1. HÉROS ORDINAIRE
Jeff Corvez demanda l’attention de ses élèves de troisième, le premier rang se redressa.
– Pour les absents du dernier cours de français, je vous rappelle que nous travaillons sur l’oxymore. Je vous avais demandé un travail d’expression écrite sur le thème « Héros ordinaire ».
Face à la léthargie du fond de classe, l’enseignant insista et une sorte de meuglement se fit entendre ; ça ne semblait pas être de l’hostilité, juste une réaction primaire suite à une sollicitation extérieure.
– Je vais vous rendre les copies, mais avant j’aimerais que certains nous en disent un peu plus sur ce qu’ils ont écrit ? Lana, tu commences s’il te plaît ? – Eh bien, j’ai choisi un personnage aveugle car je pense que lorsqu’on est aveugle ou handicapé, le quotidien doit être plus difficile et du coup il faut être un héros. Mais on est un héros sans superpouvoirs. On est donc un héros ordinaire. – Qu’en pensez-vous les autres ? – … – Lana, comment ton héros est devenu aveugle ? – Comment il est devenu aveugle ? – Oui, tu n'en fais pas mention dans ta rédaction. – Il a regardé le soleil trop longtemps. – Monsieur, elle raconte n’importe quoi ! – Disons que c’est original. Au moins elle a écrit elle-même son texte, n’est-ce pas Clément ? – Comment ça ? – Attends, je cherche ta copie… Ah voilà : « Il pleut des rais de lumière sur la paille ambrée des moissons. » – D’accord, c’est mon grand frère qui s’est tapé un délire, mais le reste c’est de moi par contre. – Je sais. – Comment vous savez ? – Je le sais. Et toi Marvin, peux-tu nous dire comment tu as traité le sujet ? – Par les cauchemars. – Explique-nous pourquoi ? – J’ai écrit sur un personnage qui peut maîtriser ses cauchemars, parce que moi aussi j’aimerais bien en avoir le contrôle. Dans mes rêves, quand je veux m'échapper d’un danger ou que je décide de courir, je fais du sur-place. Et après, je fais des bonds de géants comme si j'étais sur la lune. Et je me demande pourquoi… Pourquoi ce n’est pas moi qui décide. – Moi quand j'étais petite, coupa Lucille, je rêvais que je tombais d'un immeuble très haut et que juste avant de m'écraser sur le sol, je hurlais. – Ah oui moi aussi ! cria une camarade. – Je n’ai pas fini ! Je voulais dire qu’au moment de toucher le sol, je me réveillais la tête enfoncée dans mon coussin. – Ah oui moi aussi !
Tous les élèves la regardaient dans un silence qui demandait la suite, leurs yeux disaient : « Ah oui moi aussi ! » Mais elle n’alla pas plus loin dans ses précisions et renvoya la balle dans le camp de son professeur :
– À quel âge on se débarrasse des cauchemars, monsieur ? – Moi j’ai la solution ! lança Victor avant même que Jeff ait eu le temps de répondre. Il ne faut plus dormir, comme ça pas de mauvais rêve !
C'est sur cette remarque radicale que la sonnerie retentit. Jeff leur signala qu'il valait mieux ne pas suivre le dernier conseil énoncé afin d’être en forme pour demain, mais son message se noya dans le brouhaha de fin de séance. Jeff se rassit et prit sa tête entre ses mains, sa journée de travail s'arrêtait là. Il médita un instant dans le silence de la classe, puis repensa à la rédaction de Marvin. Il ferma les yeux et se remémora un rêve qu’il avait fait récemment : il se trouvait à l’entrée d’une grotte où un groupe de personnes s’était réfugié afin de se protéger d’une violente tempête. La pluie battait avec une intensité démesurée, des éclairs déchiraient le ciel et le vent déchaîné en venait à arracher les arbres. Les rares hommes qui tentaient de sortir se retrouvaient foudroyés ou emportés dans les airs par une violente bourrasque. La panique gagnait les rangs à l’intérieur de la grotte : on parlait d’un déluge éternel, on disait que cette tornade ne cesserait jamais et qu’il fallait rester sur place, quitte à passer sa vie à attendre qu’un jour l’orage passe. Jeff rassura tout le monde en affirmant que ce qu’ils vivaient actuellement n’avait pas lieu, qu’il ne fallait pas avoir peur car ils se trouvaient tous pris dans un mauvais rêve. Les autres le prenaient pour un déséquilibré et rapidement on voulut le chasser à l’extérieur. Il annonça qu’il allait sortir de lui-même de cette tanière et qu’il ne lui arriverait rien, car il suffisait de vouloir que tout s’arrête pour que justement tout s’arrête. C’est à ce moment qu’il se retrouva dans un état de semi-conscience, un pas plongé dans un rêve, l’autre sur le palier de la réalité. Il côtoya les deux mondes un court instant, se retrouvant dans une situation où il était conscient qu’il rêvait.
– Dépression ? lança Rachel, la professeure de SVT, en passant devant la porte. – Hein ! Tu m’as surpris… – Si tu dors en laissant ta salle de classe grande ouverte, attends-toi à te faire surprendre. – Je ne dormais pas, je méditais. – Pour méditer, il faut se mettre dans une autre posture que la tienne. Du genre position du lotus. – Rachel, tu n’en a pas marre d’être sans arrêt dans le rationnel ? – Et toi d’être dans la lune ? – C’est quoi ça ? Une appréciation de conseil de classe ? – Non, juste une remarque rationnelle, sourit-elle. – J’ai un élève qui cherche une solution pour maîtriser ses cauchemars, je trouve que ça a de la gueule. Récemment, il m’est arrivé de rêver tout en sachant que j’étais dans un rêve. – Ah oui moi aussi !
Il sourit, rangea ses affaires dans son cartable, puis accompagna Rachel jusqu’à la grotte des pédagogues : la salle des professeurs. Jeff salua quelques collègues et prit place à une table pour préparer son cours de français du lendemain ; Rachel vérifia son casier puis quitta les lieux, laissant derrière elle un silence favorable au travail et un doux parfum de début de soirée… Quiétude de courte durée, Norah déboula furieuse :
– Elle est où Annie ? – À un colloque, répliqua Nadège. – Un colloque sur quoi ? – Un colloque sur l'organisation du prochain colloque. – Qui aura lieu quand ? – Justement c'est l'une des questions du colloque d'aujourd'hui. – Et qui récupère les incapables de sa classe aujourd'hui ? C'est bibi. – Bibi ? Tu veux dire Binti, la prof d’espagnol ? Ce n'est pas possible, elle est partie au colloque. – Laisse tomber, souffla-t-elle en jetant son cartable sur la table où travaillait Jeff. Il faut que je fasse mes pointes ce week-end, lança-t-elle en tortillant une mèche de ses cheveux. – Au fait ton tatouage, ça en est où, demanda Nadège ? Il est bien stabilisé ? – Oui impeccable, regarde.
Jeff leva le nez de sa table. Norah dévoila à sa collègue un joli papillon bleu saphir gravé au creux de sa hanche. Karl Varta, enseignant en technologie, pénétra dans la salle au même moment ; il aperçut une antenne du coquin de papillon, mais Norah tourna le dos rapidement.
– Ah, il est chouette ! Moi j’hésite encore, dit Nadège. – À en faire un ? – En faire un, c’est sûr ! Mais le motif, je ne sais toujours pas. – Chères collègues, voudriez-vous mon avis sur la question ? interrompit Karl qui voulait retrouver l’usage premier d’une salle de travail. – Non, on aimerait autant que tu le gardes pour toi, dit Norah. – Oui, mais vous parlez si fort que même si nous n’écoutons pas, nous entendons tout. Donc, je ne vais pas voir le choix : selon moi, les tatoueurs customisent les corps comme les chirurgiens pratiquent la haute couture somatique. – Pitié, s’il te plaît… – À grand coups de tatouages, de piercing, de bistouri et de silicone, le corps est devenu une marchandise qui mute au gré des modes et des saisons : « Bourrez-moi cette poitrine nom de Dieu, il faut être plantureuse ! Réimplantez du cheveu, la mode est au velu ! Dégonflez-moi ce corps adipeux, le filiforme est du dernier cri ! Tondez ce crâne, les cheveux sont devenus ringards ! » Au gré des postérieurs mafflus et des extravagances capillaires, nous constatons alors la versatilité des modes qui, tout en ayant détruit plusieurs identités, auront généré de juteux bénéfices.
Karl n’eut pas besoin d’aller plus loin dans son homélie, Nadège et Norah avaient disparu. Satisfait de la quiétude qui régnait dans la salle, Karl observa l’agenda de Jeff en s’enthousiasmant :
– « Héros ordinaire », excellent thème, cher collègue ! Humm… Faire des choix avec ce que l’on nous a donné, élaborer des stratégies avec le jeu de cartes que l’on a en main, être responsable de ses œuvres, bonnes comme mauvaises, mener une vie d’adulte tout en sachant que dans les tissus capricieux de notre mémoire se niche une vie dénuée de contraintes, une vie d'enfant. C’est ça être un « héros ordinaire », hein Jeff ? Allez, bonne soirée camarade !
Jeff acquiesça avec optimisme avant de saluer ce professeur de technologie franchement allumé. Ce grand monsieur à la moustache gaillarde faisait office de boussole pour l’ensemble de l’établissement ; un phare dans la nuit qui tirait là ses dernières lumières sur l’horizon pédagogique. Une carrière entière à remettre en question ce qu’on prenait pour acquis, à faire émerger une réflexion singulière quitte à n’être point toujours compris par ses plus jeunes collègues, qui en retour le nommaient secrètement « Vieille vigne ».
Désormais seul dans la salle, Jeff n’arrivait plus à avancer sur sa préparation de cours ; il avait les idées ailleurs et il décida de rentrer chez lui. À la sortie, il croisa Lana qui attendait seule devant le portail du collège. Avant même qu’il lui demande ce qu’elle faisait là, elle répondit que son père avait du retard. Jeff remarqua une certaine tension sur le visage de Lana ; il avait été récemment informé que ses parents étaient en pleine séparation et que cela risquait d’avoir des conséquences sur le comportement de la jeune fille. Jeff demanda si tout allait bien, Lana ne répondit pas tout de suite, elle se mit à taper du pied, se redressa subitement et prit la parole avec colère :
– J’ai parfois l’impression que tout est mascarade, que tout le monde joue un rôle. Le prof fait son prof, les élèves enfilent le costume d’élève et le directeur est le chef du village. – Hum… Je vois. En réalité, ce ne sont pas des rôles, justes des places sociales ou des métiers si tu préfères : le serveur fait le serveur, le patron fait le patron. – Et l’élève ferme sa gueule. – Lana, ton vocabulaire ! – Là, vous faites le prof, lâcha-t-elle en rigolant. – Je te reprends c’est tout. Parle si tu as des choses à dire ! – Un homme naît dans un coin de la Terre. Pour quoi faire ? Quelle va être sa destinée ? Quelle empreinte laissera-t-il ? Qui va-t-il rencontrer ? Qui va-t-il trahir ? Où naîtront ses enfants ? Comment va-t-il mourir ? Je n’ai aucune réponse à ces questions et je m’en fous, mais cette histoire qui se répète sans cesse, ça me fiche le vertige, ça me donne des envies de fuir ou des envies de meurtres. – D’accord, c’est un sacré tableau que tu me présentes là. – Vous allez me proposer un rendez-vous avec la psy, hein ? – Tu n’as pas besoin de moi pour la voir. Tu veux la rencontrer ? – Non, mais j’ai dit que j’avais des envies de meurtres. – Et alors ? – Ça ne vous inquiète pas ? – C’est toi que ça inquiète on dirait. – Pas vous ? – Tes actes te suivront toute ta vie et je sais que tu en as conscience. Alors je sais que tu ne tueras personne.
Elle eut un léger sourire de résignation. Jeff avait l’impression de balancer des bouées à quelqu’un qui savait très bien nager.
– Et imaginez que je me suicide ? – Pour quelles raisons ? – Le monde est hostile parfois. – Hostile ? – Oui, on vit dans une jungle. – Certains disent qu’une nouvelle vie commence à chaque seconde.
Une voiture vint s’arrêter en face de Lana, la vitre se baissa : son père lui fit signe de monter. Elle saisit son sac avec un soupir de soulagement. La gamine de seize ans claqua la portière, laissant Jeff sur place absorbé par un sentiment équivoque. Bien sûr, il allait de nouveau signaler les propos de l’élève à son responsable ; bien sûr, elle aurait un nouveau rendez-vous avec la psychologue ; bien sûr, ce suivi pourrait l’aider à faire sortir des choses refoulées. Mais bien sûr qu’elle avait raison, ce monde est parfois hostile.
