Tout devient plus calme lorsque la nuit tombe, comme si la vie se rétractait un peu, comme si elle reculait jusqu'au seuil des portes, jusque dans l'interstice des fenêtres entrouvertes et dans l'habitacle des voitures fermées. Il fait un peu frais, pas encore froid. Une femme s'approche avec son chien. L'animal satisfait de se dégourdir enfin les pattes tire sur sa laisse pour explorer tous les recoins qu'un trottoir peut receler. De l'autre côté, en haut d'un mur décrépi par endroits protégeant un jardin d'où émergent les sommets de quelques arbres encore verts dont les hautes branches tentent de conquérir le ciel, les chats du quartier se croisent et s'évitent. Ce soir, ils négocient leurs parts de territoire du chantier abandonné, un peu plus loin. Moi, c'est vers le bas que je regarde. Un scooter passe en éraflant l'air de son moteur pétaradant. Voici deux papillons de nuit qui viennent s'ébattre à ma lumière qui les dote d'un éclat merveilleux.
Le chien s'approche toujours. Les talons de sa maîtresse claquent. Elle retient le toutou pressé. C'est un caniche beige. Il renifle, va de gauche et de droite, s'approche encore... et voilà, il m'a encore choisi pour étaler sa flaque jaunâtre et malodorante. Il se détourne à présent et s'éloigne rapidement. Sa truffe retrouve rapidement le niveau du sol.
Dans l'immeuble d'en face, de nombreuses fenêtres sont éclairées. Une silhouette les traverse de temps à autre. Certains rideaux se tirent pour protéger l'intimité familiale. Des jeux de reflets bleutés révèlent la présence de la boîte à images. Dans la rue, les ombres d'autres piétons se profilent. L'éclairage urbain joue avec elles. Légères ou très sombres, allongées, parfois multiples, elles accompagnent les marcheurs de la nuit. Une voiture débouche dans la rue. La lumière crue de ses phares étire les ombres à outrance le temps d'un virage et d'une accélération.
***************
« Montauban, ici Montauban ! Assurez-vous de n'avoir rien oublié dans le train. Correspondance pour... »
Sur le quai, à la porte de la voiture six, la file de ceux qui souhaitaient monter dans le train se transformait lentement en un amas de personnes et de bagages de plus en plus dense, à mesure que l'on s'impatientait de voir surgir enfin le dernier voyageur désirant descendre à cette gare. Celui-ci se présenta finalement en la personne d'une vieille dame rabougrie porteuse d'une valise trop lourde pour elle. En moins de deux secondes, valise et grand-mère se retrouvèrent sur le quai, assistées par un voyageur bien charpenté, tant serviable que pressé de pouvoir passer. Alors, la cohorte de ses congénères s'achemina tant bien que mal vers l'intérieur. Le ciel au-dessus de la gare exhibait un vaste espace de bleu légèrement voilé limité au nord et à l'ouest par une couche épaisse de cumulo-nimbus gris. Il faisait chaud et humide, l'air était lourd et électrique.
Dans le wagon, l'ambiance n'était pas moins tendue. Une femme aux cheveux longs et châtains, d'environ trente-cinq ans, portant sur la joue une tache sombre quelque peu disgracieuse, tentait vainement de faire tenir son sac de voyage sur une pile de bagages disposée sur la plateforme, à l'emplacement réservé aux personnes souhaitant téléphoner. Une étiquette de papier marquée Véronique Saturin risquait à tout moment de se détacher du sac malmené.
- Je peux vous aider ? demanda un étudiant mal rasé qui était sorti pour fumer une fraction de cigarette avant le départ du train. - Finalement, je vais laisser mon sac par terre, ici, sur le bord, répondit la jeune femme. De toute façon, je descends à la prochaine station.
Elle alla s'asseoir dans la salle, où se déroulait une discussion animée. Un homme à barbe épaisse d'une soixantaine d'années se tenait dans l'allée, la poignée de sa valise à roulettes dans une main et son billet dans l'autre.
- C'est ma place, ici, madame. Voyez mon billet, j'ai le numéro quarante-quatre. - Ah mais, monsieur, je me suis assise ici pour être dans le sens de la marche, répondit une quinquagénaire aux cheveux teints en blond et tirés en arrière dans un chignon strict. Sinon, le train me donne des nausées... - En ce cas, je vais m'asseoir à votre place, répondit l'homme, légèrement agacé. Laquelle est-ce ? - La quarante-deux, mais c'est ce jeune homme qui s'y trouve... - Il ne faut pas échanger les places ! Il ne faut pas ! Cela désorganise tout !
Lassée de cet esclandre, une femme vêtue d'un pull-over orange assise juste derrière fit remarquer qu'il restait encore de nombreuses places libres. Avec quelques efforts, chacun finit par trouver satisfaction peu après le départ du train.
Les wagons du Corail lancé à pleine vitesse subissaient des secousses faisant de temps à autre dodeliner en cadence de la tête et des épaules les passagers indolents. Quelques paupières pesantes se fermaient lentement. L'odeur de calamine caractéristique du chemin de fer flottait dans l'air. Le bruit était fort, presque gênant. Par les larges vitres défilait un paysage tantôt industriel, tantôt agricole. En cet après-midi de juin le train s'engageait dans une région de plus en plus nuageuse où paraissaient par intermittence des trouées de ciel bleu. Il n'y avait guère de vaches pour regarder passer le véhicule rapide.
La moquette sombre de ce wagon de deuxième classe s'égayait du vert futuriste du plafond, des rideaux et des rayures sur les sièges. L'ensemble avait un air assez artificiel. Au-dessus des fenêtres, les espaces de rangement regorgeaient de bagages d'où pendaient lanières, attaches et étiquettes, guirlandes intempestives.
Un convoi de voyageurs fortement chargés se présenta à l'avant du wagon, dérangea dans sa progression la plupart de ceux qui étaient assis et finit par quitter la salle par l'autre porte. Un enfant noir d'environ quatre ans, se trouvant avec sa mère dans le dernier quart de la voiture, s'agitait et, capricieux, réclamait ses jouets d'un ton péremptoire. La jeune femme se leva, attrapa un sac volumineux placé au-dessus des sièges et en sortit une pochette de tissu qu'elle tendit à son fils. Pendant qu'elle élevait le sac à bout de bras pour le remettre à sa place, l'enfant s'empara vivement de la pochette par le fond et un flot multicolore d'éléments de construction Lego se déversa sur la tablette, sur le sol et même sur les autres passagers. Le garçon, après une seconde de stupeur, éclata de rire tandis que sa mère poussait un cri de colère. De nombreuses pièces avaient roulé dans l'allée et sous les sièges alentour, et les voyageurs compatissants, après un soupir de lassitude ou d'énervement, se mirent à récolter les pièces et à les ranger dans la pochette.
Un ou deux se mirent même à genoux pour aider le garçonnet que sa mère obligeait à réparer sa maladresse. L'on vit ainsi le sexagénaire s'accroupir devant une poubelle qui avait absorbé une petite plaque rouge, la dame au chignon se pencher pour récupérer des roulettes en caoutchouc, la femme au pull-over orange s'agenouiller pour attraper un bonhomme en plastique qui avait échoué sous un siège. Un jeune homme vêtu d'une chemise blanche, un baladeur sur les oreilles, contemplait tout cela d'un œil mi-attendri, mi-narquois. Une certaine bonne humeur enfantine présidait à ce mouvement inhabituel des passagers ; l'enfant lui-même semblait s'en étonner.
Un autre jeune homme, peau mate, rasé de près, cheveux courts terminés par une mèche relevée sur le haut du front et grands yeux rieurs, était assis face à la dame au chignon avec qui il avait échangé sa place. Il prenait un malin plaisir à rassembler les Lego tout en endossant le rôle d'un joyeux chef de chantier : « Ah, j'en vois un jaune sous votre siège, madame ! Attention, monsieur, vous venez de poser le pied sur un petit arbre en plastique!... » C'est ainsi que, ayant déposé plusieurs poignées de pièces multicolores dans la pochette en tissu du petit garçon, les voyageurs reprirent leur place en bavardant.
