Le petit papillon vole dans les airs. Il erre, sans vraiment savoir où aller. Une fleur bleue attire son regard. Il s’y pose délicatement, collecte un peu de pollen. Une douce sensation l’envahit. Puis il repart de nouveau, à l’assaut du ciel azur… Mais soudain, une énorme masse rose obstrue sa vision sur l'éther limpide. Curieux, il se pose dessus. Cette sorte de montagne rosâtre est chaude, un peu molle, et dégage une douce senteur. Un parfum de rose, mêlé à celui de la lavande. Qu'est-ce ? Le papillon n'en a aucune idée. Il aimerait bien rester un peu, mais il perçoit une autre masse mouvante qui se dirige vers lui. Une masse immense, effrayante. Il prend peur et s'envole d'un coup d'aile. Car après tout, ce n'était qu'un papillon.
Catherine avait regardé le petit papillon voleter avec intérêt, puis l'avait chassé avec un geste quasi-machinal. Il faut dire qu'elle n'avait jamais aimé les contacts épidermiques, ceux-ci lui rappelant des souvenirs qu'elle préférerait voir enfouis. Autour d'elle, les gens s'affairaient, couraient dans tous les sens, et ne se préoccupaient absolument pas de cette belle jeune fille de vingt et un ans, isolée sur son banc usé par les années. Si cette solitude aurait peut-être frustré une autre, Catherine aimait à être oubliée. Elle raffolait de ces moments où elle pouvait dévisager les gens sans que ceux-ci ne lui disent rien, bien trop occupés qu'ils étaient dans leurs affaires. Ce banc, à moitié rongé par les termites, à la peinture verte délavée, qui s'écaillait par endroits, exerçait malgré tout une attraction, une sorte de charme magique sur Catherine, qui venait y échouer presque tous les après-midi, fuyant l'atmosphère familiale tendue, échappant ainsi à son père qui désespérait de jamais lui trouver un mari, et sa mère qui se désolait de la voir toujours flâner seule, au lieu de rechercher la compagnie de beaux jeunes gens, qui représenteraient des époux potentiels. Mais sa mère, et encore moins son père, ne pouvait pas comprendre. Personne ne pouvait comprendre. Elle avait peur des hommes... Une peur phobique. Une peur sans aucune raison, certes, comme la plupart des peurs, mais malgré tout tenace. Elle ne pouvait s'imaginer sans effroi des mâles, qu'elle prenait tous pour des voyous affamés de sexe et d'alcool, prêts à tout pour avoir ce qu'ils voulaient. Même si elle savait parfaitement ce portrait inexact, même complètement faux, elle ne pouvait s'empêcher de trouver des points similaires avec cette image pour chaque homme qu'elle rencontrait. De là venait sa phobie. De là venait sa solitude.
Obstiné, le papillon était revenu. Cette fois-ci, elle l'avait laissé approcher, amusée de son entêtement. Il s'était posé sur son doigt tendu, et semblait se reposer sur ce perchoir inespéré, les ailes mi-ouvertes. Elle riait toute seule en voyant ce frêle insecte se promener sur sa main ouverte. Ses dents blanches éclataient de rire sous le chaud soleil d'un mois de mai plutôt clément. Même si elle avait bien fait attention à ne pas l'effrayer, le petit papillon s'envola, cette fois-ci de son plein gré, et elle le vit disparaître dans les fleurs éclatantes et parfumées.