* * *
Le lendemain matin, Jeff sortit d’une séance éprouvante avec ses élèves de troisième. Sur le temps de récréation, il se dirigea en salle des professeurs pour aller chercher un café. Il entendit alors raisonner le métronome de talons féminins à l’angle du couloir ; l’allure était vive et ça claquait le sol avec un rythme régulier. Il maintint ouverte la porte coupe-feu pour laisser passer la personne qui allait surgir à l’angle. Rachel arriva en trombe :
– Oh Jeff ! Tu n’étais pas obligé de tenir la porte pour moi. – Mais, je ne savais pas que c’était toi. – Ah, donc tu tiens les portes pour tout le monde ? – Oui par politesse, répondit Jeff un peu surpris. – C’est la journée de la civilité aujourd’hui ? demanda-t-elle en lui saisissant le bras. – Je n’en sais rien, dit-il d'un air absent alors qu'elle le tirait vers l'avant. – Désormais, il y a une journée en l’honneur de tout. Mais la civilité, c’est terrible ! Cette chorégraphie mensongère ! Tous ces assauts de bienveillance ! La plupart du temps, on fait ça pour obtenir quelque chose ou pour soigner sa conscience. – Oh… fit Jeff complètement dépassé par cette avalanche de phrases. – Tu as l’air chagrin encore. – Non, je songeais à quelque chose. – Je te parle et tu penses à autre chose, tu rêves ou quoi ? – Un peu. – Tu rêves un peu, ou modérément, dirons-nous ! Jeff, on ne rêve pas en marchant au milieu du couloir d’un collège, qui plus est quand je te parle ! – Tu serais libre demain soir ? demanda-t-il, étonné lui-même d’avoir posé cette question. – Non mais ! Invite-moi à prendre un verre pendant que tu y es !
Ils eurent un sourire complice, Rachel lui lâcha le bras puis s’éloigna. Il honora son déhanchement avec tant de vigueur qu'elle se sentit observée. Elle s’arrêta au milieu du couloir et se tourna vers Jeff avec un air amusé :
– Tu ne surveilles pas la récré aujourd’hui ? demanda-t-elle. – Oh si, merde !
Jeff courut dans le couloir pour rejoindre Karl aussi vite que possible. Au milieu de la cour, le professeur de technologie faisait le piquet du haut de ses quatre décennies d’expérience. Il eut un sourire ironique lorsqu’il vit arriver son collègue.
– Jeff, que me vaut l’honneur de ta ponctualité ? – Désolé, j’étais ailleurs. – Ce qui explique que tu n’étais pas là. – Voilà. Au fait, quand est-ce qu'on se voit pour le projet « moyens de transports » ? – Ta question semble posée pour changer rapidement de sujet. – Ce n’est pas ça, mais on n’a jamais le temps de se réunir et j’ai quelques idées concernant des visites et des ateliers. Et aussi, ce serait bien d’inclure la prof de maths au projet ! – D’accord, mais pas plus de trois personnes sinon on ne produit rien de concret, à part de l'agitation. – Ravi de voir que tu acceptes de travailler avec d'autres collègues, je ne pensais pas. – Tu te trompes, le travail d’équipe est essentiel. Ça permet de rejeter la faute sur quelqu'un d'autre en cas de problème.
Karl éclata de rire en voyant la tête de Jeff se décomposer. Il lui tapa dans le dos avec vigueur avant de braquer de nouveau son regard en direction des élèves. Une scène insolite commençait à l’intriguer : au milieu de la cour, on pouvait voir le jeune Donatien implorer à genoux la belle Alice.
– Alice, je t'aime ! – Donatien, je t'emm… !
Fraîchement rasé du duvet de sa moustache pour l’occasion, Donatien Cassoulade – plus connu sous le sobriquet « D'occaz » – venait de se faire rembarrer par Alice. Il ne pouvait se faire à l’idée que cet amour n’était pas réciproque et naviguait de « crise en t’aime » en chrysanthème. Donatien effectua un demi-tour et se persuada que tôt ou tard Alice finirait par dire oui, dire oui à un mariage collégien. Dire oui et mélanger leur salive après avoir mélangé leurs tourments. Il voulait connaître la sensation du premier baiser que ses copains décrivaient comme un véritable moment de bascule. La suite ne serait que bonheur, il garderait Alice rien que pour lui, les bras comme des vérins autour d’elle. Un amour-armure.
Quelques camarades félons venaient d’observer la scène et avaient désormais pour projet de chahuter « D'occaz ». Ils savaient qu’il fallait s’y mettre à plusieurs pour taquiner ce colosse un peu benêt. Sa personnalité éruptive, sa carrure d'immeuble et son massif facial charpenté le plaçaient dans la catégorie « des gars qu’il vaut mieux éviter de faire chier ». Libérer l’énergie qui sommeillait dans le colosse était donc très risqué, mais c’est ce qui faisait le sel de cette brimade. C’est la triade des « R » qui comme à son habitude fomenta le complot : Randy, qui était en train de dribbler avec un ballon, shoota dans le ventre de « D’occaz’ », Ralph l’insulta en lui expliquant qu’il était trop gras et Ryad lui ordonna de foutre le camp.
– J’bougerai pas, répliqua Donatien. – D'occaz', redonne le ballon ! – Non. – Hé ducon, ta mère elle est tellement radine que quand elle vomit, elle serre les dents pour garder les gros morceaux. – Je vais te crever ! lâcha Donatien en s’approchant de son agresseur. – Hé les gars ! Hé, tout le monde ! Il paraît que son père l'a fini à la pisse usagée ! gueula Ryad dans toute la cour en montrant du doigt « D'occaz ».
Un groupe d'élèves vint s’approcher du chahut naissant pour souffler un peu plus sur les braises. Il y avait là tous les ingrédients pour le coup d’envoi d’un lynchage en bonne et due forme. Jeff demanda à Karl de surveiller le reste de la cour pendant qu’il prendrait l’initiative de se frotter à la bousculade. Il s'avança vers la scène d'un pas déterminé qui fit son effet : en voyant le professeur Jeff Corvez arriver, les élèves se dissipèrent et un arc de cercle se forma. Il saisit le ballon des mains de Donatien et se tourna vers la triade :
– Ryad, tu peux m'expliquer ce qu’est la pisse usagée ? demanda le professeur. – Bah, de la vieille urine. Genre, déjà utilisée. – Déjà utilisée ? L'urine est déjà un rejet du corps. Et tu penses que c’est avec l’urine qu’on fait des enfants ? lança-t-il en fixant l’élève. – Non… Pas vraiment. Enfin j'en sais rien, m'sieur. – Tu n'en sais pas large on dirait. – Ralph, tu as déjà essayé de vomir et de serrer les dents en même temps ? – Non, m’sieur. – Essaie donc et on fera une salade piémontaise avec ce que tu auras récolté.
Les autres élèves explosèrent de rire, c’était l’objectif de Jeff : tourner l’agresseur en ridicule.
– Quant à toi Randy, quand tu as tiré dans le ventre de Donatien, il a à peine bougé. Tu sais ce que ça veut dire ? – Non. – Que ta frappe est trop molle, tu n’en a pas assez dans les pattes.
Les rires redoublèrent et certains élèves, heureux d’assister à cette « battle », entamèrent une sorte de danse signifiant que Jeff avait mis tout le monde KO. Jeff renvoya chacun des élèves à ses activités, puis il expédia la triade dans le bureau du CPE, sans grands espoirs sur un quelconque changement d’attitude de leur part.
– Belle prestation, fit Karl en s’adressant à Jeff. – Merci. Ce qui m’étonne, c’est que ce soit toujours Donatien qui trinque. – Cassoulade est un élève culbuto : si tu le molestes, il se redressera avec plus de vigueur. Plus on le taquine, plus il monte dans les tours, c’est pour ça qu’ils aiment l’emmerder. Ils chahutent Donatien car c’est la force motrice de leur collaboration. Le lynchage d’un bouc émissaire, ça fédère une bande. – En regardant la cour de récré, on dirait que tout est joué à l'avance. – L'expérience nous apprend que les rôles peuvent s'inverser au cours de la vie. Mais, l'expérience quand on a quinze ans…
* * *
Dans son petit deux-pièces, Jeff n’arrive pas à finir son taboulé oriental, il pose son assiette sur la table basse. Il se vautre dans le canapé et songe à Rachel qui n’a pas dit non à un rendez-vous ; il se resserre un verre de brouilly pour fêter ça. Puis ses yeux se perdent sur l’écran du téléviseur qui diffuse une émission sur la seconde guerre mondiale : bombardements, enfants en pleurs et monticule de cadavres. Il change de chaîne pour un programme qui le transporte aux confins de l’Afrique, dans le parc du Serengeti. On lui explique que l’activité des humains menace l’écosystème local et qu’à terme le guépard risque de disparaître à jamais. Il zappe pour la chaîne 125 : reportage sur la prévalence du suicide dans le monde occidental.
Jeff frotte ses yeux secs et se passe vigoureusement la main dans les cheveux. Il saisit son téléphone pour un jeu où l’on doit couper des fruits et des légumes en glissant son doigt sur l’écran. Il délaisse son jeu au bout de cinq minutes pour une nouvelle émission : un débat sur l’école que sa collègue d’histoire-géographie lui a conseillé. Un homme politique paraît très remonté sur le sort que l’on réserve à l’école : « Depuis tout petit, on vous dit que l’École républicaine peut vous ouvrir toutes les portes moyennant du courage et des efforts. Avec cette injonction méritocratique, madame l’école donne soi-disant toutes les clés de la réussite, mais elle oublie que monsieur le marché de l’emploi possède lui aussi ses règles et ses principes auxquels chaque futur écolier devra se soumettre : demande de qualification, flexibilité, précarité, salaire a minima… Moi, je connais des gens qui ont fait preuve de courage, qui ont fait beaucoup d’efforts et qui n’ont jamais réussi. »
ZAP sur la télé… Une villa dans laquelle on montre des fesses et des seins, des jeunes filles au bagou nauséabond qui s’affirment en exhibant leur patrimoine génétique. Sur le plan suivant, la caméra montre une brochette de jeunes hommes qui se pavanent torse nus en singeant de la franchise le muscle contracté. ZAP sur le téléphone… Deux messages non lus. Quatre notifications. ZAP sur la télé… Émission d'actualités : sur le plateau, des journalistes font saillir les aspérités d'un règlement de compte entre policiers et jeunes cagoulés. Derrière un décor cérémonieux, des personnes en cravate parlent avec un air solennel ; d’autres s’agitent dans leur costume en évoquant le naufrage du pays. Un bandeau rouge fait mention d’un attentat meurtrier à Londres et du décès d’une chanteuse par overdose.
Chômage de masse et crimes vénaux, trahisons politiques et écocide, massacres ethniques et divorces de stars. Les sinistres actualités et les somptueuses catastrophes continuent de s’étaler devant son indignation stérile. Le derrière sculpté dans le sofa, Jeff éteint les écrans et s’allonge les yeux rivés au plafond. Petit à petit, il va mieux ; il pense que sa situation est finalement enviable, qu’il a de la chance de ne pas faire partie des actualités, de ne pas subir toutes ces violences, d’avoir un toit et un réfrigérateur plein. Pour l’instant, la foudre tombe à côté.
2. PERSPECTIVES
– Madame Fontana, pourquoi il y a autant de matières à l’école ? demande Martha, élève de sixième. – Sans doute pour toucher un peu à tout, expliqua Rachel. Comme en cuisine, il faut goûter pour savoir si tu aimes. – Oui mais à table, quand on n’aime pas, on arrête de manger. À l’école on continue quand même ! – Il faut que tu saches quelque chose d’important : certaines personnes disparaissent sans savoir qu’ils étaient bons dans un domaine, sans avoir développé leur talent. Tu comprends ? – Oui mon petit frère est fan de surf, continua Martha, il regarde tous les films et documentaires sur le sujet. – D’accord, répliqua l’enseignante qui ne voyait pas le lien. – Mais on n’est jamais allé à la mer. Je veux dire… Si ça se trouve, il est bon au surf.
Apprendre que Martha n’était jamais allée à la mer avait quelque peu surpris Rachel. Il s’agissait selon elle d’une forme de trésor que chaque enfant doit découvrir au plus tôt dans sa vie. Un court instant, elle se revit petite faisant son château de sable, prise entre les dangers de l’océan et la surveillance bienveillante de ses parents, courant sur la plage avec sa pelle et son seau, son frère à ses côtés qui n’arrêtait pas de répéter que « les pirates arrivent ! », quand elle, déjà l’esprit scientifique, voulait comprendre pourquoi plus on s'approche de l'horizon, plus il s'éloigne de nous. Et toutes ses interrogations allaient être balayées par l’annonce du goûter : les gâteaux secs avec plein de sable dessus et du soda qui pique la langue.
– Madame, vous pensez qu’il serait bon en surf ? – Quoi ? fit Rachel, prise au dépourvu. – Mon frère ? – Je ne peux pas le savoir. – C’est bien ce que je disais, on ne peut pas savoir. – Madame ! interrompit Timéo, ma grande sœur en terminale m’a dit qu’il faudra choisir entre la filière L ou S plus tard ? – Oui, pour ton futur métier, mais tu as le temps, vous n’êtes qu’à la fin de la sixième ! – Mais, moi j’aime les deux : les maths et le français. On fait comment dans ces cas-là ? – Tu as le temps de voir ça et de trouver ta voie, Timéo. – De toute façon moi ce que je voudrais, c’est être footballeur pro. – Mmm… – Mon père n’y croit pas trop non plus, il dit qu’il y a plein de candidats et peu d’élus. Mais, je m’entraîne dur et je ne suis pas mauvais !
Timéo se mit à tripoter le logo cousu sur son polo, comme pour se rassurer sur sa valeur. Sa main s’accrochait à la marque comme un alpiniste à son piolet, il semblait déjà conscient qu’on lui imposerait tôt ou tard une orientation qu’il n’aurait pas choisie, une filière qui le mènerait loin de ses ambitions. Timéo insista pour savoir s’il était possible qu’un jour il atteigne son rêve. Rachel se troubla avant d’expliquer que certains rêves sont faits pour ne pas être réalisés, qu’ils sont justes là pour aller de l’avant. Que la vie consistait à chasser une étoile qu’on ne pourrait peut-être jamais toucher. Quand la sonnerie retentit, Rachel alla voir Jeff dans sa salle de classe. Quand elle toqua à sa porte, il était courbé sur sa chaise à griffonner un dessin en perspective, essayant d’appliquer les consignes que Karl lui avait prodiguées pour améliorer sa technique.
