Chaque fois que Fabienne monte les trois étages sans ascenseur pour aller rendre visite à sa mère qui habite au-dessus du bistrot « Chez Victor », son ventre se met à gargouiller. Un bruit infâme lui faisant honte s'échappe de ses entrailles. Ce grondement intestinal lui ronge les tripes et Fabienne a l'impression que tout le monde peut l'entendre. Fabienne en est certaine, elle finira avec un énorme trou dans le ventre. Une loyauté indicible la force malgré tout à grimper ces maudits escaliers pour garder le contact avec une mère qui, lorsqu'elle était enfant, gueulait sans arrêt, avait su punir en privant de nourriture, avait su battre et une fois même avait su la menacer avec un couteau.
Fabienne arrive sur le palier du premier étage et la brûlure commence à se faire sentir. Cette insidieuse petite flamme commence par monter crescendo. Ensuite, elle lui embrase l'abdomen au second palier pour se transformer en un incendie ravageur sur le troisième. Elle atteint le pic de souffrance lorsqu'elle frappe à la porte et que sa génitrice l'accueille d'un ah c'est toi... des moins chaleureux qui soient. La douce rengaine de l'enfance remonte alors à la surface et Fabienne se demande à chaque fois ce qu'elle vient faire ici. Chercher un peu d'amour et d'attention sans doute. Ce qui est un espoir assez vain étant donné que sa mère donne plus d'attention à un perroquet qui s'appelle Bruce Willis et qui est enfermé dans une cage. Mais Fabienne vit d'espoirs en tout genre bien que sa mère les ait toujours bousillés un par un. Malgré toutes les cruautés subies, elle lui rend encore visite une fois par semaine. Sans doute la loyauté est-elle très forte, le cordon est-il très solide et l'amour tant attendu est-il très attendu…
Fabienne est remplie de règles et de lois en tout genre auxquelles elle obéit sans relâche. Elle n'y déroge que très rarement. Elle se sent observée en permanence par la police de l'Invisible et celle-ci se tient prête à la menotter si jamais elle osait transgresser l'une ou l'autre de ces lois. Fleurir la tombe de son père et rendre visite à sa mère une fois par semaine sont des lois qualifiées de totalement inviolables. Fabienne est surtout la proie d'une ombre et peut-être n'est-ce que la sienne qui la poursuit sans cesse. Ou alors est-ce celle de sa mère qui lui court après armée d'un couteau ? Un couteau à beurre, mais un couteau quand même…
Trente-deux ans plus tôt
Fabienne a 8 ans. Elle vient de casser un petit beurrier en porcelaine, une pièce de vaisselle antique et solennelle que sa mère tient d'une lointaine aïeule. Fabienne pleure, elle ne l'a pas fait exprès, elle est désolée. Elle voit sa mère agenouillée qui contemple les débris de porcelaine fleurie, la flaque de beurre, le petit couteau argenté qu'elle ramasse et qu'elle brandit aussitôt dans sa direction. Fabienne s'effraie. Elle se met à hurler et à galoper autour de la table. « Tu vas voir ce que tu vas voir, sale mioche ! » vocifère la mère en lui courant après. Le couteau à beurre est pourtant minuscule et il est arrondi mais Fabienne est une gamine sensible, elle voit un énorme poignard à la lame effilée. Elle va mourir, elle le sent. Elle bifurque dans le couloir, entre dans les W.C. et s'y enferme à double tour. La mère est derrière la porte, elle la cogne en insultant la gamine qui s'est recroquevillée entre la cuvette et le mur. « Tu ne paies rien pour attendre, sale morveuse ! »