Lorsqu'elle leva les yeux, elle remarqua un jeune homme, bien habillé, aux cheveux noirs comme de l'encre. Elle l'avait déjà vu : depuis plusieurs jours déjà, il semblait l'épier, assis sur un banc en pierre, presque en face du sien. Elle sentait son regard fixe peser sur ses épaules, et tentait de ne pas y faire attention. Lorsqu'à son tour, elle voulait le dévisager, le jeune homme se détournait, mais toujours avec une fraction de seconde de retard. Son insistance commençait à la gêner. Elle était quelque peu inquiète. Bien sûr que le garçon n'avait pas une tête de bandit — il devait avoir son âge, et l’on n’est pas bandit à cet âge-là ! — mais elle était tout de même mal à l'aise. Qu'avait-il à la regarder ainsi fixement, comme un loup qui va dévorer sa proie ? Peu à peu, elle sentit sa phobie ancienne, qu'elle portait en elle presque depuis sa naissance faire surface. Les battements de son cœur s'accélérèrent progressivement, et bientôt il battait à tout rompre. Pétrifiée de peur, l'air ahurie, elle ne savait quel comportement adopter. Rester, aussi solide qu'un roc, prouvant qu'elle n'avait pas peur ? Se lever dignement, comme une dame qui en a assez de rester seule ? Fuir, aussi vite que le vent, montrant à la face du monde sa terreur ? Comme elle aurait aimé pouvoir s'envoler, comme ce papillon !
Comme s'il cédait à une sorte de débat interne, le jeune homme se dirigea vers elle. Une bouffée de terreur s'empara d'elle. Il lui sembla soudain manquer d'air, dans cet endroit où prospéraient les arbres feuillus, dans ce grand parc, où régnaient en maîtres incontestés les papillons, voletant dans l'air pur. Elle essaya vainement de se raisonner, ils étaient en plein jour, dans un endroit fréquenté par des dizaines de personnes, mais cette terreur des mâles balayait tout, enchaînait ses raisonnements les plus logiques et les plus implacables. Elle n'osait ni fuir, ni rester. Elle était en proie à l'indécision, ne sachant que faire, s'il fallait se débattre ou au contraire cesser tout mouvement en espérant que le loup se désintéresse de sa victime.
Aussi, quand le jeune homme lui adressa la parole, elle était terrorisée. Tel un papillon se débattant dans une toile d’araignée, elle savait que chacun de ses mouvements resserraient le piège.
- Belle dame... lui dit l'homme.
À présent elle pouvait distinguer parfaitement ses traits, qui lui restaient flous auparavant, à cause de la distance. Il n'était pas franchement beau, mais il possédait tout de même un certain charme. Son teint était peut-être un peu pâle, les cheveux un peu longs, son visage un peu sec, mais sans s'en rendre vraiment compte, la vue du visage de l'homme calma quelque peu la peur de Catherine. Un étrange calme avait envahi son corps, comme si le visage de l'homme avait ce pouvoir de l'enjôler immédiatement. À vrai dire, son visage était si doux qu'il semblait impossible qu'il puisse faire le mal.
- Comment vous appelez-vous ? balbutia-t-il. Oh... Je vous prie d'excuser une si singulière question. Je dois vous sembler bien cavalier, à vrai dire, pour vous interroger de la sorte sans même me présenter. Je me nomme Louis. Et... et...
L'homme fut si troublé qu'il ne parvint pas à finir sa phrase. Il tenta un pauvre sourire, qui ressemblait presque à un rictus de douleur, tant il était mal à l'aise. Il devint si rouge de timidité, que Catherine prit pitié de cet homme encore plus embarrassé qu'elle. Sa peur avait soudainement disparue, elle pensait que cet homme semblait si faible, qu'il ne pouvait pas lui faire grand mal. Peu à peu, elle respira avec plus d'aisance, comme si le poids qui l'oppressait, pesant sur sa poitrine, se retirait.
Il lui vint soudain à l'esprit que cet inconnu voulait peut-être lui faire la cour. À cette pensée, un mince sourire vint fleurir sur son doux visage. Cela lui paraissait presque absurde qu'un homme s’intéresse à elle. Bien sûr, elle ne se jugeait pas laide, mais ne se trouvait aucun charme, aucune grâce.
- Je m'appelle Catherine, dit-elle pour répondre à la question du jeune homme.
À entendre ainsi le nom de la femme qu'il trouvait si belle, Louis en fut encore plus troublé. Jamais il n'aurait dû être assez sot pour adresser ainsi la parole à une telle femme. Un instant, il pensa s'enfuir, tant la jeune femme l'intimidait, tant il la trouvait belle, parfaite. Cependant, Catherine continuait.