– Ça me détend après la fin des cours, lança-t-il vers Rachel. – Tu aurais été dessinateur si tu n’avais pas été enseignant ? – Non, mais j’ai fait quelques autres trucs avant d’enseigner, c’est sans doute pour ça que ma vision des choses n’est pas très académique. – Je te trouve pourtant bien académique comme garçon. – Quand les fous jugent les fous…
Rachel eut un sourire et s’apprêtait à lui confier son malaise sur la façon de répondre à certaines questions en classe. Elle repensait à la franchise un peu radicale qu’elle avait eue à l’égard de Timéo et souhaitait recueillir l’avis de son collègue. Mais Marvin pénétra dans la salle au même moment :
– Je peux entrer, monsieur Corvez ? – Tu es déjà dans la classe, non ?
Rachel s’éclipsa discrètement. Marvin posa un regard panoramique dans la pièce, puis sur la feuille que noircissait son enseignant :
– Il y a encore du boulot, lança Jeff en observant son croquis. Tu vois, à ton âge je voulais être dessinateur… Dessiner des voitures, des maisons, des « je ne sais quoi ». Je n’ai jamais été très bon en dessin mais… Et puis je suis devenu professeur de français… Bref, tu es venu pour me parler de ton stage ? – Pas vraiment, je… Je ne sais pas vraiment ce que je fais là.
Jeff posa son stylo. Marvin observait son professeur avec l’œil un peu fuyant, avec l’air de celui qui a fait une bêtise, comme un enfant en train de pisser dans la mer.
– Enfin si ouais, c’est pour mon stage. – Je t'écoute. – Voilà, on a fait le CV, la lettre de motivation… – Oui, tu as des questions ? – Non… En fait, je suis allé dans un magasin de jeux vidéo pour savoir s'il voulait me prendre en stage. – Bonne initiative ! Et alors ? – Bah… J'ai demandé un responsable. Un gars est venu et après, il m'a questionné mais genre « interrogatoire de police ». – Tu as déjà vécu un interrogatoire au commissariat ? – Non, pas encore. Mais, je voulais savoir s’il y avait une technique pour faire un stage là-bas ? – Au commissariat ? sourit Jeff. On va bientôt aborder l'entretien d'embauche en classe, mais je peux déjà te donner quelques pistes. Quelles questions t'a posées le responsable ? – Il m'a posé des questions sur mon orientation professionnelle, mon expérience, mes motivations… – Et tu as répondu quoi ? – Ben, j'ai paniqué ! Je lui ai donné le CV et la lettre en leur disant que toutes les réponses étaient dedans. J'ai coupé court en disant que j'étais pressé. – Aïe. – Ce n'est pas bon, je sais. Ce n'est pas la peine d’espérer, c'est ça ? – On verra, attends la réponse. – Je fais des efforts pour trouver un stage, monsieur. – Il y a des gens qui font des efforts sans jamais rien obtenir, il faut comprendre ça. – Franchement les gens ne sont pas aimables quand je les contacte. – Le monde n'a rien d'aimable et si tu ne l'acceptes pas, tu en souffres deux fois. Ne t'en fais pas, si ça ne marche pas on va trouver autre chose. Fais-moi confiance, à mon âge on a un peu de recul. – Et à mon âge, on a des rêves, monsieur. – Belle réponse. – Vous savez c’est aussi pour faire plaisir à mes parents, ils seraient heureux que je trouve un stage… Ma mère a chopé un sale truc, genre cancer. Et mon père est en train de perdre la tête à force de se crever à la tâche. – Je ne savais pas. – Ils ont passé leur vie à trimer en industrie et quand je vois ce qu’ils sont devenus, je me dis qu’il ne faut pas que je fasse comme eux… Franchement, il y a moyen de se faire de l’argent au quartier, y a juste à guetter des portes… Je ne me cherche pas d’excuses, s’empressa Marvin, mais ce serait pas mal que je ramène un peu d’argent à la maison.
Jeff observait ce mètre soixante-quinze de jeunesse en perdition. Il avait ce visage d'entre-deux : plus vraiment frimousse, pas tout à fait gueule. Un visage qui se cherchait dans la solitude de l'adolescence, hésitant entre l'excuse d'être et le désir d'exister. Le professeur prit son élève par l’épaule et l’encouragea à venir le voir régulièrement dès qu’il en sentirait le besoin. Il lui dit avec un sourire un peu triste qu’avant de vouloir maîtriser ses cauchemars, il fallait surmonter la réalité, aussi lourde qu’elle soit. Jeff sortit de la classe, tenant en main le dessin sur lequel il planchait. Dans le couloir, il croisa Karl.
– J’ai discuté avec Marvin pour son stage. Il part avec un gros a priori sur le monde du travail : il a vu ses parents trimer en usine et il ne veut pas faire pareil, il veut même échapper au salariat. Tu n’aurais pas un plan pour le caser dans une bonne entreprise ? – Échapper au salariat ? s’étonna Karl tout en jetant un œil curieux sur le croquis de Jeff. Ce gosse a déjà tout compris ! On produit des élèves en série pour remplir les cases vides du système. Comment veux-tu que les gosses se dessinent un avenir à l’heure de la division internationale du travail ? Dans cette époque où l’on dépossède les derniers artisans de leur savoir-faire ? – Et pour Marvin, on fait quoi ? – Dans une économie automatisée, que faire de ces millions de jeunes dont le marché de l'emploi n'a plus besoin? C’est la question qu’il faut se poser. – Karl, merde ! s’énerva Jeff. Pour Marvin ? – J’ai un beau-frère menuisier à son compte, je vais voir si c’est jouable pour qu’il le prenne. Et ton dessin, ça avance ? – Voilà, souffla Jeff un peu résigné en tendant le bras. – Pour l’instant, tu es en 2D, ton dessin ne ressemble pas à grand-chose, trace ta ligne d’horizon et tes points de fuite. Tu verras qu’avec de la perspective, ce sera tout de suite plus attrayant.
3. DOIT FAIRE SES PREUVES
– Monsieur Corvez, vous avez vu le tiramisu au Japon ? – Le tsunami, Victor. Bien ! Avant de terminer le cours, je voulais faire un point sur vos stages de fin d’année. – Monsieur Corvez, c'est vrai qu’il y a des gens qui se mettent à plusieurs pour… Enfin vous voyez quoi ? hasarda Clément. – Non, je ne vois pas. Se mettre à plusieurs pour chercher un stage ? – Moi j'ai une copine, renchérit Lucille, qui m’a dit qu’il y a des gens qui s’y mettent à plusieurs pour le faire. Enfin vous voyez quoi ? – Faire quoi ? relança Jeff qui commençait à voir sur quel terrain où on voulait l’amener.
Lucille rougissait comme un phare dans la nuit. Avec trois jours d'avance sur le solstice, Jeff remarquait que l’été s’était déjà invité dans plusieurs esprits et il avait bien l’intention de ne pas être la victime de cette poussée hormonale.
– Peut-on revenir au cours et à ce qui nous occupe ? – Pourquoi vous ne voulez pas répondre ? demanda Victor d'un ton indigné. On parle juste d’accouplement. – Premièrement, c'est hors sujet. Deuxièmement, je n'ai pas les compétences pour répondre, insista Jeff qui ne voyait pas le bout de cette heure interminable. – Mais on veut savoir ! Scientifiquement c’est intéressant, non ? insista Victor. – Dans ce cas, je vous invite à ouvrir vos manuels de sciences. – Non, c'est mieux quand c'est vous !
La sonnerie retentit, mais personne ne bougea. Si prompts à déguerpir d’habitude, Jeff, qui avait tant besoin d’une pause, avait face à lui des élèves exigeant une réponse. Il savait très bien que le moindre début de réponse engendrerait une avalanche de questions inappropriées. Botter en touche en expliquant que cette question n’a rien à faire au sein d’une salle de classe les exciteraient davantage, ils se révolteraient en disant que les professeurs doivent apporter des réponses à leurs élèves, qu’il s’agissait là du principe même de l’école. Malgré l’impassibilité de Jeff, ça ne bronchait toujours pas en face, on entendait peu à peu des commentaires disant que le « prof allait craquer », qu’il allait « lâcher de l’info ». Jeff songea alors à l’actuel chef d’État, cet individu qui devait sans cesse répondre à des questions qu’il voulait éluder. Il se souvint d’un discours récent sur la crise sociale où il avait renvoyé la balle vers d’autres contrées d’une façon assez habile : « Oui, nous ne pouvons ignorer que la France traverse une période délicate, mais nul doute que la réponse ne se trouve pas sur le chemin de la violence, mais bien dans le dialogue avec les partenaires sociaux. » Ce qu’il fallait à Jeff, c’était un médiateur, un pivot, un partenaire social. Il prit un air grave et lança sa réponse :
– Oui en effet, ces pratiques d’accouplement peuvent être rencontrées dans certaines catégories de population. J’en ignore les origines et les raisons profondes et je vous invite à interroger votre professeur de sciences qui saura, j’en suis sûr, vous fournir des éléments de réponse.
Les élèves se regardaient d’un air quinaud, ils n’avaient pas bien saisi la forme, mais avaient compris le fond du message. Et soudain, sentant qu’ils se grillaient eux-mêmes du temps de récréation, ils quittèrent la salle, frustrés par la pleutrerie de leur professeur de français, mais bien décidés à obtenir des réponses auprès de madame Fontana, comme cela leur avait été conseillé. Cette classe de troisième représentait le fleuron de la désinvolture, un pot-pourri aux arômes d'absurdité et d’extravagance, une insouciance soucieuse, de la bêtise lumineuse, de l’immaturité responsable, de l’amour vache… Un univers de paradoxes qui demandait des efforts d'adaptation conséquents. Jeff ferma la porte de sa classe et croisa Rachel à l’entrée de la salle des professeurs :
– Salut Jeff ! Ça s’est bien passé avec les troisièmes ? demanda-t-elle avec l’enthousiasme d’une enseignante qui a su transmettre des notions difficiles à une classe attentive. – Hé ! Madame Fontana ! – Pourquoi tu m’appelles madame Fontana ? – Oh, pour te taquiner, dit-il avec un sourire pincé. – Ça ne taquine pas grand-chose. – Hum, oui c’était super ! Ils avaient plein de questions constructives sur… la grammaire, le subjonctif… Tout ça quoi ! – Je les trouve un peu agités en ce moment. – Oui, légèrement, ce n’est pas faux… Dis-moi : la reproduction, c’est au programme cette année ? – Oui comme tous les ans. Pourquoi ? – Non comme ça. Ils m’ont interrogé là-dessus, je leur ai dit que c’était mieux qu’ils s’adressent à toi. – Tu as bien fait, il ne faut pas tout mélanger. C’était quoi la question ? – Oh… un truc en lien avec les gamètes… Le pistil et les estaminets. – Les étamines ! – Quoi ? – Les ÉTAMINES ! Oh là, c’est toi qui as besoin de cours de sciences. – Les étamines ! suis-je bête. Les étamines… – OK, salut Jeff. Bonne soirée. – Bonne soirée, Rachel.
Dans le décolleté de Rachel, une poitrine en fête avait chassé les angoisses de Jeff un court instant. Et maintenant qu'il voyait son fessier gourmand s'échapper, il paraissait déterminé à l’inviter pour parler d’autre chose que de cette classe de troisième : ce qu’elle pensait de la vie à l’école et de la vie en général, ses goûts en musique, ses films cultes, ses écrivains incontournables… Juste découvrir ce qu’il y avait au fond d’elle et, accessoirement, savoir ce qu’elle faisait ces vingt prochaines années. À la sortie, Jeff trouva une fois de plus Lana faisant le piquet devant la grille du collège. Elle scrutait son poignet gauche tout en passant son index dessus. – C’est ma mère ce soir, anticipa-t-elle. – D’accord. Lana, je peux voir ton bras ? – Oui, pourquoi ? – Comment tu t’es fait ça ? – Vous pensez que… Mais non, c'est mon chat quand je joue avec. – En début d'année tu n'avais pas d'animal, il me semble. – Oui, en septembre je n'en avais pas. Maintenant j'en ai un.
Jeff la regarda droit dans les yeux, elle releva ses manches laissant ainsi apparaître plusieurs coupures ; mais ces petites entailles n’étaient, selon elle, dues qu’aux griffes de son chat. Elle haussa subitement le ton, s’indignant du monde dans lequel elle évoluait, cette société qu’elle voyait comme un tribunal constamment dressé contre elle, un tribunal qui la jugeait du matin au soir à l’école comme à la maison : ses vêtements, son physique, ce qu’elle pensait, tout était scruté, évalué, puis critiqué. Jeff lui rappela l’obligation scolaire, puis tenta de lui expliquer le sens du mot « conformisme ».
– Oui, mais je ne veux pas rester en place, je veux partir ! Il y a trop de choses à découvrir dans le monde pour rester assise sur une chaise toute la journée. – Pour découvrir le monde en sécurité, tu as besoin d'outils. Savoir bien écrire, maîtriser des langues étrangères, savoir calculer un budget… comment ferais-tu sans ça ? – Ça ne sert à rien ! Je veux partir, c'est tout. – Il y a des livres qui traitent de l'évasion et de l'adolescence : L'Attrape-cœurs, Sa majesté des mouches, Malataverne… – Ce n’est pas la peine ! – Zazie dans le métro, tu peux même lire Kerouac, si ça te dit. – Lire les aventures des autres, j’en ai marre. Je veux vivre l’aventure ! Je m’en fiche de vivre longtemps, je veux vivre intensément !
