1.
Devant moi sont posées trois théières. Trois théières différentes dont une brève présentation s’impose afin d’être à égalité de connaissances entre vous et moi.
La plus petite des trois est aussi la première. Deux attributs marquants qui ne changent cependant en rien sa condition de théière. Elle est faite de porcelaine pour ce qui est du corps et de languettes de bois souple, liées par une bande du même bois, en guise d’anse. Son émail blanc est moucheté de quelques gros points bleu nuit selon un motif abstrait. Le couvercle discret est monté d’une poignée faite d’une pièce torsadée et collée au petit disque blanc. Les flancs du récipient, s’élargissant vers le bas, et son bec court lui assurent stabilité et robustesse, ce qui en fait une théière idéale pour un célibataire maladroit. Elle provient du Pérou.
Au centre trône ce que certains prendraient pour une cruche à vin, d’autres pour un samovar, mais qui aurait manifestement été destiné à être une théière. En admettant le principe que l’on statue définitivement quant au destin d’un objet lors de sa création. Sa forme peut se comprendre par un globe écrasé, un ellipsoïde, surmonté d’un gros tube cintré en son milieu, les deux étant reliés par une anse aux courbes douces. Le tout est fait d’une seule pièce d’une résine rouge vif lézardée de motifs marmoréens. Sans bec verseur ni couvercle, cette théière bien qu’esthétiquement acceptable n’est utilisable qu’avec beaucoup de dévouement. Son pays natal est la Thaïlande, ce qui est rappelé sous son socle aux globe-trotters distraits.
La troisième et dernière à vous détailler est ce que la plupart des gens appellent « une bête théière ». Faite de porcelaine à l’émail blanc cassé, elle est pourvue d’une anse large et d’un couvercle articulé en inox qui ne tombe pas lorsqu’on se sert. Si elle n’a rien de nordique, son design se veut pourtant danois. Sa contenance correspond à quatre tasses et demie, ce qui est le volume idéal d’une théière, déterminé par une équipe d’ingénieurs payés à déterminer le volume idéal d’une théière.
Je connais l’origine de chacune de ces théières car j’ai les mêmes chez moi. Toutes les trois. Cet élément est jusque-là compréhensible étant donné que nous y sommes précisément, chez moi. Ce qui rend d’autant plus surprenant le fait que je sois attaché à ma chaise.
Devant les trois théières se trouve une tasse en métal rouge, moins élégante. Son style ne force l’association à aucune d’entre elles, ce qui aurait pu discriminer les deux autres. Sous ces quatre objets de cinq heures se trouve une table en chêne. Ma table. Je sens avec mes pieds son lourd pilier central aux gravures complexes et je me demande pourquoi avoir misé tant sur la sculpture d’un élément que l’on ne voit pas quand on mange. Peut-être est-ce pour occuper les pieds nus des gens qui, comme moi, cherchent leurs marques alors qu’ils sont attablés de force.
De l’autre côté de la table, une chaise, la même que celle que j’occupe. Et entre la table et la chaise, il y a une femme. Elle est basanée ; elle peut être indienne ou pakistanaise mais ce n’est pas marqué sur son socle. Elle non plus n‘est associable à aucune théière. Ses cheveux lisses sont noirs, son chemisier est noir, ses sourcils sont noirs et je ne vois pas ses yeux pour le moment mais je les imagine noirs et secs comme la suie.
Je ne vois pas ses yeux car cela fait un bon moment qu’ils sont rivés sur une tablette multimédia posée sur la table, où elle joue avec une rapidité de félin à un jeu d’adresse dont les règles m’échappent encore. Cela fait au moins deux heures qu’elle a le regard vissé à son écran. Cela lui donne un avantage certain car elle semble perdre patience moins vite que moi qui n’ai que ses cheveux insupportablement symétriques et quatre objets devant moi pour tuer le temps. Il y a bien longtemps que les fumeroles de vapeur s’échappant des théières ne dansent plus devant moi.
Si cette mascarade n’a pas encore pris fin, c’est de ma faute, je l’admets. Tout ce que j’ai à faire est de choisir une théière et de savourer une tasse de son contenu sentant bon l’Orient. Elle m’avait énoncé les règles et, même si je lui ai demandé de répéter, il n’y avait rien eu à ajouter. Je serais détaché lorsque j’aurais bu.