- Cela nous aura permis de faire un peu d'exercice ! constata la femme au chignon tout en demeurant légèrement agacée par l'incident. - C'est vrai, répondit son voisin d'en face, le jeune homme à la huppette, ces voyages en train sont si longs ! À propos, je ne me suis pas présenté, je m'appelle Jules. - Je suis Samia, dit la dame après une hésitation.
Dans le reste du wagon, plusieurs conversations venaient de naître entre des passagers qui s'étaient ignorés jusqu'alors. Tandis que Samia tâchait de s'absorber dans la contemplation d'un paysage qui ne méritait pas tant d'égards, Jules poursuivit ses épanchements.
- Moi, je voyage souvent en train, c'est confortable mais il faut trouver à s'occuper. Certains adorent les Sudoku, vous savez, ces grilles de jeu qu'il faut remplir de chiffres... Ça les amuse, ils en feraient pendant des heures... Ça me donne mal au crâne. Avez-vous déjà essayé ? - Euh, oui, oui, j'en fais parfois. - Je vous admire ! Pour moi, c'est un loisir trop difficile. J'aime lire les journaux, en revanche, mais aujourd'hui je n'ai pas eu le temps d'en acheter. C'est dommage. Où allez-vous ? - Je vais à Paris. - Ah ! Moi aussi ! Les hôtels sont chers à Paris...
Ainsi Jules entretenait la conversation sans se douter de l'ennui de son interlocutrice. Toutefois, Samia ne cherchait pas vraiment à l'empêcher de parler, songeant probablement qu'il représentait une distraction acceptable pour supporter un voyage en train de plus de cinq heures. Après avoir échangé quelques considérations banales, les autres passagers avaient majoritairement replongé leur nez qui dans un roman, qui dans des mots fléchés ou encore dans les méandres de ses propres rêves.
- ... Parfois le ménage laisse vraiment à désirer et l'on peut tomber sur toutes sortes de choses. Par exemple, un de mes amis a découvert un jour une chauve-souris dans sa chambre... - Ah oui ? - Tout à fait ! Ce n'est pas de chance, parce qu'il déteste les chauves-souris. Peut-être qu'avec des araignées ou un chat, cela aurait été différent, mais une chauve-souris, c'est vraiment très laid, même si ce n'est pas méchant... - Non, bien sûr. - Celle-là ne voulait pas se décrocher du placard, elle était sous une étagère et refusait de partir. Ce n'est qu'à la tombée de la nuit...
À cet instant, l'homme barbu qui se trouvait de l'autre côté de l'allée se mit à ronfler bruyamment. Il avait laissé ses lunettes pendre sur son torse au bout de leur cordon et sa tête s'inclinait de plus en plus vers l'épaule de sa voisine, laquelle se blottissait ostensiblement contre l'accoudoir opposé, ce qui provoquait quelques coups d'œil complices et moqueurs des autres voyageurs.
- ... à la lumière d'une mauvaise lampe, poursuivait Jules de son air naturellement ébahi. D'ailleurs, tout est différent, la nuit, vous ne trouvez pas ? - C'est vrai, acquiesça Samia qui lorgnait elle aussi du côté du dormeur. - Je prépare mon brevet de technicien supérieur et certaines fois je dois travailler tard le soir. J'entends quelques bruits qui proviennent de l'appartement au-dessus, ce sont de lointains signes de vie. Après le repas, je ne laisse que la lampe de mon bureau allumée. Comme j'habite dans une pièce mansardée, j'aperçois les lumières de la ville par la fenêtre dans le toit. Il y a alors une atmosphère mystérieuse chez moi, c'est très étrange. Je ne m'en aperçois pas immédiatement, parce que je suis concentré sur mon travail, mais à un certain moment je sens que la chambre m'enserre doucement. J'ai de la difficulté à bouger. Les recoins sont obscurs, l'air est épais, mais ce n'est pas désagréable. Les vieilles odeurs de bois s'échappent du plafond. La chambre est comme un cocon, mais on ne s'y sent pas tout à fait rassuré. Pour rien au monde on n'accepterait de la quitter à cet instant, et l'on se couche péniblement en abandonnant son livre sur la table de nuit.
Au-dehors, le ciel était sombre et, par endroits, crénelé par la bordure noire des nuages. Dans le wagon, quelques conversations se poursuivaient. De temps à autre, un jouet en plastique s'échappait de la tablette du petit garçon et atterrissait sur le sol.
- ... Les ombres, par exemple, peuvent être très impressionnantes. Avez-vous déjà observé votre ombre à la lueur d'une bougie ? C'est incroyable, elle est légère, fantomatique, on jurerait qu'elle ne nous appartient pas. La Lune, au contraire, nous donne une ombre légère, saine, tranquille. C'est apaisant, la Lune. C'est immobile. Elle tient compagnie. - Ah, oui... c'est une façon de voir les choses. - C'est certain, elle me tient compagnie. Elle me regarde.
La sonnerie d'un téléphone portable au volume exagérément fort réveilla le ronfleur qui se redressa en s'époussetant. La jeune femme au pull-over orange assise à côté de lui, reconquérant son territoire, se cala contre son dossier, l'air pincé.
Cependant, certains des passagers regardaient à l'extérieur. Le ciel s'était considérablement assombri, conférant à tout le paysage un air menaçant. Soudain, un puissant trait de lumière relia un épais nuage noir à un grand arbre de la plaine. Dans le wagon, quelques-uns poussèrent un cri de stupéfaction qui attira le regard des autres vers cette scène inédite. Le bruit du tonnerre, presque couvert par celui de la machine, fut tout de même perceptible. L'arbre étant assez éloigné de la voie ferrée, il demeura dans leur champ de vue pendant plusieurs secondes au cours desquelles ils eurent le temps d'apercevoir les premières flammes s'élever parmi les branches. Dès qu'il fut hors de vue, de grosses gouttes de pluie commencèrent à dessiner des traînées sur les vitres du train.
- Ça alors! s'extasiaient les voyageurs. Un arbre foudroyé en plein champ ! - Incroyable ! - Un éclair... soupira Jules toujours tourné vers la campagne. Vif et éclatant comme les yeux du monstre. - Pardon ? - J'ai dit... du monstre.
Jules rougissait et réajustait son col roulé. Il ne regardait plus son interlocutrice. Celle-ci l'observait d'ailleurs avec une certaine condescendance.
- Il y a un monstre dans ma chambre.
L'air de rien, l'homme barbu assis de l'autre côté de l'allée, à présent tout à fait éveillé, tendait l'oreille. Une femme élégamment vêtue, assise juste derrière Jules, simulait le sommeil dans une immobilité parfaite.
- C'est un monstre de couleur très sombre, à la peau rugueuse. Ses yeux sont verts. Ils ne sont pas effrayants, juste un peu... inquiétants. Je n'ai pas peur de lui... Pas vraiment. Mais il est toujours là. - ... Dans votre chambre, c'est cela ? - Oui, tout à fait, répondit le jeune homme qui prenait un peu d'assurance. Il est dans le placard en haut de la penderie, celui dont la porte ne ferme pas bien.
Samia le scrutait intensément derrière ses lentilles de contact. L'expression de son visage trahissait le mélange de curiosité et de dégoût que l'on arbore devant un objet dérangeant. Elle prit le parti de se taire, supposant qu'il en ferait autant, étant donnée l'impasse oratoire dans laquelle il venait de s'introduire. Au contraire, il poursuivit plus tranquillement :
- Je pense qu'il était là avant que je m'y installe. Il doit vivre dans ce studio depuis très longtemps. Il y a ses habitudes. Pourtant, je crois qu'il apprécie ma compagnie. Il serait très seul, sinon. Je l'entends de temps en temps. Je suis chez moi, silencieux. Soudain, je perçois des grattements et de petits coups en haut du placard. Alors, le reste du monde se tait. Parfois, je n'ose pas ouvrir le placard. J'ai un peu peur, ou bien je n'ai pas envie de le voir. À d'autres moments, j'entrouvre la porte de bois et je jette un regard à l'intérieur. Lorsque je me sens vraiment courageux, je grimpe sur une chaise et je regarde franchement dans le compartiment du haut. Le monstre est assis, ses pattes arrière ramenées sous lui. Il m'adresse un regard méchant et il tape contre la paroi de bois avec le bout de ses griffes. Il grogne un peu. Il arrive même qu'il tremble en m'observant fixement. À ce moment-là, je sais qu'il faut absolument lui parler, c'est la seule façon de calmer mon angoisse et sa colère. Je lui dis des choses banales, parce que ce n'est pas évident de converser avec un monstre. Donc je le salue, je lui parle du temps qu'il fait. Il me répond par des grondements qui deviennent de moins en moins menaçants à mesure que mon monologue progresse. Je lui parle de l'actualité : la politique, le sport, les faits divers. Son regard se fait moins dur. Mais, je l'ai remarqué, ce n'est que lorsque j'aborde des sujets personnels que ses griffes cessent de frapper la paroi. - Vous voulez dire... personnels... pour le monstre ? - Non, je veux parler de sujets qui me sont personnels. Quant à lui, je ne connais rien de sa vie privée. - Ah, oui, évidemment...
