce qu'on va faire d'elle ?

– Je peux téléphoner à la police maintenant. Mais après ils vont s'incruster, et il faut s'occuper de toi. Tu veux que je te conduise aux urgences ?

– Non, je veux rien. Du silence, et personne. Toi tout seul.

– Tu n'arriveras pas à dormir ici cette nuit, même si je la fais enfermer tout de suite. Tu pourrais aller chez une copine.

– Il faudrait aussi dire les choses. J'en ai assez.

– J'appelle un taxi et on va à l'hôtel.

– Avec la tête que je dois avoir… Ici, ce sera pas pire qu'ailleurs, si tu ne t'éloignes pas de nous.


Ses aînés vivant à au moins cinquante kilomètres, et ses parents sur la côte depuis l’indépendance de leur petite dernière, il ne restait pas trente-six solutions. Je me résolus à passer la nuit à côté du monstre et à le faire interner après.

Je fis un sachet de soupe. Lydie prit encore un laitage et une mandarine. Ensuite je trouvai de la ficelle et un couteau, et aussi du fil de fer et une pince.

J'ouvris prudemment la porte de la chambre. Elle était assise dans son fauteuil en rotin, face au lit, apathique certainement depuis la crise. Son bras droit et sa robe étaient empourprés. Elle était blessée à la main, mais ne saignait plus. Elle avait dû s'entailler avec la lame cassée du couteau en s'acharnant sur la serrure. Et elle avait quand même réussi à la finir. S'il n'y avait pas eu l'armoire…

Je m'approchai lentement. Toute son énergie s'était épuisée dans sa folie meurtrière, je me méfiais quand même. Sa tête se tourna vers moi, présentant une face homogène : elle avait entièrement récupéré. Guérie… Quand je fus tout près d'elle, elle eut un sursaut d'exaltation.


– Laisse-moi, méchant, tu n'es plus mon fils !


Elle se débattit mais j'en vins facilement à bout. Je l'ai attachée comme il faut. D'abord le torse avec la ceinture de sa robe de chambre, puis les bras et les jambes. Et je la renfermai à clé. Ma défiance était illimitée : je revins fouiller la pièce, au cas où il y aurait eu encore des outils, des armes, ou même des explosifs !


Le lendemain matin, je rentrai encore dans la chambre avant d'appeler – je n'avais même pas encore idée de qui, du 15, du 17, ou du 18. Mais Maman n'était plus là.

Mam' a repris toute sa place, et elle a le pouvoir. Elle a recouvré le contrôle entier de la moitié gauche de son corps : 'Man. Et 'Man ne peut plus bouger.

'Man est livide, c'est un masque mortuaire. Sans l'éprouver au toucher, sa rigidité est visible. Aux rares contractions de ses muscles faciaux, il n'y a pas la propagation d'un frémissement dans sa chair figée. Son œil errant et vague a désormais accepté l'infamie avec ennui, peu lui importe mon regard et celui du monde, c'est un moteur qui ne l'entraînera plus, Mam' a pris la courroie.

Mam' n'a pas le triomphe jubilant. C'est pire qu'avant. Elle est révélée dans toute son anti-splendeur. Elle n'inspire que pitié. Elle est la pitié. Bien lâche serait le Persée qui trancherait la tête de cette Méduse… Miséricorde !


Les images du drame de la veille ne perdaient pas en intensité, mais ce nouveau tourment en estompait le grain. Je voulus convaincre Lydie de la garder encore. Je n'eus pas à le lui demander. Quand je lui eus annoncé le retour de Mam' et décrit l'impression que je venais d'en avoir, je dus m'interrompre en la voyant : Par un curieux effet de morphing, elle quitta sa mine encore défaite pour retrouver toute sa grâce. Ce n'est pas seulement que je suis amoureux d'elle, je l'ai vue comme touchée par la grâce. Elle resta pensive, puis prit une grande respiration, alla passer la tête dans l'encadrement de la porte, la contempla un moment, et referma à clé.


