Un jour, alors que je déchirais tranquillement d’anciennes photos, un fantôme est venu me dire qu’il était sans doute préférable de ne pas réaliser ses rêves. Arguant du fait que le mal que l’on se donne pour laisser une empreinte de son passage n’en valait pas la peine, il m’invita à détendre mon égo et à vivre l’instant présent. Avec pédagogie et quelques pincettes, je lui expliquai que je comprenais parfaitement sa position, mais que son point de vue disposait d’une valeur toute relative dans le monde des vivants. Dans son royaume à lui, il me semblait logique qu’on se foute pas mal de réussir sa vie, mais pour ceux dont le cœur bat encore, y a de la vanité qui coule dans les artères. Tel un boxeur qui a envie d’en découdre, je lui assénai une série direct-crochet-uppercut : qui se soucie de tous ces égos allongés dans les pierres tombales ? Est-ce que de la vanité réduite en cendres possède une quelconque valeur ? Qui en a encore quelque chose à foutre de tout ce « talent » enfoui sous terre ?
— D’ailleurs, on l’entend moins ta grande gueule ! dis-je au mort, en montant ma garde (on ne sait jamais).
Il me fit remarquer que via les concessions funéraires, l’entretien des marbres, la floraison des tombes et l’arrosage des fleurs, bien sûr que si on l’entendait encore sa grande gueule. À la recherche du bon mot, le revenant affirma que la société de consolation roulait pour la société de consommation. Je commençais à trouver ce cadavre exquis, mais j’avais du ménage à faire. Il observa mon album photo avec un air absent. Il n’avait jamais vu de photos ! C’était un vieux mort du XVIIIe. J’ai tout de suite trouvé que ça avait plus de gueule… Après l’avoir brièvement renseigné sur l’historicité de la photographie, mille questions se bousculèrent dans son crâne vide. Il estimait bien triste pour un vivant de se replonger dans un univers fossilisé d’où l’espoir s’est échappé. Il lui sembla qu’à cause de la photographie, on pouvait passer le reste de sa vie le nez dans de vieux albums, à refaire le scénario d’une scène, imaginer ce qu'aurait été sa vie si…
En miroir, c’est moi qui me mis à m’interroger : comment faisait-on avant, sans les photos ? Comment transmettait-on les souvenirs ? Par quels moyens faisait-on vivre la mémoire ? Il m’affirma que l’écrit, les contes et la peinture assuraient ce rôle à l’époque, mais que l’essentiel se passait dans la tête car l’image n’était pas omniprésente. Petit déjà, il me confia qu’il avait l'imagination prompte à assembler des situations tragiques dans des scènes dont il était toujours le héros : adolescent amoureux d’une jeune paysanne nommée Jeanne, il s’imaginait enfiler le costume de sauveur de son village vendéen, pas en simple soldat au service de La Rochejaquelein contre les Républicains, mais en sauveur des massacres de 1793-1794. Il faisait preuve d'un sens du sacrifice inouï lors des colonnes infernales, arborant un torse criblé de plaies dues aux sabres, baïonnettes et autres poignards ennemis. Cette imagination débordante ne lui avait pas permis d’échapper au déterminisme social de son époque et, devenu jeune adulte, sa rencontre avec l’univers du travail aux champs lui parut tout de suite regrettable. À vingt ans, il était déjà animé par un fort sentiment de nostalgie qui n’allait plus le quitter. Il avait alors pensé au suicide, mais vu le travail qu’il y avait aux champs, on l’en avait dissuadé. Il avait alors exposé son projet de mourir pour ses passions. Mais de passions, il n’en eut aucune autre que Jeanne qui s’était mariée entre-temps. Ce brave revenant me parut tout de suite fort sympathique. Un miroir.
Altruiste, il se renseigna sur ma situation actuelle, notamment sur le plan professionnel. Sans emploi, je lui signifiai mon optimisme en lui expliquant que le chômage de masse couplé à une protection sociale d’État avait créé une situation particulière : quand on a un boulot, on vit avec la peur de le perdre, quand on n'en a pas, on vit avec l'espoir d'en trouver un. Il se gratta longuement le menton. J’ajoutai que dans des rapports commerciaux biaisés, la division internationale du travail rendait les nations interdépendantes et que, partout à travers le monde on dépossédait les derniers artisans de leur savoir-faire pour aller vers une mécanisation à marche forcée. Il y eut un silence. Il venait de prendre une claque vis-à-vis du monde présent. Le même genre de claque quand on découvre que le père Noël n'est qu'un commercial fantoche qui rend visite une fois par an pour booster la consommation des ménages et terminer l’année sur une note positive en termes d’exercice comptable. Mais, il n’avait pas connu le père Noël.