- Vous n'avez pas à être troublé ainsi devant une femme d'une aussi modeste condition que moi. Donnez-moi votre bras, nous discuterons tout en profitant du temps clément et de ce merveilleux parc, voulez-vous ?
Transporté par un sentiment qui empruntait autant à la joie qu'à la terreur à l'idée de prendre le bras blanc comme la nacre de Catherine, Louis s'exécuta avec une telle gaucherie que Catherine éclata d'un rire cristallin. Ce son clair, limpide, ruissela dans ses oreilles comme un merveilleux ruisseau de fraîcheur, de jeunesse. Décidément, ce garçon lui plaisait bien, il semblait si maladroit, si timide. Il lui ressemblait tant... Les yeux de Catherine s'allumèrent d'une légère flamme, qui aurait bien intrigué Louis, s'il avait eu le courage de la regarder dans les yeux.
Cependant, les gens les voyaient avancer, bras dessus, bras dessous, les prenant pour un véritable couple d'amoureux. Elle rayonnante de beauté et de joie ; lui les yeux allumés de la flamme si particulière de l'amour passionnel, qui n'entend aucun maître, aucune raison.
Mais il ne trouvait toujours rien à dire, malgré ses efforts pour trouver quelque chose, un mot drôle, profond, ou même stupide, mais rien ne lui venait, les mots semblaient bloqués, comme s'il eut été muet. Il s'imaginait que Catherine le trouvait bien sot, d'être aussi coi qu'une carpe, et cette pensée le fit tomber dans un abîme de perplexité.
Lorsqu'il entendit la voix pure de vierge de Catherine s'adresser à lui, il faillit défaillir. Il se tourmentait tant à l'idée de trouver quelque chose à dire, que ce fut comme si la jeune fille avait adressé la parole au vent. À l'idée de n'avoir même pas écouté les mots de Catherine, Louis fut gagné par une grande tristesse. Décidément, il était trop gauche, jamais il n'aurait dû quitter sa tranquillité solitaire. Il allait presque partir, quand un sursaut de peur le prit. Peur de la perdre, peur de ne plus le revoir. Il ne pouvait se résoudre à fuir ainsi, à laisser derrière lui Catherine, lui qui l'aimait tant, d'un amour passionnel.
- Exc... Excusez-moi ? Je n'ai pas entendu, parvint-il à articuler, terrifié à l'idée que la jeune fille ne se vexe, et le rejette au loin, lui qui avait l'impudence de l'importuner.
Aussitôt, le rire franc de Catherine reprit, monta jusqu'au ciel, comme une volée d'oiseaux, amusée de la gaucherie timide du jeune homme.
- J'ai dit : où habitez-vous ? - Je loge chez une vieille dame, adorable, aimable, qui me loue une chambre pour quarante sous par mois, dit Louis, se détendant quelque peu, à l'idée d'une question si simple. Elle me nourrit pour vingt sous de plus. C'est vraiment une bonne dame. Voyez-vous elle est seule, et je suis un peu comme son second fils. Le premier est mort au Mexique, tué d'une balle dans la jambe pendant un combat.
Peu à peu, il prenait goût à badiner ainsi sur un ton léger, et se sentait à son tour de plus en plus à l'aise.