À présent, Fabienne a 40 ans mais elle est toujours coincée dans ce petit coin. Elle ne s'est jamais vraiment relevée après l'attaque au couteau à beurre. Personne n'a jamais ouvert la porte pour la sortir de là, pas même l'homme qu'elle a épousé à l'âge de 18 ans et dans lequel elle avait mis énormément d'espoir. Mais ce sale con la prenait pour sa bonne, ce sale con n'était qu'un porc. Fabienne est un refrain d'Édith Piaf. Fabienne a le cœur en morceaux et le ventre en charpie en grande partie à cause de sa mère, mais elle est là, devant la porte de son appartement. Elle vient de monter les 57 marches en se consumant toujours plus, juste pour venir lui dire bonjour et voir si tout va bien, si elle ne manque de rien. Elle frappe, quatre petits coups secs. Le frottement des pantoufles est en approche. Elle entend derrière la porte la voix cruelle qui s'exaspère de tout et de rien : oui quoi encore ? La voix maternelle... Ce doux grincement affublé d'un abominable accent carolo* qui lui a toujours fait honte. Fabienne a le sang qui se glace. Elle respire une grande bouffée, le diable est en approche. La clé se tourne dans la serrure, la porte s'ouvre…
– Ah, c'est toi, ben entre donc, l'accueille froidement sa mère. – Bonjour maman, s'étrangle Fabienne en l'embrassant. Je t'ai amené des baisers de chez Roland, je sais que tu les adores. – Mouais… bof. Plus tant que ça. Mais merci quand même. – C'est quoi cette couleur jaunasse sur tes cheveux ? Tu as changé de coiffeuse ou quoi ? – Non, mais je vais penser à le faire, s'énerve la mère. Figure-toi que cette petite imbécile s'est fait larguer par son mec. Et qu'est-ce que j'en peux moi ? Rien. Du coup elle était pas bien et du coup ma couleur est complètement ratée… je lui ai dit que j'allais lui faire une bonne pub ! Crois-moi, elle va regretter de m'avoir transformée en vieux poussin. Mais regarde mes cheveux, on dirait du foin !
Fabienne est obligée de l'admettre, c'est un vrai désastre. Elle lui conseille de faire un bain crème pour adoucir tout ça, ou bien de mettre un foulard sur sa tête.
– T'es folle ? On va croire que j'ai le cancer. De toute façon, j'ai appelé Sonia, c'est la fille de Monique. Elle apprend la coiffure à Saint-Jacques, elle va arranger ça qu'elle m'a dit. Et puis t'as rien remarqué ? Ça s'entend pas que Bruce Willis est mort ? maugrée enfin la mère pour changer de sujet. Il est chez l'empailleur, il va bientôt revenir dans sa cage. Regarde, je l'ai décorée, comment tu trouves ?
La mère s'extasie devant des palmiers et des fleurs tropicales en plastique qui entourent un perchoir prêt à accueillir une momie de perroquet. Un ruban brodé au point de croix par ses soins pendouille d'un bout à l'autre de la cage, Bruce Willis, 1984-2015. Fabienne trouve ça pathétique mais il faut éviter de contrarier sa mère, les relations sont suffisamment tendues comme ça. Pas besoin d'en rajouter une couche.
– Oh, je suis désolée pour toi, maman, compatit-elle en s'approchant du grillage. Mais c'est vraiment très joli la façon dont tu as décoré sa cage, il sera bien installé là. – Non, c'est pas joli, te fous pas de moi. J'ai juste fait ça pour qu'on le voie. Ça attire le regard, non ? On l'entendra plus, alors il faudra qu'il soit bien visible ! – Euh… oui d'accord… tu as raison, c'est très visible, très tape-à-l’œil. On ne pourra pas le louper, c'est sûr.
Elle a également rajouté quelques bougies électriques, des rubans et des bâtons d'encens donnant à l'ensemble un côté kitsch du plus mauvais effet.
– J'ai vu ça dans un reportage à la télé. Ils honorent les défunts comme ça dans les pays asiatiques et sûrement que Bruce venait d'un pays de là-bas. – Ça vient pas plutôt d'Amérique du Sud, ces bêtes-là ? avance Fabienne. Le Mexique ou le Brésil ? – Et alors ? Le Mexique et le Brésil sont en Asie, non ? – Euh… non maman, c'est en Amérique du Sud.
Elle regarde sa fille des pieds à la tête. Cette petite peste a sûrement raison mais elle ne le supporte pas.
