Les frères Grivot faisaient face à Louis Charmand. Celui-ci les observa à tour de rôle. Ils étaient aussi laids que dans son souvenir.
À l’époque, la naissance des frères Grivot avait été une véritable attraction. Mettre au monde sept bébés d’un coup, ou presque, était peu courant. Leur mère les avait lourdement portés, craignant à chaque instant de les perdre tant cela paraissait inconcevable que sept vies se côtoyassent à l’intérieur de son ventre. Mais ça remuait si fort en dedans que la grossesse semblait bien partie pour aller à terme. L’accouchement avait été long et pénible. Au final, sept petits corps, tous bien vivants, avaient été expulsés, l’un après l’autre, comme si déjà un ordre était établi. Leur poids était dangereusement infime mais à force d’obstination, ils avaient tous survécu.
Ils étaient devenus une légende locale. Elle s’était racontée au fil du temps, surtout parce que les enfants, ayant peu et mal grandi, avaient fini par devenir un sujet de raillerie, non pas tant du fait de leur petite taille, assez honorable mais peu glorieuse cependant pour de futurs hommes, que de par leur visage dont les traits s’étaient en grandissant peu à peu déformés, les enlaidissant doucement mais sûrement.
Moqués et caricaturés par les autres enfants encore trop inconscients de la portée de leurs actes, ils avaient franchi la ligne du respectable pour devenir cette bande de demi-tarés qui ne manquaient jamais de fomenter un mauvais coup. Au début, il ne s’agissait que de simples dégradations dans le voisinage en représailles aux quolibets reçus, puis cela avait tourné aux larcins, à quelques tabassages en bonne et due forme pour s’élever vers des faits beaucoup plus graves dont certains n’avaient pu, faute de preuves suffisantes, leur être attribués.
Seule la naissance dix ans plus tard de leur sœur (sans doute un désir maternel inassouvi) les avait un peu calmés, mais hélas uniquement quand elle était dans leurs parages. Peut-être parce qu’elle était l’exact opposé de leur vilenie et qu’ils avaient trouvé en elle comme une icône à vénérer. Blanche était, elle, d’une beauté à couper le souffle.
Elle était née la même année que Louis. Tous deux s’étaient côtoyés très tôt puisqu’ils allaient à la même école. Et comme ils n’habitaient pas très loin l’un de l’autre, tous les jours ils faisaient ensemble le chemin qui les menait vers le bâtiment comportant deux classes. Une pour les petits, une pour les plus grands. Quand ensuite arrivait l’heure des choix, si l’on souhaitait poursuivre encore un peu ses études, il fallait se rendre à la ville voisine à trente kilomètres de là. Mais en général, peu y allaient. Arrivés à l’adolescence, une fois en poche (ou non) leur certificat d’études, la plupart suivaient le chemin tout tracé de leurs géniteurs exploitant déjà une affaire dans le milieu de l’élevage ou celui de la terre. Ce n’était même pas une décision. Pour chacun, cela allait de soi.
Sauf pour Louis.
Depuis tout petit, Louis rêvait de devenir policier. Et pour cela, il n’avait eu d’autres solutions que de s’éloigner de son village, et de Blanche.
Tour à tour, il dévisagea les frères Grivot : Arnold, Désiré, Théodore, Sylvère, Jules, Gilbert et Pierre. Ceux-ci avaient leur tête des mauvais jours (il était à noter que, même dans les jours un peu moins mauvais, leur tête n’était guère plus réjouissante). C’était sûr, ils ne lâcheraient pas un mot.
Louis savait combien ils vénéraient leur sœur. Il tenta de les amadouer. Rien n’y fit. Blanche avait disparu depuis trois jours et aucun de ses frères n’avait l’intention de l’aider. Tous le regardaient, avec un air de mépris pour certains, de haine pour les autres.
