Allongé sur son lit, Bastien laisse son regard dériver sur les pages d’un livre emprunté à la bibliothèque. Pas du tout adepte de littérature auparavant, il s’y est mis avec le temps. La bibliothèque, au demeurant petite, ne propose pas un grand choix d’auteurs et Bastien s’est vite retrouvé à lire et relire les mêmes livres, si bien qu’il pourrait réciter à présent certains passages de tête. Il a ainsi découvert Maupassant, Jules Verne, Alexandre Dumas (qui l’a amusé avec son histoire sur le Comte de Monte-Cristo, enfin amusé, c’est un bien grand mot, disons plutôt qu’il a trouvé comiques les circonstances dans lesquelles il est tombé sur ce roman), mais aussi des auteurs un peu plus récents. Il a lu et apprécié à peu près tout ce qui lui est tombé sous la main. Tout, sauf les histoires d’amour. Depuis qu’il est ici, Bastien a eu le temps de creuser la question et il en est arrivé à la conclusion que sa mère avait raison. Tout ce qui touche au domaine de l’amour n’est pas pour lui, il n’y comprendra jamais rien. Elle le lui avait suffisamment dit, avant, et ce n’est pas faute de le lui répéter encore, comme un vieux refrain, lorsqu’elle vient manger chaque dimanche, à douze heures tapantes sans exception. Bastien ne se souvient pas qu’elle ait manqué un seul dimanche depuis qu’il a emménagé là.
Un bruit furtif parvient à ses oreilles. Un bruit qu’il connaît bien. C’est celui du courrier que l’on glisse dans la boîte aux lettres de son appartement, son « T1 » comme il aimait l’appeler au début. L’expression est depuis restée et cela lui apporte au fond une certaine sécurité. Tout comme la vie dans cet endroit où le moindre petit recoin est habilement exploité. Il ne manque de rien et il s’y sent bien.
Bastien pose son livre et se lève, avec difficulté. Ses articulations sont devenues douloureuses ces derniers temps. Il a bien essayé de suivre quelques cours collectifs de remise en forme mais il a vite lâché l’affaire. Trop de monde à son goût, même s’ils n’étaient qu’une petite dizaine. Trop de tensions. Trop de pression.
Il ouvre la boîte aux lettres et se saisit d’une fine liasse, entourée d’un élastique. Le butin est plutôt maigre. Bastien fait glisser l’élastique et regarde rapidement les écritures sur les enveloppes. Avant, les lettres étaient beaucoup plus nombreuses. Certains n’auraient pas manqué de lui dire qu’il avait pas mal de succès en fin de compte. La rançon de la gloire, sans doute, auraient-ils précisé avec ironie. Sans doute.
Avant, en effet, les lettres arrivaient en pagaille, et de tous les coins de la France. Des âmes en peine, cherchant le frisson au travers d’une relation particulière ou idéaliste, bien que purement platonique, mais non dénuées d’intérêt. Bastien ne répondait pas. Cela ne l’intéressait pas. Avec le temps, les lettres s’étaient faites plus rares.
Dans celles qu’il a entre les mains, Bastien repère une enveloppe toute blanche. Rien n’est inscrit dessus, ni au recto, ni au verso. Perplexe, il la tourne et la retourne. Qui peut bien la lui avoir transmise ? Il se décide et soulève la bande adhésive qui est déjà aux trois quarts décollée. Bastien ne se formalise pas, il a l’habitude.
À l’intérieur, une carte à jouer. À son dos, deux mots, écrits au feutre noir : « Dix ans ».
Deux mots qui lui sautent à la figure. Ses mains se mettent à trembler.
Il le savait pourtant.
Bastien retourne s’asseoir sur son lit. En dix ans, sa démarche s’est faite indécise, ses gestes lents. Il vient tout juste de souffler quatre bougies, une pour chaque dizaine d’années, plantées sur une part de gâteau, une petite surprise qu’on lui a réservée alors qu’il ne s’y attendait pas, pourtant il se sent vieux, si vieux.
Dix ans, déjà…
Bastien lève les yeux vers la petite fenêtre qui surplombe son lit et qui s’ouvre sur un coin de ciel bleu. Dans le bleu du ciel, ses pensées dérivent, si proches et si lointaines à la fois.
En pensée, Bastien remonte le temps.