Mais voilà : parmi les odeurs de thé, de cannelle, de menthe poivrée, flotte une fragrance tout inhabituelle chez moi. Une touche florale, fraîche et moins douce que le thé. Impossible pour moi de repérer quelle odeur provient de quelle théière, j’ai le nez fracassé suite à une tentative de libération vigoureuse dont je ne souhaite pas parler. La trace de sang triangulaire sur le bois devant moi en dit bien assez. Toujours est-il que les odeurs doivent probablement passer par ma bouche avant de remonter les sinus et enfin me transmettre une information, piratée par l’odeur ferreuse et persistante du sang qui coagule dans mes narines bouchées. Tant que je serai dans l’incapacité avérée de localiser la touche suspecte, je me refuserai à faire un choix. Les fleurs ne m’ont jamais inspiré confiance. C’est comme ça. Depuis Ophélie, morte entourée de fleurs sous la plume de Shakespeare, à Elizabeth Short dont le meurtre a été mystifié par le Dahlia noir, je vois les fleurs comme un présage funeste. Et qu’on me dise parano si l’on veut, je ne souhaite pas élargir la culture populaire d’une nouvelle sombre histoire de pétales.
Ainsi, nous voilà au même niveau. Vous en savez à peu près autant que moi et à peu près cent fois moins que celle qui ignore mon existence avec tant de brio.
2.
Dehors, il fait déjà noir. De grosses gouttes de pluie forment des cônes luminescents sous les lampadaires. Les rares passants à cette heure sont pressés et ceux qui ont un parapluie le portent droit devant eux pour parer le vent qui leur balafre le visage. Derrière les rideaux fermés, dans la rue, c’est comme cela que doit se dérouler le scénario. De ce côté-ci, en revanche, rien de neuf à signaler. Les lumières ont été allumées pour que je puisse voir quelle théière choisir, au cas où je n’avais pas mémorisé le tableau sur les quelques heures de contemplation qui m’avaient été gracieusement accordées. Une péruvienne rondelette, une thaïlandaise à la taille fine et une charmante danoise blonde me toisent, tentant de faire parler mon goût pour l’exotisme.
L’ennui est une douce torture. On entend généralement parler de truands maintenant leur victime dans un hangar abandonné, les yeux boursouflés par les coups de poing et des morceaux de chair amputés par un docteur au nom germanique. Mais les arracheurs de dents savent-ils que leurs efforts sont vains et qu’ils pourraient éviter le lavage à sec de leurs chemises blanches tachées de sang, ainsi que les suspicions que cela entraîne ? J’envisage soudain que je suis entre les mains d’une personne plus expérimentée, blasée par les hurlements de douleur, sachant que quelques heures de lassitude savamment entretenue sont plus puissantes que les pinces à métaux et la résignation à une mort certaine.
De moins en moins fréquemment, je tente une protestation. Colérique ou pas, pathétique ou pas ; je n’ai encore identifié aucune faille psychologique qui me permette d’ébrécher cette glace d’indifférence. C’est ainsi que j’ai pu constater un léger écho dans ma cuisine. Les doigts jouent sans faiblir, la raie des cheveux demeure symétrique et mes paroles s’étouffent de ne pas trouver d’oreille.
Je comprends bien le message : la seule parole qui sera reçue aura à peu près la forme de « je choisis la dernière ». Oui, à ce stade je prendrais la danoise. Non que l’Europe m’inspire plus confiance, mais si je devais diluer une concoction maison dans un récipient pour secouer les tripes d’un ami, je choisirais le plus petit pour assurer une concentration maximale. C’est le genre de considération qui occupe mon esprit durant cette séance de méditation forcée. Toute autre suggestion serait bienvenue.