Samia était partagée entre amusement et inquiétude. Elle ne pouvait se départir de son ton ironique les rares fois où elle s'adressait à Jules, mais elle avait conscience que cette ironie ne l'effleurait même pas, lui qui se livrait sur le ton de la confidence sérieuse. De temps à autre, elle quêtait auprès de quelques autres voyageurs alentour un regard d'indulgence ou un demi-sourire capable de la conforter dans son rôle improvisé d'oreille lucide, attentive à une personne quelque peu dérangée. Elle répondait alors par un regard narquois destiné à tisser avec eux un lien de complicité et à montrer son détachement par rapport au récit de son interlocuteur. « Surtout, qu'on ne croie pas que j'y crois », songeait-elle tout en imaginant la tête de ses amis lorsqu'elle leur raconterait cette conversation folle.
- ... Il ne me parle pas réellement, disons plutôt qu'il émet des sons que je peux interpréter comme des paroles. Par conséquent, nous ne dialoguons pas vraiment, pourtant il est clair que nous avons de riches échanges... je veux dire des échanges chargés d'émotions. Je lui parle de mes problèmes, de ma vie, de mes réussites... Une fois, je l'ai même vu pleurer. Ce jour-là, je crois bien que j'ai pleuré aussi. Ce n'est pas facile d'en arriver à ce stade, parce que pour se laisser amadouer ainsi, le monstre a besoin de beaucoup de temps. Au début, il montre toujours de l'agressivité, comme si c'était plus fort que lui, comme s'il ne pouvait pas s'en empêcher. Je me souviens même d'avoir vu sa patte jaillir vers mon visage ; j'avais alors esquivé son geste violent à la toute dernière seconde. Il aurait sans doute pu me défigurer ou m'arracher un œil... La violence est dans sa nature, mais ce n'est que sa nature superficielle. Au fond, je sais bien qu'il est tendre et sensible, simplement la première écorce est très difficile à traverser. C'est chaque fois une épreuve. Il m'arrive toutefois de m'inquiéter de ce qui adviendra le jour où je devrai quitter mon logement. Vous comprenez, je suis étudiant, je ne sais pas si je resterai dans la même ville plus tard. Ce serait un déchirement d'abandonner le monstre. Ce serait peut-être un soulagement, aussi, par certains côtés... mais je ne peux m'y résoudre.
C'est alors que l'autre jeune homme, qui se trouvait assis dans le même sens que Samia mais de l'autre côté de l'allée, se pencha vers les deux protagonistes pour leur parler. Depuis un moment il avait coupé la musique de son baladeur. L'air réjoui et intrigué, les yeux brillants, il déclara :
- Ton histoire est incroyable ! On dirait un film ! Je me souviens d'avoir vu une histoire semblable au cinéma il y a quelques années. C'est vraiment passionnant ! Continue, s'il te plaît !
Cette intervention fut comme un signal pour les passagers les plus proches. Ils cessèrent de dissimuler leur intérêt pour cette conversation hors normes et se tournèrent franchement vers Samia et Jules. Ce dernier jeta vers les curieux un regard presque indifférent, comme si ses yeux ne voyaient pas. Il se tut une minute, le visage un peu crispé, la bouche formant un petit trait horizontal. Puis il reprit son discours d'une voix qui semblait maintenant profonde, caverneuse.
- C'est vrai que j'aurais pu ne jamais le rencontrer, il aurait suffi que je ne vienne jamais habiter dans cet appartement, qu'il soit déjà loué, ou bien que le loyer soit trop cher, ou encore que je ne remarque pas l'annonce dans le journal... Mais à présent ! Comment m'en séparer ? À vrai dire, j'y pense le moins possible. Ce n'est pas facile, parce que je suis étudiant, et que les enseignants ne parlent que d'avenir et de métier, mais moi je ne veux pas partir de cet endroit. C'est difficile à expliquer, parce que je dois bien dire que certains soirs j'ai peur d'ouvrir le placard. Je ne sais pas si ses yeux seront là, s'ils seront ouverts, s'ils me regarderont... - Est-ce qu'il a un nom ? demanda le jeune homme à la chemise blanche, de plus en plus intéressé. - Un nom ? Certainement, mais je ne le connais pas. Il ne me l'a jamais dit. D'ailleurs, je ne crois pas lui avoir appris le mien non plus, mais peut-être qu'il le connaît malgré tout. Que connaît-il réellement de moi ? Je l'ignore. Un soir, je me souviens qu'il était particulièrement agressif. Il voulait presque sortir du placard. Il tendait la patte vers mon torse en grognant, j'en étais effrayé. Et puis je me suis souvenu de l'objet qui se trouvait dans la pochette de ma chemise. C'était un bracelet en fils de coton que m'avait offert une fille de ma promotion au cours de l'après-midi. C'était un simple bracelet indien coloré comme s'amusent à en fabriquer les filles, parfois. Cela le rendait fou. Lorsque je l'ai compris, j'ai retiré l'objet de ma poche et je l'ai envoyé à l'autre bout de la pièce. Le monstre l'a suivi des yeux avec une intensité telle que j'ai pensé qu'il allait se jeter dessus. Mais il n'en a rien fait, et après quelques secondes je l'ai entendu pousser une sorte de soupir de contentement. Je n'ai pas osé toucher à nouveau au bracelet ce soir-là. Le lendemain matin, je l'ai ramassé et je l'ai déposé dans une poubelle dans la rue. Je me sentais un peu honteux de faire cela, parce que j'avais tout de même trouvé que cela avait été une attention délicate de la part de cette fille que j'avais déjà remarquée pour sa gentillesse, mais je me suis senti obligé de le faire.
Le quinquagénaire assis de l'autre côté de l'allée ne ressentait à présent plus aucune envie de dormir. Il avait même chaussé ses lunettes pour mieux observer cet étrange jeune homme et, les yeux plissés et un sourire malicieux au coin des lèvres, il demanda :
- Mais dites-moi... comment s'est passée la première rencontre avec ce monstre ? Euh, par exemple, lequel de vous deux a été le plus effrayé ? À moins que cela n'ait été un moment de bonheur pour tous les deux...
Les passagers qui écoutaient ricanèrent un peu.
- La première fois ? C'était le soir, je venais d'emménager et je voulais ranger mes affaires. La nuit était déjà en train de tomber. L'appartement était encore très vide, comme un lieu sans âme. Les murs étaient nus, le lit pas encore fait, mes bagages étaient entassés dans un coin. Je crois que j'ai simplement ouvert le placard et qu'il était là mais je ne me rappelle plus le reste. Je ne sais pas si j'ai eu peur, s'il s'est montré agressif ou pas... Je ne m'en souviens pas. - Ah oui ? Hum... Et lorsque le placard est fermé, est-ce que vous l'entendez ? Est-ce qu'il gratte à la porte pour sortir, est-ce qu'il vous appelle ? Peut-être que vous lui manquez... - Il arrive qu'il geigne doucement ou même qu'il ronfle. Alors je vais ouvrir pour vérifier si tout va bien. - Comment savez-vous qu'il reste toujours dans le placard ? Peut-être qu'il visite votre chambre quand vous n'êtes pas là. - Peut-être même qu'il va faire ses crottes dans la cuisine ! ajouta le jeune homme chic dans un grand éclat de rire. - Je pense qu'il ne peut pas sortir. Il doit rester là. C'est peut-être comme une sorte de punition ou bien une décision ancienne, une promesse... Je ne le sais pas précisément. En tout cas je sais qu'il ne sort pas. Je suis ses yeux sur le monde extérieur, en quelque sorte.