* *
DIX ANS AUPARAVANT
Bastien travaille dans une grande entreprise. Il aime l’anonymat que lui procure son travail. Cloîtré dans son bureau, il voit peu de monde et c’est très bien ainsi. Les locaux de l’entreprise sont situés dans un vieux bâtiment. Partout des portes fermées donnant sur de longs couloirs rectilignes. Pas d’open space comme ça se fait un peu partout à présent, où l’on se retrouve casé dans des endroits délimités par de simples parois, à hauteur de la moitié d’un homme. Bastien ne l’aurait pas supporté. Il n’aime pas la promiscuité. Il a besoin d’un espace bien à lui. Sentir les autres trop proches, s’affairer, s’agiter, jacasser, lui aurait été impossible. D’ailleurs, si cela avait été le cas, il ne serait pas ici.
Bien sûr, il y a les réunions et Bastien doit parfois y assister. Quand c’est le cas, il se place tout près de la porte de sortie. De façon à sortir au plus vite dès qu’il sent que la réunion touche à sa fin. Ces moments sont pour lui un vrai supplice. Se retrouver collé aux autres, écouter les discussions qui s’acheminent invariablement vers des plaintes et des contestations, entendre les pieds de chaises qui raclent d’impatience au sol, formant une espèce de cacophonie, ça lui vrille les tympans, ça lui puise toute son énergie à Bastien. Et puis, il y a aussi les yeux que l’on pose sur lui. On le regardait déjà assez bizarrement avant mais maintenant, c’est encore pire. Aussi, dès qu’il le peut, il s’échappe très vite pour retrouver son bureau. C’est sans doute un placard, comme lui disent les autres en rigolant, mais au moins il a la chance d’y être seul.
Lorsqu’il arrive le matin, après avoir hâtivement salué ses collègues faute de pouvoir les esquiver, il referme rapidement la porte. Puis il y va de son petit rituel. Il allume son ordinateur, repositionne soigneusement chaque document, chaque papier, déplacés par les employés de ménage, repositionne les crayons, les stabilos, et même les trombones si besoin. En attendant que les applications s’ouvrent sur son écran, il s’assoit bien droit sur sa chaise et boit son café, celui qu’il a mis dans son thermos avant de partir. Il n’a jamais touché à celui de la machine au bout du couloir, il s’est toujours méfié des choses dont il ne sait pas d’où elles proviennent exactement. Une fois tout ceci effectué dans le même ordre, Bastien peut s’installer face à son écran et se mettre au travail. Il est alors capable de s’y plonger jusqu’au soir, sans voir le temps défiler.
Bastien passe ses journées dans les écritures comptables et les journaux captivants des fournisseurs et des clients de l’entreprise. Tous les flux y sont jetés pêle-mêle. C’est en tout cas l’impression que ça donne. Pour mettre de l’ordre dans tout ça, il faut être vigilant. Les chiffres sont pointilleux et c’est ça qui lui plaît à Bastien. C’est un peu comme un jeu. Il faut débusquer ceux qui se montrent facétieux, qui se cachent parfois là où il ne faudrait pas.
Bastien travaille à l’ancienne. Il n’aime pas utiliser les fonctions automatiques qui lui permettraient de gagner du temps. Non, lui, ce qu’il aime, c’est chercher, débusquer, accorder, et au centime près s’il vous plaît. Certains, à sa place, ne seraient pas aussi sourcilleux, ils arrondiraient les chiffres et vas-y que je te noie les écarts ni vu ni connu dans les pertes ou les profits. Un de plus, un de moins, on ne serait pas à ça près. Ainsi raisonnait l’autre comptable, celui qui avait fini par donner sa démission. Pour ce job, c’est sûr, il fallait de l’endurance, de la ténacité, de l’acharnement et Bastien n’en manquait pas. C’était un être rationnel, terre à terre, cartésien. Il aimait la précision, le détail et ne se décourageait jamais, même lorsqu’il avait découvert l’ampleur des dégâts les premiers jours.
En ce moment, Bastien finit ses journées tard car on approche de la clôture de l’exercice et il faut que tout soit bouclé à temps. Le soir, quand tout le monde est parti, il parvient mieux à se concentrer. Dans la journée, bien qu’il soit entouré de ses quatre murs, quatre murs dont il aurait bien aimé mesurer l’épaisseur, le bruit incessant des téléphones, le va-et-vient dans les couloirs de ses collègues, pas discrets pour un sou, l’empêchent de se concentrer correctement. Sans compter les allées et venues de la secrétaire qui trouve toujours un prétexte pour venir dans son bureau. Il paraît qu’il est plutôt beau gosse. Lui, il ne sait pas. Il n’a jamais été à l’aise avec les filles et préfère les esquiver en détournant son regard. Peut-être que cette secrétaire espère quelque chose. Mais elle risque d’attendre longtemps.