Il me fit remarquer les cernes jaunes sous mes yeux. Le stress, répondis-je. Il ignorait ce mot. Le stress est une histoire assez simple, expliquai-je, il s'agit d'un différentiel trop important entre les exigences de la vie et les ressources dont nous disposons. Il en résulte de l'épuisement, l'angoisse de ne pas être à la hauteur des exigences, puis un sentiment de dévalorisation de soi. Il me demanda quel remède moderne avait été inventé pour contrer ce qu’il reconnaissait désormais comme un symptôme connu même au XVIIIe, mais pour lequel on n’avait pas de mot particulier. Après lui avoir cité quelques marques de principes actifs médicamenteux, je lui fis part d’une méthode consistant à se placer volontairement en situation d'inconfort afin de stimuler sa capacité adaptative : l’hormèse. Il se gratta le menton une fois de plus et me dit que le travail physique aux champs pouvait être une bonne solution pour anesthésier l’angoisse. Il affirma que beaucoup de gens se sentent mal dans leur peau parce que ce n'est pas la leur. Je me grattai le menton en retour. Soudain, il me dit qu’il devait me quitter pour partir en Écosse. Il devait y retrouver d’autres morts pour un obscur concours consistant à se balancer des animaux à la gueule dans un château en ruines. Cette activité m’apparut instantanément savoureuse et je lui demandai l’autorisation de le suivre. Il déclina ma proposition, affirmant que nous ne faisions pas partie du même monde. Et que, vu ce qu’il avait pu observer du mien, il paraissait évident que dans le sien on se marrait bien mieux qu’ici. Il partit comme ça, sans dire au revoir, en effectuant quelques entrechats guillerets.
J’avais besoin d’être consolé, alors je me mis à consommer de la gnôle qui tache, à l’ancienne… En bas de chez moi, j’observai un embouteillage sur l'avenue : mon regard se posa sur un cabriolet flambant neuf. À l’intérieur, la dame au volant paraissait exaspérée, elle leva la tête et posa ses yeux sur moi. Son visage semblait définitivement figé – comme la circulation – et j’en conclus que ses sourcils haut perchés et ses traits tirés, qui lui donnaient l'impression d’être sans cesse étonnée, étaient le résultat d’une chirurgie menée par un boucher en manque d’inspiration. On aurait dit une ancienne beauté hollywoodienne et il paraissait évident que sa cavité buccale exhalait un parfum mentholé de synthèse. Son attitude renvoyait l’image d’un égo dressé comme un trésor personnel. Convaincue d’avoir réussi sa vie, il me sembla, à observer le mépris constant dans son regard, qu’il fallut que tout le monde le sache. C’est dommage car en laissant tomber l’égo, on se dépouille des oripeaux qui bloquent la transcendance et qui barrent la voie d’accès au sublime, m’avait dit le revenant.
Je sortis l’aspirateur du placard, mais un malencontreux désir de promenade vint saisir mes sens. J’enfilai mes chaussures pour aller marcher un peu. L’aspirateur me regarda d’un air triste comme pour signifier mon manque d’ambition : je lui expliquai que j’avais besoin d’une pause dans ce non-travail, que je ne serais pas long et que le ménage serait fait directement à mon retour. Cet imbécile souffla de dépit et projeta un amas de poussière dans les airs. J’allais le rouspéter, mais ce n’était plus un enfant et on ne refait pas l’éducation d’un appareil électroménager si rapidement.
Une fois dehors, je repensai à mon revenant qui devait déjà être en train de balancer un bélier dans les côtes d’un autre squelette, pendant que lui se penchait pour esquiver un casoar : ils devaient bien se marrer ces cons-là ! De cette rencontre improbable, il y avait tout de même une grande conclusion à tirer : la mort n’existe pas. Ce n’est pas neutre comme constat. On ne doit donc pas trop s’inquiéter du désir de réaliser le plus de choses possibles en un minimum de temps. L’obsession qui consiste à épuiser toutes les opportunités offertes par la vie et à augmenter le nombre d’épisodes d’action vécus par unité de temps n’a aucun intérêt au regard de ce que je viens de vivre. J’en avais donc terminé avec la peur du temps qui passe, mais voilà qu’un jour ou l’autre, je croise un gars qui observe tristement sa montre à gousset. Il s’agissait d’un être immortel qui s’évertuait à tapoter sur le cadran dans une attitude remarquablement suspecte. On voyait tout de suite que cet éternel sortait du lot, il semblait être un peu plus qu’un amas de molécules s’inscrivant dans une civilisation et arborait quelque chose de différent des petits êtres autocentrés que nous sommes. J’allais passer à côté de lui en l’évitant soigneusement, mais il me barra la route et affirma, sans même lever les yeux :
— L'aujourd'hui est si pressé qu'il veut ressembler à demain. Pendant ce temps, l'avenir se cache les yeux, soucieux qu’il est pour lui-même. Il sait que ce qui se profile, c'est une grosse tarte à la merde dont chaque espèce terrestre devra se taper une part. L’avenir est en grève, oui. Couché dans son lit, la gueule sous son coussin, ou traînant dans les rues clope au bec, arborant un chandail "no future". « Lève-toi et marche, lui dit le passé en postillonnant dans sa longue barbe jaune, tu dois continuer mon œuvre. Prends donc exemple sur le présent ! » Mais le futur répond que le présent n'est qu'une grosse salope narcissique vivant l'instant avec précipitation et n'ayant aucun recul sur ses actes.