Jeff recula d’un pas, il avait face à lui une élève impossible à raisonner, une jeune fille qui voyait arriver la tempête qui s’annonçait avec le divorce de ses parents – on ne pouvait lui reprocher de vouloir l’éviter. Alors plutôt que de se retrouver déracinée et devoir faire face à des choix douloureux, elle voulait d’elle-même s’envoler vers d’autres horizons, s’évader loin des troubles adultes et partir dévorer le monde avec son appétit d'oiseau.
* * *
– Monsieur Corvez, hier elle n’a pas répondu la prof de sciences ! – Ça ne m’étonne pas Victor, ces questions ne sont pas abordées dans le programme. – Il faut poser des questions uniquement en lien avec le programme alors ? – Ne parlons plus de ça et revenons à notre tableau des modalisateurs. – C’est nul les modalisateurs ! s’insurgea Lucille.
Pendant deux heures, les modalisateurs menèrent bataille face aux assauts de quelques élèves qui relançaient les questionnements sur le sujet tabou. L’offensive cessa quand la sonnerie vint couper la parole de Jeff, alors qu’il énonçait une liste d’adverbes exprimant l’incertitude. Il avait fait cours une heure sur les deux imparties, sa moyenne était donc en hausse. Il devait poursuivre ses efforts afin d’atteindre les objectifs du troisième trimestre : achever une séance complète sans qu’aucune perturbation ne vienne enrayer le déroulement de son programme. Jeff ferma les yeux un instant pour profiter du silence de la salle de classe, mais soudain, Rachel déboula d’un air furieux.
– Les troisièmes, ça va toujours ? demanda-t-elle. – Salut Rachel. – Tu peux répondre à ma question ? – Euh oui, hasarda Jeff qui commençait à saisir l’origine de la colère de Rachel. Comme je te le disais, ils posent parfois quelques questions étranges et quand… – Et quand tu ne sais pas, tu les orientes vers moi ? C’est ça ? – Si, moi je… Comment ça ? – Ce n’était pas vraiment une question sur les étamines qu’ils m’ont posée ? – Ah, tiens donc ! – Écoute, je n’ai pas beaucoup plus d’expérience que toi, on est tous les deux de jeunes profs. Mais la différence, c’est que moi les questions à la con j’y mets un terme sans négociation ! – Tu parles de la question sur la reproduction ? fit Jeff, en se grattant la tête. – Non ! La question sur les partouzes !!! s’emporta Rachel. Moi je ne renvoie pas la balle chez un autre prof ! Tu saisis ?
Elle pivota les talons et partit d’un pas rageur, Jeff n’osa pas la regarder bien qu’il imaginât son fessier rebondir de toute sa fureur. Cela devait être beau à voir, mais quelque chose lui intimait l’ordre de faire preuve de retenue et même de se faire petit. Tout petit.
Bière, tacos, ketchup, chaussettes qui puent. Le soir même, Jeff se vautra dans le canapé et songea à l’image qu’il pouvait renvoyer à cet instant précis. Comment un type comme lui pouvait donner des cours ? Comment l’école avait osé le recruter ? Qu’est-ce qui avait dysfonctionné dans son orientation professionnelle pour que lui-même puisse prétendre un jour enseigner quoique ce soit ? La norme, quand on se veut professeur de français, c’est d’être propriétaire d’un pavillon de banlieue, avoir une femme qui se tient à vos côtés et une joyeuse marmaille qui fanfaronne devant une grande bibliothèque. Le tableau a tout de suite plus d’allure quand on est un père de famille responsable qui charbonne pour rembourser ses créanciers. Mais Jeff, ce néo-trentenaire fragile en quête de sens, ressemblait plus à un adolescent qui attend que sa mère lui dise de passer à table qu’à un professionnel de la didactique soucieux des contenus pédagogiques qu’il prodiguera en classe.
4. EXAMEN DE PASSAGE
« Elle a dit partouze ! » murmura Jeff, les yeux fixés au mur pendant que sa tartine beurrée sombrait dans le fond de son café. Comment Rachel avait pu sortir ce mot vulgaire ? Pourquoi ce terme rustique s’était retrouvé dans la bouche d’une si délicieuse demoiselle ? Comment deux planètes peuvent-elles s’entrechoquer ? Il avait toutes ces questions en tête quand le RER le prit sur le quai dans un mouvement mécanique. Arrivé au collège, il déplia le bras pour y poser machinalement son sac sur la table en salle des profs. Mais rien ne se trouvait dans sa main droite : il était parti de chez lui sans ses affaires ! Le bras perdu dans le vide, Karl vint alors le saisir pour lui offrir une poignée de main qui réveilla ses sens :
– Eh bien Jeff, tu attendais le baisemain ? lança le professeur de technologie. – Merde ! J’ai oublié mon sac. – Tu n’es vraiment pas du matin toi ! Si tu as besoin de quelque chose, des clefs pour ouvrir une classe par exemple, fais-moi signe. – Merci, c’est sympa. – Je sens que ta journée va être compliquée.
Chez elle, Rachel était en train de boire son café de la main gauche, tout en repassant sa jupe avec celle de droite. Une fois terminé, elle fila dans la salle de bains pour se maquiller.
– J’ai dit « partouze », songea-t-elle tout en mettant son mascara à toute vitesse. Comment j’ai pu sortir un tel mot ? La colère sans doute. Quel con ce mec, qu’est-ce qu’il me fait dire !
Elle sortit de la pièce pour chausser ses escarpins tout en répondant à un message sur son téléphone. C’est alors qu’intervint Douglas le chat qui, pour négocier du rabe de croquettes, traînait sa panse de félin d’appartement autour des jambes de Rachel. Alors qu’il n’en finissait plus de miauler tout en se frottant à ses mollets, Rachel se tourna et se prit les pieds dans l’animal ; elle se cogna légèrement la tête sur le chambranle de la porte avant de chuter au sol. Elle se releva sans dommage et une fois sur pieds, sa colère ne se dirigea pas vers Douglas le chat – pourtant l’unique artisan de cette bévue – elle songea tout de suite à Jeff qui, par des circonstances indirectes parfaitement objectives selon elle, semblait être le seul responsable de cette chute et de la journée pourrie qui se profilait.
– Bonjour tout le monde ! – Bonjour monsieur Corvez, répondirent quelques élèves dont l’entrée en classe du professeur avait suscité un peu d’intérêt. – Aujourd’hui on va en salle informatique, annonça Jeff d’un ton qui devait ne laisser place à aucune contestation. – Pourquoi ça ? demanda tout de même Victor. – Pose pas de question Victor, intervint Ryad. La salle info c’est cool, on va mieux se marrer qu’en classe.
L’espoir d’une bonne journée demeurait en suspens pour Jeff. Il pouvait arriver à occuper sa classe sans que l’improvisation ne se voie trop : c’était mercredi et le mercredi on ne joue qu’une mi-temps. Durant la transhumance des élèves vers la salle informatique, il réfléchissait sur les façons de compenser l'absence de ses affaires et de son matériel, mais un regard appuyé l’interloqua :
– Il est ou votre sac monsieur ? demanda Lucille à haute voix dans le couloir. – Il est là-haut en salle info. – Je vous ai vu dans les transports ce matin et vous ne l’aviez pas. – Il devait être à mes pieds. Tu es bien curieuse, dis-moi ! – Non, y avait rien. – Tu as sans doute mal vu. – Non, j’ai tout vu.
Jeff trébucha sur la dernière marche de l’escalier et, en voulant se rattraper à la rambarde, pivota sur lui-même avant de tomber sur le coude. Il eut un léger aboiement de douleur, alors qu’une partie des élèves ricanaient déjà en observant la pirouette que venait d’effectuer leur professeur. Pour ne pas perdre la face, Jeff voulut se relever rapidement, mais son geste précipité eut pour effet de le faire glisser à l’endroit même où il venait de trébucher. Les ricanements prirent alors plus d’ampleur et plusieurs doigts sardoniques nommaient ce singulier professionnel de la pédagogie gisant au sol. Les rires redoublèrent en intensité et c’est l’ensemble du gang adolescent qui exulta comme une foule dans un stade. Voir ce spectacle, c’était comme contempler un policier marchant plusieurs fois su son lacet, un bûcheron sciant la branche sur laquelle il est assis, un skipper urinant face au vent. Mais un regain d'orgueil vint s’emparer de Jeff, il saisit la rambarde avec toute sa poigne et se releva en inspirant à pleins poumons ; une fois debout, il poussa une gueulante carabinée dont l'ardeur le surpris lui-même. Les moqueries cessèrent sur-le-champ et le brouhaha se dissipa rapidement. Une collègue sortit de sa classe pour connaître l’origine du tapage dans le couloir, Jeff assura que tout allait bien et ordonna aux élèves de monter en silence. Ces derniers se remirent en marche, pas tant par respect pour son autorité, mais plutôt car ils aspiraient déjà à une activité plus ludique que ce spectacle désopilant : la salle informatique…
– Quand je vous dis « silence », c’est silence ! – Désolé madame Fontana. – Il faut apprendre à se taire pour vivre en communauté. Vous comprenez le terme « communauté » ? – Pas vraiment. – Ça veut dire réaliser des choses à plusieurs, en groupe. – Quel genre de choses ? interrogea un élève au premier rang.
En plus de ses cours de SVT, Rachel avait des heures réservées à la vie de classe, une façon pour elle de jauger l’ambiance entre les élèves, de gérer les éventuels conflits et d’aborder quelques notions d’éducation civique. Il s’agissait moins de faire de la discipline que d’ouvrir à la citoyenneté, mais parfois c’était l’occasion de remettre les points sur les « i », les barres sur les « t » et les queues sur les « q ».
– J’ai dit cul ! s’exclama Rachel. – Pardon madame ? – Excusez-moi, je pensais avoir parlé tout haut. Où en étions-nous ? – À la « communauté », firent quelques élèves d’un air circonspect. – Oui… Ce mot renvoie à la notion de « commun », c'est-à-dire ce qui doit être partagé. – Comme un gâteau ! intervint Timéo, fasciné par la tournure du cours et les proportions de la jupe de sa prof. – Comme un gâteau, répondit Rachel d’un air amusé. – Je ne vois pas le rapport, coupa sèchement Mélissa. – Eh bien la parole doit circuler. Un temps de parole doit être attribué à chacun si l’on veut que tout le monde puisse s’exprimer. Tu saisis ? – Moyen. – Quand un gâteau te plaît, tu en veux une part. Oui ou non ? – Oui. – Quand une conversation t'intéresse, tu veux donner ton avis et t’exprimer. Oui ou non ? – Oui. – Le problème, c’est que le gâteau n’est pas infini. Pour que tout le monde en profite, il faut le partager équitablement. – Oui. – Le temps c’est pareil, il n’est pas infini et pour que tout le monde ait sa part, il faut donner un bout de parole à chacun. Vous comprenez tous maintenant ?
Un grand « OUI » résonna à l’unisson. Des sourires satisfaits confirmaient la compréhension lumineuse de la classe de cinquième. – Mais madame, intervint Mélissa, y a des gens des fois, ils parlent pour ne rien dire. C’est normal ça ? – Tu abordes là un sujet délicat. Nous allons bientôt étudier la notion de « Démocratie », je te répondrai à ce moment-là.
Voyant que tout le monde buvait sa parole professorale, Rachel avait le sentiment d’éclairer ces petits esprits au-dessus du marais de la médiocrité. Elle se voyait mettre en marche une intelligence collective dans une République nouvelle où la tolérance et la paix résonneraient à l’unisson. Loin du moyen âge éducatif et l’école des cavernes, elle se rêvait cheffe de file d’une société nouvelle dans laquelle on se bousculerait pour assister à ses cours et entendre ses allocutions nourries de raisonnements limpides. À la sonnerie, Timéo – qui aimait beaucoup madame Fontana – questionna longuement l’enseignante sur la Démocratie. Et elle – qui aimait beaucoup cet élève car il s’intéressait à sa matière – lui répondit, dans un sourire, que la patience était l’une des clés de la Démocratie.
De son côté, Jeff avait dû jongler entre les écrans d’ordinateurs pendant deux heures. Son cours était un véritable fiasco, la faute en incombait selon lui à des logiciels obsolètes, des mises à jour non effectuées et une maintenance informatique défaillante. Mais les élèves n’étaient pas dupes et l’information avait circulé : un prof était venu au travail sans ses affaires. Une fois la salle informatique déserte, Jeff sortit le dos légèrement voûté par la résignation. En descendant les marches, il tomba sur Rachel.