Malgré la fatigue naissante, je suis à l’affût du moindre signe émis face à moi. Un simple mouvement du corps sur la chaise, une main portée au visage ou un des rares déplacements dans la pièce… Tout ce que je perçois m’apparaît comme une ouverture à la discussion, dans laquelle je me précipite aussitôt. Voici que j’entends une respiration plus profonde qu’à l’habitude et je décolle. Je débite la même partition que les dix fois précédentes, changeant quelques notes à peine :
– Écoutez, qui que vous soyez, vous avez manifestement besoin de moi et je suis manifestement tout disposé à vous entendre, à défaut d’avoir le choix. Dites-moi ce que vous voulez et on…
Comprenant par moi-même que cette ouverture n’en était pas une, je m’avoue une fois de plus vaincu. Immédiatement, le silence monastique reprenant ses droits, je me replonge dans l’observation placide de cette nature morte. Et le temps passe.
Le temps passe et ralentit. Il s’étire silencieusement dans toutes les directions, comme une marée noire sur une mer d’huile. Je tente de le compter mais je suis perdu, faute de référence. Il y a vingt minutes ou une heure, j’ai reçu du café à boire à la paille. J’ai toussé à cause du marc que j’ai aspiré directement au fond. Si je peux vous donner un conseil, lors de votre prochaine séquestration, évitez le café à la turque pour votre invité si vous comptez vraiment lui faire plaisir. Si vous voulez juste le maintenir éveillé comme c’est sans doute le cas ici, cette solution est parfaitement appropriée.
La méthode de torture me paraît effroyablement efficace. Je ne sais plus quand nous sommes et je commence à sérieusement envisager de tenter ma chance à la pioche maudite. Pour tâter le terrain, je propose un arrangement à l’amiable : je choisis une théière – car je pense que je n’échapperai pas à ce point-là – et nous buvons en chœur une grande lampée du cocktail surprise. J’aurai fait mon boulot et nous nous quitterons bons amis.
Ma ridicule proposition ne recueille bien sûr pas plus de réaction qu’auparavant. Mais je crois pourtant distinguer un sourire se dessiner sur les cheveux noirs ; ou est-ce un brin de démence qui se dessine dans mon esprit ?
3.
Combien de temps peut-on rester ainsi en état d’alerte ? Des heures ou des jours ? Est-on en overdose de caféine lorsque nos tempes se prennent pour une boîte de nuit ? Mes mains vont-elles tomber si le sang ne les atteint plus ? Pourquoi arrête-t-on de crier à l’aide lorsqu’on nous désigne le set de couteaux de cuisine ? Sont-ils au moins stérilisés ?
Malgré l’état second qui distord mes sens, je ne peux pas m’empêcher de remarquer ce qui est à présent flagrant : je ne suis plus le seul à en baver. Non, ce fut sans conteste une victoire écrasante, mais mon rencard de ce soir a néanmoins fini par céder à l’ennui. L’agitation est palpable, les mouvements de plus en plus fréquents. La statue de granit commence à fondre. Houston, on aurait trouvé un humain sous les cheveux !
Je sens que ce n’est pas le moment de flancher. J’aurai ma confrontation. Je saurai pourquoi je suis là. Chaque signe d’impatience est un pas de plus vers l’inévitable changement de direction qui s’impose vu que je ne souhaite pas jouer. J’observe la scène par-delà mes paupières tombantes, comme un rapace aux aguets. Voici que deux doigts replacent une mèche derrière l’oreille et… et merde ! Tout s’arrête. Mon monde s’effondre tandis que ma mâchoire tombe. Je pense que les têtes de lion en bois triturées sous mes orteils ont aussi dû remarquer quelque chose parce que j’ai soudain commencé à suer toute l’eau de mon corps. Esha…
4.
Je suis tout sauf connaisseur, mais je ne peux pas me tromper sur ce coup-là. La boucle d’oreille que je viens d’apercevoir ne m’est pas étrangère. Un petit cobra en argent, la coiffe déployée et le corps sinueux, oscille sous un anneau brillant. Une cavité creuse au-dessus avait abrité un grenat, aujourd’hui disparu. Cela fait vingt ans que je n’avais pas revu ce bijou, qui pendait alors aux oreilles de ma fiancée. Elle est morte depuis, mais je ne crois pas aux fantômes du passé. J’avale un grand seau d’air.
– Bon… Je présume qu’il est un peu tard pour commencer à te raconter des histoires avant d’aller dormir ?