Plutôt que de le considérer comme fou, j’ai songé à de l’excès de lucidité. Je ne pouvais pas lui donner tort : le temps ne va pas très bien. La gangrène a même pris sur les temps de loisirs. Les voyages censés revigorer l’esprit, chasser les idées noires et développer l’altérité sont devenus le chantre des petites frustrations. La consommation des jouissances est chronométrée, les estivants soufflent dans les files d'attente, ils râlent de n'être point servis assez vite au restaurant, s’indignent du moindre problème technique et s'insultent sur la route des vacances. On manque de temps pour tout ce que le tourisme offre comme spectacle : la patience n’est plus une arme, elle est devenue un équipement de protection. Les progrès techniques, censés nous libérer du temps contraint, n’ont fait qu’augmenter les rythmes de vie. Se déconnecter de ce cycle infernal n’est pas simple, car il faut accepter de sortir du cercle sociétal et se faire à l’idée que le monde aura changé sans nous, que l’actualité se sera dérobée à notre quotidien. Face à cette permanence du changement, on recherche des oasis de décélération, des voies menant vers une forme de sagesse… mais la roue continue d’accélérer sa révolution et bientôt, le rythme du changement social devient tellement soutenu qu’il a dépassé celui du renouvellement des générations. Plus personne n’arrive à être à la mode car chacun crée ses propres référents dans une construction égotiste et un contexte international de poussée technocratique.
J’allais lui soumettre ma vision des choses, quand je m’aperçus que j’étais moi-même en train de tapoter le cadran de sa propre montre à gousset. Il m’encouragea à poursuivre mon tapotement et me confia son désarroi amoureux ; il n’était pas insensible aux femmes qui s'habillent comme des soleils et qui rigolent comme des fleurs, mais il devait faire face à un constat amer vu sa situation : l'immortalité se conjugue difficilement avec une vie de couple. Entre la femme et l'homme, il y a des projets ; on vieillit et on meurt avec. Lui survivait à tout et, à ses côtés, les femmes fanaient seules, dans les bas-fonds de la solitude. Obligé d’abandonner ses amantes à l’automne de leur vie, dans un abîme d'incompréhension, cette valse des idylles lui était insurmontable tant ses amours déchirées continuaient de chanter ce bien triste refrain. L’amour chaussait trop petit pour son cœur éternel. Il sortit une larme de son œil et une flasque de whisky de sa poche intérieure :
— Encore un peu de gougoutte et je n’en aurai plus rien à foutre, bégaya-t-il.
Je mesurai la tristesse du personnage tout en continuant de tapoter la montre. Je me souvins qu’une vague connaissance s’était éteinte un 31 décembre, dans la dernière heure de l’année, avec ce vague sentiment de tomber en panne juste avant la ligne d’arrivée. J’allais lui confier cette anecdote fameuse pour relancer la conversation et le remettre d’aplomb, quand soudain ! je m’aperçus que j’étais en train de tapoter le cadran de ma propre montre. Et qu’il n’y avait personne à côté de moi.
Suite à ce dédoublement de personnalité plutôt instructif, je passai par la boulangerie pour y acheter ma pâtisserie favorite, puis je me mis en route pour m’adonner à mon loisir favori : aller au bord d’une voie ferrée, puis se cacher derrière un muret, surveiller l’arrivée d’une locomotive et, enfin, se faire raser le visage par un train lancé à plus de 250 km/h.