– On ne peut pas, dit-elle, la livrer au public comme la Vénus hottentote, Elephant Man, ou E.T., même si elle n'a pas leur sensibilité au monde extérieur. Je m'en voudrais toute ma vie. En plus on aurait la télé à la maison. Même si elle restait cachée aux médias, aucun docteur, juge ou prêtre n'est compétent pour traiter son problème… Mais ce n'est quand même pas un spectacle pour une femme enceinte. Et on ne doit pas écarter la possibilité d'un nouvel avatar. Tu crois qu'on peut la laisser comme ça ?


Elle pouvait rester bouclée dans sa chambre. Mais je voulais que Lydie se sente, autant qu'il était possible, en sécurité. Nous sommes sortis prendre le petit déjeuner à la terrasse du café, avant d'aller acheter des tasseaux carrés, des tire-fonds, des gros boulons, des écrous à sertir, et une mèche à bois.

Deux heures plus tard, j'avais barricadé la porte. C'était plus solide que dans La Nuit des morts-vivants, et plus propre.


Aarghh… La main de Maman est revenue, et s'est emparée de la mienne !… quand j'ai signé mon billet d'absence à sa place (je me suis presque fait peur).


§ § §


J'ai failli gommer cette plaisanterie douteuse – signe de décompression, après ce travail de rédaction. Deux semaines qui ont passé, où nous n'avons rien eu à faire qu'attendre et réfléchir. Le printemps sera en avance cette année, et ça aide. Lydie m'a presque constamment dans son champ de vision.


Ce matin, j'ai mangé une pomme. Avant, je l'ai fait rouler de ma main droite à ma main gauche… Une pomme le matin éloigne le médecin. Il devait venir aujourd'hui, on ne l'a pas vu. La semaine dernière, il a enfin aperçu Mam'… Il a dit : « Je vois… », ce que j'ai traduit par « je ne veux surtout pas voir », et il l'a tellement bien zappée qu'il en a oublié le rendez-vous suivant. Nan mais tu l'crois pas ! Enfin tant mieux.


§


Lydie était particulièrement heureuse de m'avoir près d'elle quand elle s'est réveillée ce matin.


– J'ai fait ton cauchemar, me dit-elle. Le bébé se noyait, il tendait les bras, et ta mère arrivait pour le sauver des eaux.


C'était clair comme de l'eau de roche. Plus clair, même. Clair comme les eaux.


– Moi aussi, j'ai fait un rêve. Un examinateur allait me donner mon bac si je répondais à la question : « La pomme ne tombe pas loin de l'arbre, mais… ? » Et je répondais : « Mais… on peut la retrouver sous un autre arbre. »

– C'est clair aussi.


Notre esprit s'était caché longtemps la solution, parce que la raison qui l'habite aurait vacillé. Mais maintenant que nous avons survécu à toute cette folie, nous pouvons la regarder en face. Pour autant, il est trop tôt pour l'écrire, car je veux d'abord avoir la certitude que ce que nous croyons est la vérité, et je manque aussi d'éléments pour que celle-ci soit complète.

Ce qui est certain, c'est que Lydie ne reverra pas Maman. Moi non plus. On en est débarrassés à jamais. Elle a échoué, vaincue.


§


Sous le pommier auquel est attachée la balançoire, prends ta pelle et tu auras une vision d'horreur.

Maintenant, ce crime, je ne peux plus le nier moi-même, et si l'on m'interroge, je dirai d'où l'on peut exhumer les restes de ma génitrice après que toutes les investigations sont restées vaines.

Elles ont été abandonnées depuis longtemps. Je ne sais même pas si l'enquête est toujours ouverte.

Le cas le plus rare des annales du crime est aussi le plus affreux. Pour cette raison-là, il n'était peut-être pas souhaitable que la vérité éclate. Et pour celle-ci surtout : si Mam' avait complètement pris le dessus, elle aurait pu être jugée responsable alors qu'elle n'a rien fait ; et si 'Man avait finalement récupéré, on l'aurait mise chez les fous, alors qu'elle était normale. Absolument normale. C'est pour ça qu'elle était dangereuse. Faire comme tout le monde, obéir au regard des autres, qui vous enjoint d'être dans la norme ; pour elle c'était avoir un enfant.

Sauf erreur de ma part, il y aura prescription dans deux ans. Mais le ministère public pourrait estimer que je suis aussi victime, auquel cas le délai de prescription n'a même pas commencé car le breitschwanz n'est pas encore majeur.