Pas un mot de réaction ne me revient. Juste cet écho, de plus en plus pesant au fil des heures. Pas un geste non plus. En fait, la statue s’est à nouveau figée. Sur la tablette, le jeu poursuit son cours mais les doigts ne bougent plus. Les pièces sur l’écran commencent à s’entasser de manière désordonnée et ça ne semble pas être la règle du jeu car très vite, la partie est terminée.
Sans relever la tête, avec un accent très prononcé que j’aurais trouvé délicieux dans d’autres circonstances, celle qui s’avère être ma fille me répond enfin. Après ces heures de silence, j’en étais à me demander si j’avais vraiment entendu sa voix au début ou si j’avais construit cette scène de toutes pièces.
– Si tu crois que je suis venue ici pour une visite de courtoisie, fais-toi une faveur et oublie ça de suite. Maintenant tu la boucles et tu parleras quand tu auras choisi.
Laisse-moi rire, gamine, je ne bouclerai rien du tout. C’est ça le problème quand on ne visite pas assez la famille : on en oublie le caractère de ses propres parents. Et si elle était venue me voir rien qu’une fois dans sa vie, elle aurait su que je ne la lâcherai dès à présent plus.
Bon, très honnêtement, même si le fait d’avoir fini par identifier ma geôlière me permet de voir un peu plus clair dans cette scène, je ne me sens pas mieux pour autant. Je caressais toujours le mince espoir d’être choisi par mégarde, d’avoir été pris pour cible par une mafia indienne débutante et que la méprise finirait par être révélée, que je serais relâché sans heurt avec un paquet de biftons pour acheter mon silence…
Lorsque ma fille, dans une attitude de duel, me montre pour la première fois ses yeux, c’est moi que j’y vois. Ils sont clairs, lumineux, verts et gris ; ils sont moi. Le reste, c’est Esha qui lui a donné. Ce portrait sombre et mat, cette symétrie parfaite et cette colère viscérale qui se déverse sur moi, pénètre en moi par les pores de ma peau en provoquant d’inévitables frissons glaciaux, ça c’est d’Esha qu’elle le tient. Je la fixe et devant mon regard défilent les souvenirs d’un passé que je croyais révolu à jamais.
À présent je donnerais tout pour avoir choisi une théière dès le départ. Quand je pouvais encore m’en sortir sans savoir ce que je sais. Et j’aurais même prié pour tomber sur celle que je cherche à éviter depuis des heures. Je voudrais hurler de rage mais j’ignore la valeur qu’ont les oreilles ou les doigts d’un père indigne aux yeux d’une jeune Indienne. Dans le doute, je tue mon cri dans l’œuf et je cherche l’issue de ce cauchemar naissant.
5.
– Et après, c’est quoi ton plan ? Tu vas te tirer et te cacher en espérant que personne ne te cherchera ? J’ai bien réussi, tu sais. Les gens ont besoin de moi un peu partout, on remarquera vite mon absence s’il m’arrive quelque chose. Va-t’en maintenant et je te promets de ne jamais te chercher. Tu as ta vie devant toi. Par pitié, ne la gâche pas pour moi…
J’étais sûr que la muraille était tombée et j’avais vu juste. Une ambiance nouvelle flotte dans l’air. Tiraillée entre son rôle de guerrière implacable et le nouveau visage que son identité révélée lui confère, mon arrogance a raison de sa distance. Plantant mes yeux à elle dans mes yeux à moi, elle ne peut contenir la riposte qui signe le début des hostilités.
– Et dire que tu aurais pu simplement commencer par des excuses… Ma mère ne m’avait pas menti. Je te jure que j’aurais été prête à tout pardonner, ou au moins accepter, si j’avais perçu le moindre regret. Je suis ta fille, c’est tout ce que ça te fait de l’apprendre ? Tu penses à ta merveilleuse boîte qui a tant besoin de toi ? Ne t’en fais pas, je vais bien m’occuper de te changer les idées, mon cher père.
Elle a postillonné en disant « père ». Je ne savais pas que les gens faisaient cela dans la vraie vie, quand c’est la haine qui parle. Cette gosse devrait faire du cinéma, les studios de Bollywood s’arracheraient son talent. Je ravale vite fait ma fierté paternelle.