- Oh, ce n'était pas très grave, et il était confiant dans sa vie, mais à cause du manque de soins, la blessure s'infecta d'un de ces maux pernicieux, si communs dans ces régions lointaines, et sa jambe devint noire. Quand on songea à la couper, pour stopper l'infection, il était déjà trop tard et le pauvre homme était mort dans d’horribles souffrances. Dix heures d'un râle horrible ! À la fin, il était si pâle, si épuisé par sa mort, que des draps immaculés auraient été trouvés gris terne à côté de sa face exsangue. - Qu'elle horrible chose que la guerre ne put s'empêcher de s'exclamer Catherine, dans un élan de son cœur pacifiste de femme. Quelle méchante machine à manger les hommes ! Pourquoi le monde ne peut-il pas vivre simplement ? Pourquoi faut-il cette violence omniprésente ? - Parce que... l'Homme est comme cela. Je suis persuadé qu'il éprouve une certaine jouissance à se précipiter ainsi à sa perte, à sentir l'abîme noir et profond de l'anarchie sous ses pieds. D'ailleurs, les femmes aussi aiment à se perdre elles-mêmes : regardez ces femmes courant après des chiffons, prêtes à se ruiner pour un bout de tissu qui est à la mode du jour, et qui ne le sera plus le lendemain ! Nous n'avons aucune raison... Nous nous targuons de n'être pas des bêtes, de penser, mais nous ne pouvons lutter contre nos impulsions. Ce sont nos impulsions qui sont mauvaises... pas l'Homme. - Vous avez raison, agréa Catherine. Mais alors comment espérer ? Comment vaincre cette force mauvaise qui nous tire vers le bas ? N'y a-t-il plus d'espoir ?
Elle cédait en cet instant à son naturel pessimiste. Elle ne pouvait s'empêcher de penser, à l'évocation du côté sombre de l'Homme, qu'il n'y avait plus d'espoir, et qu'il valait mieux se coucher et mourir tout de suite.
- Comment espérer ? continua Louis, mais c'est si simple ! L'homme n'est pas totalement mauvais. Il est même foncièrement bon, seulement, il n'a pas assez de volonté pour dompter ses mauvais penchants... Regardez ce parc... Voyez ces couples, qui se tiennent par la main ? Voyez ces rêveurs assis sous des saules ? Voyez ces poètes, respirant l'air humide du printemps ? C'est le fourmillement de la Vie. Voilà pourquoi nous sommes là. Car notre formidable pouvoir, c'est celui de rêver... Et cela vaut bien toutes les abominations du monde, car tant qu'il y aura des gens pour penser, pour rêver, pour réfléchir, il y aura de l'espoir, quelque part sur terre, même si l'on est obligé de se terrer dans des trous puants pour survivre...
À ces mots, tous deux retombèrent dans leur mutisme de départ. Comme à son habitude, Louis s'était enflammé à l'évocation d'un sujet qui lui touchait à cœur. Mais le soleil finissait sa course dans l'azur, et enflammait de son brasier final les quelques nuages qui remplissaient le ciel. À ce spectacle sublime, tous deux restèrent muets de stupéfaction. À cet instant, un magnifique papillon se posa sur les cheveux de Catherine. Avec une douceur précautionneuse, comme s'il avait peur de briser la jeune fille au moindre choc qu'il pourrait lui faire, Louis approcha doucement sa main du papillon. Celui-ci se laissa cueillir sans aucune résistance, et voleta même sur le doigt de Louis. Catherine était émerveillé devant la beauté du papillon. Ses ailes, diaphanes et longues, étaient rouge sang. Quelquefois, une tâche de bleu pur venait les pailleter.
Ennuyé de rester ainsi dans des doigts qui ne cessaient de le déranger en voulant toucher ses ailes, le papillon prit son envol, se confondant un instant avec l'incendie qui ravageait le ciel. Émerveillés devant tant de beauté, Catherine et Louis restaient bouche bée.
Mais il fallait bien se séparer, car la nuit tombait progressivement, le soleil nocturne recouvrant peu à peu de son ombre la surface de la terre. Catherine, après avoir douloureusement lâché la main de Louis, se dirigea lentement vers la sortie du parc, désespérant déjà de ne plus voir la face douce de Louis. Il fallait cependant rentrer, à cause de ses parents, qui ne manqueraient pas de s'inquiéter devant le retard de leur fille, elle qui était si ponctuelle. Elle essaya seulement de ne pas se retourner, car elle savait que de le voir, seul, au milieu de l'immensité du parc, lui ôterait tout courage, et elle risquait de faire une sottise.