Depuis qu’il était revenu dans la région après s’en être absenté des années pour apprendre le métier de flic, Louis avait le sentiment constant d’être surveillé. Il s’était tout naturellement installé dans la maison de ses parents. Ceux-ci étaient morts depuis plusieurs années déjà. À l’époque, Louis n’avait pas eu le cœur de se séparer de cette bâtisse dans laquelle tous ses souvenirs étaient restés, intacts. Jusqu’au jour où il avait fini par conclure que cela ne servirait à rien de les entretenir. Le temps avait passé, chacun avait fait sa vie, il n’y avait aucun doute que cela soit autrement. Et puis, il devait se l’avouer, Louis avait eu peur. Peur de constater s’il revenait, que les souvenirs avaient vieilli eux aussi et qu’ils s’étaient peut-être alourdis d’une couche de poussière grisant la splendeur des jours anciens.
Il avait contacté une agence immobilière pour mettre en vente la maison, décidé à en finir. C’était en revenant une dernière fois au pays pour mettre de l’ordre dans les meubles et les papiers qu’il l’avait croisée.
Dans ses souvenirs, Blanche était déjà jolie. À présent, elle était sublime. Sa peau, d’une exquise pâleur, tranchait avec le rouge pulpeux de ses lèvres et l’ébène de ses cheveux soyeux. Ébahi, Louis en était resté comme deux ronds de flan.
Vêtue d’une robe légère qui virevoltait autour d’elle comme les ailes d’un papillon, elle était passée devant lui, s’était arrêtée, l’avait dévisagé en fronçant les sourcils, puis son regard s’était éclairé, un grand sourire étirant sa bouche gourmande. « Louis ! » s’était-elle écriée. Puis elle s’était jetée dans ses bras, inconsciente du désir soudainement brûlant de l’homme qu’il était devenu.
Louis avait été tout retourné. Il avait effleuré sa peau de satin et, en l’espace de quelques secondes, tout était remonté en flèche. Son amour pour Blanche était toujours aussi vivant, illuminé d’un parfum identique, encore plus puissant.
Louis avait alors décidé de garder la maison et s’était fait muter au commissariat de la ville la plus proche. Depuis quelque temps, il passait une partie de son temps libre à réaménager la bâtisse dans l’attente de leur futur emménagement. Car, baignant dans le bonheur, à sa demande en mariage, Blanche avait dit « oui ».
Or, depuis ce « oui » qui avait fait de lui le plus heureux des hommes, Blanche s’était évanouie dans la nature.
Soupçonnant que ses frangins ne devaient pas être pour rien dans cette disparition, Louis les avait convoqués. Il les fixait à présent, se demandant quelle saloperie ils avaient bien pu faire, une fois de plus. Il constata combien chacun d’eux, hormis leur taille, seul trait commun à leur gémellité, était à présent différent. S’ils avaient vieilli, ils avaient cependant conservé leur air de parfaits abrutis, sauf Pierre qui était incontestablement le plus rusé de la fratrie. C’était d’ailleurs lui qui avait toujours motivé le reste de la troupe et c’était certainement lui qui avait une fois de plus tout manigancé.
Louis se dit qu’il ne servirait à rien de les interroger s’ils étaient tous réunis. Les sept crétins se serraient les coudes. De toute façon, ils ne l’aimaient déjà pas ce gars en culotte courte qui osait leur ravir Blanche quand tous deux revenaient de l’école et qu’ils ne rentraient pas immédiatement à la maison, préférant aller se baigner dans la rivière du coin. Quand Louis était parti, ça avait dû être un sacré soulagement. Mais voilà qu’il était revenu ! Louis lisait dans leur regard comme dans un livre grand ouvert. Il fallait les prendre un par un pour essayer de leur faire cracher le morceau. Et tant qu’à commencer, autant le faire par le plus débile. Sylvère avait toujours été le benêt de la bande et c’est pourquoi les enfants du village s’étaient particulièrement acharnés sur lui.
Louis mena donc Sylvère en salle d’interrogatoire sous l’œil haineux de Pierre dont les mâchoires s’étaient crispées de fureur. S’il avait pu, ce dernier se serait précipité sur Louis pour lui faire son affaire. Mais connaissant les spécimens, Louis avait été prévoyant. Des gendarmes encadraient fermement la fratrie, prêts à intervenir au moindre mouvement contestataire.