– Alors c’est ta mère qui t’a parlé de moi ? Excuse-moi si je ne te suis pas, il va falloir m’éclairer, ma grande.
Elle ne semble pas du tout apprécier la tournure que prend son scénario si bien graissé à l’origine, ni ma façon de lui parler. Un rideau de fer tombe à nouveau entre nous après cet échange prometteur. Le silence regagne son trône, seule la maison grince sous la tension qu’elle abrite. Longuement, hésitante, je la vois chercher ses repères en se mastiquant les joues. Désormais calmement, ma fille reprend :
– On dirait que tu aimes ça, te cacher derrière ton ignorance. Juste pour que tu saches, j’avais deux semaines quand elle est morte. Deux toutes petites semaines. C’est une lettre qu’elle m’a laissée. Le seul contact que j’ai jamais eu avec ma mère c’est une putain de lettre ! Et elle ne parle presque que de toi dedans. Comment tu l’as séduite, comment tu lui as promis un grand avenir si elle venait avec toi en Europe et pour finir, comment tu l’as abandonnée sans rien dire et sans un sou quand tu as appris qu’elle était enceinte de toi. Elle est rentrée en Inde, faute de pouvoir survivre seule. Elle n’a pas pu se payer un bon hôpital pour l’accouchement et a attrapé une fièvre puerpérale parce que le docteur ne s’était probablement jamais lavé les mains alors que ses patientes croupissaient déjà dans la fange. Ça aussi tu l’ignorais ?
L’atmosphère de ce salon de thé auparavant si paisible s’alourdit encore un peu.
« Alors c’est la vengeance que tu viens chercher ? » J’en profite du même coup pour lever mes doutes. « Il y a quoi dans ces théières ? »
– Du rooibos, de la cannelle, de l’aconit et plein de trucs dont je me fiche pas mal, oui c’est la vengeance que je veux si c’est comme ça qu’il faut l’appeler. Tu comprends vite !
Deux questions stupides que j’aurais pu éviter. D’ailleurs c’est quoi de l’aconit ? Je suis las. Je baisse les épaules, elle comprend que je ne réagirai plus. Pourquoi avais-je voulu lui parler déjà ? À part m’apprendre qu’on me reproche, vingt ans plus tard, d’avoir procréé, cette discussion ne m’avance pas.
« Dans l’orphelinat pour filles où j’ai grandi, la moitié des fillettes étaient le fruit d’un viol. Elles le comprenaient toutes tôt ou tard. Moi, avec mon père venu d’Europe, on me répétait tout le temps qu’un jour mon papa viendrait me chercher, me sortir de cette misère. » Elle s’est levée et tient fermement le dossier de sa chaise. Ses mots s’agitent, le ton devient violent. « Toute petite je me voyais déjà dans une université, moderne et propre, pleine d’ambitions pour l’avenir. Et puis… et puis j’ai appris à lire. J’ai ressorti de sa boîte les quelques babioles que j’avais reçues de ma mère et cette lettre que personne n’avait jamais voulu me lire. Au fur et à mesure que j’apprenais à déchiffrer, je comprenais un peu plus. » Sa lèvre inférieure a commencé à trembler. Elle marque de longues pauses et reprend chaque fois plus fort. « Et alors que mes espoirs de futur radieux s’effaçaient, je n’ai plus eu que toi à l’esprit. Toi et ta foutue vie de merde ! Toi qui as détruit deux vies juste pour garder ta liberté, parce que tu n’as pas eu le cran d’assumer tes choix, parce que tu es un lâche !!! »
La chaise claque au sol. Ma progéniture fait le tour de la table en deux pas et passe derrière moi. Ça sent mauvais si ça devient physique. Je tente de m’écarter mais mes liens sont solides. Ma tête est coincée avec fermeté contre son torse. De l’autre main une théière est saisie. J’ai le menton en l’air, le cou tendu à l’extrême, c’est alors que je sens un cylindre dur percuter mes dents et un liquide froid et râpeux se déverser dans ma bouche. Je jette un regard implorant vers mon bourreau mais je comprends à voir le sien qu’aucune pitié ne viendra de là. Il est trop tard. J’avale, impuissant, tout ce qui peut passer par ma gorge ainsi déployée.