Depuis qu’il est né, Bastien n’a eu qu’une seule petite amie. Elle s’appelait Laura. Il en était amoureux. Du moins, le pensait-il. Il n’avait pas de référence en la matière et ce n’était pas à sa mère qu’il pouvait demander. Déjà, quand il avait dû la quitter pour louer un appartement proche de son lieu de travail, celle-ci lui avait fait la gueule durant plusieurs semaines. Comme s’il pouvait effectuer chaque jour les deux cent cinquante kilomètres qui séparaient la maison familiale de son lieu de travail. Il avait quand même réussi à la raisonner mais avait vraiment craint sa réaction le jour où il avait dû lui annoncer qu’il avait, peut-être, rencontré quelqu’un. Sa mère était restée silencieuse un long moment, un silence de glace. Puis elle l’avait béni, à sa manière : « De toute façon, ça ne durera pas ». Et d’ailleurs, le doute était peu à peu revenu en force. Peut-être, en effet, n’était-il pas fait pour une vie à deux. Bastien se dit que c’est la seule raison qui les ait séparés, Laura et lui. Juste avant qu’elle ne meure. Assassinée.
L’affaire est derrière lui à présent. Ça avait été sordide de voir toutes ces photos qu’on lui montrait, ce corps disloqué, ces plaies béantes et ce visage amoché par les coups. Éprouvant quand les flics l’avaient questionné. « Vous vous connaissiez depuis longtemps ? » « Presque un an. Au début on se voyait de loin, puis on s’est mis ensemble un temps mais ça n’a pas marché. Alors, on s’est séparés. »
Les flics avaient persévéré. Il avait fallu tout raconter et dans le moindre détail. Qui Laura avait fréquenté, quels étaient ses amis, hommes ou femmes qu’il avait pu connaître. Et sa famille ? Vous l’avait-elle présentée ? Était-elle heureuse ? Avait-elle des soucis ? Vous confiait-elle des choses qu’elle n’aurait pu dire ailleurs ? C’était tout juste si on ne lui avait pas demandé comment ils faisaient l’amour, quelles positions ils prenaient et si elle jouissait vraiment ou si elle simulait. Les flics ne se gênent pas pour entrer dans votre vie la plus intime, sans excuse et sans pudeur.
Bastien leur avait répété maintes fois qu’il était loin au moment du meurtre. Il était parti quatre jours pour l’enterrement d’une grand-tante qu’il connaissait à peine, mais sa mère avait insisté. « C’est tante Sarah quand même ! En plus, ça fait longtemps que je ne t’ai pas vu. Tu resteras un peu ! » Sa mère avait ce genre d’autorité qu’on ne peut raisonnablement défier.
Quand il était revenu, Bastien avait eu un moment de flottement. Son appartement lui semblait presque vide et tout était impeccablement rangé. Mais c’était normal puisque Laura n’était plus là. Puisqu’ils n’étaient plus ensemble. Puisqu’ils s’étaient quittés. Et puis la sonnette avait retenti. Trois hommes se tenaient derrière la porte, le regard impassible. « On peut entrer ? » Bastien s’était reculé pour les laisser passer. L’un d’eux s’était approché de lui tandis que les deux autres avaient tourné dans l’appartement en scrutant, mine de rien, chaque coin de la pièce. Bastien les avait observés en biais soulever des objets et les reposer à côté de l’endroit où ils auraient dû être. Il n’avait rien dit car il sentait que l’instant était grave, pourtant, à l’intérieur de lui, ça bouillait d’aller tout remettre en ordre. Mais l’homme face à lui, qui devait être leur chef, le regardait. « On a retrouvé le corps d’une jeune femme : Laura Forestier. Il semble que vous vous connaissiez. »
Bastien avait sursauté. Quand même, ces flics, ils avaient une manière d’annoncer les choses. Bastien avait gardé un moment le silence, sous l’œil froid du flic. « Laura ? Mais où ? » avait-il fini par demander d’une voix tremblante. Le flic avait répondu : « Dans la décharge publique, derrière le terrain vague. » « Mais vous êtes sûr que c’est bien Laura ? » « Certain oui. Il y avait dans une de ses poches une carte de bibliothèque avec son nom et sa photo. Et elle a été identifiée. »
Bastien s’était laissé tomber dans le canapé qui avait exhalé un grand soupir. Il avait mis ses deux mains sur son visage, puis avait levé les yeux sur le type, impénétrable, qui continuait de le regarder. « Elle est… ? » Il n’avait pu finir sa phrase. De toute façon, à la manière dont le flic avait parlé, il paraissait évident qu’elle n’était plus en vie. « Morte, oui, avait confirmé le flic. Après avoir été salement amochée. » Les poings de Bastien s’étaient serrés. Il s’était relevé d’un bond pour faire face au salaud qui vous annonçait ça comme s’il s’agissait d’une simple visite de routine : « Bonjour, un de vos voisins a appelé, il s’est plaint de bruits. Est-ce que vous pourriez baisser le son de votre télé ? »
C’était quand même plus grave, là bordel ! Son ex-petite amie Laura était morte ! Sur les photos que le flic lui avait mises sous le nez, on voyait bien qu’elle avait été rouée de coups. Il avait fixé le flic méchamment mais la tension était trop forte. Il en tremblait Bastien. Il s’était affalé à nouveau dans le canapé.
