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Humour/Détente
Inner : Bill
 Publié le 07/08/15  -  6 commentaires  -  21807 caractères  -  150 lectures    Autres textes du même auteur

Un ancien ami sans grand avenir refait surface et s’installe chez moi. Il se révèle bien trop envahissant. Pas si facile de se débarrasser des parasites…


Bill


1.


Il était fou.

Il était fou, Bill.

Bill était le genre de type dont on ne sait s’ils sont de nos amis ou si l’on est une sorte de camarade pratique, avec qui passer un bon moment ne sert que de paraphe sur un contrat d’entraide mutuelle. Enfin, je dis mutuelle car je n’aurais pas eu le culot de prétendre être le seul à faire ma part du boulot ; mais je devais bien admettre que je n’avais toujours pas trouvé ce que le bon Dieu aurait à dire pour justifier le fait de m’assigner Bill.

Cela faisait déjà trois semaines qu’il avait investi le futon dépliable de mon soudain tout petit salon. Problèmes de plomberie chez lui. Inondation monstre. Sans commentaire. Il était alors apparu devant chez moi un matin bien trop tôt pour un samedi, accoudé sur le tour de porte avec un sac de sport sous un bras et une auréole sous le second. Après avoir tâté le moelleux de ce qui fut désormais son lit, il m’avait demandé si je ne me sentais pas trop seul dans cet appartement et si je n’avais pas besoin d’un bon copain pour boire des coups en rigolant devant des shows télé. Franchement, non.

Encore groggy, je n’avais pas réalisé que ce nouvel intérêt pour ma solitude était une pâle tentative pour que je lui offre l’asile par moi-même. Je ne l’avais pas compris, ce qui est bien dommage car le cas échéant j’aurais pu l’éconduire poliment en m’inventant une nouvelle petite amie envahissante ou autre handicap malheureux. Mais voilà, il laissa donc son sac là où il était posé et ma vie prit une nouvelle dimension, d’à peu près un mètre quatre-vingts pour 85 kg.


Bill ne s’appelait pas vraiment Bill. Je l’avais appris alors que je le connaissais depuis six mois déjà, à l’université. Il m’avait révélé, lors de ce qui sonnait comme un aveu des plus honteux, que son véritable prénom était Octave. Octave. Fadas de Rome antique, de musique, ou simplement cruels – je n’ai jamais vraiment su – ses parents lui avaient fait le premier des sales coups qu’il subirait. Touché par la dureté du geste et même si, personnellement, je n’aurais pas choisi ce surnom, j’avais depuis lors respecté son secret et m’étais plié à sa volonté.

Octave.


Il s’était passé dix ans depuis que nous avions quitté l’université. Je dis quitté et non terminé car ce ne fut pour nous qu’un court passage d’un an parmi les amphithéâtres, durée durant laquelle nous n’avions rien fait d’autre que cuver le jour et oublier la nuit. Unis dans l’oisiveté, nous nous consolions chacun de voir l’autre en faire moins encore. Nous savourâmes donc à deux, seuls au milieu des futurs employés du mois, notre échec durement acquis.

Après cet épisode, nous avions d’un accord tacite décidé de ne plus fréquenter de losers, ce qui fit qu’aucun de nous ne chercha à garder un quelconque lien avec son compagnon d’infortune.


2.


Bill m’était tombé dessus dans la file du cinéma. J’allais voir un grand film dans un grand cinéma, ma dose occasionnelle de vie sociale-mais-pas-trop. J’aimais emmener ma solitude au milieu d’une salle pleine à craquer. Profiter de la pénombre pour n’être personne, regarder le générique jusqu’au bout pour enfin savoir quelle était déjà cette fichue chanson des Stones qui sonnait si bien sur une nana au ralenti, puis sortir, seul, inhaler l’air froid d’un grand boulevard bruxellois. Faute de quoi, je restais généralement chez moi, endroit qui prenait trop souvent la forme du bar miteux situé à deux étages sous mon appartement.

