Déjà, sur le banc de l’abribus était exposé un remarquable étron.
— Probablement d’origine canine, affirma un usager me voyant observer le méfait. Ces putains de clébards se croient tout permis.
Ces mots crus détonnaient avec l’aspect général du personnage : un trentenaire dandy savamment nœud-papillonné, les bottes impeccablement lustrées et la moustache aussi fine que les traits de son visage. Je remarquai qu’il tenait un animal en laisse, mais il me paraissait peu évident d’y reconnaître un quelconque chien domestique. Ça ressemblait plutôt à un tamanoir.
— Il s’appelle Hector, dit fièrement le type en voyant que j’observais le bout de sa laisse. — C’est légal ? — Affirmatif ! répondit-il abruptement, comme s’il craignait qu’Hector ne fût chagriné par cette méprise. Hector est remarquablement affectueux et, comme vous pouvez le constater, il dispose d’un caractère souple, si l’on prend soin de bien l’éduquer.
Il insista sur le dernier mot en me fixant avec l’air méprisant du maître reprenant son élève. Je me grattai la tête en regardant Hector qui ne semblait pas franchement à son aise en milieu urbain ; j’y voyais plutôt un être perdu dans la complexité du monde civilisé, loin de sa forêt originelle. Le propriétaire crut bon d’entamer une diatribe sur les méfaits du manque de civisme ; plus il utilisait des phrases alambiquées, plus Hector le regardait tristement. L’animal semblait avoir compris que son « propriétaire » était un type imbu, cherchant à se démarquer par des manières allant à rebrousse-poil de l’époque. Je le laissai pérorer sur son sujet tout en continuant d’observer les individus qui déambulaient sur les trottoirs. Il devenait de plus en plus difficile d’être original dans ce monde excessif, pour se démarquer, il fallait user de stratagèmes extravagants.
— En retard et bondé ! maugréa le dandy tamanoiré. Ce double état de fait constitue désormais la norme de tout transport en commun, de telle sorte qu’un bus modérément rempli et se présentant à l’heure dite devient suspect aux yeux des usagers.
Je l’invitai à monter en premier, comme pour le désavouer sur mon manque d’éducation préalablement suggéré. Il ne me remercia pas, je n’en fus pas surpris : j’avais en tête que les donneurs de leçon détestent les renvois d’ascenseur. Il « rangea » son tamanoir dans une niche destinée aux bagages, sous l’œil médusé des quelques usagers. Cela me rassura de voir que disposer d’un tel animal ne constituait pas encore la norme sociale. Mais Hector refusa de voyager dans cet espace clos et sombre, il avait sans doute besoin d’y voir clair dans toute cette incertitude. L’animal refusa catégoriquement de pénétrer dans la niche, son propriétaire n’insista point et les voyageurs, pris d’empathie, laissèrent un espace vital afin que la pauvre bête puisse respirer.
Le bras en avant, je me frayais un chemin vers le milieu du bus, évoluant au milieu du parfum bariolé des multiples aisselles levées, tel un explorateur défrichant l’Amazonie à coups de machette. Les voyageurs râlaient à mon passage, tout en ayant la tête penchée sur leur écran. Je pouvais comprendre leur exaspération, mais quelques vagues reliquats civiques m’incitèrent à libérer l’espace de la porte avant afin de faciliter la montée des prochains usagers. Mon camarade d’abribus n’avait pas jugé de la sorte et il se tenait le plus droit possible, les yeux figés et le menton relevé, prenant bien soin de ne croiser aucun autre regard. Son attitude s’apparentait à une mise en scène permanente de son ego et j’en vins à m’interroger sur le rôle de son tamanoir dans sa relation aux autres. Il se pouvait que cet animal soit un gage d’exubérance pour créer du scandale à moindres frais ou une sorte de passe-droit bien utile au quotidien. La scène suivante me fournit des pistes venant confirmer mes premières impressions :
— Hé ! C’est quoi ce bordel de fourmilier ? meugla un grand type placé à côté du propriétaire de l’animal. — Monsieur, comment osez-vous parler à Hector de cette façon ! — Hector ! rigolèrent quelques rares passagers à l’écoute de la scène. — Ce n’est rien mon grand, dit son maître tout en caressant la tête de l’animal.
Tant bien que mal, j’étais parvenu à trouver ma place dans le bus. À mes côtés, un adolescent fixait le dehors à travers les vitres en se tenant de façon hiératique. Le visage empli de sébum et sans doute fraîchement lauréat de sa majorité civile, le jeune homme consommait une boisson fluo acidulée tout en avalant des chips en forme de triangle équilatéral.