Comme il était le dernier à l’avoir fréquentée, qu’ils n’avaient pas d’autres pistes et que visiblement ils avaient décidé d’en finir au plus vite, les flics l’avaient beaucoup, beaucoup questionné.
D’après la mère de Bastien, c’était normal. Ils le disaient toujours dans les reportages d’affaires criminelles qu’elle regardait à la télé : la plupart du temps le coupable était dans l’entourage proche de la victime. Un peu rassuré, Bastien avait donc trouvé logique qu’on lui pose tout un tas de questions, même si on aurait pu être un peu plus diplomate quand même.
D’ailleurs, il n’avait pas été le seul à être interrogé. Les parents de Laura, les amies de Laura, ses collègues, ses voisins, ceux d’avant qu’elle vienne s’installer chez lui et ceux d’après, ceux de Bastien donc, y étaient passés.
Il y avait aussi ce Stéphane, avait précisé Bastien aux flics, dont Laura lui avait parlé quand ils étaient ensemble, à qui elle plaisait avait-elle dit une fois en riant, peut-être que ce gars était jaloux ?
Pourtant, malgré cette information censée les aider, Bastien avait tout de même senti que les flics n’en démordaient pas et que, pour eux, le suspect numéro un, c’était lui.
L’affaire avait été relayée par les médias, ces vautours qui se nourrissent de pourriture pour être sûrs que tout le monde viendra renifler. Quand ça sent la merde, chacun veut savoir s’il va sentir la même chose que les autres.
Bastien se tuait pourtant à répéter qu’il était loin le jour du meurtre. Ça ne pouvait donc pas être lui. Mais les flics parfois, ils aiment bien s’acharner. Ils avaient quand même fini par comprendre que, peut-être, Bastien n’avait rien à voir là-dedans. De toute façon, ils n’avaient aucune preuve. Ils avaient donc fini par le laisser tranquille.
Et puis les semaines, et les mois, avaient passé.
〰
Bastien est retourné travailler mais, depuis cette affaire qu’il traîne derrière lui comme un boulet malodorant, il sent bien que quelque chose est cassé. On le regardait peu auparavant, à présent, on jette sur lui des regards soupçonneux, on se retourne sur son passage pour tenter de trouver quelque chose, un indice, n’importe quoi prouvant qu’il est bel et bien un meurtrier. Même si les soupçons officiels se sont détournés de lui, pour ses collègues, il reste un potentiel criminel. Et ça fait jaser. Ça intrigue. Visiblement, ça excite aussi. À en juger par la secrétaire qui entre et sort de son bureau et qui n’hésite pas à venir se frotter au danger. Bastien ne supporte pas toute cette attention qui pèse sur lui. Il n’est pas fait pour ça. Il éprouve une rancune tenace contre la justice et les médias qui se sont permis, sans certitudes aucunes, de le projeter au-devant de la scène. Le soupçon seul suffit à peser sur vous autant que si vous aviez commis le crime.
Ce matin, il entre dans son cagibi et son regard est aussitôt attiré vers le bureau. Une carte à jouer y est posée, bien en évidence. Le roi de cœur. Le sien, de cœur, pulse d’un coup dans sa poitrine.