Après avoir ponctué tout le film de commentaires, manifestement ravi d’avoir retrouvé son bon vieux copain qu’il avait tant tenté de retrouver – ce à quoi je fis bien évidemment semblant de croire –, Bill tint à m’inviter dans un super Jazz Bar branché qu’il avait découvert. Malheureusement, je ne travaillais pas le samedi et malheureusement, j’aimais le jazz. Je n’avais aucune excuse pour refuser. Et puis je me disais qu’il méritait sa chance dans un contexte plus propice à une conversation qu’une salle de cinéma où des « chut » agacés l’interrompaient sans cesse.

Il s’est avéré qu’après notre bref passage à l’université, Bill avait très rapidement opté pour l’exil. Mettant son manque d’ambition sur le compte de la société, il avait décidé de chercher la réussite là où ses mains suffiraient pour être payé et où le soleil adoucirait ses étés. Il avait choisi le Portugal comme nouveau départ. En solitaire et avec en poche moins que ce qu’il fallait pour louer un âne et sa charrette, il était donc parti offrir ses services aux fermes et aux plantations de chênes-lièges au sud du pays. Se déplaçant d’une exploitation à l’autre durant quatre ans, sur lesquels il ne semblait pas enclin à me donner plus de détails, il s’était ensuite trouvé une place dans un garage dont je n’ai pas non plus réellement compris l’activité.

Il avait usé une bonne heure à me raconter les dix ans qui nous séparaient de la précédente Guinness en tête à tête, se répétant continuellement comme s’il avait peur d’avoir omis un passage clé. Pourtant, je ne savais presque rien de ce qu’il était devenu. Parti au Portugal, appris la langue, offert ses services, rentré au pays. Ce type racontait mal, vraiment, et il n’avait mis que quelques minutes à perdre mon attention, reportée illico sur le trio – qui jouait plutôt bien – sur la scène dans le coin de la salle. Il avait raison, Bill, ce bar valait vraiment le coup. Je reviendrai avec un ami.

Je retins de cette soirée que si j’avais écourté mes liens avec lui, c’était pour de fort bonnes raisons et que, si nous avions bel et bien trouvé autrefois quelque confort dans notre amitié, je ne désirais toujours pas refaire de place pour lui dans ma vie.

Mais Bill n’a pas peur d’abuser et moi je ne sais pas dire non.


3.


Aux arômes de pieds ayant suivi l’établissement du campement de Bill, a succédé l’odeur âcre et persistance de fumée de cigarette qui semblait imprégner jusqu’au moindre poil du tapis aux motifs africains du salon. Dans une de mes rares tentatives d’inculquer les lois des êtres humains à mon invité, j’avais réussi à imposer l’ouverture de la fenêtre pour fumer. Mais je suppose que la cour intérieure sur laquelle donnait l’unique baie avait fini par saturer et s’était rebellée. Elle recrachait haineusement vers mon tapis chaque nuage supplémentaire que lui infligeait une des quarante clopes défilant entre les lèvres de Bill chaque jour. En trois semaines, mon appartement avait dû perdre la moitié de sa valeur, je me bénissais alors de ne pas avoir les moyens d’être propriétaire.

Évidemment que je m’étais déjà demandé comment en finir avec cette situation. Je n’étais ni un maniaque de l’ordre, ni hostile à la charité, ni même tatillon concernant l’hygiène corporelle. Mais je commençais à douter sérieusement de ses prétendus problèmes de plomberie. Je me fichais en fait assez bien de la validité de ses raisons.

J’avais à ce stade fait preuve de toute la bonne volonté dont je disposais. Chaque matin je me jurais qu’il empaquetterait ses affaires pour de bon – y compris l’espèce d’oursin qu’il appelait cendrier – et que je le jetterais sur le palier en lui scandant une phrase choc que j’avais répété toute la nuit.