— Ce machin n’a rien à faire dans un bus, monsieur, renchérit une dame qui portait un chapeau à large bord. — Pourtant, rétorqua le propriétaire d’Hector, il a été autorisé à y monter puisque le chauffeur de ce véhicule n’a aucunement manifesté sa désapprobation. — Le chauffeur, monsieur, est enfermé dans sa cabine, il a un casque vissé sur les oreilles et ne regarde jamais qui monte et qui descend. Il s’en contrefout. — Madame ! Qui êtes-vous pour juger du droit d’entrée des êtres vivants dans tel ou tel véhicule ? — Je suis une femme avec un reste de bon sens, dit-elle en remettant son chapeau en place. — Un tamanoir aurait donc moins de droit qu’une femme ! s’exclama le propriétaire. C’est ce que vous êtes en train d’affirmer ? Si c’est le cas, je vous conseille de contacter tout de suite un service juridique car vos propos ne resteront pas sans suite. Il me paraît évident que nous sommes tous ici confrontés à un cas de discrimination sévère et tout à fait décomplexé. Ne voyez-vous pas que notre planète a été faite pour tous les êtres animés, que l’on soit tamanoir, cacatoès, varan de Komodo ou bien simple femme ? — Mais enfin, suis-je la seule à m’indigner ? cria la dame à la cantonade.
Deux autres personnes répondirent à son appel, mais d’une façon trop timorée pour inverser le rapport de force. J’étais un peu éloigné de la scène pour avoir une quelconque prise sur la conversation. La pauvre femme commençait à douter et à chaque fois qu’elle voulait argumenter pour témoigner de cette scène ubuesque, le propriétaire d’Hector lui coupait sèchement la parole en levant le doigt doctement, tout en se référant à des textes historiques comme la Déclaration universelle des droits de l’homme, celle du droit des animaux et, même si le lien parut peu évident, les conventions de Genève. Une fois encore, je me rassurais de voir que le monde tournait encore rond en observant l’exaspération de cette dame et de quelques autres.
À l’arrêt suivant, de nombreuses personnes descendirent et nous commençâmes tous à respirer un peu mieux. La femme « avec un reste de bon sens » sortit également du bus et lors de sa descente, je crus déceler une expression désemparée sur son visage. L’air devenu plus respirable et l’ambiance moins pesante, je parvins à me décoller de mon voisin adolescent. Je pus ainsi l’observer avec plus de recul : teint diaphane, sourire bloqué et glandes salivaires probablement en berne, il semblait évident que ce jeune garçon avait consommé du THC ou quelque autre opiacé pernicieux. Des convulsions se manifestaient au niveau de son œil et il semblait parfois en proie à des crises de borborygmes tout à fait surprenantes. Je gardai donc un œil sur cet énergumène même si, dans ce microcosme farfelu, c’est un homme à l’impressionnante bedaine qui allait animer le reste de mon trajet.
Le nouveau passager devait peser son quintal de barbaque et sa carrure d'immeuble le plaçait dans la catégorie « des gars qu’il vaut mieux éviter de faire chier ». Ses paluches larges comme des battoirs et son massif facial charpenté s'imposaient comme une arme de dissuasion massive. Sur le plan vestimentaire, il singeait sans équivoque le glorieux passé stylistique des rappeurs West coast : chemise à fleurs, lunettes de soleil, bagues aux doigts et un énorme cigare lui barrant le visage. Partisan de la démesure, il avait jugé bon d’être accompagné d’un minuscule chien qui remuait frénétiquement dans ses gros bras. Le portrait dans son ensemble laissait deviner un physique peu raccord avec son véritable caractère. Disposant d’une remarquable faculté d’appropriation des biens publics, le corpulent bonhomme invita une dame âgée à lui céder sa place car il se trouvait enceint. La vieille n’entendait pas bien la demande et c’est avec une scandaleuse outrecuidance que le nouveau venu beugla que c’était « bien plus commode d’être assis quand on a un polichinelle dans le tiroir ». Si, de prime abord, le prétexte me sembla fallacieux, il n’eut pas besoin d’insister puisque la vieille femme se leva dans toute sa fébrilité, la canne tremblante et les jambes flageolantes, prête à s’excuser de ne pas avoir remarqué plus tôt l’indisposition de l’homme pour une posture verticale prolongée. Je dus me frotter le visage à plusieurs reprises afin d’être bien sûr que je ne rêvais pas. Autour de moi, à en juger par la réaction désabusée des voyageurs, je songeai que cette scène était désormais inscrite dans le quotidien de l’époque, même si je ne comprenais pas comment biologiquement la chose pouvait être possible. L’homme enceint s’installa confortablement, son teckel nain vint sauter dans ses bras et quelques léchouilles vinrent clore le premier acte de cette scène ubuesque.
Le petit chien pivota la tête pour observer l’ensemble des passagers avoisinants, jusqu’à ce que ses petits yeux ronds tombent sur le regard triste d’Hector. Il se mit à japper, comme surpris de rencontrer cet animal plutôt exotique pour le climat de la région. Qui plus est dans un bus de la ville. Ses aboiements timorés et craintifs poussèrent les deux propriétaires à engager une conversation hasardeuse.