Jules adoptait un ton grave et ne relevait ni les plaisanteries ni les clins d'œil ironiques de son principal interlocuteur aux autres passagers, ni mêmes les rires à demi dissimulés de ces derniers. La tête baissée, comme perdu dans ses pensées, il reprit son étrange confession :
- Nous nous sommes attachés l'un à l'autre au fil du temps. Même lorsqu'il a l'air méchant, que ses poils sont constellés de la bave qui s'échappe de sa gueule... même dans ces moments-là je ne voudrais pas habiter ailleurs...
C'est à cet instant que, tandis que le train ralentissait déjà, la voix du contrôleur fit grésiller le haut-parleur :
- Mesdames et messieurs, nous arrivons à Limoges ! Prochain arrêt : Limoges !
Dans le train Corail, on s'agitait pour récupérer les bagages, rassembler les enfants et s'approcher de la sortie. Dans la voiture six, toutefois, un calme étonnant régnait. Dans le fond du wagon, deux dames en tailleur se levèrent pour sortir. En passant à côté de Jules et de son public improvisé, l'une d'elles lança : « On se demande ce que font les hôpitaux psychiatriques... » Cela ne provoqua pas la moindre réaction. Le petit groupe continua à tendre l'oreille au récit de Jules et aux questions malicieuses du quinquagénaire. Celui-ci finit d'ailleurs par se présenter de façon à faciliter la communication : « Mon nom est Gérard. » Certains lui décochèrent un joyeux « bonjour Gérard » et la discussion se poursuivit. À l'arrêt du train, quelques nouveaux passagers prirent place alentour. Plusieurs personnes ne se trouvaient pas au numéro inscrit sur leur billet car elles s'étaient rapprochées de Jules pour mieux entendre, mais aucune polémique n'éclata et les nouveaux venus prirent place là où ils purent, gênés de déranger ce qui avait tout l'air d'une réunion au sommet.
Il finit par se taire, soudain. On aurait pu le croire épuisé de s'être tant livré, mais sa respiration était tranquille, ses yeux mi-clos, comme encore tournés vers l'intérieur de lui-même, empreints d'une légère préoccupation, peut-être. Les autres se taisaient également dans une sorte de recueillement collectif. C'est alors qu'intervint une femme élégante à l'épaisse chevelure rousse, assise derrière Jules, qui avait écouté jusqu'alors en simulant le sommeil et que personne n'avait remarquée.
- Ça va maintenant ? L'hémorragie verbale est terminée ? On se fatigue à force de raconter n'importe quoi, hein ? Même pas de talent, et pourtant tout le monde vous écoute ! On croit rêver ! - Mais ne vous énervez pas, répondit le jeune homme chic, tout le monde a le droit de parler, et puis c'était vraiment une histoire fantastique ! - Vous croyez à ces sornettes ? - Je ne sais pas, mais... - Je vais vous confier quelque chose. Moi, je suis voyante.
Cette déclaration fut suivie d'un concert d'exclamations et de huées. Quelqu'un lança même : « C'est l'hôpital qui se moque de la charité ! ». La voyante ne s'en émut pas et poursuivit :
- Je m'appelle Armelle et je travaille par téléphone et dans mon cabinet, sur rendez-vous. Parfois aussi, j'écris quelques horoscopes pour la presse féminine. Eh bien, je suis certainement la mieux placée pour savoir qu'il ne faut accorder aucun crédit à ce genre de choses ! Alors, ce que vient de nous raconter notre jeune ami, vous pensez bien... Avant, je tenais un bar. C'est en voyant le besoin de se confier de certains clients, tard le soir, que j'ai eu l'idée de me reconvertir dans la cartomancie. C'est plutôt lucratif, croyez-moi, mais le plus important c'est de garder la tête froide. C'est parce que je suis confrontée aux balivernes tous les jours que je sais qu'il ne faut jamais se monter la tête avec des histoires. On prend une bonne douche et tout ça disparaît !
Plusieurs secondes de silence s'écoulèrent. Puis la mère du petit garçon, qui s'était approchée et se tenait dans l'allée, dit timidement :
- Comment savez-vous que cela disparaît ? Je ne parle pas de votre voyance, qui provient évidemment de votre malice. Mais Jules, lorsqu'il va rentrer chez lui, va peut-être encore voir un monstre en haut de son armoire. Comment pouvez-vous affirmer le contraire ?
Quelques personnes émirent des murmures d'approbation, d'autres firent la moue.
- Je ne prétends pas qu'il y a un monstre, mais je crois que Jules voit un monstre, sans aucun doute.
Elle se tourna vers le jeune homme dont les yeux s'emplissaient de larmes.
- Ah oui ? Et vous, madame, vous allez nous dire qu'il y a une sorcière dans votre placard à balais, je suppose ? Il faut arrêter de regarder la télévision ! - Je n'ai pas la télévision, madame Armelle, mais je sais, moi, que mon frère a disparu un beau jour en passant à travers un écran de cinéma !
À ces mots, comme prise du remords d'avoir trop parlé, elle se mordit la lèvre. Les autres écarquillèrent les yeux. Un grand éclat de rire provint d'un gros homme assis quelques sièges plus loin. C'était un passager qui venait de monter dans le train ; il était ébahi d'assister à un échange de propos aussi peu conventionnel. La dernière phrase prononcée le rendit proprement hilare.
- Génial ! s'exclama le jeune homme chic, de plus en plus enthousiaste. C'était quel film ? - Le Patient anglais. Je n'ai jamais pu revoir ce film. Au moment d'un tête-à-tête intense dans le monastère entre le patient et l'infirmière, mon frère s'est levé d'un seul coup, comme s'il était aimanté ou poursuivi par le diable en personne, il a dévalé les marches dans l'obscurité en se cognant aux sièges limitrophes et il a plongé dans le film tel un coureur franchissant une ligne d'arrivée. L'écran s'est déchiré dans un bruit impressionnant. Des gens se sont précipités en poussant de grands cris et ils ont regardé dans le trou. Moi-même, j'ai couru jusqu'à la toile. Mais il n'y avait personne derrière. Personne. On ne l'a jamais retrouvé. La police a décrété qu'il s'agissait de la disparition volontaire d'une personne majeure en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels, c'est tout. Il est entré dans le film et on ne l'a jamais revu. - Wouahou ! Est-ce qu'il est apparu à l'image ensuite, comme Roger Rabbit ? - Non, la projection s'est arrêtée et la salle a été évacuée.
Gérard risqua une question :
- Il courait vite, votre frère ? - Ne cherchez pas, il n'y avait pas d'issue du côté de l'écran.
Dans le wagon, la plupart des regards étaient maintenant tournés vers la jeune femme et un silence étonnant s'était instauré. Les passagers fraîchement arrivés étaient partagés entre inquiétude et amusement. Quelques-uns s'étaient rapprochés et se tenaient dans l'allée, assis sur les accoudoirs. Parmi ceux qui étaient montés à Toulouse ou à Montauban, certains jetaient des coups d'œil à Jules mais ce dernier, le visage illuminé, souriait béatement à celle qui venait de s'exprimer. Le petit garçon en avait profité pour filer ; allongé sous son fauteuil, il était occupé à déchirer minutieusement le magazine de mode que sa mère avait acheté en prévision du voyage. Celle-ci leva les yeux. « Au fait, je m'appelle Céline », dit-elle. La voyante se leva, marmonna quelques excuses à destination de sa voisine de droite, une vieille femme qui gênait son passage, attrapa un petit sac beige dans la glissière à bagages et quitta le wagon.
- Et moi, c'est Laurent, répondit le jeune homme à la chemise soignée. Enchanté.