Pourtant, mon scénario était avorté inlassablement depuis des jours. Ma punch line s’améliorait irrémédiablement mais je devais me faire à l’idée qu’elle finirait aux oubliettes. Tous les matins il était là, étendu de profil sur le futon, qui portait tout le long du jour sa trace comme un tatouage indélébile, et je n’avais même pas l’audace de le réveiller. Je partais alors le cœur empli de remords et de honte de n’avoir pas pu agir. Je trouvais néanmoins toujours une bonne raison pour m’en sortir la tête haute, de nouveaux principes étrangement commodes, du genre : « On ne met pas les gens à la rue avant 10 heures du matin » ou « La générosité appelle la générosité ». Toujours était-il que le métro m’emportait et que les coussins n’étaient pas près de reprendre leur forme.


Moi qui – je le rappelle – payais mon loyer, trimais pour y arriver. Si pas dur, longtemps. Je passais huit heures par jour, dont une demie en pause sandwich, devant un écran d’ordinateur grand format et ultra haute définition. Le management avait jugé nécessaire de nous équiper de ce qui se faisait de meilleur à ce moment alors que ma tâche consistait globalement à ouvrir un programme de traitement de texte et à accoucher de quelques paragraphes bien ficelés, dans le mince espoir de se voir publié le lendemain sur la page de garde du journal.

Nous étions trois chroniqueurs dans le même bureau, sur une grande table à la forme biscornue. Nos écrans d’ordinateur dos à dos, nous écrivions chacun plusieurs textes par jour dans un genre de course à la publication. Un ou deux seulement paraissaient chaque jour.

Ma trombine ne devait avoir été imprimée qu’une demi-douzaine de fois à côté d’un texte depuis les deux derniers mois ; faites le compte et vous comprendrez que les ressorts sous mon siège devenaient terriblement menaçants. Je n’y pouvais rien. On ne dirait pas comme ça, en lisant des états d’âme pleins d’entrain et de fougue, mais il faut avoir une sacrée réserve de kérosène pour tenir le cap. Dans le creux de la vague, je n’avais pas encore réussi à retrouver ce qui m’avait fait un jour aimer ce job. Et je ne me voilais pas la face. Je savais que si je ne faisais pas presto un retour triomphant sur le dos des pages, je serais rapidement remercié avec pour seule consolation un abonnement de deux ans au quotidien qui publierait désormais les envolées inspirées de mon jeune et prolifique remplaçant.


J’occupais ce siège si effrayant depuis que, ma tentative universitaire échouée, on m’avait placé une plume dans la main droite et qu’on avait vu que je pouvais écrire un petit peu mieux que l’analphabète moyen. On avait alors suggéré que je mette ce talent au travail et n’ayant en revanche pas ce qu’il fallait pour écrire quoi que ce soit de cohérent sur plus d’un carton de bière, j’offris naturellement mes services aux quelques quotidiens que je connaissais.

Un journal en vogue avait décidé de miser sur moi. Mais sans diplôme ou lettre du ministre, je ne pouvais bien entendu pas prétendre devenir journaliste tant que je ne serais pas au moins le gendre du patron. Je pris donc ce qu’on me proposait. Quand il s’avéra que ledit patron n’avait produit que des fils, je sus que j’avais tout avantage à apprendre à aimer ce que je faisais.

On était satisfait de cela, on avait rapidement pu me mettre hors de la maison familiale avant que je ne prenne racine. On était mes parents et on avait très mal digéré les latitudes que je m’étais accordées sans autorisation. D’où la pression et la rapidité de ma mise au turbin.

Je soupçonnais ma mère de m’avoir transmis sans que je ne le remarque sa maîtrise de la langue. Son goût pour l’argot démodé et les mots croisés – grille-pains à la clé, tirage chaque samedi – avaient dû déteindre sur moi car j’en avais fait la touche personnelle qui me valait ma place à présent si fragile. Je lui en voudrai peut-être quand je recevrai mon premier mois de chômage, mais jusqu’ici elle s’en tirait avec ma relative estime.