Triste, Louis se résignait à cette séparation. Il sentait qu'elle lui manquait déjà, à la voir s'éloigner ainsi, dans les ombres gigantesques des arbres. Elle semblait si frêle, sans défense, avec son ombrelle en soie fine si délicatement posée sur l'épaule. Soudain, il prit sa décision. Il courut après, et lui adressa la parole :
- Je vous en supplie : quand pourrais-je vous revoir ? Je... je... Je vous aime, à un point que vous ne pouvez imaginer. Demandez-moi quelque chose, j'obéirai, mais je vous en supplie, permettez-moi de vous revoir...
Catherine restait sans voix. Cette déclaration passionnée la dépassait, elle qui s'était faite à l'idée de ne jamais connaître l'amour, ainsi que ses parents le lui avaient amèrement prédit. Ainsi c'était donc cela le sentiment sourd qu'elle ne parvenait pas à identifier depuis sa rencontre avec le jeune homme. Il avait fallu ces aveux brûlants pour qu'elle-même se rendît compte de l'ardeur de sa passion. En effet, elle tremblait de faire un pas de plus qui la séparât de Louis. Enfin, elle parvint à prononcer une parole :
- Demain, sur le banc où vous m'avez vue pour la première fois... J'y serai. À dix-huit heures. Au moins aurons-nous plus de temps qu'aujourd'hui pour parler...
Tremblant d'émotion, et n'osant risquer quelque parole qui briserait inévitablement la magie du moment, Louis s'agenouilla, et baisa la main de la femme qu'il aimait, et pour qui il était prêt à donner sa vie, à renier ses origines, jusqu'à damner son âme.
- J'y serai, murmura-t-il.
Puis ils se séparèrent, avec une incroyable langueur. Ils souffraient tant ! Déjà la voix chaude et grave de Louis ne lui réchauffait plus le cœur, ses yeux ardents de désir ne portaient plus sur elle un regard protecteur et amoureux. Déjà le rire cristallin de Catherine ne résonnait plus dans l'air, et ses mains blanches ne dansaient plus un merveilleux ballet devant ses yeux.
Le lendemain, ils se retrouvèrent, fidèles à leur serment. De nouveau, ils assistèrent au brasier céleste, et de nouveau ils se séparèrent la mort dans l'âme. Il en fut ainsi le jour suivant, puis encore le jour d'après. Ils se virent tous les soirs dans l'intimité du parc, partageant leurs pensées, devenant de jour en jour plus amoureux.
Un soir, Louis prit son courage à deux mains. Depuis longtemps déjà, il ruminait cette pensée, n'osant en faire part à Catherine, terrifié à l'idée qu'elle refuse sa proposition. Mais il fallait qu'il lui en parle, sans quoi il ne pourrait plus vivre sans mépriser son manque de courage. Il lui vint soudain à l'esprit qu'il était encore plus apeuré que la première fois qu'il avait adressé la parole à Catherine. Cette pensée fit germer sur ses lèvres un mince sourire, qui sembla faire rayonner son visage entier.
L'herbe était parcourue de multiples animaux — oies, pigeons, chiens, chats — qui donnaient vie au parc que les Hommes avaient déserté. Il faisait en effet ce soir-là une fraîcheur étonnante pour la saison.
Mais les deux amoureux, fidèles à leur rendez-vous n'avaient que faire du temps. Rien ne pouvait arrêter leur passion. Le feu de leur amour les chauffait, les nourrissait et les abreuvait. Lui seul suffisait à éclipser le mauvais temps.
Les arbres s'agitaient d'une douce bise froide, et le soleil était masqué par de noirs nuages qui grondaient de mauvais présages.
Louis, se mit à genoux, et la voix coupée par l'émotion, lui demanda si elle voulait bien l'épouser. Catherine parvint à peine à respirer. Bien entendu, elle se doutait que Louis lui demanderait cela un jour, mais elle tentait de ne pas trop y penser, car l'idée d'une telle décision à prendre lui faisait peur, sans trop qu'elle sache pourquoi. Elle ne sut que répondre, à l'idée d'un tel engagement. Elle n'était même plus sûre de la passion qui la brûlait jour et nuit, qui la torturait jusque dans son sommeil.