Elle a une histoire, cette carte. Un jour, alors que Laura avait décidé de l’initier au strip-poker, un jeu tout à fait débile selon lui, elle avait, une fois la partie finie, sorti deux cartes du jeu. La dame et le roi de cœur. « Tu vois, avait-elle dit, cette dame de cœur, là, c’est moi. » Elle avait saisi un feutre noir, retourné la carte puis dessiné au dos, comme dans un délire d’adolescente, la forme d’un cœur, complétant le graffiti par une inscription au centre : Laura. Elle avait ensuite pris la carte du roi de cœur, avait fait de même à son dos en inscrivant : Bastien. Puis, soulevant son chemisier, elle avait coincé la carte sous la bretelle gauche de son soutien-gorge, et lui avait tendu celle de la dame de cœur.
Bastien avait saisi la carte, silencieux, et avait longuement regardé les inscriptions barbouillées dessus. Un jeu tout neuf.
Bastien retourne la carte qui se trouve sur son bureau et avait découvert au dos le même graffiti. Il sent un frisson le parcourir. C’est la carte de Laura ! Il reconnaîtrait entre mille son écriture. Même s’il n’avait plus aucun de ses billets doux qu’elle aimait lui glisser dans les poches. Après tout, leur histoire était terminée. Il n’avait rien voulu garder. Pas même la carte que Laura lui avait donnée en contrepartie de la sienne. Il l’avait jetée. De toute façon, le jeu était fichu.
Bastien se demande ce qu’il doit faire. Est-ce que quelqu’un est au courant pour l’histoire de la carte ? Il cherche tout au fond de sa mémoire mais ne trouve pas. Peut-être que Laura en avait parlé à une de ses copines ? C’est des trucs de filles. Elles se racontent tout entre elles. Mais Bastien ne comprend pas pourquoi – ni comment – une copine de Laura aurait pu récupérer la carte. Et aussi surtout, pourquoi elle aurait fait ça. À moins qu’elle n’ait voulu lui faire savoir, à sa façon, que si quelqu’un devait supporter le poids de ce crime abject, c’était lui, Bastien La carte semble dire avec ironie, ou fatalisme : tu vois, Laura, tu ne la reverras plus jamais. Comme si ça ne lui faisait rien à Bastien. Comme s’il supportait que la seule femme qu’il aura sans doute jamais été capable d’aimer ne soit plus là.
Ou alors, c’est ce flic. Il a trouvé la carte sur le corps de Laura, elle l’avait peut-être sur elle le jour de sa mort, allez savoir. Il a agi par l’intermédiaire d’une personne travaillant dans l’entreprise, un collègue qui n’a pas posé de questions, il lui a dit de mettre la carte sur son bureau, que c’était important, qu’il n’avait pas à refuser d’aider la police. Ou peut-être même que le flic était venu lui-même et était reparti tout aussi incognito, n’importe qui peut entrer dans cet immeuble.
Bastien ne le sent décidément pas ce flic qui lui avait annoncé l’horrible nouvelle, l’avait interrogé, l’avait regardé avec au fond des yeux cette lueur où brillait déjà comme une sentence, nette et définitive. Bastien en est désormais persuadé, avec les flics, on n’est jamais innocent. Peut-être qu’on devrait leur rappeler, en faisant inscrire en grand sur les murs des couloirs et des bureaux de tous les commissariats de police, ces deux mots « PRÉSUMÉ INNOCENT », ceux qu’ils sont quand même censés connaître, bordel ! Mais dans leur tête aux flics, c’est plutôt gravé « PRÉSUMÉ COUPABLE ».
Bon, il faut l’avouer, pour le coup, le flic, il n’avait pas tout à fait tort. Bastien pense « pas tout à fait » car ce n’était pas tout à fait vrai qu’il avait eu l’intention de tuer Laura. C’était un accident.
Tout avait commencé après qu’ils avaient décidé de s’installer ensemble dans l’appartement de Bastien, qui était plus grand que celui de Laura.
Ça avait débuté avec la carte à jouer qu’elle avait salopée avec son crayon, ce qui avait un peu énervé Bastien, mais pas trop quand même car il avait entendu, sans doute dans une de ces émissions sur les couples qui passent à la télé, qu’il faut savoir faire des concessions. Il avait donc concédé que le mal n’était pas si grand que ça. Après tout, si Laura avait agi ainsi, c’était parce qu’elle l’aimait.