4.


Je suis pour une fois arrivé au journal en avance ce lundi-là. Il faisait déjà beau et chaud dès le lever du soleil, ma réaction logique fut donc de me hâter pour aller m’enfermer dans des bureaux climatisés. Je me dis que je devrais un jour réorganiser mes priorités si j’en avais l’occasion.

La belle Émilie était déjà postée à l’accueil et m’envoya un de ses habituels sourires condescendants en me voyant passer la porte. Je ne supportais pas cette pin-up aux cheveux lisses. Je soupçonnais qu’elle soit au courant, j’ignorais comment, de ce qui m’attendait car elle déployait toute la douceur dont elle était capable quand je la croisais. Peut-être était-ce elle qui s’envoyait le fils du patron, au final ?

Quelle qu’en soit la raison, Émilie était en tout cas bien informée : une heure plus tard j’étais courtoisement invité pour une discussion chez monsieur des ressources humaines.

Le petit bonhomme à la chemise ouverte commença son spectacle par un exposé barbant sur l’état du journal, les conditions économiques et la décadence du journal papier. Il tartinait ses phrases de jargon en anglais. Leur apprenait-on à l’école à insupporter leur subordonnés ?


Quand il daigna enfin lâcher le couperet sur ma nuque soigneusement dénudée, je ne cillai pas. Je n’avais absolument pas envie de lui faire ce plaisir. En me voyant stoïque, il crut bon de me répéter la nouvelle : je serais dehors dans deux semaines.

Sans blague. À leur place, cela fait un bon bout de temps que je me serais viré ! Improductif depuis des mois et, de surcroît, sympathique comme un gardien de prison depuis que je partageais ma vie avec Bill, je me demandais quand ils allaient se décider. Je suppose que mon ancienneté m’avait offert quelque sursis, mais ils avaient finalement agi.

La seule vraie mauvaise nouvelle dans tout cela était que je devrais encore travailler deux semaines. Faire semblant d’être inspiré, rédiger, envoyer à l’édition, supprimer, vider la corbeille. Eux qui pensaient me rendre service en m’offrant quelques jours de plus me rendaient en réalité la suite encore plus pénible.


5.


Les jours qui suivirent furent animés d’une succession de sentiments divers. J’avais commencé par n’en avoir rien à faire, je considérais que j’avais assez d’argent pour survivre le temps de retrouver un emploi. Il m’est même arrivé de rentrer à l’appartement et de décapsuler deux bières en m’affalant au côté de Bill, que je trouvais tout d’un coup terriblement attachant. Ah oui, nous étions deux paumés comme au bon vieux temps, à nouveau dans le même monde, ça crée inévitablement des connexions non désirées.

La peur m’envahit ensuite. Il fallait bien que je finisse par me rappeler que je n’avais ni diplôme, ni tant d’argent de côté, ni permis de séjour dans un pays où personne ne s’était jamais senti insulté par une de mes chroniques pinçantes et daignerait m’employer par sympathie. J’avais tenté alors de sauver ma place, faire changer d’avis mes employeurs en sortant quelque chose de potable mais rien n’y fit. Je suppose que personne à l’édition ne prenait encore la peine de lire mes productions. Je pensais que je devrais leur envoyer une recette de poulet à la hongroise et voir s’ils s’en apercevaient. Mes collègues n’osaient plus me parler par crainte que je pleure sur leur épaule, seule Émilie faisait encore semblant de se soucier de moi malgré mon antipathie. J’avais failli accepter son invitation à dîner mais je n’avais vraiment aucune envie de passer une heure à entendre une fille à papa m’expliquer que je verrais, et que tout s’arrangerait, et que si je « positivais » les choses se passeraient pour le mieux.


