Ses pas résonnent sous l'immense voûte qui le couronne. Il est dans une église, belle, titanesque. Devant lui, luisant dans la faible lumière dispensée par la lune, se trouve l'autel. Les bancs massifs d'ébène sont tristes, vides, ternes, recouverts d’une couche de poussière. Les vitraux souvent manquants ont été brisés pour la plupart, parfois par des gamins jouant avec leur nouveau lance-pierre et s’enfuyant à toute allure une fois leur méfait commis, parfois aussi par des obus, destinés aux croyants de la messe. Leurs dents de scie découpent comme au couteau la faible clarté de la lune. Les hautes colonnes de pierre masquent en partie l'église, n’offrant au regard que ces désolantes ruines d’une église depuis longtemps déjà abandonnée.
Et devant lui, juste au-dessus de l'autel, se trouve un immense tableau. Un tableau magnifique représentant l'éternel combat de Satan et de ses suppôts contre Dieu et ses archanges. D'un côté le mal, de l'autre le bien. Les anges sont par milliers, flamboyants dans leur cuirasse de combat, et Dieu, Lui, l'Unique, est situé au-dessus d'eux, les transcendant de sa magnificence, tandis qu’en face le Diable trône au-dessus de ses suppôts, en maître craint et haï.
Dieu est beau avec ses longs cheveux d’argent flottant dans le vent, son sourire crispé, juste là pour satisfaire les conventions, ainsi que son corps admirablement sculpté par les muscles, à la peau blanche, masqué par endroit par un tissu ample lui recouvrant la taille et une partie du buste. Sa hargne à détruire le Mal se lit aisément dans ses yeux, peints en bleus par un artiste depuis longtemps oublié. Étrange d’ailleurs de lire tant de haine dans les océans d’azur de celui dont la parole est amour… À bien y regarder, celui dont la posture lui avait semblé si noble au premier abord était en fait rongé par la haine : des mains tordues, oh ! légèrement il est vrai, mais tout de même assez pour deviner qu’un sentiment qui n’a rien à faire dans la tête d’un dieu pacifique l’agite, et des dents serrées par l’affront qu’il ne peut laver, figé à jamais dans cette posture par le talent du peintre.
Puis, en face, entouré d’un halo de flammes, Lucifer, Satan, le Diable, le Démon, le Malin, ou quelque autre appellation que vous connaîtriez. Deux cornes tordues et disgracieuses émergent de son crâne oblong, aux yeux exorbités, injectés de sang, des cornes de bouc. Sa langue bifide, la même que celle du serpent qui, par son conseil maudit, fit chasser Ève et Adam du paradis, est sortie, frémissant de hargne. Et dans ses yeux se lit avec la même aisance une haine identique à celle de Dieu, lecture rendue possible grâce au talent de l’artiste qui peignit cette toile monumentale avant sa mort, consacrant ses dernières forces dans son œuvre ultime qui devait couronner sa gloire même après qu’il eût rejoint le royaume des morts. Et lui aussi a les doigts crispés, les dents serrés, à ceci près que chez Lucifer c’est nettement visible, exagéré, presque caricatural. Il exhale la haine pour Dieu, le dégoût, le ressentiment, l’envie.
Mais, soudain, une faible rumeur parvient aux oreilles de notre homme. Cette rumeur sourde s’amplifie peu à peu, devient fracas, puis cacophonie hurlante. Des cris, des hurlements, le fracas des armes, la violence d’un combat éclatant tout près le tirent de sa contemplation du terrible tableau. L’homme est apeuré. D’où peuvent bien provenir ces bruits d’apocalypse ? Mais il se trompe. Ce n’est pas l’apocalypse… Du moins pas encore, et certainement pas la même que celle décrite par la Sainte Bible.
Que se passe-t-il ? En plus de ce tapage infernal, le tableau semble danser devant ses yeux, comme si les personnages étaient animés d’une vie propre et allaient reprendre leur combat céleste dans cette église abandonnée, perdue au milieu de nulle part, à l’écart de la folie ravageuse des Hommes. Il doit rêver, ce n’est pas possible. Ces choses fantastiques, cela n’existe pas ! Cela n’a lieu que dans les contes pour enfants, et nulle part ailleurs ! Que doit-il penser alors de ce bruit ? Et puis non, il doit être fatigué, simplement. C’est sûrement son imagination qui lui joue des tours, comme à son habitude lorsqu’il a trop travaillé. Ce boulot de comptable est trop éprouvant pour lui, compter les chiffres qui s’accumulent n’est plus sa passion, il faut bien se le dire. Quand il était jeune peut-être… Il est vrai que cela lui plaisait d’approcher ces fortunes qu’il n’aurait jamais. Plus maintenant… Il va falloir qu’il prenne sa retraite, qu’il se retire de ce business où des milliards sont fréquemment mis en jeux.