§


Je continue de m'occuper d'elle. Soit une charge de travail nulle : j'entre la voir deux fois par jour. Je l'ai détachée, mais ce n'était même pas la peine, c'est sans objet. Je tourne quand même la clé et les boulons. Symboliquement, ils scellent une pierre tombale. Car un appartement est un lieu de vie. Mam' le comprend très bien.

Elle est en état de prostration, dans le fauteuil. Les mains jointes, la droite posée sur la gauche ; Mam' n'a pas besoin de serrer car 'Man est docile, elle a signé sa défaite. Il n'y a même plus de Mam' et de 'Man. Il n'y a plus qu'un spectre, qui ne s'alimente plus.


Je sors beaucoup avec Lydie, le laissant hanter l'appartement à son aise. Nous avons dîné chez ses copines. C'est bon de voir des gens. Je retournerais en classe si Lydie pouvait venir avec moi. Mais nous passons le soir chez un camarade ou l'autre, pour prendre les cours.

J'en ai un qui a un look gothique, et qui dessine – il compte faire les Beaux-Arts. Comme il m'emmenait dans sa chambre, sa mère a gardé Lydie pour parler layette. Heureusement. En apercevant l'un de ses tableaux, ma première pensée fut : « Comment a-t-on pu la voir ? »


– Qu'est-ce que c'est ? m'étranglai-je.

– Bon Dieu, j'y pensais plus, excuse-moi ! Tu as reconnu ta mère… ? C'est un compliment !

– Déconne pas ! Qu'est-ce qu'elle fout là ?

– T'énerve pas, je vais t'expliquer. C'est Hel, déesse de l'enfer dans la mythologie nordique. C'est ma représentation personnelle, d'après un cahier des charges simple : d'un côté, une beauté idéale, inhumaine, blanche comme un suaire. De l'autre, une morte-vivante en décomposition. Tu sais, ta mère est connue comme un modèle de beauté classique… et je l'ai choisi. J'ai travaillé de mémoire ; ce n'est pas de l'exactitude photographique, je ne crois pas qu'il y ait un problème de droit à l'image. Désolé pour l'impression d'ensemble. Au fait, euh… ça va mieux, son AVC ?

– On en voit le bout… C'est super bien fait. Une vraie œuvre. Elle est récente ?

– J'ai inscrit l'année : trois… non deux ans et demi.

– La zombie a dû te donner plus de travail.

– Oui. J'ai voulu mettre en évidence les différentes couches de l'épiderme. Ici, les sarcoptes ont même dégagé les zygomatiques – bien distendus et filandreux. Là il y a des œufs de diptères pondus sur un exsudat fibrineux. On voit aussi affleurer la saillie de l'os malaire. Ça c'est une veinule, mais ça c'est un nématode qui se faufile. J'en ai fait d'autres qui grouillent dans la paupière – ce sont des filaires. Sinon, il y a encore un bubon qui suppure sur le sourcil… et la gangrène : sèche sur le front, humide au niveau de la bouche.

– Je comprends pourquoi tu es excellent en sciences aussi. On va tous finir comme ça ?

– Sauf si on choisit la crémation. Ça ne sera pas mon cas.


Peut-être lui achèterai-je son tableau un jour. Pour l'instant, Hel, je l'ai chez moi, en 3D, avec l'odeur de pourri. Je laisse ses fenêtres ouvertes.

Je veux bien croire à tout (à part ce que disent les journaux), mais je ne suis pas persuadé qu'il y ait une déesse de l'enfer. Encore moins d'en être le fils. Mais cela confirme que les mythes sont construits à partir de phénomènes réels, et j'imagine que celui qui est devant mes yeux s'est déjà produit dans le passé.


§


Hel est mi-cadavre, mi-statue, mais je sens son pouls. Je l'ai couchée sur le lit. Un côté se minéralise, prenant à l'œil un aspect de porcelaine. Mais à l'ongle le son est mat, et en le passant sur la joue, il laisse un sillage teinté d'un infime éclat rouge. C'est toujours de la chair, mais en cours de polymérisation. C'est encore habité. La paupière cligne sur un globe oculaire amorphe, injecté, à la pupille totalement dilatée. Je la reconnais encore. Comme elle est belle…

Sa chevelure d'un jais lumineux appelle à plonger les doigts dans sa luxuriance. En se gardant de franchir la laie, au milieu du crâne, car l'on tomberait dans une jungle d'étoupe pullulant d'acariens. Continuant malgré tout, si l'on parvenait sans y rester collé jusqu'à l'orée de ce hallier, on déboucherait sur le versant organique de la créature. S'aventurer dans ce miasme gluant serait faire don de sa personne à un bouillon de culture. J'ai essayé d'y toucher avec un gant de cuisine, et fus parcouru de vibrations atroces, comme de l'écho lointain du chant des damnés.