- Je ne sais, murmura-t-elle, les larmes aux yeux. - Vous ne m'aimez donc pas ? s'écria Louis, littéralement terrifié. Ainsi ses doutes étaient vérifiés : elle ne le fréquentait qu'avec de la pure amitié. Ce fut comme si mille couteaux l'avaient poignardé en même temps. Brisé, il se mit debout, et s'en alla. - Oh... Non... Attendez ! Je vous aime plus que tout. Il n'existe pas de langage parlé pour exprimer la violence de l'amour qui me transporte pour vous. Je vous aime, je vous aimerai jusqu'à et après ma mort. Mais j'ai peur qu'une fois marié, vous, vous ne m'aimiez plus...
Elle avait dit cela avec un tel calme qu'il sembla impossible à Louis qu'elle put réellement imaginer qu'il ne l'aimerait plus un jour. Comment pouvait-elle douter ainsi de lui, de l'amour qu'il lui portait ? Cela lui paraissait si saugrenu qu'il puisse un jour quitter cet ange qui la suivait jusque dans la profondeur intime de ses rêves, qui peuplait ses nuits, ses journées, sa vie.
- Je vous aimerai, moi aussi, jusqu'à ma mort, et au-delà. Jamais je ne pourrai vivre loin de vous. Je vous aime entendez-vous ? Ce mot doit vous sembler bien banal, mais si vous voyiez les tempêtes qui agitent mon coeur, vous comprendriez combien il est inhumain de douter de l'amour que je vous porte. Je vous aime plus que ma vie elle-même. Sans vous, à quoi servirait-il de rester sur ce monde ? Je ne vis plus que par vous, pour vous. Vous souvenez-vous, le premier soir où nous nous sommes rencontrés, j'ai dit qu'il y aurait toujours de l'espoir, tant qu'il y aura des rêveurs. Sans vous, je perds mon pouvoir de rêver. Je perds espoir. Je perdrai tout, jusqu'à la vie. Je vous aime...
Les larmes mouillaient ses yeux, ruisselaient sur son visage, et tombaient goutte à goutte par terre, ainsi qu'une fine bruine qui s'était mise à tomber du ciel. Soudain, il s'aperçut que des sanglots secouaient les épaules de Catherine. Aussitôt, une violente colère s'empara de lui.
- Oh, je suis si sot de vous faire pleurer ainsi ! Je suis inhumain de vous torturer de la sorte, de rougir vos jolis yeux de larmes. Non, ne pleurez plus. Tout est de ma faute.
Catherine, qui avait gardé les yeux baissés, les leva avec une telle grâce, que Louis resta un moment stupéfié devant la beauté de ces deux océans bleu-vert. Sèchement, presque avec violence, cédant à la puissance de son désir, Catherine embrassa son amant, exécutant enfin le geste qu'elle avait passé des nuits entières à rêver, embrassant enfin son amour, acceptant enfin la force de son amour comme supérieure. Lorsqu'elle rouvrit les yeux qu'elle avait fermés, elle vit que tous deux étaient en larmes, leurs vêtements détrempés par la pluie qui devenait de plus en plus drue.
- Je vous aime, dit-elle, et rien ne saurait nous séparer à présent, rien, ni Dieu, ni Diable. Personne !
Mais l'averse devenait torrentielle, et il fallait bien rentrer pour s'abriter. Ils se séparèrent alors, encore plus difficilement que d'habitude, leur premier baiser échangé. Mais ils ne pouvaient rester ensemble, Catherine devant rentrer chez elle. Alors, lentement, ils s'éloignèrent l'un de l'autre.