C’est dans une colère indescriptible que je finis mes trois derniers jours de service. Toutes mes minables tentatives de sauvetage avaient lamentablement échoué et les réflexions qui se bousculaient dans mon esprit aboutissaient toutes à la même conclusion : je suis dans la merde.

Comme dans toute situation sans issue, il fallait un coupable. Il me semblait tout désigné dans mon cas. Ce qui avait été auparavant de l’exaspération et de la pitié envers la loque sans avenir qui vivait dans mon salon s’était transformé en une aversion des plus amères. Je le haïssais.

Je le haïssais de profiter de la sorte de ma générosité naïve, de n’avoir aucun respect pour ma vie privée en invoquant une ancienne amitié sans intérêt à mes yeux, mais par-dessus tout je me haïssais de n’avoir jamais pris les armes. Tant d’occasions manquées, tant de fois avais-je fermé les yeux et reporté l’action. Je le détestais de m’avoir placardé devant les yeux une des plus grandes faiblesses de mon caractère.


Alors que mes – bientôt ex – collègues traitaient déjà leur deuxième ou troisième sujet de la journée, j’étais toujours occupé à consulter des articles au ralenti, cherchant l’inspiration sans vraiment la vouloir. Je ne savais même plus pourquoi j’avais décidé de jouer le jeu jusqu’au bout, sans doute une loyauté inconsciente envers celui qui m’avait nourri ces dernières années. Peu importait, c’était Bill qui m’obsédait. Inutile de chercher ailleurs, c’était sur lui que j’écrirais. Je remplacerais le poulet à la hongroise par une tartine de rancœur.

Ma page fut remplie en une heure. Les gens de passage ne comprirent pas ce qui m’arrivait, tapant frénétiquement avec un sourire retenu sur les lèvres. Effaçant, reformulant, marmonnant mes phrases pour en apprécier la sonorité. Enfin, j’expectorais à qui voulait me lire toute la hargne que j’avais gardée secrète. Je prenais un plaisir fou à écrire, une jouissance depuis si longtemps oubliée. Quand j’eus terminé mon pamphlet je ne ressentais pas moins de colère – mon problème, après tout, n’en était pas différent – mais une force toute nouvelle motivée par les cris que j’avais couchés sur ma page. À quoi bon vouloir parler si je ne savais qu’écrire ?

J’envoyai le fichier à l’édition pour qu’ils puissent le classer sans suite et en imprimai une copie sur du beau papier. Quelqu’un aurait une surprise au réveil demain midi.


6.


Le matin suivant je me levai de bonne heure et pris soin de ne pas faire de bruit en déposant l’enveloppe à l’attention de Bill sur la table basse. J’avais placé dedans le texte de la veille, agrémenté de quelques suppléments non facturés, ainsi que cent euros en guise de ration de survie. Je savais qu’une fois de plus je faisais preuve d’une générosité trahissant ma faiblesse mais lorsque j’avais vu Bill allongé comme à son habitude au milieu de ses affaires éparses, j’avais été pris d’une soudaine tendresse pour ce malheureux que j’allais mettre à la porte sans autre forme de procès. C’est une réaction parfaitement normale, un psy vous expliquera, et j’étais si ravi de me débarrasser de lui que je ne m’en voulais même plus.

Ironie du sort, une enveloppe m’attendait aussi sur mon bureau. À la différence que moi je savais déjà que j’allais prendre la porte. Quelque chose clochait, j’avais déjà trouvé les gars du bureau assez étranges comme ils osaient à nouveau me regarder en me saluant au lieu de faire semblant d’être plongés dans l’activité mentale la plus ardue de leur vie.

Sur un carton dans l’enveloppe était inscrit à la main : « Bon retour parmi nous », le même message que l’on recevait après un séjour à l’hôpital. À ma connaissance ce n’était pas mon cas, mais je n’osais pas croire la nouvelle qu’on m’annonçait avec tellement moins de précautions que lorsqu’on m’avait viré.