§


Le médecin, qui se faisait rare, est encore venu. J'ai retiré les boulons et descendu les volets avant de lui ouvrir. Hel a fait semblant de dormir. Il l'a trouvée anémiée et en hypothermie, mais n'a pas vu le profil appuyé sur l'oreiller. Il a dit de la faire hospitaliser, et que je le tienne au courant. Je l'ai raccompagné avec des remerciements quelque peu obséquieux.

Quelles qu'en soient les suites pénales, Hel ne sortira pas vivante de cette pièce.


§


Nous avons invité des copains et copines pour mon anniversaire, leur faisant croire ma mère en clinique. Hel ne nous a pas dérangés, et rien ne peut la déranger.

En soufflant mes bougies, je devins légalement responsable. Lydie remplit les flûtes de clairette.


– À tes dix-huit printemps ! les levèrent-ils.

– À mes dix-neuf printemps, puisque je suis né au début du printemps !

– Ah, tu as raison ! Eh bien alors, à son premier à lui !


Je ne sais pas qui – c'est peut-être Lydie – avait vu cette publicité : « Offrez-lui le journal du jour de sa naissance ». Nous avons lu la une ensemble, puis je passai aux autres cadeaux, et puis nous nous sommes amusés, arrivant à oublier le sépulcral voisinage. Une soirée entre amis, ici ! On pouvait commencer à envisager un retour à une vie normale.

Le lendemain, j'ai voulu lire le journal en détail. Sachant dans quel registre se situait ce qui pouvait éventuellement me concerner, j'ai vite trouvé. Ça occupait le dernier quart de page. Sous sa photo : « Quelqu'un a-t-il aperçu Monika ? » Et encore en dessous : « La jeune Suissesse disparue doit accoucher ces jours-ci. »

La vue troublée, je parcourus vaguement le court article : « (…) fille-mère (…) chassée par ses parents (…) »


J'avais acheté des bouteilles pour ma réception ; je choisis le rhum, pensant que ce qui requinquait les flibustiers m'empêcherait de défaillir. Quand l'émotion retomba, je n'y allai pas tout de suite, pas avant de m'être représenté la chose selon chaque perspective et aussi dans les détails :


Un : d'après la science médicale, Maman n'a jamais eu d'enfant.

Deux : je suis tombé d'un pommier de nationalité suisse (qui évoque une autre histoire d'enfant), et j'ai roulé jusqu'à Maman qui a prétendu que je descendais de son arbre. Mythomane au point d'avoir simulé toute une grossesse et d'y faire croire les autorités – elle n'est pas la première. Seule la montée de lait fut peut-être réelle ; ça s'est vu aussi.

Trois : je suis né avant terme comme un breitschwanz. C'était une césarienne. Mon cauchemar d'enfant était une résurgence du traumatisme originel.

Quatre : Maman a enterré le corps de ma mère dans son jardin.

Cinq : adolescent, j'ai commencé à rouler loin de Maman (je lui tenais moins chaud que son immonde manteau). Son pouvoir perdit alors de sa force, et ma mère est sortie de son tombeau (dont on se souvient qu'elle avait apprivoisé la vermine) pour l'affronter. Le combat fut rude. Schumann, ce pauvre illuminé, oubliant que la gestation c'est aussi nourrir et aimer l'enfant, fit cruellement pleurer ma mère.

Six : quand Maman entrevit la possibilité de faire à Lydie ce qu'elle avait fait à sa vraie belle-mère, son pouvoir lui revint, et elle put chasser la revenante. « On ne peut pas être possessive à ce point-là ! » s'était exclamée Lydie. À ce point-là ? Sa cupidité était encore au-delà de ce que Lydie crut sur le moment : ce n'était plus moi l'objet du désir de possession.