Le lendemain, Catherine fut la première à être à leur rendez-vous quotidien. Elle fut surprise, car c'était en général Louis qui arrivait le premier. Elle était même inquiète, car depuis ce matin, elle pressentait qu'une chose de terrible, d'abominable, allait se passer. Ce sentiment fut encore aggravé lorsqu'elle vit un vieux monsieur, l'air très peiné, s'approcher vers elle. Elle se sentait gagnée d'un engouement, elle sentait presque la vie la quitter pour chaque pas que faisait le vieillard vers elle. Elle pressentait une nouvelle atroce suspendue aux lèvres de cet homme courbé par le poids des années. Elle hésita un instant à se sauver, tant elle était persuadée d'une terrible nouvelle. Mais les forces la quittaient, et elle restait sur le banc, seule, épuisée comme après un combat.
Le vieillard, un homme qu'elle croisait souvent, lors de ses promenades paisibles avec Louis, était un habitué du parc. Elle sentait ses regards bienveillants à son passage, lorsqu'il regardait ce couple d'amoureux, respirant la vie et la joie. Elle savait qu'il aimait les regarder, de loin, avec un sourire au coin de l’œil, comme s'il leur donnait sa bénédiction, à ce couple qui avait l'air de tant s'aimer. Il s'approcha d'elle avec un teint de plomb, comme celui qui ne veut pas annoncer une nouvelle terrible, mais qui sait qu'il le doit.
- Mademoiselle... Permettez-moi de vous prendre le bras, je vous prie. Je dois vous parler.
Tremblante de peur, la figure blême, Catherine accepta, ne se sentant pas la force de refuser. Ils firent un tour dans le parc, sur le sentier qu'elle et Louis aimaient tant parcourir. Enfin, le vieillard prit la parole.
- Écoutez. L'homme. Celui qui vous aimait tant. Eh bien... il est mort. Deux voyous l'ont assassiné hier, pour un regard qu'il leur avait lancé.
À cette nouvelle, le terrible présage qu'elle ressentait depuis le matin se trouvait confirmé. Elle ne doutait absolument pas de la véracité des propos du vieillard, car elle ressentait en ce moment en son cœur la même blessure et la même douleur que si cent mille couteaux l'avaient sauvagement poignardée. Quoi ? L'amour de sa vie n'était plus de ce monde ? À cette nouvelle, elle sentit tout espoir la quitter.
Elle se souvenait de Louis. De son visage. De son parfum. De ses idées. Du son de sa voix. Du regard qu'il portait sur elle, plein d'amour. Elle se remémorait les longues discussions du soir, sous le saule pleureur. Soudain, elle se rappela un mot qu'il avait dit : « tant qu'il y aura des gens pour penser, pour rêver, pour réfléchir, il y aura de l'espoir ». Elle n'avait plus d'espoir. Elle n'était plus capable de rêver, d'imaginer, de penser même. La seule chose qui lui venait à l'esprit, tel un leitmotiv incessant, était que Louis était mort, tué par les Hommes qu'il estimait tant...
Elle fit quelques pas, droite, toujours majestueuse, son corps blanc comme la nacre tendu par la douleur, reflétant le soleil en de multiples rayons. Elle ressemblait ainsi à un astre lui-même. Puis, elle s'affaissa subitement, sous l'immense saule qui dispensait l'ombre sous laquelle ils aimaient tant rester, elle et Louis, lors de soirées trop chaudes. Elle trouva enfin la force, puisant dans ses dernières ressources, dans un sursaut d'une ultime grâce, de s'allonger, comme si elle voulait dormir, fatiguée d'une longue marche. Puis elle mourut, fidèle à son serment : rien, ni même Dieu, qui avait fait si injustement mourir Louis ne pourrait la séparer de son unique amour, de son unique raison de vivre. Rien, pas même la mort.
Alors, le vieillard s'approcha, lui ferma les yeux de sa grosse main calleuse, raidie par le temps. Aussitôt après, un magnifique papillon, aux ailes aussi vertes que les yeux de la fille étendue morte sous le saule, vint se poser sur la joue blanche et pure comme l'ivoire, comme pour un dernier hommage.
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