– Alors ? demanda Louis d’une voix qu’il se força à être conciliante en se penchant sur Sylvère une fois que celui-ci fut assis du bout des fesses sur une vieille chaise à moitié bancale.
Pour toute réponse, Sylvère regarda Louis avec un air plus stupide que jamais, la bouche comme paralysée par des mots qui refusaient de sortir. Louis se souvint que l’élocution de Sylvère était déjà difficile autrefois mais cette fois, bordel, c’était différent ! Sylvère était le plus à même à faire des révélations, si révélations il y avait. Il avait toujours eu l’habitude de suivre ses frangins mais Louis était persuadé qu’au fond, ce n’était pas un si mauvais gars que ça. Il était juste un peu simplet. Simplet, oui peut-être, mais en attendant, Blanche était quelque part et peut-être qu’il était déjà trop tard !
– Écoute-moi bien, espèce d’abruti ! aboya soudain Louis n’y tenant plus. C’est très simple ! Ou tu parles, ou je vous fais tous enfermer jusqu’à ce que Blanche soit retrouvée ! Si elle est encore vivante, ce que j’espère fortement, appuya-t-il sur le dernier mot avec un éclair lugubre dans les yeux, tu as plutôt intérêt à me dire maintenant tout ce que tu sais !
*
Minuit.
La lune brillait dans le ciel dégagé, au milieu d’une myriade d’étoiles.
Louis, suivi de quelques gendarmes, avançait dans le bois longeant le village. Sylvère avait fini par parler, difficilement, il avait fallu être patient, mais enfin il avait signé sa déposition. Des cris de chouettes perçaient par moment l’opacité du silence. À part cela, aucun bruit sauf celui des feuilles que les pas écrasaient. Sylvère avait tracé un plan désignant l’endroit où Blanche avait été déposée, après qu’une violente dispute autour de son départ prochain pour cause de mariage avait eu lieu. Ses frères avaient refusé tout net que Blanche les quittât, surtout pour suivre ce galurin qui, parti du village, était revenu en étranger, et avec un déguisement de flic en plus ! La dispute avait mal tourné. Pierre avait tenté de raisonner Blanche et c’est en voulant se dégager de la main qui lui maintenait le bras que Blanche était tombée et s’était cogné la tête sur une table basse. Elle ne s’était pas relevée. Réalisant qu’il n’échapperait cette fois pas aux forces de l’ordre, étant particulièrement dans leur collimateur depuis belle lurette, Pierre, dans l’urgence, avait décidé, puis convaincu ses frères de dire que Blanche était partie si on leur posait la question, celle-ci avait subitement eu le désir de quitter la région un point c’est tout, et de la cacher, en attendant, dans un lieu connu d’eux seuls.
Arrivés à l’endroit indiqué sur le plan, Louis fit signe aux gendarmes qu’il leur fallait à présent tourner sur leur gauche. Aucun sentier n’était visible mais le plan était formel.
Après une demi-heure de marche au milieu des fougères et des ronces, ils arrivèrent dans un espace restreint d’où émergea l’ombre d’une vieille cabane construite au pied d’un arbre dont les branches avec le temps l’avaient naturellement dissimulée.
À l’intérieur, Louis trouva Blanche étendue à terre. Le cœur battant, il s’agenouilla et approcha son visage tout près du sien tandis que deux doigts de sa main se posaient à la base de son cou, sur sa peau bleutée, à la recherche peu probable d’un restant de vie. Il resta ainsi de longues minutes, sous le regard des gendarmes qui regardaient, désolés, la terrible découverte.
Louis Charmand se releva lentement. Il sortit de la masure. Son regard devenu subitement froid se perdit dans l’obscurité de la nuit. Les sept dégénérés qui attendaient pour le moment dans leur cellule allaient donc, enfin, pouvoir être arrêtés. Ça, c’était une certitude.
Ce qui était moins évident, c’était comment Louis allait personnellement trouver le moyen de leur faire payer. Quitte à y laisser son costume de flic.
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