– Salut Jeff. – Rachel ! Salut. – Ça va ? Tu as l’air chagrin. – Pas du tout… – Je sors d’un super débat avec la classe de cinquième. – Oui tu as l’air excitée. Enthousiaste, je veux dire. – Oui j’ai chaud, ça arrive quand tu as beaucoup donné en cours. – Oui je vois ce que tu veux dire, approuva Jeff qui ne connaissait que trop bien cette sensation. C’est marrant, d’habitude tu as toujours froid ! – D’habitude ? – D’habitude oui. – Tu dis ça comme si on se connaissait, s’étonna Rachel les joues en feu. – C’est vrai on ne se connaît pas si bien que ça, fit Jeff en baissant la tête. – Pas assez, rectifia Rachel. – Comment ? – On ne se connaît pas assez, c’est ça que je veux dire. – Ah ! fit Jeff avec un regain d’optimisme. On pourrait peut-être… – HÉ ! M’sieur Corvez ! Votre carnet de correspondance : OUBLI du matériel ! hurlèrent Victor et Ryad avant de s'échapper dans le couloir. – Pourquoi ils te disent ça Jeff ? demanda Rachel. – Tu les connais, ils sont taquins. – Hum… Si tu as des difficultés avec eux, on peut en discuter. – Demain soir ? fit-il précipitamment. – Comment ? – Je voulais dire, tu fais quoi demain soir dans l’après-midi ? – Je n’ai rien compris, coupa Rachel les yeux rivés dans son sac pour y chercher les lunettes qu’elle portait sur son nez. – Je t’envoie un mail, balbutia Jeff en quittant les lieux rapidement.
5. FONCTION PRINCIPALE
Le jeudi se grime souvent en lundi, un lundi de milieu de semaine qui brise l’élan amorcé vers le week-end. Chaque jour à sa raison d'être, il n'y a que le jeudi à qui on a envie de demander des comptes. Pourquoi viens-tu t'intercaler entre le mercredi et la veille du weekend? Quel est ton projet ? Peut-on te soudoyer ? Il ne répond jamais, c'est sa grande force. La réalité est simple, le jeudi est une grosse tarte à la merde et tout le monde doit s'en taper une part. Pour la classe de troisième, le jeudi, ça rime avec technologie.
– « La fonction principale, c'est le stade supérieur d'un objet. » Clément, qu'as-tu voulu montrer à travers cette phrase ? demanda Karl, en relisant la copie de son élève. – Que je savais des choses, ça sert à ça l’école. – L’école ça sert à comprendre des notions, répondit Karl. – Oui, ou montrer au prof qu’on les connaît. – Triste réponse. Bref, je vous renvoie à nos cours de sixième, il y a déjà quatre ans. – Ouah, ça passe trop vite ! s’exclama Marvin. – En effet. Et vous passez votre examen dans une semaine ! Ça m’attriste de voir qu’une notion aussi simple ne soit pas maîtrisée, alors je repose la question : qu’est-ce que la fonction principale d’un objet en technologie ? – C’est l’essentiel de l’objet, lança un élève du fond de la classe. Genre, c’est la base. – La base élevée au carré ? répondit Karl d’un ton mordant. – Peut-être pas autant quand même. – C’est n’importe quoi ! répliqua l’enseignant. – La fonction principale, ou fonction d’usage, d’un objet est la raison pour laquelle l’objet a été créé. La fonction répond à un besoin, dit Lucille à haute voix. – Très bien Lucille, cela aurait été parfait si tu ne l’avais pas relu dans ton classeur, mais plutôt enregistré dans ta tête. – Je l’enregistre en le relisant. – Bien sûr… Ensuite, nous avions abordé la fonction d’estime, vous vous souvenez ? – Oui, avec les bagnoles ! lança Victor. – Je t’écoute avec l’exemple de l’au-to-mo-bi-le !
Pendant que Victor répondait à la question, Lana regardait par la fenêtre avec un air absent, l’esprit totalement absorbée par les conflits intrafamiliaux. Mais elle était bien assise là, à se morfondre, à entendre son professeur sans vraiment l’écouter. La salle de classe lui semblait comme un cocon imprenable ; ici au moins, on se faisait disputer pour une raison précise et puis il n’y avait pas d’amour à perdre comme à la maison. Elle songeait à l’avenir tout en s’étonnant de voir son enfance si loin et si proche à la fois, comme dans un rétroviseur de bagnole justement. La fonction principale d’un rétroviseur ? songea-t-elle : « Observer ce qui est derrière nous, mais qui peut nous rattraper. Un rétroviseur, c’est du passé qui nous revient en pleine gueule. » Elle s’amusa de sa réponse, puis se remémora quelques joyeux souvenirs d’enfance, quand ses parents s’aimaient encore. La sonnerie retentit, elle sursauta : le cours était fini, pas les problèmes. Elle se dirigea vers Karl qui ne sembla pas surpris. Pour éviter tout embarras à son élève, c’est lui qui démarra :
– Qu’est-ce qu’il ne va pas Lana ? – Comment vous savez ? – Je ne sais encore rien, j’observe que tu n’es pas bien. – Monsieur, je ne sais pas si c’est en lien avec la technologie. En fait, je sais que non, mais la fonction principale de l’amour, c’est quoi d’après vous ? – Hum… Je ne saurais pas te dire Lana, répondit Karl qui n’en savait pas large sur la vie conjugale. Tu as réfléchi à cette question pendant mon cours, n’est-ce pas ? – Oui. – Et alors ? – Moi je crois que c’est élever des enfants. C’est ce qui permet de tenir quand les parents se fâchent entre eux. – C’est une belle idée. – Mes parents ne s’aiment plus, ils vont se séparer. – Tu es bien sûre de ça ? – Ils m’en ont parlé et me préparent à ça, ils me parlent de tribunal, de droit de garde et d’autres choses bizarres. C’était juste pour vous prévenir que je risque d’être un peu « absente » en classe.
* * *
– Ah ! On nous demande encore des rapports, des bilans pédagogiques et bla bla bla… Est-ce que c’est vraiment lu tout ça ? s’indigna Christine, l’enseignante en histoire, devant son écran. – Je me le demande aussi, lança Jeff qui se prenait la tête devant la liste de mails non lus qu’il avait devant lui. – Il faut composer avec, dit Norah. – Mais ça devient le cœur de notre métier de remplir des papelards. C’est ça l’école actuelle ? lança Christine à la cantonade. Quel est le rôle de l’école aujourd’hui ? lança-t-elle en se levant brusquement de sa chaise. – Quelle est la fonction principale de l’école ? reformula Karl. Excellente question ! – C’est simple, non ? lança Nadège. Les profs doivent instruire, ils doivent éduquer, rendre les enfants heureux et épanouis, orienter les élèves vers les bonnes filières. – Ils doivent sauver le monde quoi ! rigola Christine. – Je crois, moi, qu’il faut revenir à la base : apprendre des notions et les retenir par cœur, continua Norah. – Apprendre par cœur à l’heure où tout est accessible du bout des doigts ? répliqua le professeur de français de la classe de sixième. À l’heure où la mémoire se mesure en téraoctets ?
Nadège et Norah, peu enclines à discuter de sujets sérieux, quittèrent les lieux, non sans omettre de souhaiter une bonne soirée à tout le monde. Jeff, lui, continuait de réfléchir à une solution pour se libérer de ces montagnes de papiers et de mails, ces collines de dossiers sous lesquelles l'homme du XXIe siècle gémissait depuis déjà trop longtemps. Il imaginait un grand bûcher où toutes les paperasses seraient réduites en cendres, un autodafé de courriels et de données informatiques. Il se demandait combien de temps l’humanité allait persévérer dans l’accumulation de l’inutile, combien de temps allait-elle assister impuissante à la stratification de couches de papelards que personne ne lit. Il fallait, selon lui, arrêter de faire des rapports pour libérer les hommes de leur servilité.
– Pour ma part, poursuivit Christine, je crois que l’école doit transmettre des savoirs anciens dans le souci de la culture actuelle. Et s’intéresser à la culture actuelle sous-entend que l’on parle le même langage qu’eux. – Le même langage qu’eux ! s’indigna le professeur de français. Personnellement, je me sens comme un chevalier du subjonctif face à des mémoires trouées. Leurs productions écrites sont dotées d'une très faible puissance littéraire, la faute sans doute aux multiples abrutissements et passions envahissantes dont ils sont victimes et qui viennent parasiter leur sagacité. – Ça va ! On n’est pas des cerbères pédagogiques non plus ! lança Jeff qui se sentit obligé d’intervenir parce que l’on parlait de sa matière. – Pour moi, cette génération doit apprendre à vouloir moins, répliqua la prof d’histoire. – C’est une remarque intéressante, relança Karl, mais l’école ne doit-elle pas également apprendre à ne pas apprendre… On dirait que plus l'on en sait, moins la vie gagne en enchantement. Vous me suivez ? – « Qui accroît sa science accroît sa douleur », affirma le professeur de français, citant Spinoza. Je dirais plutôt que l’on a parfois le sentiment que seul le temps fera son œuvre en matière d'éducation. Après tout, l’apprentissage, c’est de la tentative supervisée, on peut se dire que tout ce que l'on fait n’a qu’un impact très limité et que seul le temps fera son œuvre. – En gros les profs ne serviraient pas à grand-chose ! s’indigna l’enseignante en mathématiques. Moi je veux bien, mais on ne maîtrise pas la division euclidienne en se promenant dans la forêt ! – On n’a pas dit ça, maugréa la prof d’histoire. – On ne dit rien du tout, aboya l’autre, car on passe à côté de l’essentiel. L'intransigeance devrait s'inviter à tous nos cours ! On énonce des principes, on s’y tient et les élèves en viennent à accepter la contrainte. – Ma question portait plutôt sur l’institution scolaire, reprit Karl, notamment sur son obligation. – Mais enfin, tu ne vas pas remettre en cause l’obligation scolaire ? gronda Christine. – Ce n'est pas parce que l'école est obligatoire qu'elle est de qualité. Les enseignants imaginent posséder le monopole de l'éducation et de la transmission des savoirs, or on apprend beaucoup au dehors. Ce n'est pas l'école qui apprend à l'enfant à parler, à jouer ou à chanter. – De mieux en mieux ! s’insurgea la professeure de maths. C’est bien ce que je disais : les profs ne servent à rien et on comprend la trigonométrie en faisant des châteaux de sable. – Sors un peu de ton corporatisme et écoute-moi : les profs s'indignent souvent du niveau de leurs élèves, ils vitupèrent sur l'ignorance abyssale de leurs classes. Ils n’arrivent simplement pas à accepter la collision qu'il y a entre la connaissance telle qu'ils la conçoivent et l'ignorance telle quelle se vit dans la tête de l'élève. Pour ces profs, il n'y a que des évidences, ils ont oublié qu’ils sont eux-mêmes passés par la case ignorance. Quand je perds patience dans certaines situations, je me remémore l'élève médiocre que j’étais en techno, cela me permet de retrouver un certain niveau de tolérance et d’aborder différemment les difficultés des élèves. – Karl, t'es pas loin de dire qu'il faut d'anciens mauvais élèves pour enseigner, s’étonna Jeff. – Et pourquoi pas ? Eux ne s’offusqueraient pas de l'ignorance de leurs apprenants. Ils seraient préparés aux lacunes, comprendraient mieux certains blocages et seraient dans une position favorable pour les guider. Tout le monde n’est pas fait pour bouffer du concept ou des règles de grammaire trois heures par jour. Les élèves sont comme nous, ils veulent inscrire une trace sur la nature, marquer de leur empreinte leur passage, ils veulent manier l'outil, transformer leur environnement, le façonner par leurs pensées et par leurs mains. – Mais allons-y carrément ! harangua l’enseignante en maths. Laissons des personnes non professionnelles se charger de l’enseignement de nos enfants ? Désolée mais pour moi, le savoir doit faire autorité. – Karl, sans aller jusque-là, on peut peut-être penser qu’il y a tout simplement trop de matières enseignées ? rétorqua Christine. Il s’agirait peut-être de revenir aux fondamentaux : lire, écrire, compter… Car le problème, c’est que l'école demande d'apprendre des réponses à des questions que les élèves ne se posent même pas. Des réponses qu'on ingurgite pour la réussite aux examens. – Tu as raison, c'est la cause de tous nos torts. L'enseignant d'aujourd'hui peut se contenter de suivre gentiment son programme et appliquer les nouvelles directives sans réfléchir. Selon moi, ces normes automatisent la fonction, empêchent la réflexion et la remise en question. L’enseignant moderne est un praticien sans être un théoricien. Or, il faudrait ne pas dissocier les connaissances des grandes questions de la vie, ce n’est pas moi qui le dis, c’est Freinet. Moi, par exemple, ce n’est pas en classe ou grâce aux livres que je me suis intéressé à la mécanique des fluides, mais quand, au bord d’une rivière, nous avons construit un barrage avec des copains pour la première fois. C’est là que toutes ces questions ont émergé ! – Alors, ça sert à quoi l’école ? lança Jeff en regardant ses collègues avec un sourire pensif.
6. PARALLÈLES
Devant le Bartender, sous un ciel rose et bronze, Jeff vit arriver Rachel. Elle portait une jupe noire plissée et un débardeur échancré en soie jaune, sa beauté était armée pour le faire vaciller. Jeff la salua un peu différemment de son habitude : il lui fit la bise en caressant légèrement son épaule nue ; il avait maintenant du désir plein les mains. Cela amusa Rachel de le voir surmonter son authentique gaucherie.
L’intérieur du bar était un fac-similé de l’ambiance américaine des années 50 : un sol en damier, des néons fluorescents sur les murs et la calandre d’une ancienne Pontiac faisant office de comptoir. Sur un grand écran étaient projetées quelques scènes du film American Graffiti pendant que la sono diffusait un vieux titre des Flamingos. Jeff et Rachel observèrent un instant cette jeunesse qui paraissait évoluer dans une époque bénie, dans une Amérique de l’après-guerre sûre d'elle-même. Un serveur grimé en Roy Orbison les invita à prendre place autour d’une table. Avec précaution, Jeff tira une chaise pour que Rachel puisse s’asseoir, puis il posa son sac à main sur la patère du mur, avec autant de soin que s’il eut placé un diamant dans son écrin. Désormais assis l’un en face de l’autre, il remarqua que la lumière pourtant discrète éclairait les yeux bleu piscine de Rachel. Il plongea dans son regard, mais elle baissa la tête, comme pour mettre un peu de distance. Les cocktails arrivèrent et ils entamèrent la conversation en parlant du travail, puis, constatant que le sujet tournait un peu rond, Rachel voulut entrer dans les confidences et demanda à Jeff quel genre d’élève il avait été par le passé.