Mais cela avait continué. Elle avait soudain eu de drôles d’idées : changer de place les objets par exemple. « Tu ne trouves pas que c’est mieux ainsi ? » disait-elle. Elle était ensuite passée au stade supérieur. « Regarde, j’ai changé la télé et le canapé de place. » En réalité, elle avait mis tout le salon dans la salle à manger et vice versa. « Tu ne trouves pas que la pièce est plus grande ainsi ? » Un jour, en rentrant, Bastien avait cru s’être trompé d’appartement. Les beaux rideaux rouges et lourds que sa mère avaient achetés et qui encadraient les fenêtres avaient disparu. À la place il y avait des rideaux, au dire de Laura, « légers, aux coloris pimpants. Tu ne trouves pas que cela égaye la pièce ? » Que pouvait-il faire d’autre, à part fermer sa gueule ? Puisque tout avait été changé sans qu’on lui demandât son avis.
Au tout début, avec Laura, ils se voyaient juste comme ça. Ils s’étaient rencontrés par hasard. Leurs pas les avaient ensuite ramenés l’un à l’autre, toujours par hasard. Ils avaient pris l’habitude de marcher dans les allées du parc, parfois ils parlaient, parfois ils se taisaient. Laura lui était apparue différente des autres. Elle ne le fixait pas, ne s’amusait pas à le frôler, était discrète, son sourire semblait vraiment sincère. Elle était douce, n’avait jamais aucun mouvement brusque, elle lui parlait tranquillement, comme si rien ne pressait, comme s’ils avaient tout leur temps. Un jour, ils s’étaient pris par la main. Leur relation s’était alors transformée sans que Bastien ne le réalise vraiment. Tout s’enchaînait normalement. Un déroulement logique. Ils s’étaient mis à s’échanger des textos puis avaient fini par s’appeler régulièrement. Ils étaient allés au cinéma, au McDo, s’étaient embrassés sur un banc, dans le parc, à l’ombre d’un grand platane. La première fois qu’ils avaient fait l’amour, c’était dans la voiture de Bastien. Ça l’avait pris par surprise, il n’avait pas compris tout de suite quand Laura avait glissé une main sur sa jambe et qu’elle l’avait doucement remontée plus haut. Ça l’avait affolé, il n’avait pas pu faire autrement. Après cette histoire, Bastien avait conclu que Laura était la femme qu’il lui fallait, qu’il aimerait, celle, au dire de sa mère, qu’il ne connaîtrait jamais parce qu’il était vraiment trop chiant. Et pas très net avec ça. Sa mère, forcément, elle le connaît sur le bout des ongles.
D’ailleurs, sa mère, elle avait bien entendu dans le téléphone, quelque temps après l’installation de Laura chez Bastien, que ça n’allait plus très fort entre eux. Elle avait soupçonné tout de suite l’origine du problème. Les mères, c’est comme ça. Elles prennent soin de leur fils jusqu’au bout, elles mettent des grands trémolos dans la voix quand elles s’adressent à eux pour leur faire comprendre combien ils sont tout pour elles. Des fois, si elles pouvaient, elles iraient jusqu’à tuer elles-mêmes les garces qui osent leur voler ce qu’elles ont tissé avec leur fils, année après année, à la sueur de leur front et de leur passion.
Parfois sa mère, Bastien la hait. Mais quelque chose le ramène toujours vers elle. C’est tout de même elle qui l’a mis au monde, qui l’a nourri de son sein, qui l’a élevé, même si de temps en temps, elle y était allée un peu fort quand même. C’est donc normal que la première personne que Bastien avait appelée quand le corps de Laura n’avait plus bougé, c’était sa mère.
Elle avait décroché le téléphone dès la première sonnerie, à croire que depuis le départ de son fils, elle s’était installée définitivement derrière le combiné.
– Je crois que Laura est morte, avait dit Bastien.
Elle avait répondu :
– Ah ! Enfin ! Quand je te disais que tu n’es pas capable de garder une femme. – Mais ça n’a rien à voir, enfin ! Je te dis que là, elle est morte ! Vraiment morte !
Puis, après un bref silence, Bastien avait ajouté d’une voix tremblante :
– Qu’est-ce que je fais ? – Heureusement que je suis là ! Comment ferais-tu si MOI j’étais morte ? – Ne dis pas des choses pareilles, maman ! – Sache, mon fils, que je ne suis pas éternelle ! Il faudra bien un jour que tu puisses te débrouiller par toi-même. Bon, raconte.