Sept : le deuxième kidnapping échoua. Il n'aurait pu être camouflé, à cause des énormes lacunes méthodologiques de sa préparation. Elles rendent moins inconcevable l'acte de la folle criminelle obnubilée par sa pulsion ; moins inconcevable que l'acte qui me donna le jour, quand la folie fut assez rationnelle pour mettre au point un crime parfait.

Après l’échec du second, Maman avait tout perdu. Ma mère prit les commandes et la mit aux arrêts. Maintenant, elle en est la gardienne, jusqu'à épuisement des fonctions vitales.


Surnaturel ? Comme l'écrivit Maupassant, cet autre illuminé : « L'esprit de l'homme est capable de tout. »* L'esprit de Maman de bien plus encore.


Alors, je me décidai à entrer dans la chambre de Hel. J'appelai doucement :


– Monika ?


J'entendis sa voix répondre au fond de mon être :

« Mon fils ! »


Ces mots se réverbérèrent longtemps dans ma psyché, cathédrale de neurones miroirs. Je fus tout près d'elle, mais ne pus l'embrasser.


– Que va-t-il se passer maintenant ?

« Je vais bientôt l 'emmener. »

– Où ?

« Là où elle appartient. Avant, je voudrais voir ton petit. »


§ § §


§ Aujourd'hui, sa petite-fille est née. Sa mère et moi l'avons appelée Monika.


§ De retour de la maternité – Lydie était d'accord –, je suis allé la présenter à Hel.


§ Ce matin, j'ai trouvé Hel morte. Son visage n'était plus celui d'un cadavre, il ressemblait à la photo du journal.

J'ai sorti le manteau en fœtus de karakul pour le mettre dans le cercueil.


§ Le secret médical étant levé par le décès, un des médecins me l'a révélé. Il a dit que je ne pouvais, ni moi ni personne au monde, être le fils de la défunte. Comme ils avaient le corps à la morgue, j'ai dit que je voulais des preuves. Quand ils me l'ont rendue pour les obsèques, ils m'ont présenté leurs excuses. Bien sûr que c'est ma mère.


Mais elle n'y est déjà plus. Elle est sortie de Maman. Elle est revenue là, en bas, quelque part sous le lit de pétales que le pommier lui a dressé pour la dix-neuvième fois, pendant que sa petite-fille tète sa mère sur la balançoire.


§ § §


* La Chevelure (1884)


 
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   Anonyme   
9/5/2012
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Brrr ! Une belle histoire, horrifique à souhait en effet. Je trouvais en lisant que le début peinait à se mettre en place, mais en fait il installe bien les choses. Au final, j'ai trouvé le texte vraiment convaincant, le risque étant que les lecteurs impatients n'aillent pas jusqu'au bout à cause du rythme un peu lent jusqu'au moment où le narrateur et Lydie deviennent amants.

   David   
25/5/2012
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonjour,

C'est un récit d'horreur vraiment percutant avec un humour qui se relèvera de plus en plus précis, la compréhension venant, tout au long de l'histoire.

"Les médecins sont plus savants que notre concierge"
"On connaît l'expression vulgaire, et surtout indélicate : « elle a un œil qui dit merde à l'autre ». Dans le cas de Maman, il lui disait bien d'autres choses pas tellement mieuxveillantes."
"Quant à la kiné chez qui nous allions régulièrement, elle s'en tenait à son domaine, qui n'est pas la tératologie"

Cet humour m'a donné une impression de froideur parfois, du fils pour sa mère ou la situation de celle-ci, mais ça vient peut-être plutôt des étapes de la compréhension, des interrogations qui viennent, il peut parler d'elle en terme plus touchant, au début ou dans un passage comme "L'infini divisé par deux ne se réduit pas.".

J'ai pris plutôt les citations au début, mais l'écriture ne s'épuisera pas plus loin, ça ferait comme une pente douce qui serait de plus en plus prononcée.