– Un petit con, répliqua Jeff dans un sourire. Au collège, on se foutait de la gueule de tout le monde avec ma bande de potes. Brimades et moqueries pour les plus faibles. Et toi ? – Idem : brimades et moqueries. – Voilà un point commun ! s’enthousiasma Jeff. – Brimades et moqueries à mon encontre.
Un silence s’invita autour de la table, Rachel remuait son punch, Jeff tripotait le coin de sa chaise. L’ancien oppresseur buvait un verre avec l’ancienne opprimée. Pour tempérer, Jeff précisa qu’il était un petit con qui n’avait pas confiance en lui ; elle ne semblait pas convaincue.
– Tu étais un élève excité ? Malveillant ? demanda Rachel. – Pas vraiment. Un peu agité mais, en même temps, assez pleutre. – Mais c’est quoi le truc le plus méchant que tu aies fait ? – Oh, je ne sais pas, songea Jeff, mais durant ma jeunesse, je me rappelle d’un truc débile qui a pu être pris pour de la méchanceté… J’ai souvenir qu’à l’époque, il y avait trois catégories de personnes dans mon univers : les parents qui jugeaient l'époque, les jeunes qui la rejetaient et, au milieu, les profs qui essayaient de la construire. – Finalement, rien n’a changé, songea Rachel. C’était quoi ce truc débile ?
Il essaya de prendre un air détaché, mais un sourire involontaire vint le trahir. Voyant Rachel rigoler en retour, il souffla de résignation avant de prendre un ton plus passionné :
– Dans mon collège, il y avait ce type, Paul Roca. Il avait toujours la classe et ne se séparait jamais de son acolyte Jo Stéfan, un camarade impassible à l'ossature frêle. Paul et Jo considéraient le collège comme une sorte de parc d’attractions dont ils étaient les propriétaires. À la récréation, Paul sortait toujours avec une paire de lunettes noires que son frère lui avait ramenée des USA, ensuite il se passait la main dans la négligence toute maîtrisée de sa mèche brune avant de sortir une liasse de billets de 5 et la caresser devant nous. Il n'en fallait pas plus pour se prendre pour un gangster. Ensuite, il réajustait ses lunettes comme s'il était quelqu'un qui risque d'être reconnu, avant de venir gratter la pilosité naissante de son menton. Aux yeux de tous, Paul paraissait supérieur, on disait même de lui qu'il pouvait pisser à l'envers. Personne ne comprenait vraiment ce que cela sous-entendait, mais chacun se représentait des images plus ou moins rocambolesques dans sa tête. Un jour, il voulut frapper un grand coup en proposant « le casse du siècle » : braquer un train touristique et le faire rouler jusqu’en Andalousie. Il disait que sur la route, on trouverait des filles et qu’on pourrait transformer le petit train en un bordel roulant, une sorte de harem ambulant qui nous rapporterait de l’argent. Et un après-midi, il m’a proposé d’exécuter le plan avec Jo. Avant de passer à l’acte, nous avions fumé une herbe très puissante, l’ordre des choses n’est donc plus très clair mais nous avons bel et bien arrêté ce petit train ; le chauffeur, qui avait une tête de pélican, a d’abord cru à un canular, mais Paul a saisi un plot de chantier et l’a utilisé comme porte-voix pour hurler quelque chose comme « bande de bâtards, vous allez tous descendre du train ! Yaaah ! ». Là, le chauffeur se mit à réagir : consterné par ces propos, il voulut intervenir, mais Jo le poussa hors de sa cabine et s’installa aux commandes. L’ensemble des touristes prit alors la fuite, Paul saisit le volant et appuya sur l’accélérateur, tout en chantant du Guns & Roses. Un torrent de liberté se mit alors à couler dans nos veines, voilà qui était vivre !
En prenant un virage serré, on manqua d'écraser un homme sandwich qui vantait les mérites d'un yaourt amincissant. Il y eut un fracas un peu sourd et dans le rétro, on vit l'homme yaourt qui se relevait péniblement, la gueule avoinée et un bras pendouillant. Une ardeur nouvelle brûlait en nous, l'impression que le n'importe quoi était un projet tout à fait cohérent. C’est à ce moment que des passants se mirent à courir après le train. Mais la conscience de notre bêtise tractait avec plus de vigueur l'intégralité de nos actes, on s’observait plein d’enthousiasme, convaincus qu’on allait faire carrière sur la Costa del Sol. On se voyait déjà la queue à l’équerre devant des nanas aux mamelles béantes écartant le compas de leurs cuisses. Paul menait le petit train sur un bon rythme mais une côte se présenta devant nous : nous n’avions pas réfléchi à cette forte probabilité. Avec l’élan, ça roulait encore bien à l’amorce de la pente, mais peu après, on sentit qu’on n’avait pas tout prévu. Plus Paul écrasait la pédale d’accélérateur, plus nous ralentissions… Là, je sus que cette courte aventure allait prendre fin : trois ou quatre hommes pénétrèrent dans la cabine et reprirent les commandes de notre véhicule. L’un d’eux me prit par le bras et m’éjecta littéralement dehors, pendant que Jo fut saisi par deux adultes et dégagé du train à coups de pied au cul. Peu de temps après, Paul se retrouva neutralisé à terre : révolté, il exigeait déjà un avocat pour sa défense.
Ensuite ce fut le commissariat, les yeux secs et la mâchoire serrée, la tête basse et les glandes salivaires en berne. L’Andalousie ne m’avait jamais paru aussi loin. Il y eut des questions, des formalités administratives et beaucoup de honte. La conclusion du flic résonne encore dans mes oreilles : « Il y avait les braquages de banques, maintenant il y a les braquages de branques. » Quand Paul expliqua notre réel projet à la maréchaussée, tout le monde se foutait de notre gueule, même les types en garde à vue rigolaient avec les flics. Alors, le capitaine, ou un supérieur hiérarchique, frappa sèchement sur la table pour signifier la fin de la récré ; il fit un geste autoritaire pour nous inviter à dégager de la chaise. Dès lors, il me sembla acquis que nous n’étions qu’une bande de blaireaux, non pas des malfrats qui seraient craints dans toute la ville, mais des malotrus acnéiques, des lugubres sous-merdes en perte de sens.
À la fin de son histoire, Rachel resta bouche bée. Elle semblait ne pas croire ce qu’elle venait d’entendre :
– La première question qui me vient, c’est « pourquoi ? ». Tu ne croyais quand même pas réussir ce plan idiot ? – Paul Roca y croyait et quand il croyait à quelque chose, il arrivait à convaincre. La connerie a fonction de boussole à cet âge-là. C’était une sorte de rite de passage, plutôt un rite de « pas sage », ricana Jeff. – Vous les mecs, vous êtes vraiment débiles parfois ! Toi Jeff, mon collègue plutôt sage, tu voulais embrasser une carrière de proxénète andalou ? rigola-t-elle. – Je n’étais qu’un suiveur dans cette sinistre aventure, tempéra-t-il. – Ah mais c’est déjà pas mal d’adhérer à ce genre de projet ! C’est très drôle en tout cas. – Je n’ai souvent été qu’un suiveur, marmonna-t-il. – Quoi ? – Non, rien…
Ils commandèrent deux nouveaux cocktails pendant que les Platters entonnaient l’ultime refrain de « Smoke gets in your eyes ».
– J’adore cette chanson. – C’est un classique. – Je ne sais pas pourquoi. – Elle a été reprise par plusieurs groupes et utilisée dans quelques films. – Non je voulais dire, je ne sais pas pourquoi j’aime cette chanson.
« Qu’est-ce qui fait qu’on est plus sensible à une musique qu’à une autre ? » songea Jeff en regardant Rachel d’une façon passionnée. « À une note plutôt qu’à une autre ? À un accord ? À un rythme ? J’ai l’impression qu’il existe un lien étroit entre la musique qu’écoutent les gens et leur identité. Je ne sais pas comment c’est lié, mais c’est lié. »
– Ne cherche pas de réponse, ça gâcherait les questions.
La musique s’arrêta, Rachel agitait sa paille nerveusement dans son daïquiri. La question tomba comme une sentence :
– Bon… Et tu as quelqu’un ? – On dirait que tu cherches des réponses là, ironisa Jeff qui ne semblait pas étonné du virage de la conversation. – Je pensais te mettre mal à l’aise. – Dis plutôt que tu voulais me mettre mal à l’aise… Je te répondrai en te disant que j'ai connu des filles comme un marin connaît des escales. Et puis entre deux escales, des navigations en solitaire. – Et maintenant, tu voudrais un port d’attache, c'est ça ? – Non, je voudrais mettre pied à terre, quitter le bateau et bâtir sur un territoire stable. – Et quel genre de filles tu aimes, Jeff ? – Les fleuristes. Ça donne des filles chaleureuses et bienveillantes qui harmonisent la vie quotidienne comme un bouquet. – Quel cliché ! Tu te fous de moi ? – Oui, certainement. – Les fleuristes, ça doit surtout donner des nanas qui veulent refaire la tapisserie ou la peinture du salon tous les quatre matins. – Et toi ? – Dans le salon, moi c’est peinture, sans hésiter. – Non ! Le genre de mec. – Moi ? J'aime les odeurs fortes. – Quoi ? – Oui, je veux un gros bourrin moustachu, avec une odeur crasse qui s'imprègne dans le tissu de son oreiller. Et des oreilles, genre fontaine à cérumen. – Fait chier ! – Ne pose pas de questions, je ne te dirai pas de mensonges. – Ça veut dire quoi ? – La vérité c’est que je suis bien toute seule, que tôt ou tard je voudrai un gosse mais pas de mec. Je veux être libre de mes choix et diriger ma vie comme je l’entends. Pour l’instant, ce qui me plaît c’est rencontrer des gens, voyager, avoir du soleil entre mes doigts de pied avec le roulement de la mer en toile de fond.
Le téléphone de Rachel sonna au même instant, elle répondit qu’elle était avec un collègue et que oui c’était possible qu’ils se voient ce week-end. Elle raccrocha en reprenant le cours de son exposé. Au gré de la conversation, Jeff comprit qu’elle ne croyait pas à la vision heureuse d’un foyer, ni même peut-être au sentiment amoureux ; elle croyait à des situations heureuses liées à certaines circonstances, des expériences inoubliables, mais avec des êtres qu’on oublierait. En même temps, elle était arrivée à l'âge où la question de l’engagement se pose en termes concrets. Elle se voyait entourée de plusieurs enfants, comme autant de petites planètes gravitant autour d’elle. Des petits astres qu’elle voulait ne pas voir grandir. Au carrefour de tous ses projets, Jeff la sentit un peu perdue et au fur et à mesure que Rachel exposait sa vision du monde, Jeff buvait son verre de plus en plus vite, pressé d’en terminer avec cette conversation qui détruisait ses aspirations pierre par pierre.
Assis en face d’elle dans le métro, les yeux de Jeff se posaient alternativement sur Rachel puis sur la vitre. Il voulait saisir sa main et la serrer fort, comme on le fait lorsque l'on est animé par une volonté de changer les choses. Mais ce soir, le monde ne changerait pas et pour l’observer sans trop croiser son regard, il se résigna à la contempler dans le reflet de la vitre. C'était plus trouble, mais plus confortable. Rachel quitta la rame du métro avec un sourire un peu fatigué, un sourire qui semblait dire « c’était sympa mais… ». « Mais, en ce moment, je suis paumée » compléta Jeff dans sa tête. C’était justement l’espoir qu’il avait placé en cette soirée : que deux paumés trouvent leur voie. S’évader en duo et vivre à côté de ce monde, en parallèle.
7. DOCIMOLOGIE
Jeff dans un cabriolet, Rachel à ses côtés. Ils roulent vite. Rachel lui tend une enveloppe avec un sourire coquin, il s’attend à y trouver une proposition alléchante. Mais quand il déplie la feuille, il s’agit d’un bilan pédagogique. Il repousse le vil papier de la main, tourne la tête côté passager : Rachel a disparu ! Durant ce court laps de temps, les bilans ont muté en avions en papier et se mettent à tourner autour du cabriolet. Jeff stoppe le véhicule et cherche à fuir au milieu d’un paysage qui se transforme peu à peu en désert. Les bilans pédagogiques, désormais transformés en vautours, le poursuivent en poussant des cris stridents. Dans sa course, Jeff chute et un poids invisible l’empêche de se relever. Les diables de charognards se posent autour de lui d’un air railleur, ils l’observent telle une carcasse à se partager. Au premier coup de bec dans sa chair, Jeff se réveille en sursaut.
8 h 30. Temps maussade. Temps de géométrie. Avec Pythagore et compagnie. En classe de SVT, le vidéoprojecteur diffuse une mante religieuse en train de dévorer son amant : les élèves de cinquième observent la scène d’un air circonspect. Au fond de la classe, Rachel Fontana, des cernes sous les yeux et le regard morne plongé vers le ciel gris. De son côté, Jeff Corvez fait face à un groupe d’élèves qui négocie âprement après un rendu de copies :
– Monsieur, pourquoi Lana a la meilleure note ? C’est votre préférée, c’est ça ? – Monsieur, vous m’avez compté faux alors que c’est bon. – Monsieur, sincèrement, je crois que c’est mal corrigé.