Bastien avait raconté. Au début, Laura et lui, ils s’aimaient. Puis elle avait commencé, petit à petit, à s’immiscer un peu partout. Bastien ne disait rien car il essayait de faire des concessions.
– Des concessions ! Mais mon pauvre enfant, il ne faut jamais faire de concessions dans la vie. Si tu laisses faire, on te marche vite sur la tête. Après c’est trop tard. – Mais maman, je l’aimais ! – Mais non, ce n’est pas possible. – De toute façon, maintenant je n’aurai plus à en faire puisque je l’ai tuée. – Tais-toi mon fils ! Tu n’as plus toute ta raison ! Cette garce est morte, soit. Mais ce n’est pas de ta faute. C’est elle qui a commencé. Bon, voyons, laisse-moi réfléchir…
Pendant que sa mère réfléchissait, Bastien avait tourné la tête et regardé le corps étendu devant lui. C’est vrai qu’il avait cogné un peu fort. Mais Laura était allée trop loin. Les concessions avaient des limites tout de même et puis elle aurait pu demander avant. Madame s’était installée et avait fait sa vie sans se soucier de savoir si tous ces changements, ça lui plaisait à Bastien. Il n’avait pas eu son mot à dire et même, de toute façon il avait du mal à les dire les mots. Depuis qu’il était tout petit, ça s’accumulait en lui, il avait fini par devenir comme une cocotte sous pression. Ça chauffait souvent, la vapeur lui sortait par tous les pores de la peau mais il continuait de la fermer. À un moment forcément, le couvercle avait sauté et il avait fallu que ce soit à ce moment-là. Tout d’un coup, il n’avait plus eu envie de faire aucune concession. Bastien avait un peu secoué Laura pour essayer de le lui faire comprendre. Elle avait crié, ça l’avait énervé. Il l’avait secouée plus fort, cette fois pour la faire taire, mais rien n’y avait fait. Laura était devenue complètement hystérique. Il avait fallu qu’il y mette les poings et les pieds. Jusqu’au moment où elle s’était affalée par terre sans bouger.
Là, Bastien avait compris que lui aussi était allé trop loin. Et merde, Laura était morte.
Bon. Sa mère lui avait assuré que ce n’était pas de sa faute. Elle avait tout pris en main. Bastien était allé porter le corps dans la décharge derrière le terrain vague. Il s’était rappelé de prendre le portefeuille de Laura pour que l’identification prenne du temps mais il avait oublié de regarder dans les autres poches. De toute façon, les flics auraient bien fini par trouver. Puis il avait nettoyé partout dans son appartement. Vidé les placards des affaires de Laura. Laura était partie, voilà tout. Ils s’étaient quittés parce que ça ne collait plus entre eux. Et qui irait prouver le contraire ? Bastien n’était pas du genre à raconter sa vie et Laura, tout à sa relation amoureuse, sans cesse collée à lui, s’était éloignée de ses proches.
Il avait rapporté les affaires dans l’appartement de Laura, qu’elle avait Dieu merci encore gardé, mis un peu de bazar pour faire plus vrai, un peigne par-ci, un tube de rouge à lèvres ouvert par-là, des sous-vêtements roulés en boule dans la panière de linge sale, de la vaisselle sur l’égouttoir… Il faut dire que sa mère avait pensé à tout.
Après il avait filé dare-dare pour l’enterrement de tante Sarah, en prenant soin d’emprunter les petites routes, histoire de ne pas se faire repérer dans les péages d’autoroute. Sa mère avait dit : « À quelques heures près, les flics, ils ne peuvent pas savoir. Comme tu étais son petit ami, ils vont te faire du rentre-dedans, histoire de prouver que tu y es pour quelque chose. Mais toi, tu ne craqueras pas. Car ce n’est pas ta faute. Tu t’en tiendras à notre version des faits. Je confirmerai tes dires, que tu étais chez moi avant, pendant et après le moment présumé du décès de cette garce et j’aurai même un témoin. Tu te rappelles de Paulo ? Je lui ai rendu un jour un gros service. Le moment est venu pour lui de payer sa dette ».
〰
Bastien prend l’allée qui mène à la tombe de Laura. La carte trouvée sur son bureau lui a trotté dans la tête toute la semaine. Pourquoi ? Qui ? Comment ? En plus de la copine et du flic, il a tout imaginé. Peut-être que Laura l’avait perdue le jour où il lui avait fait visité son bureau ? Elle tenait à voir où il travaillait. Peut-être à ce moment-là la carte avait-elle glissé sous le mobilier et les employés l’avaient-ils trouvée en soulevant les meubles pour faire le ménage plus à fond ? Tout est plausible. Ça lui a bouffé toutes ses nuits.