Dans l’édition du jour, c’était ma photo qui était affichée en seconde page et, vous l’aurez compris, ma crise de colère de la veille occupait le reste de l’espace. On m’expliqua rapidement que l’accueil avait été unanime, tout le monde avait adoré. Ils avaient retrouvé ce qui leur avait plu anciennement chez moi et ont très vite compris qu’il vaudrait mieux me laisser une petite chance supplémentaire pour voir ce que je gardais encore dans ma besace.

En me relisant à froid je compris ce qui était arrivé. Mon texte parlait de Bill, mais à travers lui c’était le monde entier que je montrais du doigt. Chacun avait trouvé son Bill, ce type que l’on voit comme le fruit de la décadence de la société ou simplement un individu encombrant dont on aime entendre dire du mal. Cracher sur le monde était au final ce que je faisais de mieux et tant que j’évitais aux lecteurs de le faire eux-mêmes, si je me salissais à leur place, tout le monde était preneur.

Ce n’est qu’à l’approche de onze heures que je me rappelai de celui qui était derrière mon sauvetage. Certes, il n’avait rien fait d’autre que me miner l’existence mais grâce à lui j’avais retrouvé ce que j’avais perdu depuis si longtemps, le talent et l’envie de l’exploiter. L’idée ne fit qu’un tour avant que je ne me décide à agir. Je sortis en trombe des bureaux tout en appelant un taxi sur mon portable. La lettre pour Bill attendrait encore un peu dans un tiroir.


7.


J’étais arrivé trop tard à mon appartement. Le salon était rangé, le futon proprement remis en place et la fenêtre ouverte évacuait lentement l’odeur de cigarette incrustée. Bill avait pris l’argent et simplement écrit « MERCI » en majuscules au dos de la lettre.



8.


Cela fait six mois à présent que Bill m’a quitté. Je me suis depuis lors refait une place au soleil dans le journal. Un encart spécial m’est désormais chaque jour dédié dans lequel je parle de Bill, « du Bill » de tout le monde, que je dois à présent inventer de toutes pièces. En un seul texte dans lequel j’avais mis toute mon âme, je m’étais doté d’une situation des plus confortables. Il est rare que le chant du cygne soit entendu, mais il faut croire que des miracles ont lieu quand ça arrive.

Comme Émilie avait continué à me faire de l’œil alors que le succès était de nouveau au rendez-vous, j’avais fini par enfin comprendre que ce que j’avais pris pour de la pitié était peut être un intérêt réel. Elle avait elle aussi très rapidement investi mon appartement, mais étrangement ça me dérangeait moins que le précédent habitant. Je préfère tolérer des pots de crème par douzaines autour du lavabo que des chaussettes sales sur le futon.


Il y a des types comme ça, des types comme Bill. Des gens encombrants et dont la présence vous fait découvrir toutes sortes d’irritations cutanées dont vous n’aviez même pas connaissance. Mais si vous regardez votre vie après vous réalisez un jour que vous en seriez bien loin sans votre Bill. Ce soir, je suis dans le grand cinéma où nous nous étions retrouvés, avec une magnifique femme serrée contre moi, et je suis forcé de remarquer avec un semblant de gêne : il me manque, ce con.


 
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   Robot   
25/7/2015
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Quand un importun vous sauve la mise. C'est un peu le sous-titre et le thème de cette nouvelle que je n'ai pas lâché depuis le second paragraphe. L'accroche du 1 ne m'avait pas trop retenu alors que la phrase : "Bill m’était tombé dessus dans la file du cinéma" aurait été à mon avis une bonne entrée d'autant qu'une partie de ce paragraphe 1 est à mon avis superflue. Savoir qu'il se sont connus dans le passé et leurs relations antérieures n'apportent pas grand chose à l'histoire qui est tout à fait compréhensible sans cela.
Je me suis quand même régalé sur ce texte pas franchement humoristique, mais empli d'une ironie de situation que j'ai appréciée.