La jeune femme assise à ses côtés dont le visage portait un gros grain de beauté déclara en rougissant :
- Moi, c'est Véronique. Et... à cause de vous j'ai oublié de descendre à Limoges ! C'est une chance que personne ne m'attende ! Je ne sais pas si je vais trouver un train dans l'autre sens... - Oui, oui madame, ne vous inquiétez pas, répondit la vieille dame qui avait été assise à côté de la voyante. Je connais bien la ligne. Tenez, j'ai ici les horaires de tous les trains, vous pouvez garder le dépliant... Et vous pouvez m'appeler Lucienne. - Et moi c'est Joseph ! s'écria joyeusement le gros monsieur. Il était assis derrière Gérard et semblait très pressé d'entendre la suite de cette conversation inédite.
La suite arriva sous la forme d'une nouvelle question de Gérard, adressée cette fois à l'ensemble de l'auditoire :
- Qui d'autre a une belle histoire à raconter ? Ne vous gênez pas, c'est vraiment passionnant...
Le silence se fit, rompu par un bruit d'emballage plastique. Le jeune fumeur à la barbe de deux jours faisait circuler un paquet de biscuits au chocolat. Alors Jules, contre toute attente, décréta :
- Mais quand même, ce film, il l'aimait vraiment beaucoup.
Ce que tout le monde médita un moment. À la fin, Céline ajouta, les yeux brillants :
- Je crois que vous avez raison. Il l'aimait beaucoup.
Le paquet de biscuits fut suivi d'un sachet de cacahuètes extirpé d'un sac à main. Un bavardage amical naissait çà et là dans le wagon. Véronique se leva pour se diriger vers la voiture restaurant et Céline s'écarta de sa position dans l'allée pour la laisser passer. Alors le jeune fumeur qui descendait sur le quai à chaque arrêt du train aperçut Laurent, lequel venait de récupérer son nouveau téléphone portable qui avait glissé sous le siège. Tout récemment mis sur le marché, l'appareil ultra plat était doté d'un éclairage bleu et d'un écran tactile. Les yeux du jeune homme s'agrandissaient alors qu'il l'observait entre les mains de l'autre garçon. Leurs yeux se rencontrèrent. Laurent sourit.
- Trop beau ton mobile ! - Il a aussi un lecteur MP3 et le guidage par satellite... C'est pratique dans le train.
À ces mots, Gérard pouffa depuis le siège en face.
- Je parle du lecteur MP3, évidemment.
Les deux jeunes gens se mirent à discuter autour de leurs possessions technologiques respectives. Laurent était un ingénieur en informatique fraîchement diplômé et son interlocuteur, qui se prénommait Thomas, un étudiant en lettres et comédien dans une troupe d'amateurs. Comme toujours, Gérard observait. Désireuse de détourner ce regard qu'elle supposait incommodant, Lucienne l'interrogea :
- Et vous, n'avez-vous pas une histoire à nous raconter ? Vous semblez captivé par ce que ces gens nous ont dit. - Je m'en délecte ! s'exclama Gérard, à mi-voix. Quel étonnant laboratoire de la folie humaine ! C'est fascinant. - Seriez-vous un scientifique ? - Je suis professeur de mathématiques. - Ah ! Je suis moi-même une ancienne institutrice. - Aviez-vous déjà entendu de semblables choses ? C'est une spécialité régionale ? - Non, jamais, mais c'est extrêmement agréable pour mes vieux neurones de se frotter à tant de fantaisie. J'en suis comme... revigorée.
Samia écoutait sans piper mot. Elle scrutait Gérard avec quelque chose de suppliant dans le regard. Lucienne, au contraire, ravie d'échapper un moment à une certaine solitude et à la routine quotidienne, retrouvait l'impertinence de sa jeunesse. Elle poursuivit avec un brin de provocation :
- Ne faites pas cette tête ! Je suis sûre que si vous réfléchissez un peu, vous allez vous remémorer vous aussi quelque histoire rocambolesque qui vous est arrivée ! - Hmmm... rien ne me vient, dit Gérard en mimant les signes d'une profonde réflexion. Et vous, dites-moi, n'auriez-vous pas un petit lutin dans votre salle de bain, un ancêtre qui s'est envolé pour Saturne, un chien à trois têtes caché dans le grenier ? - Moi ?... Non. Mais c'est vrai qu'au cours d'une longue vie, on expérimente toutes sortes de choses. - Vraiment ? Racontez ! - Je ne vous ferai pas ce plaisir.
Ils se faisaient face, bien que Gérard dût pour cela se tourner et laisser ses jambes dans l'allée. Chacun avait aux lèvres l'esquisse d'un sourire, mi-figue, mi-raisin. Ils se défiaient. Captant peut-être une certaine tension près d'eux, les deux jeunes hommes se turent, leurs appareils électroniques entre les mains, et observèrent la scène. La vieille dame était tranquille. L'enseignante retrouvait sans doute quelques réflexes d'autorité. À nouveau, une certaine communion se créait au sein du wagon, à peine troublée par le passage dans l'allée centrale de plusieurs voyageurs se rendant aux toilettes.
- Je ne vous narrerai pas les fantaisies de ma jeunesse, clama Lucienne d'un ton péremptoire, satisfaite d'elle-même. Mais, ajouta-t-elle après avoir remarqué l'intensité des regards qui s'étaient tournés vers elle, je vous confierai volontiers un peu de mes interrogations d'aujourd'hui...
Gérard ne savait plus très bien s'il s'agissait vraiment d'un triomphe. Les autres souriaient, pour manifester leur plaisir ou afin d'encourager la vieille dame. Celle-ci se remit en place sur son siège et épousseta rapidement son chemisier. Elle parcourut l'auditoire du regard sans redresser complètement la tête, mais plutôt en levant des yeux vifs et mobiles. Elle s'éclaircit la voix et commença :
- Eh bien... Voilà.
Elle tremblotait un peu.
- Il y a deux ans, j'ai reçu une lettre. - Hi hi ! Et moi, hier, j'ai mangé une pomme ! lança Laurent à Thomas, non par mépris mais par un réflexe d'humour facile et habituel.
Le train fit entendre un bruit puissant et subit. Il freina brusquement et s'immobilisa quelques centaines de mètres plus loin. Dans le wagon numéro six, nul ne sembla s'en apercevoir. Cependant le petit garçon, allongé sous le siège de son voisin de devant avec son jeu de construction, rampa jusqu'à l'allée et se mit debout avant de venir se blottir contre sa mère. Lucienne, quant à elle, tenait son sac à main entre ses doigts noueux aux veines apparentes. Le visage tendu, les yeux fixés sur ses genoux, elle dit :
- On ne peut pas dire que j'aie reçu cette lettre, en fait. Et pourtant, si. Il se trouve que... je l'ai trouvée sur le trottoir.
Il y eut quelques regards interloqués dans la voiture. Le train ayant cessé de rouler, un silence relatif s'était établi, fait d'un ronronnement d'arrière-plan qui n'entravait que très modérément les échanges verbaux.
- C'était la première fois depuis plus de quinze ans que je retournais à Paris. Je venais de quitter l'appartement d'une amie et je me trouvais dans la rue Broca. Le temps était gris, la rue était sans fin, tout cela n'avait rien d'enthousiasmant. Je marchais probablement en regardant mes pieds, comme je le fais lorsque je suis fatiguée. J'ai remarqué un morceau de papier coincé entre la terminaison d'une gouttière et l'asphalte du trottoir. Cela ressemblait à une enveloppe et je me souviens d'avoir ressenti un peu de désarroi en me disant qu'une lettre attendue par quelqu'un s'était peut-être égarée là. Alors je me suis baissée et je l'ai délicatement extirpée de son logement fortuit. Elle était marquée d'un pli en travers souligné de rouille à cause de son contact avec le tuyau. Elle était légèrement tachée, mais n'avait pas été en contact avec la pluie. Donc, je me relève, je la retourne de façon à voir l'adresse du destinataire avec l'intention de la déposer dans la prochaine boîte à lettres qui se trouverait sur mon chemin. Et là, stupeur absolue. Je veux dire... j'ai vécu de nombreuses choses dans ma vie, j'ai parfois découvert chez mes petits élèves des histoires incroyablement folles, ou tristes, ou désolantes, sans parler de mes expériences personnelles, mais au minimum il y a toujours eu une raison à chaque chose, une cause et des conséquences, voire des débuts de solutions. À cet instant-là, je tenais entre mes mains un objet qui n'avait pas de sens. Jugez plutôt : la lettre m'était adressée ! Sur l'enveloppe étaient inscrits mon nom, mon prénom et mon adresse, pas complète toutefois, seulement la ville : Montauban. J'ai cherché par la suite mes homonymes montalbanais dans l'annuaire et n'en ai pas trouvé. Je venais de trouver dans la rue d'une ville où je n'avais pas d'attaches, hormis cette amie qui venait d'emménager, une lettre dont j'étais la destinataire ! Comment comprendre cela ? Il me semblait que le sol s'ouvrait sous mes pieds et que je tombais. Quelque chose s'était modifié dans le fonctionnement de l'espace-temps, je ne sais pas... Une chose impossible s'était produite. Cette affaire m'a vraiment ébranlée. Ce simple objet, une lettre, est devenu source d'angoisse et de fascination, je crois l'avoir sacralisé, j'en nourris à la fois de l'adoration et de la crainte... Bref, autant vous le dire, je n'ai jamais osé l'ouvrir.