Une drôle d'histoire à lire "en parchemin" en tout cas, en déroulant la page, parce que c'est une certaine plongée dans l'abime dans plusieurs sens du terme.

   jaimme   
26/5/2012
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Un très bon récit car l'abime est profond.
L'histoire n'a pas la simplicité que j'ai souvent reprochée au fantastique.
Merci pour ce moment à lire cette histoire.
Je vais donc, de mon côté, essayer d'être utile à l'auteur. Du moins selon mes critères de lecteur: j'ai trouvé ce lycéen un peu trop savant. Je veux bien que sa résilience soit exceptionnelle et son savoir de bon niveau mais il manque l'approximatif de la grande adolescence.
Je relève aussi un petit manque pour que le récit me touche et que l'empathie m'emporte: le rapport fils/mère est un peu trop distant au début. On comprend bien l'amour exclusif de la mère, mais on ne ressent pas assez l'attachement du fils. C'est un parti pris, certainement, puisque le récit est très bien pensé, mais un peu de tendresse (hors son admiration pour sa beauté) aurait scellé ce lien pour le lecteur et l'horreur n'en aurait été que plus douloureux.
Bref, rien de très grave, d'autant qu'on peut soutenir que la force distanciée du narrateur va ensuite lui permettre de survivre à cette épreuve effroyable.
Merci encore pour cette lecture atypique et de très belle qualité. J'ai beaucoup aimé le traitement jusqu'à l'énumération (presque) finale.

   brabant   
30/5/2012
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Bonjour I-Zimbra,


Ne voyez aucune ironie ni dévalorisation dans mon com, je suis un fan des textes horrifiques et j’ai tout simplement savouré le vôtre, scotché incrédule et interdit la plupart du temps, je désamorce, c’est tout. Vis-à-vis de moi évidemment.


Renouveler ou prolonger le genre horrifique est de plus extrêmement difficile ; tout a été dit ou presque. Vous avez à mon avis trouvé un nouveau thème fort original avec ce ‘’Breitschwanz’’ que je ne connaissais pas, ni le mot, ni la pratique. Je me méfierai désormais des femmes en manteau ou coiffées d’astrakan. Bravo à vous !


Je me suis dit après lecture immédiate que le fifils à sa môman (fils unique, mère possessive) et sa petite amie étaient aussi, peut-être plus, fous que la maman hémiplégique elle-même.


Je me suis dit aussi qu’il fallait laisser reposer tout cela, émotion, luxuriance dans le sens de touffu, d’accumulation, j’ai failli me perdre, m’étouffer à deux voire trois reprises car le récit est à la fois riche, fait jouer les péripéties de façon peut-être parfois trop descriptives et/ou exhaustives, et est très long. J’ai pas dit trop long. Lol.

Alors j’ai fait une pause après ma lecture, pour laisser faire le brab’ qui s’était installé en moi, le ‘bant en discuter avec lui, peut-être essayer de le contrôler, là-bas, quelque part dans mon insubconscient, pour tenter d’ordonner mes impressions/conclusions après. J’étais quand même un peu secoué là. Y avait justement Bartoli qui était en train de prendre sa raclée à la télé, la Barto’ qui était en bisbille avec la ‘Oli comme ça lui arrive souvent (une nouvelle crise comme à votre héroïne sans doute), son breitschwanz à elle se nommait en l’occurrence Petra Martic (une Croate ; dommage ça n’était pas une Suissesse ; j’ai fait avec) 3/2 au deuxième set après avoir perdu le premier 6/2 et voilà t’i pas qu’ ‘Oli retourne la situation : 3/5 quand je m’assieds, va-t-elle enterrer l’autre sous la terre battue ? Aurait-elle elle-aussi une veste d’astrakan ?


Me revoilou, ça n’a pas duré, la Croate a enterré la Franco-Suisse (14 doubles fautes, La Faute) 3/6 6/3. C’est Barto’ qui a eu ‘Oli finalement, ou le contraire ? Quand je disais que c’était compliqué votre truc !

Tiens ! Voilà que je me demande s’il n’y a pas un lointain rapport ou anti-rapport avec le Portrait de Dorian Gray, une lointaine parenté… mais vous penchez pour Maupassant.


L’humour sème quelques pointes ou échappées bienvenues dans le texte, pas très nombreuses, mais il n’en faut pas trop non plus, il disparaît totalement à la fin. Est-ce volontaire ?


J’ai pas trop aimé la numérotation : Un, Deux, Trois, … . C’est trop mathématique, démonstratif dans un texte avant tout d’ambiance, d’atmosphère, psychologique. Y doit sûrement avoir moyen de faire autrement.