Quand je suis finalement relâché, c’est pour voir la péruvienne voler et s’éclater contre le mur. Les morceaux de porcelaine s’éparpillent au sol. Enfin libéré de l’étreinte, je suis pris d’une puissante quinte de toux ; je recrache sur la table le thé qui m’obstruait encore la trachée et un morceau de dent. J’enrage contre cette petite peste qui n’a même pas mis de nappe sur le bois nu. Je tenais à cette table, moi. Mais je ne sais pas si je devrai longtemps m’en soucier comme je viens de constater de gros points bleu nuit sur les morceaux éparpillés au sol. La plus petite des théières, idéale pour un mélange bien tonique, si ma théorie est vérifiée. Mon cœur s’accélère. Est-ce l’effet de la peur ou d’autre chose ?
Dans un coin de la cuisine, contre l’armoire des casseroles, une forme noire sanglote. Quand elle relève la tête pour voir si je la regarde, des larmes de mascara coulent sous ses beaux yeux. Les traces noires rappellent celles que fait le thé s’écoulant lentement sur le mur de chaux à côté de moi. Le calme n’est plus secoué que par ses reniflements et quelques gémissements tandis que, de mon côté, je reprends mes esprits.
– Quand j’ai fini par retrouver la trace d’Esha, de ta mère, les médecins m’ont dit que tu étais morte lors de l’accouchement. Personne n’a voulu me laisser voir les preuves.
6.
– Je suppose qu’ils ont vu le diable en moi, ils ont pensé que tu serais mieux à l’orphelinat. Je sais que ta mère a pu raconter des horreurs sur moi, je les comprends. Ils ont cru te protéger.
Les pleurs continuent doucement derrière les cheveux noirs qui ont repris leur rôle de voile opaque. Je ne vois plus d’émotion, je suis à nouveau face à une statue déshumanisée. Ne sachant si elle m’écoute, je poursuis mon récit, en parlant très lentement.
– Quand Esha a disparu, j’étais en voyage pour le travail. Je cherchais de nouveaux marchés en Amérique du Sud. Je n’avais pas de nouvelles depuis plusieurs jours mais c’était normal pour nous. À mon retour j’ai trouvé l’appartement inoccupé. Elle n’avait presque rien emporté, j’ai d’abord cru à un enlèvement. J’ai fait mes recherches et j’ai découvert qu’elle était rentrée en Inde. On en parlait déjà avant, de retourner vivre là-bas pour fonder notre famille, mais elle refusait car elle disait que sa vie était ici désormais. Nous avons appris qu’elle était enceinte la veille de mon départ, c’était une nouvelle formidable. J’avais hâte de rentrer.
Je ménage une pause dans mon récit, je constate que les gémissements se sont tus. Elle m’invite à poursuivre.
– Mais voilà, ta mère n’était pas heureuse ici. Même si elle avait vécu une enfance rude là-bas en Inde, elle n’arrivait pas à se satisfaire de la vie qu’elle menait en Europe. Elle a souvent été prise de mélancolie, s’enfermant parfois plusieurs jours de suite dans des dépressions terribles. C’est pour ça que je lui proposais de rentrer, de repartir à zéro.
La statue reprend vie. Elle étend ses jambes et, le regard plongé dans le vide, elle ronge un ongle condamné à canaliser sa colère. Assise là au sol, elle tente de reprendre ce qui lui reste d’ascendant sur la situation. D’un mouvement sec, ses pupilles se retrouvent enfoncées dans les miennes. La voix pleine d’une frustration qu’elle peine à dissimuler, elle crache :
– Elle est boiteuse ton histoire. Ça se tient pas !
Je sens que je vais très rapidement me prendre un second bec verseur dans les crocs mais tant pis.
– Bien sûr que si. Tu le sais, au fond. J’étais fou d’elle, j’étais prêt à tout plaquer pour la rendre enfin heureuse. Tu aurais dû voir comme elle était belle… Cet enfant, toi en l’occurrence, je n’attendais que ça. Tu n’imagines pas combien j’ai souffert quand j’ai appris que tu étais morte aussi.