Mais ce n’est pas un rêve, loin de là. Les Diablotins, les Anges, et même Dieu et le Diable eux-mêmes s’animent et continuent leur combat titanesque dans cette église de campagne. La multitude des Diablotins contre la puissance des Anges. La Foi contre l’Envie. L’Amour contre la Haine. Le Bien contre le Mal. Le Noir contre le Blanc. Deux pensées fondamentalement opposées s’affrontent dans cette église, pour savoir qui gouvernera le monde pendant les dix mille prochaines années, comme elles se sont affrontées il y a dix mille ans pour savoir qui des deux allait avoir les pleins pouvoirs. Et, entre ces deux camps prêts à toutes les fourberies pour gagner, l’homme est apeuré. Lui qui croyait que ces illusions étaient inoffensives, une flèche perdue des Archers Divins vint lui ravir son impression de relative sécurité, lorsqu’elle vint se ficher dans la peau molle et un peu grasse de son bras, faisant jaillir des torrents de sang qui éclaboussèrent violemment le sol.
Alors il se met à fuir. Sa vie est en danger ici, il le sait. Un pauvre mortel n’est rien par rapport à la domination totale du monde pour les dix mille prochaines années. Qu’importe sa vie pour le Diable, et même pour le Dieu ! Ils seraient tous deux enchantés de le sacrifier sur l’autel, comme au temps des sacrifices humains, si cela pouvait apporter à l’un ou à l’autre quelque chance de victoire.
Il court. Les rangées de bancs d’ébène défilent devant ses yeux, ces bancs où personne n’a dû s’asseoir depuis des lustres, au vu de la couche de poussière les recouvrant totalement, ne laissant aucune tâche noirâtre. Les vitraux brisés défilent eux aussi. Il tente désespérément de mettre le plus de distance possible entre lui et le lieu de l’affrontement. Mais celui-ci semble le poursuivre. À chaque pas qu’il fait vers la sortie, le combat se rapproche de lui de. C’est sans issue. Même s’il ne le reconnaît pas, il sait qu’il va mourir. Il n’a aucune chance : le combat est trop important pour que l’on fasse attention à lui… Les flèches sifflent au-dessus de sa tête. Il se retourne. Les anges sont en difficulté, débordés par le nombre des diablotins. Heureusement que Dieu est là pour exalter par sa voix grave et intimidante ses courageux soldats divins.
De plus en plus, le lieu de la bataille est proche de lui. Il sent la chaleur dégagée par les flammes entourant le Diable en un terrifiant halo de plus en plus fort. Mais la sortie est proche. Il la voit de plus en plus proche, découpage blanc intense au milieu de l ‘obscurité ambiante de l’église. Il est à bout de forces, la douleur provoquée par sa blessure est presque insoutenable, mais la vue de son salut proche l’encourage, lui donne le coup de fouet nécessaire afin qu’il continue. Il y est presque. De nouveau, une flèche le frôle, mais une sorte de prescience l’a averti : il se penche au dernier moment, et l’instrument qui aurait pu causer sa mort finit sa course noire plus loin, se fichant dans un des panneaux en bois de la porte.
Enfin, il l’atteint, saint et sauf. Il s’appuie lourdement contre un battant, le cognant presque, et s’enfuit à l’extérieur… Il est en vie ! Il n’en revient pas… Quand il racontera cela à ses petits enfants ! Eux non plus ne le croiront pas. Mais il est si fatigué… Il a une violente envie de dormir. Soudain, le sang commence à affluer à sa tête, à produire un bourdonnement incessant, lancinant. La tête lui tourne, comme lorsqu’on est en altitude. Un étrange vertige s’empare de lui. Tout à coup, une douleur insupportable s’empare de son bras blessé et se diffuse dans tout son corps. Il est tellement déstabilisé par cette douleur qu’il trébuche, et sa tête heurte violemment le sol, si violemment qu’il sent tout à coup la vie le quitter. Ce n’est pas possible ! Pas maintenant ! Ce serait trop bête ! Mais la vie est stupide… Lui qui a vu ce que tant de prêtres auraient voulu voir, lui qui a vu le vrai visage de Dieu, et celui du Diable, lui qui a entrevu, en se retournant une dernière fois, le vainqueur de la bataille, lui ne peut pas mourir ! Pas tout de suite ! Mais, malgré tout cela, notre homme anonyme sent peu à peu la vie quitter son corps. On découvrira son cadavre, intact, le lendemain matin. Sur sa tombe fut inscrit simplement, sans fioritures :
Une mort bête.
Car on ne voit pas impunément Dieu et son ennemi. Mais, si notre homme était vivant, il aurait pu nous confier le nom du vainqueur de la bataille…
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