— Votre chien à vous, c’est un tamanoir ? demanda l’homme enceint. — Un tamanoir enceint, ricanai-je, sans m’apercevoir que j’avais parlé tout haut. — Vous avez quelque chose contre le progrès ? demanda le gros bonhomme d’un ton autoritaire. — Oh non… Je m’étonnais simplement de la destinée de certaines personnes. Et puis le cigare, quand on est enceint… — Il n’est pas allumé. On ne fume pas dans les bus, voyons ! — Oui, hasardai-je, il existe encore quelques règles de base comme ça…
Le type me toisa d’un air mauvais. Le regard était terne, la respiration était courte, les yeux fixes : j’avais peu envie de libérer l’énergie qui sommeillait dans le colosse. Et je songeai qu’une quelconque riposte m’était interdite puisque, selon des lois qui me dépassaient, on m’aurait certainement accusé d’avoir frappé un homme enceint.
Comme je pouvais m’y attendre, le propriétaire d’Hector avait relevé mes propos et il prit la parole en me dénonçant comme un immonde réactionnaire. Je regrettai l’absence de la dame au chapeau qui aurait assurément jugé déplorable cette nouvelle situation, en même temps que je me réjouissai de constater qu’aucun des passagers ne semblât scandalisé par mon côté rétrograde. Cependant, face à ces deux individus présentant d’évidentes anomalies de caractère, je ne savais pas bien si je devais renchérir ou bien calmer le jeu : rentrer dans le lard du progressisme et aller contre les vents de l'Odyssée d'homme-mère ou bien m’acclimater à cette nouvelle époque et tenter de comprendre avec beaucoup de pédagogie ce renversement de paradigme.
Après avoir relevé la tête, je m’aperçus que l’homme enceint ne clignait toujours pas des yeux. Je maintins le regard quelques secondes, avant de fixer le propriétaire d’Hector qui m’observait également d’un air mauvais. On se serait cru dans un western à tel point qu’une fine poussière traversa le bus à l’ouverture des portes. Le chauffeur redémarra, mais nos regards continuaient à se chercher et, sans l’intervention divine d’un coup de frein abrupt du chauffeur, cette histoire aurait probablement mal tourné. Le bus venait de piler devant un passage piéton et le freinage très violent nous fit tous partir vers l’avant : je me retins à la barre, la vieille vint se vautrer dans mes bras, l’homme enceint et son chien poussèrent un cri aigu et Hector entra en lévitation un bref instant. Quant à mon voisin adolescent, il valdingua vers l’avant du bus comme un fantôme traversant une pièce à toute vitesse.
Une fois remis de ce fameux coup de frein, chacun recouvra ses esprits et fut soulagé de constater qu’il s’en était sorti indemne. Nous échangeâmes mutuellement un bref regard, animés par une solidarité discrète suite à ce petit événement. L’ambiance était à l’apaisement. Toutefois, le freinage avait sévèrement brassé l’estomac de mon ancien voisin qui désormais trônait nonchalamment aux côtés du propriétaire d’Hector. Je le voyais plus livide que jamais mettre régulièrement la main devant sa bouche, en proie à de terribles reflux gastriques… Tout à coup, ce qui s’annonçait comme une simple éructation de sa part se termina par la projection semi-liquide d’un mélange de soda et de gâteaux apéritifs sur le torse du propriétaire d’Hector. Le jouvenceau n’en finissait plus de dégobiller sur sa victime qui croisait les bras pour parer l’avalanche de cet alliage mal dégluti qui, de façon tout à fait fortuite, prenait peu à peu l’apparence d’une toile de Jackson Pollock. Il termina son œuvre involontaire et releva la tête très lentement. La fureur avec laquelle son voisin le dévisageait lui fit baisser à nouveau la tête. Honteux et déconfit, il lui semblait désormais acquis que le monde n’était qu’une vaste conspiration contre sa dignité. Le jeune s’empressa de présenter des excuses et mit sa main à la poche pour éponger le veston maculé par l’onction gastrique. Le propriétaire d’Hector repoussa violemment sa tentative d’assistance et le coupable, ne pouvant plus essuyer les regards taquins de certains voyageurs, descendit à l’arrêt suivant, estimant qu’un bon arrangement valait mieux qu’un mauvais procès.
Sans me réjouir du caractère désopilant de la scène, je ne pus m’empêcher de sourire intérieurement. Il y avait là une forme de justice immanente, comme un signal céleste envoyé pour inviter à clore rapidement ce nouveau chapitre de la civilisation. Dans cette cour des miracles, ne restait guère que la présence d’une femme à barbe unijambiste ou d’un cyborg souffrant de dysphorie de genre pour que l’ensemble de l’œuvre soit complète.
J’allais descendre à mon arrêt, mais juste avant, mon regard se posa sur Hector, l’être le plus sensé et le moins névrosé de tous. Il avait été totalement épargné par la vidange stomacale de l’adolescent. La tête relevée, il observait son maître éponger son veston, avec dans le regard quelque chose qui ressemblait à un air polisson.
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