Jeff est en proie à une meute d’hyènes arrachant de leur mâchoire quelques demi-points, tels des carnivores se partageant le cadavre de l’autorité. Debout face à son professeur, Clément estime que rien que par sa présence à l’évaluation, il mérite un 10/20. Il s’appuie sur le fait que ceux qui ne sont pas venus au contrôle n’ont pas zéro, alors que lui a fait l’effort de venir et devrait par conséquent récolter la moyenne au minimum. Il se lance dans une comparaison entre l’école et le monde du travail, expliquant qu’il faudrait instituer un salaire minimum de l’évaluation, une sorte de SMIC scolaire. Le « métier d’élève » mériterait selon lui une rétribution liée à des activités obligatoires : respecter le règlement, ranger sa chaise et ne pas dormir constituant des efforts notoires qui devraient être encouragés par des récompenses. Dépassé par les événements et l’enfumage de son élève, Jeff tente de faire diversion en le flattant sur ses capacités d’argumentation et l’incite à se renseigner sur le métier d’avocat ou ceux liés au domaine commercial.
Lorsque le gong le libère de cette heure interminable, les plus zélés restent en classe pour se partager les ultimes bonus que le professeur peut encore sortir de sa hotte. Deux points et demi supplémentaires sont accordés après une négociation qui dure la moitié de la récréation. Jeff verrouille la salle de classe comme on ferme une salle d’enchères, partagé entre le sentiment d’avoir fait une bonne affaire et la sensation de s’être fait rouler.
* * *
– Mais Karl, il faut bien continuer à évaluer ! maugréa la professeure d’histoire en salle de classe. – Oui mais pas en comparant des notes entre élèves, car dans ce cas, on obtient un niveau de classe, pas une évaluation des compétences. Sais-tu qu’une copie examinée par différents correcteurs n’obtient pas forcément la même note ? – Mais il y a le barème ! – Les évaluateurs n’appliquent pas qu’un barème devant une copie, leur jugement est façonné par leur âge, leur sexe, leur origine sociale, leur feedback sur le sujet, leur humeur du moment, le temps dont ils disposent, la météo ou leur bonheur conjugal. – Tu as des preuves de ça ? – Des expériences ont été menées sur les différences de notation entre académies : il n’est pas rare qu’une même copie d’élève obtienne des écarts de trois à quatre points selon qu’elle a été corrigée à Lille ou à Poitiers. Il faut se faire une raison, il existe des libertés professorales lors d’une évaluation ! Prends l’exemple d’un match de foot, il ne sera pas le même selon l’arbitre, à tel point que le score final peut être différent alors qu’il s’agit des mêmes règles et des mêmes équipes. – Ah tiens, on va demander à Jeff ce qu’il en pense! Crois-tu que l’évaluation des élèves est parfaitement objective ?
Jeff commença par regarder autour de lui avec beaucoup de méfiance. Se pouvait-il qu’on ait surpris cette peu digne négociation dont il avait été le piètre chef d’orchestre ? Un élève était-il venu « baver » en salle des profs sur ses petites combinaisons de barème et de points bonus ?
– « Parfaitement objective ? », commença Jeff, ça me semble compliqué, mais je dirais que c’est ce vers quoi il faut tendre. Je reviens.
Il s’éclipsa dans le couloir, croisa Rachel qu’il n’avait pas encore vue de la journée. À la question de savoir comment elle allait, elle répondit « ça va ». Mais parfois on dit « ça va » comme on dit « va te faire foutre ».
– Il faut que je te parle, insista Jeff. – Quelle classe ? fit-elle mécaniquement. – Ça doit forcément être lié au travail ? s’étonna Jeff. – Là, je suis le nez dans le boulot, s’agaça Rachel en montrant le tas de copies à corriger qu’elle avait sous le bras.
En quelques secondes, la tornade Rachel avait foutu le camp. Il retourna en salle des profs où le débat avait monté d’un ton :
– De la triche ! s’exclama la prof de maths. – Oui, cet élève avait en partie triché lors de son évaluation ! Alors, on fait quoi dans ce cas, monsieur Varta, grand maître pédagogique ! chantonna la professeure d’histoire. – Premièrement, tricher, c’est quelque part vouloir réussir. – Ah mais bravo ! On va mettre quoi alors ? Poursuivez la triche pour réussir ! Ton humour est sans limites, dis-moi ! – Je charrie un peu ! Mais lorsqu’un élève n’a pas le niveau, l'imposture est l'une des solutions pour satisfaire à la norme. D’où tricher pour réussir son examen. L’indifférence face à sa copie est pire que la fraude, selon moi. – Vous en avez entendu parler de la constante macabre ? demanda fièrement la prof de mathématiques. – Non. – C’est l’idée que même avec un barème clairement établi, la proportion de mauvaises notes serait toujours semblable. – Tu sais bien que de nombreux enseignants ont du mal à ne pas mettre de mauvaises notes. Il est inconcevable pour eux que toute la classe réussisse un devoir, il leur faut des cancres. – Tout à fait d’accord, coupa Karl. On est là face à une pression sociale : un enseignant qui note trop haut est vu comme suspect, il est considéré comme un professionnel peu scrupuleux qui note « léger ». – Des arrangements évaluatifs… souffla la prof de mathématiques. – Qui sont même institutionnels ! renchérit Karl. Vous n’aurez plus une majorité d’élèves en échec au bac car les correcteurs doivent composer avec deux injonctions contradictoires : appliquer les consignes de correction et en même temps parvenir à des notes qui soient en accord avec le taux de réussite habituel du bac. Donc les statistiques priment sur l’évaluation. L’exigence supérieure c’est qu’une majorité de candidats doit être reçue au bac et une minorité ajournée. Le bac est donc un examen qui donne lieu à un résultat prévisible.
Karl bouscula Jeff qui rêvassait en regardant le plafond. Il ne participait pas à la conversation, mais s’interrogeait sur une possible grille d’évaluation concernant sa non-relation avec Rachel… Et il s’interrogea bien longtemps car lorsqu’il releva le nez, ses collègues avaient déserté l'établissement. Il sortit de la pièce : le couloir était vide, Karl était déjà parti. Dehors, il n’y avait personne devant la grille, même Lana n’attendait pas l’un de ses parents.
8. CONSEIL DE CLASSE
Conseil de classe : Instance close où l’on émet des avis sur des élèves.
– Il a bien un point fort notre petit Clément ? interrogea le CPE. – Oui, assura José, professeur d’EPS. La paresse. – Karl ? – Le terme « oisif » serait plus adapté. – Je suis d'accord. « Paresseux », le mot est fort, déclara le CPE. On ne peut pas mettre ça dans un bulletin trimestriel. – Ce que je veux dire, reprit Karl, c’est que le paresseux n'a pas envie de travailler, mais l'oisif, lui, n'y songe même pas ! – Hum… Bon, qu'est-ce qu'on met comme appréciation ? éluda le CPE. – Pardon, mais ce que je dis n'a rien d'insultant, ajouta Karl. Les pensées vagabondes peuvent mener à de grands projets. – Merci Karl. L'appréciation ? – « Fait beaucoup d'efforts pour en faire le moins possible », remisa Karl. – « Doit investir ses connaissances pour progresser », proposa Rachel sur un ton plus sérieux. – « Doit investir dans un nouveau matelas » c'est plus parlant je trouve, lança José. – Soyons sérieux ! s’agaça le CPE. – C’est déjà positif qu'il soit assidu en classe, fit remarquer Nadège. Il respecte le contrat et il consent à se lever tous les matins pour venir ici. – Au consentement, je t'oppose la résignation, déclara Karl sans même lever la tête.
Conseil de classe : café du commerce des pédagogues.
– On ne peut tout de même pas se réjouir de la simple présence des élèves en classe, voyons ! affirma le CPE. L'accès aux connaissances passe par l’assiduité certes, mais aussi par l’effort. – C’est vrai, mais en privilégiant une pédagogie centrée sur l'intérêt individuel. Il faut que l’élève trouve son compte dans le cours que nous proposons. Je me souviens de l’été dernier où un gamin me dit que la technologie, ça ne sert à rien. Peu de temps après, je fais cours en pleine canicule, on y crevait de chaud ! Je sors alors un petit ventilateur de fortune que je m’étais fabriqué… Et à voir ma mine réjouie devant un peu d’air frais, je peux vous dire que le gamin a vu la techno sous une autre perspective. Ils ont tous voulu fabriquer un petit ventilo ! – Merci Karl, coupa le CPE qui commençait à s’impatienter de toutes ses digressions. – Pour ma part, Clément est un élève très agréable, se réjouit Rachel. D’ailleurs, toute la classe est meilleure que celle de l'année dernière puisqu’ils ont de meilleures notes sur les mêmes devoirs. – Ou bien tes cours sont plus clairs, murmura José pour lui-même. – Moi, ce sont les bousculades et le raffut qui m’interrogent le plus, affirma l’enseignante en espagnol. Le chahut, ça a toujours existé mais là, on a franchi un cap : en classe ou dans la cour, ils n’écoutent rien ! Finalement, ils ne perçoivent plus les enseignants comme les arbitres de l’établissement mais comme des camarades de jeu un peu plus vieux qu’eux. – Je suis de l’avis de Binti, approuva Norah. Je trouve qu’il y a un fossé de plus en plus grand entre ce que sont les ados et nos exigences d’adultes.
Conseil de classe : organe de décision démocratique.
– S’il vous plaît ! invoqua le CPE et tapotant sur sa table. Nous ne sommes pas là pour faire le procès de l’école ou de la jeunesse actuelle, alors revenons-en à Clément. Peut-on résumer vos remarques en mentionnant un « manque de travail » ? – Mais même avec plus de travail, ça ne marcherait pas ! – Et pourquoi ? – Il a de grosses difficultés de compréhension et il n’y a personne pour l’aider à la maison. En fait, je pense qu’il donne tout ce qu’il peut, mais ses notes sont mauvaises. – Bien et comment est-il en maths ? demanda le CPE en se tournant vers l’enseignante concernée. – Il maîtrise l'addition et la multiplication mais il est incapable de diviser ! – C'est un enfant unique, il n'a pas l’habitude de partager, affirma Christine. Et la soustraction, il sait la faire ? – C’est compliqué pour lui… Quoi ? Tu vas me dire que c’est lié à la peur d'avoir moins ? On ne va pas chercher des prétextes, il est nul en maths, c’est tout. – Ou bien ça ne l'intéresse pas, nuança Nadège. Il ne trouve pas le sens, peut-être. – Non, il ne comprend rien. – Il y viendra quand il en aura besoin. – Donc il faut attendre qu'il en ait besoin pour commencer mon cours… – Non, à toi de provoquer le besoin en créant une situation. Amène un gâteau à tes élèves et tu verras qu'ils s'intéresseront à la division ou aux pourcentages. – Tu n’es pas loin de dire que je fais mal mon travail, Christine ! Cela veut dire que tu as en tête une certaine idée de ce que devrait être un bon professeur. – Quoi ? – C'est quoi un bon professeur ? Quelles doivent être ses qualités ? – S’il vous plaît, ne nous fâchons pas ! lança le CPE. Ce n’est ni le lieu ni le moment ! Alors passage en classe supérieur ou… – Peut-être qu’il devrait flâner, coupa Jeff d’une voix rêveuse.
Le CPE resta un instant la bouche ouverte avec un air étonné ; il y eut un silence traduisant l’incompréhension. Couper le CPE ce n’était déjà pas très académique, mais le couper pour sortir une ânerie pareille relevait de la cavalerie. Même Karl, pourtant si prompt dans la sortie de phrases décalées demeuraient interdit devant son collègue. Rachel, quant à elle, ne savait pas très bien si Jeff jouait un jeu étrange ou bien si son esprit était complètement ailleurs, elle l’observait avec un mélange d’amusement et d’inquiétude. Le CPE finit par rompre ce silence pesant par une simple reprise du terme.
– Flâner ? – Oui, si ce jeune a du mal à penser « rationnel », flâner pourrait sans doute l’aider. Flâner productivement, bien sûr.
Tout le monde releva l’oxymore et, devant de pareils propos, les fronts se plissèrent davantage et les sourcils s’arquèrent d’autant plus. Face à cet abîme d’incompréhension, Jeff se ravisa pourtant d’expliquer ce qu’il pensait réellement. Il se rappela aux bon souvenirs de sorties scolaires au milieu de la nature qui n’impliquaient pas nécessairement la transmission d’un savoir ; juste une découverte par les sens en observant la floraison d’un cerisier, en analysant la marche organisée des fourmis ou les effets du courant et des marées sur la forme des minéraux. Du vagabondage parmi les herbes hautes à l’escalade sur des roches tortueuses, de la récolte de ce qu’on avait cueilli en promenade à l’élaboration d’une délicieuse recette, de la recherche de petit bois jusqu’aux premières flammes d’un feu de camp. Construire une cabane, fabriquer un sifflet, bâtir un moulin miniature ou de rustiques arbalètes. Bouger, marcher, courir, grimper, bâtir, se confronter au réel et à sa complexité, découvrir la liberté dans un cadre de contraintes objectives : celles de la nature. Et puis flâner. Flâner et comprendre, libérer son imagination, flâner et bâtir du sens. Flâner avant de faner.