Je vois bien que ce que je dis lui fait du mal. En bête blessée, elle défend sans relâche les convictions qui la portent depuis vingt ans.
– Arrête tes conneries ! Arrête tout de suite. J’en crois pas un mot, t’es un salaud, tu ne t’en sortiras pas comme ça. Boucle-la ou tu bois la suivante.
De mon côté, imperturbable, je continue à pilonner sans relâche la plaie béante. Tu sauras tout.
– Ah mais le voilà, ce caractère ! Colérique et agressive comme un nid de frelons, je reconnais le style. Tu crois que c’est moi le salaud ? Tu vois une femme ici ? Est-ce que cette maison respire la joie de vivre et l’homme comblé que tu crois que je suis ? J’en voulais moi, des enfants, une famille pleine de vie. J’avais des projets plein la tête mais ils se sont envolés en même temps que ta mère au cœur si pur. Je suis allé jusqu’aux tréfonds de l’Inde pour retrouver sa trace, je suis devenu une épave émotionnelle, tout ça grâce à elle !
Elle se relève en tremblant de tous ses membres. L’histoire de sa vie entière s’ébranle devant moi, devant elle, impuissante. Les larmes ne coulent plus, elles ne peuvent plus, et de sa bouche sort un long mugissement pathétique.
7.
Ma fille ne cesse de changer de place, elle tourne en ronds serrés en marmonnant des mots que je ne comprends pas, peut-être des jurons en hindi, qui sait. Les nerfs ont craqué les uns après les autres sous mes doigts. Entre deux sanglots, je perçois quelques mots compréhensibles.
– Pourquoi vous me faites ça, tous ? J’ai rien demandé, moi… Pourquoi on me fait ça ?…
La guerrière est redevenue une enfant. Une enfant fragile qui veut comprendre le monde adulte.
– J’ai jamais eu le choix, il est quand mon tour, hein ? Toi tu l’as toujours eu et regarde ce que tu en as fait !
Elle n’enregistre vraiment rien, cette gamine. Cette fois je m’énerve. Comme un père dont la fille rentre de soirée vingt ans trop tard.
« Mais tu l’as, le choix : détache-moi, bordel ! J’ai autre chose à faire que de jouer à la dînette avec une ado névrosée ! » Mes cris l’effraient. Ce n’est pas à mon avantage alors je calme le ton. « Écoute-moi, tu sais tout. J’ai parcouru l’Inde pour vous retrouver, j’aurais retourné toute l’Asie si j’avais su que tu étais en vie ! Je ne peux rien de plus pour toi, alors dis-moi ce que tu attends. Je t’en implore, dis-le moi… »
Des deux côtés, les respirations se font nerveuses et sonores. Là tout de suite elle pourrait très bien m’arracher la langue, je n’ai plus aucune carte à jouer. Mais au lieu de cela, un volcan dans la voix, elle me répond. Les larmes refont surface en même temps qu’un crescendo finissant sur des hurlements déchaînés, aussi douloureux en définitive que l’arrachement de langue que j’envisageais.
« Je veux savoir pourquoi… Pourquoi t’as laissé ma mère partir ?… Pourquoi on m’a privé de père quand il était tout près ? Pourquoi tu ne les as pas empêchés de me jeter dans cet orphelinat ?! Pourquoi, POURQUOI ?! » Elle vocifère maintenant à trente centimètres de mon oreille, je grimace malgré moi. « J’ai JAMAIS eu le choix !!! »
Avant que je ne puisse imaginer une quelconque solution à son drame existentiel, mes prospections sont interrompues net. Ce que je redoutais depuis sa dernière crise hystérique est devenu inévitable. Un contact interne vient de s’établir dans le cerveau bouillonnant de la jeune femme. Sans une once d’hésitation, elle se rue sur la danoise qui assistait à la scène avec curiosité. Une partie de son contenu est déversé dans la tasse en métal rouge et le reste finit sur le chêne, déjà souillé. Je serre la mâchoire en prévision de ce qui m’attend. Je sais qu’elle ne me fera pas boire deux fois un thé sans ingrédient surprise, alors je ferme les yeux et mes molaires craquent sous la pression.