   AlexC   
8/8/2015
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour Inner,

Une descente aux enfers, et mal accompagnée qui plus est... Comme vous le soulignez si bien, on s’en lèche les babines. Hélas ! Hélas ! Vous optez pour le happy-end, le repêchage in extremis du cygne noir moribond ; le transformant en fier cygne blanc. Vous réussissez même à nous faire nous apitoyer sur un parasite !

Votre texte se lit très bien. Il pourrait vraisemblablement être raccourcit de-ci de-là, mais ne souffre pas de ses détails. Il y a pas mal de petits piques sous-jacents, de réflexions effleurées qui lui donnent une profondeur bienvenue sans en alourdir la lecture. J’aime vraiment bien. Dommage que la tournure des évènements n’est pas à mon goût !

je tique :
“durée durant laquelle”
“Si pas dur, longtemps."
“Mais si vous regardez votre vie après vous réalisez un jour que vous en seriez bien loin sans votre Bill."

je jubile :
“Je reviendrai avec un ami.”
“sans diplôme ou lettre du ministre”


Merci pour Bill.

Alex

   Anonyme   
8/8/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'ai lu votre texte hier. J'ai passé un vrai bon moment de lecture.
Le commentaire qui va suivre résulte de l'impression générale que le texte m'a laissée, alors même que je ne l'ai pas relu.
J'ai retenu beaucoup d'humour, et une belle connaissance de l'âme humaine. Qui ne s'en est pas voulu de ne pas agir, réagir, avoir le bon réflexe au moment voulu ? Qui n'a pas echafaudé de plan pour se sortir d'une situation embêtante, et n'a pas laissé, une fois encore, le courage de le mettre à éxécution ?
Parfois, j'ai noté quelques longueurs, mais le fait que l'écriture soit fluide et agréable a fait qu' elles ne m'ont pas rebutée. Et finalement, elles servaient bien le récit.
En conclusion, j'ai bien aimé votre texte.

   carbona   
20/8/2015
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Le résumé m'a de suite donné envie de lire votre nouvelle et je n'ai pas été déçue.

De l'humour, une histoire intrigante, de jolis mots : ce fut une agréable lecture.

Certaines phrases sont un peu chargées : j'ai dû les relire plusieurs fois.

Votre récit est bien mené jusqu'au bout.

J'ai bien aimé :

- "ce type racontait mal, vraiment"
- "Je reviendrai avec un ami."
- la cour saturée d'odeurs de cigarette qui les recrache haineusement vers l'appartement
- "Profiter de la pénombre pour n’être personne, regarder le générique jusqu’au bout pour enfin savoir quelle était déjà cette fichue chanson des Stones qui sonnait si bien sur une nana au ralenti"



Merci pour cette chouette histoire de Bill/bill.

   Anonyme   
3/9/2015
 a aimé ce texte 
Bien
J'ai adoré l'humour, les piques, l'ironie. Et j'adore Bill. Vous avez raisons, nous avons tous notre Bill, qu'on l'aime ou qu'on le haïsse. Fan des happy end, je trouve pourtant que la fin romantique est de trop. Vous auriez pu vous arrêter au fait de récupérer son emploi.

Cela dit, ce texte est comme un bonbon, tout sucré et tout doux. Une jolie petite histoire, le genre qui se finissent bien et qu'on voudrait lire plus souvent.

Merci pour ces instants de lecture

   Donaldo75   
17/5/2016
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Inner,

Je découvre ce texte sur le tard. Il est fort réussi, avec une description marrante de la vie d'étudiant, des losers pas vraiment magnifiques et des incrustés de la vie.

La progression narrative m'a bien convenu. Bill n'est pas trop présent pour le lecteur que je suis et le personnage principal n'en fait pas des tonnes.

Bref, c'est plutôt subtil et bien vu.

Merci pour la lecture.

Donald


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