Ce loisir achevé, je rentrai dans mon modeste appartement des années soixante, posai mon précieux croissant aux amandes sur la table basse, me versai un fond de café avant de m’installer dans mon fauteuil. Quand le constat de la solitude devint top amer, je saisis la pâtisserie pour en croquer un morceau : je mâchai lentement, tentant de différer le plaisir que représente la première bouchée et différer la gratification accordée aux papilles gustatives. Suite à mastication exagérément longue, je plongeai mes lèvres dans l’amertume du café. Puis revins à ma friandise pour renouveler le festival de saveur, dans une alternance d’âpreté et de douceur. Je me retournai pour observer mon salon : j’étais censé avoir fait le ménage, mais j’avais simplement déplacé la poussière. L’aspirateur m’observa et souffla encore. Je lui signifiai que je n’avais aucun compte à lui rendre et qu’il ferait mieux de s’occuper de sa dépression à lui. Face au soleil couchant, je me mis à songer aux ouvriers qui avaient bâti l’immeuble dans lequel je résidais : « Y a des gars qui ont monté ces murs, ils ont tiré des câbles, cintré des tuyaux de cuivre, posé le revêtement de sol… Est-ce qu’ils se sont bien marrés en faisant le job ? Est-ce qu’ils voyaient leur vie comme un temps de service dévoué uniquement à leur employeur ? Est-ce qu’ils avaient des emmerdes dans leur couple pendant qu’ils turbinaient ? Est-ce qu’il y avait un stagiaire qui les trouvait cons mais qui rigolait quand même à leurs blagues de cul ? » Je songeai que ces gars-là devaient être vieux désormais, ou morts. Même le stagiaire. Vieux au point d’être cloués dans un fauteuil, le regard perdu dans le lointain, songeant peut-être à d’anciennes scènes vécues dans mon appartement alors en construction.
Soudain, j’entendis un son de moteur qui approchait… Un train arriva lentement et s’arrêta sur mon balcon. Comme on le sait désormais, les trains qui roulent à faible vitesse ne m’intéressent pas. En revanche, les trains circulant dans le ciel ont quelque chose de spécial, voire d’inédit. Le véhicule stoppa sa marche et je me retrouvai face à un wagon totalement à l’arrêt. J’entendis la décompression de la porte qui s’ouvrit dans un mouvement désespérément lent… Après tout, j’avais le temps. Un bras tendu sortit alors du wagon, un bras sans doute relié à un corps :
— Qui êtes-vous ?
La main ne répondit pas.
— Que voulez-vous ?
La main fit signe de monter.
— Pourquoi devrais-je monter ?
La main présenta sa paume… Je sortis mon portefeuille, imaginant qu’on me réclamait de l’argent. Mais, la main se mit à osciller comme pour signifier qu’elle ne savait pas quoi répondre. J’hésitai un instant à monter dans le train, songeant aux conséquences d’un voyage sans titre de transport valide, mais dans un excès de lucidité et bravant les interdits, il me sembla que ne pas accepter cette folle invitation relevait du caprice. Il y avait là une opportunité manifeste de rompre la monotonie : j’empoignai la main et fus tiré dans le wagon.
— Bonjour Berthain, je suis Berthain.
J’avais face à moi un parfait clone apprêté en contrôleur de train.
— Bonjour Berthain, je suis Berthain, répondis-je. — La visite sera courte, mais intense, précisa-t-il. — J’aimerais autant qu’elle soit longue et tranquille. — Non désolé.
Le Berthain conducteur me guida dans la cabine des commandes et nous atteignîmes rapidement les 500 km/h sur des rails traversant la ville. À cette vitesse, on ne voyait plus le paysage défiler. L'impression d'être assis sur une balle perdue.
— Pas trop peur ? me demanda-t-il. — Je ne crois plus à la mort, merci. Dites-moi, appuyer sur la pédale et sentir que le véhicule est sous votre contrôle, ça vous fait du bien ? — Oui, c’est tout à fait ça. Il faut bien que quelqu'un ou quelque chose nous obéisse, sans quoi la vie est une insupportable soumission. Et puis, seule l'action libère l’esprit. Pour esquiver notre dernier souffle, il faut s’agiter en tous sens, il faut brasser de l’air, beaucoup d’air. La vie humaine n'alloue qu'un bref instant à l'expérience du sensible, il faut sauter à pieds joints dans l'abondance et la jouissance. — Certains veulent vivre, d'autres veulent exister. Chez les seconds, on trouvera les caractéristiques des premiers ajoutées d'un égo à entretenir. On sait bien que les premiers aspirent aussi à de la reconnaissance mais ils n'en font pas un projet de vie, ils existent pour vivre quand les autres vivent pour exister. L'existence est même plus importante que la vie chez eux, de sorte qu'ils seraient prêts à mourir pour exister. — Et alors ? — Suicidez-vous : vous deviendrez quelqu'un.
Soudain, il fut impossible de voir quoi que ce soit, une lumière aveuglante s’empara de l’espace, un spot absolument terrible qui ressemblait à la vérité, celle qu'on n'ose rarement regarder en face. Et puis plus rien…
Je descendis du train. Je me sentais lourd et fatigué : je mis ça sur le compte des conditions de voyage et du décalage horaire. Jusqu’à ce que je voie mon reflet dans le miroir du salon : j’avais le visage d’un vieillard ! Un type âgé, heureux d’être arrivé jusque-là et proche de la fin… J’étais heureux.
Par un quelconque miracle, le ménage était fait et mon aspirateur souriait avec un air satisfait.
|