Pourquoi ne pas avoir présenté ce texte en trois fois ? Je crois que c’est possible sur Oniris. On n’en aurait que plus de suspense. Brrr !... A quand la deuxième partie ? Grrr !... A quand la troisième ? Les badauds se seraient accumulés devant la porte du théâtre, la foule aurait grondé : La suite ! La suite ! ç’eût été l’émeute… Succès garanti ! Faut vendre. Faire défiler le compteur quand on écrit.


Bon ! Bravo à vous I-Zimbra !


p s : L’image du tennis me revient (lol). Quand les deux parties du visage de l’héroïne joutent (œil contre œil), c’est un peu Roland Garros votre texte, avec des balles qui dévissent et les fins de set : AD, égalité, AD, …, égalité, AD, … et ça peut durer… durer… (comme cet ‘’ œil qui dit merde à l’autre ‘’, les deux parties du visage qui s’ignorent ou se chamaillent, une partie de la personnalité qui tente de remettre l’autre dans le droit chemin et l’autre qui tente de prendre le dessus).

C’est curieux la vie !

Vous voyez ! Votre texte me poursuit !

   Anonyme   
31/5/2012
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Un bon récit, avec un certain rythme qui, malgré la longueur, donne envie de poursuivre.
Il y a par moment des ôtés un peu embrouillés (tous les passages vers l’allemand par exemple, et surtout celui avec la pomme), mais ça ne pénalise pas la lecture, mais ça vous oblige à donner une explication à la fin que je trouve un peu dommage (ça fait expédié je trouve).

Sinon j'aime l'ambiance du texte, ce côté obsession bien rendu aussi.

Le personnage ne fait pas assez lycéen je trouve aussi.

"je voulais tout fermé"

fermer non ?

Un récit donc bien sympa qui peut être encore amélioré, mais que j'ai aimé.

   matcauth   
4/6/2012
 a aimé ce texte 
Un peu ↓
bonjour,

Je n'ai pas accroché un seul instant à ce récit qui possède pourtant une plume acérée. Je ne peux néanmoins retenir cette qualité d'écriture.
Le souvenir d'un texte, d'un document ou d'un roman se fait en principe toujours sur le fond et non la forme. c'est donc un commentaire sévère, très sévère, puisque je réclame beaucoup d'un texte pourtant très bien écrit.

Car je me suis ennuyé d'un bout à l'autre de cette histoire, par ce ton morne et linéaire qui ne pouvait finalement que m'ennuyer. On dit d'un grand orateur qu'il joue de sa voix, du ton, du timbre, pour réveiller, susciter, éveiller l'intérêt. Ici, le ton reste le même et on (je) s'empêtre peu à peu dans l'histoire, on s'enlise jusqu'à épuisement. Je n'avais ainsi plus la force de tenter de distinguer Mam et Man, plus la force de tenter de comprendre le vocabulaire soudain abscons, sans raison.

Le jeune homme est ma foi bien mature pour son âge, l'affolement n'est pas de mise, tout cela se terminera sans fioriture, sans heurt, dans le calme et la dignité. Si ce ton était utilisé à dessein pour faire se démarquer davantage le côté morbide de l'histoire, le mécanisme n'a pas fonctionné avec moi : soit il est sur-utilisé, sans distinction, soit il demande un effort de lecture, de double lecture et alors, je n'ai pas eu l'envie de m'y atteler car, encore une fois, manquent l'accroche, le coup de poing dans la figure qui étourdit et réveille, les mots qui tiraillent et mettent mal à l'aise.

   placebo   
4/8/2012
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Il y a un côté très policier dans ce texte avec cette découverte progressive des raisons du phénomène. Très progressive, puisque le récit est au final assez long et que sans le récapitulatif de la fin j'aurais eu du mal à faire les derniers liens.

C'est très bien écrit. Côté froid effectivement, froideur de l'efficacité et du raisonnement, de la pudeur, "quelques jours plus tard, nous étions amants", et pas tellement de l'horreur : j'ai plus vu le côté fantastique ressortir.

J'ai lu ce long texte sans ennui et je le trouve bien tourné : même si je suis resté un peu en-dehors je trouve le résultat bon.

Merci,
placebo


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