Deux secondes à peine plus tard, ne sentant pas de main attraper ma tête, je rouvre les yeux. C’est avec stupeur et effroi que je vois la fille, ma fille, avaler d’un grand coup tout le contenu de la tasse avant de se rasseoir face à moi. Je la sonde du regard, plein d’incompréhension. Son visage respire d’une assurance nouvelle. Une aura de je-sais-ce-que-je-fais. Comme si enfin, après avoir été entraînée dans le torrent d’un destin dont elle n’avait jamais eu le contrôle, elle venait de faire le premier choix de sa vie.
Mais je crois qu’au fond elle ne savait pas si bien ce qu’elle faisait. Elle ignorait ce que fait l’aconit à peine passé le seuil de l’estomac. D’abord fixe contre son dossier, le corps commence peu à peu à s’agiter de spasmes discrets, puis moins discrets. Je cherche ses yeux mais ils sont perdus dans un genre de vague interrogatif, ils cherchent à comprendre la sensation nouvelle qui traverse son corps tout entier. La transpiration se fait visible, brillante, et la teinte de la peau hâlée du visage vire aux endroits où elle est plus fine vers un violet intense. Je vois sur la table, deux mains se transformer en grappins nerveux, une bouche déborder de salive écumeuse, des paupières violacées s’agitant comme des papillons pris dans une toile d’araignée. Tout entière, je vois la créature qui n’a plus grand-chose d’humain cuire de l’intérieur. Les quintes de toux se transforment en séquences de vomissements, sur le chêne qui n’y survivra pas. Des caillots de sang ou des morceaux d’estomac, je ne reconnais pas, font partie du mélange orange qui se déverse à présent presque en continu par sa bouche. Mais bientôt, tout s’arrête net. Un dernier semblant de souffle traverse ce gouffre déchiré et le pantin aux cheveux noirs s’étale lourdement, dans cette mare immonde qu’il vient de déverser devant lui.
1995.
Je sentais bien ce soir-là qu’Esha n’était pas dans son état normal. Après le repas elle m’a servi un verre de vin, du très bon vin, et m’a tenu les deux mains. Je n’ai pas pu sourire quand elle m’a annoncé qu’elle attendait mon enfant. Je lui avais pourtant dit que je n’étais pas sûr de ce que je voulais. Elle savait que je ne voulais pas être menotté à 28 ans.
Comme elle ne voulait pas avorter, j’ai avorté de notre relation. Sans rien dire, comme elle ne m’avait rien dit de son projet d’enfant. Je suis parti. Il a été facile pour moi de m’installer ailleurs, la société pour laquelle je travaille possède des filiales tout autour du globe. C’est comme cela que j’ai commencé à collectionner les théières du monde entier.
Je suis revenu après cinq mois et, comme prévu, Esha avait levé le camp. Bon débarras. Nous n’avions jamais vu les choses du même angle de toute façon. Mais quelques semaines plus tard à peine, j’ai reçu un courrier de mon ex-compagne. Il venait d’Inde. Je ne croyais pas alors qu’elle y retournerait. Elle m’informait juste, en toute simplicité et froideur, qu’elle se mourait. Quand j’ai pu téléphoner à l’hôpital sur place, elle était déjà sous terre. La lettre avait mis un mois à sortir de ce trou. Je n’ai pas osé demander pour le bébé. Probablement ne voulais-je pas vraiment savoir…
8. Épilogue
Je ne sais pas quelle heure il est mais il est sûrement tard dans la nuit. Pas un son ne provient de l’extérieur. Je ne sens plus mes mains, qui sont toujours serrées dans mon dos.
Face à moi, gisant affalé sur la table, le cadavre inanimé refroidit doucement. La solitude me prend peu à peu aux tripes. Personne ne va en réalité s’inquiéter pour moi avant longtemps. Je suis un loup solitaire. Je teste une dernière fois la solidité de mes liens mais c’est sans espoir.
Voici comment j’ai rencontré ma fille et voici comment je l’ai tuée avant de savoir son nom.
La nuit va être longue.
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