L’autre jour, quand il est rentré après sa journée de travail, il a eu un drôle de sentiment, comme si quelqu’un était venu chez lui. Pourtant rien ne semblait avoir bougé. À force de ne plus dormir correctement, Bastien s’est dit qu’il commençait à imaginer des choses. Ce n’était quand même pas le fantôme de Laura qui était revenu sur les lieux. D’abord, Bastien n’y croit pas aux fantômes.
Bastien avait fini par se dire que le mieux était peut-être d’aller rendre une petite visite à Laura. L’affaire s’était tassée dans les médias et sûrement aussi dans le commissariat. Depuis le temps, ils avaient certainement eu autre chose à se mettre sous la dent. Et lui, ça pourrait le soulager de cette paranoïa qui s’infiltrait depuis la découverte de la carte.
Il est donc passé ce matin chez la fleuriste du coin, il a craqué pour un pot de lavande. Il s’est dit que Laura aimerait bien ces fleurs, et surtout l’odeur. Après avoir longuement cherché dans les allées, croisant deux ou trois vieilles qui arpentaient le cimetière comme certains se promènent un dimanche, Bastien repère enfin la tombe.
Il pose la lavande sur la pierre, juste devant la croix, puis recule, raide comme un piquet. Il a le respect des morts, Bastien, même si c’est lui qui a envoyé Laura de l’autre côté. D’ailleurs, il s’excuse encore une fois auprès d’elle, il chuchote des mots qu’elle entendra, il l’espère, là où elle se trouve désormais. Il lui assure à nouveau qu’il ne voulait pas, que ça avait été plus fort que lui, qu’il fallait qu’elle comprenne. Sans doute n’auraient-ils jamais dû se rencontrer. Après tout, sa mère lui avait sans cesse martelé, tout au long de sa vie, qu’il était incapable d’aimer.
Au bout d’un long moment, soulagé, il revient sur ses pas. Il se dit qu’il doit passer au pressing récupérer ses chemises. Il se demande ce qu’il va faire à manger à midi.
À la sortie du cimetière, il voit le flic, celui qui l’a tant questionné, accoudé à la grille. Le flic le regarde d’un air serein. Qu’est-ce qu’il fout là, celui-là ? Les policiers ont eu beau s’acharner sur lui, Bastien n’a rien lâché. Grâce à sa mère qui lui martelait : « Ne t’inquiète pas, c’est parce qu’ils n’ont rien, c’est pour te faire peur, si tu te tais, ils ne sauront jamais. »
Au moment où, feignant l’indifférence, il passe devant le flic, il entend une voix.
Bastien s’arrête car il la connaît cette voix. C’est la sienne. Elle provient d’un petit boîtier que le flic tient à bout de bras. La voix demande pardon.
En un éclair, Bastien comprend. Il porte ses mains sur ses habits qu’il se met à palper avec frénésie. Puis, il pense à sa mère. Elle lui avait dit de se taire mais Bastien ne pouvait pas savoir que de parler aux morts, ça comptait aussi. Ce connard de flic était venu chez lui pour planquer dans le col de sa veste un micro. Le boîtier avait tout enregistré.
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Bastien a pris perpette. Cela fait dix ans qu’il est enfermé dans une cellule de six mètres carrés avec une petite fenêtre qui lui permet un peu de s’évader, dans le bleu du ciel. Il a de la chance. Il est seul.
Il sait que c’est le flic qui lui a fait parvenir la carte. Ce dernier le lui avait promis ce jour-là, dans le cimetière. Le flic avait laissé parler le boîtier dans lequel Bastien se confiait à Laura, en toute innocence, lui rappelant qu’il l’avait aimée. Durant le procès qui avait suivi, ça n’avait pourtant pas semblé amadouer le jury.
Le flic lui avait dit : « Dans dix ans, jour pour jour, je te ferai parvenir quelque chose. Et tu te souviendras de moi. » Façon de lui faire comprendre qu’il était cuit et qu’il irait à l’ombre pour le restant de sa vie.
Bastien n’avait pas oublié, mais la carte l’a tout de même pris par surprise, remuant ses entrailles, plus qu’il n’aurait cru.
Peut-être qu’au fond, n’en déplaise à sa mère, Laura, il l’aimait vraiment.
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