– Bien ! lança le CPE en s’agitant sur sa chaise, comme s’il venait d’avaler un café trop fort pour lui. Alors, passage en classe supérieur ou… – Moi je suis neutre, lança Karl. – Être neutre, c'est se prononcer, renvoya le CPE, clairement énervé à l’idée de ne pas finir sa phrase pour la deuxième fois d’affilée.
Et ce fut la foire d’empoigne pour notifier la décision. Les opinions fusèrent en tous sens, comme autant de trains partant dans des directions opposées. Quand on lui demanda à nouveau de se prononcer, Karl se tenait sur le quai de son opinion : il affirma que la neutralité n’était pas une position contemplative, qu’elle était le fruit d’un combat réflexif qui aboutissait au ni oui ni non. Il précisa que la note était une obligation administrative qui semblait plus impérieuse que la transmission d’un savoir réel et que toute cette histoire de passage en classe lui paraissait dérisoire tant l’école était à côté de ses objectifs. Il s’énerva sur ce système où des élèves rendaient des copies pour que des professeurs puissent rendre des notes pour que l’école puisse rendre un avis afin que des parents puissent se rendre compte. On le laissa tranquille dans son coin, car après tout, c’était son dernier conseil de classe avant la retraite.
Conseil de classe : assemblée générale des coefficients.
– Bien ! Passons à Lana, annonça le CPE : « Très agréable », « excellents résultats et bonne participation », « très bonne capacité de réflexion ». Eh bien, avec des résultats comme ça, voilà une élève qui ne pose pas de problèmes.
On entendit les exclamations satisfaites d’une partie de l’assemblée, Jeff intervint pour tempérer l'intervention optimiste du CPE. Il expliqua que ces excellents résultats masquaient une profonde détresse, qu'il était urgent de prendre en compte l'état d'esprit actuel de Lana avant qu’elle ne quitte le collège. Le CPE assura que l’essentiel était actuellement fait, puis passa rapidement à Donatien :
– Donatien, il semble avoir beaucoup de problèmes en ce moment, lança Christine. Je pense que mes collègues seront d’accord : il n’a pas le niveau. – C’est vrai, confirmèrent plusieurs professeurs. Il travaille mais… – On peut travailler et obtenir des résultats médiocres, précisa Rachel. Pourrait-on aménager un passage en classe supérieure sous réserve d’une remise à niveau au premier trimestre ? – Je me souviens d’une époque, lança Karl qui venait de sortir de sa torpeur, où quand les résultats étaient trop faibles, on redoublait ! Tout simplement.
Quelques collègues le regardèrent comme s’il venait de sortir un dossier classé « secret défense » : le redoublement restait une forme de tabou pour de nombreux professionnels. Le CPE prit la parole en rappelant que les redoublants étaient souvent stigmatisés sur leurs difficultés et que de ne pas suivre leurs camarades en classe supérieure participaient au sentiment d’incompétence, que la confiance en soi s’en trouvait altérée, ce qui engendrait mécaniquement un décrochage scolaire de l’élève. Il poursuivit en précisant que la pratique du redoublement était coûteuse pour les parents et pour le système scolaire. Norah, qui avait plusieurs comptes à régler avec Karl, vint lui porter l’estocade en lui rappelant que le cerveau d’un élève ne fonctionnait pas comme un disque dur pour qui un enregistrement défectueux pouvait se résoudre par une nouvelle tentative. Le CPE acquiesça et précisa que la discussion était close. Dans une humeur froide et un sérieux qu’on lui connaissait peu, Karl expliqua que le faible coefficient de sa matière délégitimait sa parole. Il estimait qu’on avait toujours déconsidéré l’enseignement de la technologie et qu’elle apparaissait aux yeux de tous comme une matière mineure. Il rappela que les grandes évolutions techniques allaient de pair avec l’évolution des comportements, que de nombreuses avancées techniques posaient des questions éthiques et juridiques, puis en définitive des questions de civilisations. Il évoqua les changements de comportement induits par l’avènement de l'automobile, du nucléaire ou du téléphone portable et finit par s’emporter en expliquant que cette réunion lui paraissait être l’assemblée générale d’une multinationale : ceux exerçant dans les matières à forts coefficients y avaient plus de légitimité que les autres, à l’image de ces actionnaires qui ont les grosses parts du capital au sein d’une entreprise et qui mécaniquement détiennent un pouvoir décisionnel plus grand.
9.DÉTACHEMENT
Il ne restait que quelques jours avant les grandes vacances. Marvin avait compris qu’il était trop tard pour que l’école le sauve, Lana avait compris qu’il était trop tard pour l’enfance, Donatien avait compris qu’il était trop tard pour Alice, Karl avait compris qu’il était trop tard pour tout remettre en question, mais Jeff pensait qu’il était encore temps. Encore temps pour ne pas participer à la marche du monde et plutôt se retrouver à la marge du monde. Il ne voulait pas de la petite bicoque avec son CDI bien propret, il ne voulait pas être cet énième salarié fossilisé tenu par ses crédits.
– Je vais arrêter, lança-t-il à Karl la veille de la sortie des classes, lorsqu’ils n’étaient plus que tous les deux en salle des professeurs. – Après seulement deux ans ? – Je ressens le besoin de tout quitter. Je sais, c’est un peu lâche. – Je dirais plutôt que tu es courageux de partir, de te remettre en question, d’abandonner un poste qui t’offre la sécurité de l’emploi. Le lâche c’est celui qui joue la comédie en n’y croyant plus lui-même. – C’est la réponse que j’espérais de ta part, sourit Jeff… Tu ne me demandes pas où je vais ? Ce que je vais faire ? – J’imagine que tu pars flâner, sourit Karl. – Je ne viendrai même pas demain, j’arrête tout ce soir… Je ne sais pas, c’est comme si je n’en avais plus rien à foutre de tout. – C’est radical, Jeff. Tu es certain ? On se fait beaucoup d’idées sur une autre vie. Couper les ponts avec la société pour essayer de concrétiser un idéal, c’est très respectable, mais le plus dur reste de le concevoir. Je veux te dire qu’on ne divorce pas facilement d’avec ses contemporains. – J’ai déjà réfléchi à tout ça et je suis plus que certain. – Tu ne seras pas présent pour mon pot de départ alors ? sourit Karl. – Non, on doit se dire au revoir maintenant. J’ai toujours détesté les adieux. – Moi, j’ai toujours détesté cette phrase.
Karl serra Jeff dans ses bras, comme un fils qui serait perdu dans la complexité du monde. Jeff enveloppa Karl plus doucement, comme s’il tenait un vieux père qu’on ne veut pas abîmer.
* * *
Merci pour cette année scolaire. Je vous souhaite de bonnes vacances d’été, on se reverra l’année prochaine en classe de cinquième. Je suis aussi heureuse car pour la première fois de ma vie je vais partir à la mer avec toute ma famille ! Martha
Christine replia le mot que Martha lui avait donné en classe. Martha, cette jeune fille pleine d’étoiles dans les yeux, cette jeune fille pour qui Christine s’était battue afin de la mener sur les chemins de la réussite. Ce mot de remerciement – adressé personnellement et remis en mains propres ! – symbolisait la reconnaissance du travail professoral accompli, le climax d’une année de labeur. L’émotion laissa place à la fierté ; le sourire fixe et le dos droit, Christine s’en alla montrer aux collègues cette courte missive gratifiante.
– Ah, Rachel ! Le métier est dur, mais on sait pourquoi on se lève le matin. Regarde comme c’est mignon, dit-elle en tendant le mot de l’élève. – Ah, toi aussi tu l’as eu ? – Quoi ? – Martha a donné ça à tous les profs. – Ah, d’accord… répliqua Christine, désemparée. – Elle est vraiment adorable cette gamine. – Oui, mais enfin tu sais, ce doit être les parents qui lui ont demandé d’écrire cette lettre de remerciements. – C’est possible, mais elle était tellement heureuse en la donnant. Tu viens, je file au pot de départ de Karl. – Oui, bien sûr.
* * *
– Mais, durant toutes ces années, proclama Karl d’un ton solennel, j’ai sans doute autant appris que mes élèves. Et, j’ai envie de vous taquiner une dernière fois en vous rappelant que les diplômes ne sont que des sésames artificiels permettant à cette société d’orienter ses sujets vers une activité qui servira la grande bourgeoisie. Merci à tous !
Les applaudissements résonnèrent dans la salle, on saluait là une carrière de plusieurs décades et un être respecté pour sa persévérance et ses prises de position qui nourrissaient la polémique. Les professionnels prolongèrent les applaudissements tout en s’observant, comme pour célébrer leur ténacité durant cette année scolaire. C’est sur cette note positive que démarra la fête de fin d’année, la kermesse des grands enfants. Des bouteilles de mousseux, des petits canapés et de l'angoisse qui allait doucement partir en villégiature pour plusieurs semaines. On allait pouvoir souffler un grand coup ce que l’on avait retenu durant le dernier trimestre, songeant désormais à des projets de vacances et des horizons de réjouissances. En voulant saisir un petit four, Nadège toucha la main de Karl, il retira son bras et insista pour qu’elle se régale du feuilleté au saumon qu’elle convoitait. Elle essaya de ne pas paraître troublée et finit par croquer dans le hors-d’œuvre. Elle se sentit légèrement redevable de cette mansuétude et donc contrainte de démarrer une conversation – la dernière, espérait-elle – avec celui dont on fêtait le départ de l’établissement.
– Bravo Karl. C’était un beau discours, lança-t-elle. – Merci Nadège. Je m’en vais vers d’autres horizons et bientôt ce sera à toi d'essayer de sauver le monde, lança-t-il d’un ton malicieux.
Nadège cherchait désespérément Norah dans la foule, pendant que Karl attendait patiemment une réponse. Norah croisa enfin Nadège du regard, il y avait des appels au secours dans ses yeux ; elle comprit tout de suite et vint s’adresser à Karl à brûle-pourpoint :
– Alors Karl, avec ta grande expérience passée, ton éminence professorale, quelle est l’anecdote que tu retiendras de toute ta carrière ? – Deux élèves qui se sont embrassés en classe, dit Karl sans même prendre le temps de la réflexion. – Ah, pas mal ! s’enthousiasma Norah qui voulut tout de suite en savoir plus. Et tu es intervenu ? – Non, penses-tu ! J'ai laissé faire. Et quand j'ai terminé mon cours, ils s’enculaient dans le placard.
Rachel, qui campait près du buffet explosa de rire, Norah et Nadège prirent un air outragé et s’en allèrent en singeant l’indignation. La fête commençait à devenir longue pour Rachel : c’était le début des vacances, certes, mais elle n’avait aucune envie de se soumettre à cette tyrannie de la bonne humeur qui emporte chaque fête de fin d’année. Et ce qui la chagrinait le plus, c’était l’absence de Jeff.
– Karl, tu as vu Jeff ? On est plusieurs à le chercher.
Karl regarda Rachel un peu tristement, il baissa les yeux au sol et, après un instant qui parut interminable, répondit enfin à Rachel :
– Je pense qu’il est parti. – Mais où ? Il est aux toilettes ? demanda-t-elle naïvement. – Un peu plus loin que ça. – Karl, je t’aime bien, mais là je n’ai pas envie de jouer aux devinettes. – Il a tracé sa ligne d’horizon et ses points de fuite pour s’offrir de la perspective. – C’est-à-dire ? souffla Rachel. – Il est parti. L’eau qui stagne, ça finit par croupir, il faut savoir danser comme le fleuve. – Tu peux arrêter tes métaphores et être plus clair ! s’emporta-t-elle. – Il s’est tiré, il a mis les voiles ! répliqua Karl sur un ton beaucoup plus tranchant. Pourquoi il serait resté ? demanda Karl. Pour continuer à côtoyer des élèves en souffrance et constater sa propre impuissance ? Pour tes beaux yeux, peut-être ?
Rachel gifla Karl puis porta les mains à sa bouche, comme surprise par son geste. Tout le monde se retourna : l’impact de la claque fut suivi d’un silence qui marquait la stupéfaction. Karl se mit à rire devant l’assemblée et improvisa un faux-fuyant :
– C’est un vieux pari entre Rachel et moi, j’ai perdu et j’ai mérité mon gage.
Cette fois, personne ne crut au verbiage de Karl : les larmes montaient aux yeux de Rachel. Elle s’enfuit au loin en courant, une collègue partit à sa poursuite. Karl reprit un petit four en se caressant la joue, il fit remarquer à un collègue que Rachel disposait d’un joli « punch ». Quelques personnes se remirent à lamper leur cocktail et les conversations reprirent là où elles s’étaient arrêtées.
* * *
La petite sauterie professorale touchait à sa fin. Ne restaient que quelques personnes dont Christine qui salua Karl avec un profond respect, le remerciant d’avoir animé le collège d’une façon magistrale durant toutes ces années. La réponse de Karl tenait dans son regard : une moustache grisonnante arquée et des yeux qui racontaient l’honneur du devoir accompli.
Karl se dirigea une dernière fois en salle des profs et, mécaniquement, ouvrit son casier qu’il avait déjà vidé depuis plusieurs jours. Il fut alors surpris de constater qu’un papier canson s’y trouvait encore. Il sortit la feuille avec précaution : c’était un dessin signé de Jeff ! Il observa attentivement le croquis. Sous un ciel menaçant, on y voyait des arbres s’apparentant à des saules, pliés par ce qui semblait être un vent violent ; en arrière-plan, un homme se tenait devant une sorte de grotte où se trouvaient également d’autres individus. Les contours étaient flous et il était difficile de savoir si l’homme en question entrait dans la grotte, ou bien s’il en sortait.
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