Il y eut quelques murmures entre les sièges vert et gris.
- Je la porte toujours avec moi, elle est ici dans mon sac, mais elle est intacte.
Un silence suivit, avant que Gérard, semblant rassembler son courage, s'écrie :
- Montrez-la nous donc ! Que nous ayons enfin un élément tangible...
Elle le toisa. Cela dura de longues secondes. Jules était depuis un moment à genoux sur son siège, tourné vers l'arrière pour regarder la vieille femme. Elle le vit. Il y eut une petite larme au coin de son œil. Sa main droite se déplaça lentement, tira sur le bouton-pression du sac, souleva le rabat, se glissa à l'intérieur. Elle en ressortit avec une enveloppe. Lucienne regarda attentivement l'enveloppe avant de la montrer à Jules puis de la tendre à Gérard. Il la prit du bout des doigts comme si elle présentait un risque de toxicité. C'était une enveloppe carrée de papier sale qui gardait trace d'avoir été éclaboussée et frottée contre une pièce rouillée. Au recto, un stylo à bille bleu avait écrit : Lucienne Grosjean et en dessous : Montauban. Il n'y avait ni cachet de la Poste ni timbre et, bien sûr, pas d'identification de l'expéditeur.
Le haut-parleur du wagon grésilla et la voix du contrôleur annonça : « Mesdames, messieurs, notre train est arrêté en plein voie, veuillez ne pas tenter d'ouvrir les portes. »
Gérard tentait maintenant de voir à travers l'enveloppe en la tenant à bout de bras en direction de la fenêtre et les autres passagers la scrutaient de même. Certains s'approchaient. Il fit crisser le papier entre ses doigts pour savoir s'il y avait vraiment une feuille à l'intérieur. Il releva la tête en direction de Lucienne. Elle le fixait. Il jeta un regard rapide autour de lui. Et de ses mains agiles, en moins d'une seconde, il déchira le rabat en passant l'index dessous. La vieille dame poussa un cri, suivie par d'autres passagers choqués de cette intrusion. Le professeur exerça une légère pression sur les bords afin que l'enveloppe bée. Il y jeta un coup d'œil rapide, vérifiant la présence d'une lettre. Sans relâcher la pression de sa main, il tendit l'enveloppe à Lucienne pour qu'elle saisisse son contenu, en accompagnant son geste d'un « À vous l'honneur ». Elle tremblait. Les autres étaient immobiles. Avec une assurance que l'on n'aurait pas soupçonnée, Jules se pencha alors en prenant appui sur sa voisine, une femme venue du fond du wagon s'asseoir là pour mieux entendre. Il attrapa la feuille pliée en quatre dans l'enveloppe et la posa sur les mains de Lucienne en disant : « Le moment est venu. » Elle murmura quelques mots d'approbation en étalant la lettre sur sa jupe à carreaux.
Elle remonta ses lunettes sur le haut de son nez, peut-être pour faire diversion, pour se donner une contenance devant tous ceux qui l'observaient. Puis elle se plongea dans la lecture du pli. Cela dura de longues minutes pendant lesquelles un silence inattendu régna dans le wagon. Les passagers ne ressentaient pas de gêne à regarder la vieille femme lire sa lettre et celle-ci était si absorbée qu'elle ne les remarquait que dans une conscience partielle. Elle lut et sa lecture silencieuse emplit le wagon, rendit l'air épais. L'enfant avait cessé de chantonner comme il le faisait un moment plus tôt. Sur la joue de la vieille dame, quelques larmes coulèrent. Enfin, elle releva la tête, regarda autour d'elle. Les autres attendaient. Puis Thomas demanda : « C'est un ancien amoureux éconduit ? », ce qui fit bien rire Joseph. Lucienne répondit : « Non. C'est une femme et je ne la connais pas. » Laurent, qui s'était déplacé dans l'allée, se pencha d'une manière qu'il crut discrète et aperçut les mots : ... de votre souvenir. Thomas demanda encore : « Mais c'est bien une lettre pour vous ? » et elle fit oui de la tête. Certains tâchaient d'arrêter leur respiration tant il semblait que l'air totalement saturé de leur attente, de leur communion et de leur angoisse pouvait d'un coup faire exploser le wagon. Une explosion à la fois de joie et de douleur. Avec un léger grincement de la seule chaussure qu'il portait encore, le petit garçon s'extirpa de sous l'un des sièges, se releva avec quelques moutonnements poussiéreux sur le ventre et s'approcha timidement de sa mère. Elle sembla se souvenir de lui lorsqu'il la dévisagea en disant : « Maman, pipi... ». Le prenant par la main, elle se dirigea vers les toilettes dont la direction était indiquée en haut de la porte vitrée. Avant de la franchir, elle jeta un regard vers les passagers restés assis pour savoir si quelqu'un allait parler, si quelque chose allait se produire. Certains l'observaient, d'autres n'avaient pas détaché les yeux de Lucienne. Alors elle dit : « J'ai connu sa mère. Elle a vécu dans la grange de mes parents pendant un an et demi, pendant la guerre, parce que ses parents avaient été déportés... » Silencieux, l'enfant tira la jeune femme hors de la salle.
Alors Jules détacha son regard de lui pour le tourner vers la dame qui tenait toujours la lettre et proposa de laisser Lucienne profiter de sa lettre. Gérard plissa les yeux et se tut. Les autres interprétèrent cela comme un assentiment. L'atmosphère se détendit un peu. Jules ajouta, pensif :
- C'est beau de trouver par hasard une lettre qui nous est adressée. Ça ne m'est jamais arrivé.
En réponse à ce constat un peu mélancolique, un jeune homme se leva vers le fond de la salle, dérangeant le voyageur plus âgé assis à côté de lui, et s'approcha.
- Dites, votre histoire de monstre, là... Parce que moi... - Vous... ?
Jules fixa son regard sur lui et sourit chaleureusement pour l'encourager à se confier.
Les cabines de toilettes des trains Corail sont très exiguës. En piétinant des feuilles de papier rose trempées et déchirées, Céline retira le pantalon plein de poussière de son fils qu'elle souleva au-dessus de la lunette. Dehors, un éclair traversa le ciel lourd et le tonnerre éclata. Puis elle lui demanda de se rhabiller tandis qu'elle satisfaisait ses propres besoins et ils se lavèrent ensemble les mains au robinet d'où s'écoulait de façon intermittente une eau non potable. Tandis qu'ils tentaient en vain de faire fonctionner le sèche-mains, la voix du contrôleur retentit dans le haut-parleur : « Mesdames, messieurs, notre train est immobilisé pour une durée indéterminée. Veuillez ne pas tenter d'ouvrir les portes. » Céline vérifia la disposition des nombreuses tresses qui retenaient ses cheveux crêpés. En sortant des toilettes, elle remarqua le visage irrité et grincheux de certains des passagers du wagon contigu suite à l'annonce qui venait d'être faite. Elle tourna à droite pour rejoindre sa place, son fils accroché à sa jambe, et découvrit avec une joie qui l'étonna que la discussion avait repris. Thomas avait posé sur l'une des tablettes son téléphone doté d'une petite lampe ; ainsi tous s'étaient regroupés autour de la source de lumière qui suppléait à la coupure d'électricité survenue lors de l'arrêt du train.
- Quand je travaille tôt le matin, disait le jeune homme debout dans l'allée, certaines fois j'ai de la difficulté à me lever. Il n'y a pas de monstre chez moi, non, non, ce n'est pas ça, c'est plus... C'est différent.
Il rougissait, ce qui accentuait ses taches de rousseur sur ses joues pointues. Ses cheveux blond-roux, raides et coupés assez court, partaient de son crâne dans toutes les directions, droits comme des aiguilles.
- C'est une femme ? demanda Thomas. Une belle femme ? - Non, non. Cela se passe dans un coin de la chambre, au pied de mon lit, à gauche. Juste devant le bureau.
Aux mots de Thomas, le ventre proéminent de Joseph tressaillit. L'homme s'adressa à Sylvie, la jeune femme en orange assise devant lui :
- Moi, j'ai vu parfois une belle femme, et même plusieurs. Je les revois bien, elles étaient dans une fontaine. - Vraiment ? fit Sylvie en écartant ses boucles de cheveux châtains sans trop savoir ce qu'elle devait répondre. Dans une fontaine ? - Oui, il y a quelques années j'habitais un appartement dont la chambre donnait sur une fontaine publique, une grande fontaine décorée, munie de quatre robinets et d'une large vasque. Eh bien, vous n'allez pas me croire, mais certains soirs j'ai vu des femmes s'y baigner nues à la lumière des lampadaires. Elles avaient de petites serviettes de bain blanches qu'elles déposaient sur le sol pavé. Elles attachaient leurs longs cheveux sur le sommet de leur tête et elles s'immergeaient presque entièrement dans la vasque. C'était incroyable ! Il était presque minuit, je regardais par la fenêtre et ces femmes jouaient dans l'eau, au milieu de la place. Parfois, elles prenaient des positions langoureuses, s'allongeaient sur le bord de la fontaine... Quelques voitures passaient par là mais aucune ne s'arrêtait.
Gérard souriait de toutes ses dents en entendant cela, tout en tâchant d'écouter en même temps la suite du récit de l'homme roux qui avait pris la parole quelques minutes plus tôt.
- La lumière du jour passe faiblement à travers le store fermé, j'ouvre les yeux parce que mon réveil sonne et qu'il faut bien se décider. Je descends péniblement de mon lit, du côté gauche, et il me semble que je marche sur un sol très mou et recouvert de coton, de quelque chose qui ressemble à de la barbe à papa. C'est très agréable. Et il arrive que le sol devienne réellement profond et que je m'y enfonce jusqu’aux épaules. Voilà qu'en passant de la table de nuit au bureau, trois ou quatre pas à peine, je me retrouve un mètre, un mètre cinquante sous le niveau du plancher, comme posé sur l'air à l'intérieur d'un nuage, dans la pénombre, et alors j'ai réellement la sensation de flotter dans un nuage, à la fin de la nuit, dans un ciel orageux, lourd, menaçant, électrique, d'un rouge de feu à l'horizon. Je m'y sens bien mais un peu inquiet. J'ai conscience de me trouver dans un environnement somptueux. J'éprouve une certaine forme de jouissance. Un éclair finit par se produire, un déchirement du ciel, bleu et éclatant, il claque comme un coup de fouet magistral. Pendant une fraction de seconde, je crois chuter, et l'instant d'après me voilà assis sur le plancher de ma chambre. Un peu étourdi. Je me lève, découvrant en moi une énergie renouvelée. J'ouvre le store et me dirige vers la salle de bain. Dans le miroir, je vois sur ma peau des lambeaux qui me font penser à de la toile d'araignée. Ils fondent et disparaissent en quelques secondes. Cela s'est produit une fois en présence de ma petite amie, qui était encore dans le lit. Pendant un petit moment, elle ne m'a plus entendu. Tout le reste lui a échappé.
Visiblement gêné, l'intervenant retourna vers son siège mais Laurent l'interpella pour lui demander son prénom.
- Je m'appelle Joris. Je voyage avec mon père Jean-René, qui est ici.
Les autres passagers murmurent quelques mots de bienvenue ou font un signe de la tête. Laurent poursuit :
- Ton histoire vient de me rappeler quelque chose de fou qui m'est arrivé plusieurs fois. C'est incroyable que je m'en souvienne seulement maintenant !
De nouveau, tous tendent l'oreille, les yeux brillants.
- Parfois, je me réveille en pleine nuit. Dans ma chambre, je n'ai qu'un rideau qui ferme mal. Et il arrive qu'une petite femme soit assise sur le radiateur, juste sous la fenêtre. - Une petite femme ? ironisa Gérard. - Elle est très petite, à peu près comme ça.
Il écarta ses mains verticalement pour délimiter une hauteur proche de celle de sa propre tête.
- Elle est vêtue d'une robe très légère, verte, et... elle correspond en tout point à ce que l'on a coutume d'appeler une fée, sauf qu'elle n'a pas d'ailes. - Elle a une baguette ? demanda Thomas. - Euh... non. Ses cheveux sont raides et longs, et blonds, très très clairs. Ils semblent presque transparents. Elle est vraiment très jolie. Et vraiment très petite. - Vous pouvez voir tout cela dans le noir ? fit Samia. - Pas vraiment dans le noir. Un peu de lumière vient de l'extérieur. Mais vous avez raison, je crois que cela ne suffit pas. Elle doit être elle-même lumineuse, car je la vois très bien. Je l'entends aussi. Elle me parle très doucement et à voix presque basse, c'est un gentil murmure qui s'échappe de ses lèvres. En même temps, elle agite souvent sa tête, ce qui donne des effets de miroitement à ses cheveux en mouvement. - Que dit-elle ? - Eh bien... Cela commence toujours par des propos anodins mais qui captent mon attention. Elle peut me parler de mes amis, de ma cuisine ou de mes loisirs. Une fois même, elle m'a décrit très longuement la propagation des signaux électromagnétiques dans le ciel de la ville, au milieu du calme nocturne et de la chaleur de l'été. Elle a évoqué l'air tranquille soudain secrètement traversé par une vibration électrique au cœur de l'obscurité et la moustache des chats électrisée tandis qu'ils guettent, depuis les terrasses et les corniches, des chuintements qui nous échappent. Ces impulsions imperceptibles voyagent à très grande vitesse au-dessus de nos têtes, de nos toits, de nos vies. Elles contiennent des condensés de ce qui fait notre plaisir, nos échanges, nos espoirs. C'était presque émouvant. La suite ne varie jamais beaucoup : je ne sais comment, elle parvient à infiltrer dans mon esprit l'image d'un nouvel appareil : ordinateur portable, téléphone GSM, baladeur, enceintes pour la musique, écran plat, cadre photo numérique... J'entrevois des touches rétro-éclairées en bleu, des écrans tactiles, des effets tridimensionnels, des images en haute définition, des livres numériques, des logiciels sophistiqués pour le traitement des images et de la musique, ou même des machines à café. Je suis emballé. La fée plante ses beaux yeux gris dans les miens et me regarde intensément en souriant. Le désir de technologie et de possession m'envahit, c'est presque charnel et d'ailleurs, parfois, je me mets à transpirer ou à trembler. Au bout d'un moment, elle se lève et fait un ou deux bonds aériens pour s'éclipser en passant par la fenêtre. Si la fenêtre est fermée, parfois elle l'ouvre en sautant à pieds joints sur la poignée et se jette dans la nuit, d'autres fois elle court et bondit comme une sauterelle en direction de l'entrée et disparaît en se faufilant par le trou de la serrure, ce qui est vraiment extraordinaire parce que je ne la crois pas si petite tout de même... Ensuite je me rendors et j'oublie tout, semble-t-il, jusqu'à aujourd'hui. Mais le désir de l'objet reste en moi et il ne s'écoule que peu de jours avant que l'achat se produise. Cela dure, je pense, depuis que j'ai trouvé mon premier emploi. - Quel est votre sentiment envers elle ? questionna Céline. J'entends de la fascination dans votre témoignage. Êtes-vous heureux lorsqu'elle est là ? - Je l'aime beaucoup. J'aime qu'elle me rende visite. Pourtant, je sais qu'elle vient pour me berner. Ou plutôt, je ne sais pas pourquoi elle vient, j'ose croire qu'elle m'apprécie puisqu'elle revient toujours, mais à un certain moment elle prend le contrôle de mes pensées et je ne peux plus résister à cette pulsion d'achat. A-t-elle une mission ? Se laisse-t-elle elle-même entraîner vers cette tendance au-delà de sa volonté ? Je l'ignore. - Il s'agit des nouveaux modèles de drones utilisés par le service de marketing des multinationales de la téléphonie, ironisa Gérard dans sa barbe, ce qui fit rire plusieurs personnes.
La porte vitrée s'ouvrit pour livrer passage au contrôleur. Il expliqua que l'immobilisation du train risquait de se prolonger et demanda aux personnes qui devaient prendre une correspondance à Paris ou dans une autre gare de le lui signaler. Il se heurta à un mur de silence ; les voyageurs assis dans cette salle semblaient à mille lieues de se préoccuper de la suite de leur périple. Après plusieurs dizaines de secondes d'hébétude durant lesquelles le visage du contrôleur prit l'expression d'une incompréhension profonde, trois passagers levèrent la main et annoncèrent leur destination. L'agent de la SNCF en prit note et donna quelques informations, puis son regard balaya l'assemblée. Il quitta la salle avec perplexité.
Alors Jean-René, le père de Joris, se leva à son tour et s'approcha du centre du wagon. Sentant une atmosphère détendue et un auditoire réceptif, il dit :
- Vos histoires m'ont remémoré quelque chose que j'ai vécu moi-même. Voulez-vous que je vous le raconte ? C'est un peu... bizarre, en fait, mais... cela ne vous étonnera pas vraiment, n'est-ce pas ? - Allez-y, je vous en prie, lui répondit Samia qui avait lâché prise et commençait à se prendre au jeu. - Voilà. Lorsque j'avais environ vingt-deux ans, j'ai réussi à m'acheter une moto. C'était une Motoguzzi, rouge, rutilante même, et vrombissante aussi. C'était une moto d'occasion, mais pour moi c'était le plus bel objet du monde. Un soir, je suis parti faire un tour, juste pour le plaisir et pour épater le quartier. J'ai roulé assez longtemps, en fait, jusqu'à la nuit et jusqu'aux abords de la ville. Le soleil se couchait, le ciel était rougeoyant sur un fond bleu violacé, c'était impressionnant, je m'en souviens. Il faisait un peu frais, mais je ne m'en rendais plus vraiment compte. Les habitants de cette zone peu avenante était rentrés chez eux. Je roulais vite et je me sentais puissant. Je n'avais plus besoin que les autres me regardent sur ma machine, en cet instant ma joie me suffisait. Je me sentais bien. Le ciel était de plus en plus beau, comme il peut l'être juste avant de s'obscurcir complètement. J'ai vu un muret sur le bord de la chaussée, il n'était pas très haut, et je ne sais pas ce qui m'a pris mais je suis monté dessus avec la moto ! Il était très étroit, à bien y regarder, et j'avais si peur que j'en suis bien vite redescendu, mais par miracle j'avais réussi à y maintenir l'engin sur plusieurs mètres ! J'ai roulé encore et je suis arrivé dans un terrain vague auquel plusieurs immeubles présentaient leur face arrière, presque démunie de fenêtres. Et c'est là que la chose s'est produite. Je ne sais pas comment c'est possible, mais je me suis senti invincible, comme dans un autre monde. J'ai accéléré en fonçant vers le mur, et juste avant l'impact j'ai lancé tout mon corps vers l'arrière. Le nez de la moto s'est soulevé, il a adhéré à la paroi de béton et a commencé à grimper. La roue arrière a suivi, et me voilà en train de rouler sur la façade d'un immeuble de plus de quinze étages ! Arrivé en haut, j'ai fait demi-tour pour me retrouver face au sol et je suis redescendu à toute vitesse. Je ne me souviens pas de la descente. Impossible de retrouver la sensation de la chute vers le bitume. Mais, de fait, je me suis retrouvé en bas, j'ai regagné la rue et je suis rentré chez moi. Deux semaines plus tard, un collègue de travail m'a dit avoir vu des traces de pneus sur une façade d'immeuble...
Joris avait baissé les yeux depuis plusieurs minutes, gêné par le récit de son père qui lui semblait tellement intime et excentrique. Thomas, au contraire, avait le regard plein d'étincelles et une amorce de sourire aux lèvres. « Je n'en reviens pas ! » s'exclama-t-il. Laurent, lui, se taisait. Depuis un moment, il songeait à sa relation avec la petite fée. Gérard jouait machinalement avec les boutons d'un pan de sa veste. Après une hésitation, il dit : « Je suis sûr que vous vous en êtes beaucoup vanté... ». Mais Jean-René ne prit pas la peine de formuler une réponse et les autres ne semblèrent pas l'attendre. Il y eut un moment de silence durant lequel personne ne remarqua le visage soucieux de Lucienne.
Soudain, sans préavis, elle se leva, fourra sa lettre dans la poche de son manteau, attrapa comme elle put son sac dans le porte-bagage. Elle releva alors la tête pour annoncer aux passagers médusés : « Il est temps pour moi de terminer une histoire. » Et, se retournant avec une grande résolution dans les gestes, elle se dirigea vers l'extrémité du wagon. Elle manœuvra la porte du train, qui voulut bien s'ouvrir au deuxième essai, et descendit. Elle fit un grand pas pour atteindre le sol depuis la dernière marche, récupéra son bagage resté au niveau du marchepied et commença à le faire rouler derrière elle. Tous ceux qui venaient de partager avec elle cette portion de voyage si particulière la virent s'éloigner cahin-caha dans la campagne verdoyante, sous un large ciel bleu foncé aux nuages bordés de nuances de jaune, de gris et de noir. Ses cheveux se perlaient des toutes dernières gouttelettes de la pluie d'orage. Une lumière dorée s'était posée sur tout le paysage. Il y eut quelques « Ah ! » et des « Oh ! » d'étonnement. La scène semblait irréelle.
Et puis Laurent ajusta sa chemise et déclara, sur un ton assez solennel mais d'une voix mal assurée : « Je crois que je vais laisser ma petite bonne femme vaquer à ses affaires. Je peux faire autre chose. Cette vieille fée-là a besoin d'un assistant ». Il s'engagea dans le couloir, attrapa sa valise dans le sas et sortit à son tour. On l'aperçut lorsqu'il sauta à terre puis, coinçant son bagage sous son bras droit, il se mit à courir derrière la vieille dame. Dans la voiture, le silence était complet. Seul le petit garçon demanda : « Il va la chercher ? ». Mais comme pour lui donner une réponse, Laurent rejoignit Lucienne après quelques instants et marcha à ses côtés, au même rythme qu'elle et que son sac à roulettes fort maltraité en cette circonstance, dont il se chargea. Jules s'était levé comme on le fait pour saluer les performances d'une troupe d'acteurs ; à présent il avait les mains jointes, le visage impénétrable. Tandis que tous observaient les deux taches colorées s'éloigner dans la verdure, on entendit un bruit, et de manière totalement inattendue le train redémarra. Gérard s'enfonça dans son siège, en proie à une grande agitation intérieure, et ne dit plus rien. Les autres occupèrent tous les sièges au centre et alentour, s'assirent sur les accoudoirs ou se tinrent debout appuyés contre les dossiers. Leur discussion dura jusqu'à la fin du voyage.
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Ce soir une légère brume s'étire en haut des immeubles. On ne voit sans doute pas les étoiles. Quelques voitures passent mais personne ne marche dans la rue. Un combat de chats a eu lieu il y a quelques vingt minutes, maintenant tout est calme. Tout est calme... pas exactement. À mon pied, une petite chose noire et velue, recroquevillée sur le trottoir, gémit doucement. Ses yeux sont d'un jaune étincelant et des griffes dépassent de sa fourrure. C'est un petit monstre exilé, il a quitté son foyer.
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