– Pour moi, c'est du pareil au même. C'est loin, c'est ailleurs et j'irais jamais, et puis j'ai jamais quitté la Belgique de toute façon. Et ton morveux de fils, il va comment ? lui demande-t-elle en trottinant jusqu'à la cuisine pour préparer du café. – Si tu veux parler de Joachim, il va très bien. – Il fait quoi ? En tout cas, il vient jamais me dire bonjour… on peut pas dire que je l'intéresse, ce petit enfoiré. – Arrête de l'appeler comme ça déjà, et peut-être qu'il viendrait te voir plus souvent. – Je l'appelle comme je veux. Je suis sûre qu'il fout rien de sa vie. Il a toujours été paresseux comme ton père. Il doit tenir de lui. En tout cas, s'il commence à aller au bistrot, faudra que tu lui mettes des claques pour l'en empêcher parce qu'il faudrait pas qu'il tourne comme son grand-père, personne n'a envie de voir un clone de cet abruti. Il est mort et il doit le rester. – Je ne lui mettrai jamais de claques, maman, tu le sais très bien. – Alors tu me l'amèneras, je m'en chargerai. – Oui, je sais très bien de quoi tu es capable, alors arrête de dire tout ça. Joachim est au chômage mais il s'occupe. Je ne sais pas trop ce qu'il fait, et je n'ai pas à m'en mêler. Mais ça va, il a 22 ans je te rappelle, il est grand, il se débrouille. Et puis, il va bien finir par trouver un boulot, je lui fais confiance. – Tu l'as élevé comme un idiot, parce que tu n'es qu'une idiote ! – Arrête maman, je t'en prie. – Arrêter quoi ? De te prendre pour une idiote ? – Ça suffit comme ça, je m'en vais. Je ne viens pas pour me faire insulter, je viens pour te dire bonjour et prendre de tes nouvelles, et toi, tu… tu es grossière et vulgaire, comme d'habitude.
Fabienne sent poindre une larme. Elle se lève et se dirige vers la porte de sortie avant que sa mère ne la voie s'écouler.
– Oh pardon, ça va, je vais me taire, répond la mère gentiment excédée. Mais tu sais comment je suis, on va pas me refondre. Allez viens je te dis, et me fais pas me mettre à genoux pour te supplier. Viens boire cette jatte de café, je te dis. Viens près de ta mère, va…
Fabienne s'arrête à deux pas de la porte. Sa main est déjà sur la poignée. Elle ferme les yeux et reprend son souffle avant de faire demi-tour. Comme la petite fille contrainte et soucieuse de ne jamais décevoir cette femme qui lui a donné la vie, Fabienne revient vers elle à pas lents et reprend sa place à table devant une tasse de café ébréchée de partout. Des bords en dents de scie entourent un liquide noirâtre et fumant. Le genre qui ne donne pas envie de poser ses lèvres autour… Fabienne s'y noie un court instant avant d'y ajouter un sucre, une goutte de lait et avant que le regard maternel lui dise « t'es ma fille, va, et pour toujours… »
– Bon alors, raconte-moi les derniers potins. Il se passe quoi dans le quartier ? Parce que je sors plus trop en ce moment, et puis fait trop chaud. Je suis juste allée chez le taxidermiste l'autre jour, et j'ai dû me farcir Marcinelle pour trouver un des derniers représentants de la profession. Monsieur Soupard, tu le crois, ça ? Un nom pareil, ça s'invente pas. Sa boutique, c'est un zoo mais en moins vivant. Il me demande 2000 euros pour empailler Bruce Willis, c'est pas rien, mais il doit lui remettre des plumes et il paraît qu'elles sont rares et chères. Il doit les faire venir de Rio, je sais pas très bien où c'est… – En Asie peut-être, suggère Fabienne. – Sans doute, mais on s'en fout. Bruce va être remplumé et empaillé, c'est tout ce qui compte. J'ai hâte qu'il revienne. Si tu savais comme il me manque…
Elle se met à pleurnicher et Fabienne ne sait comment réagir. Cet oiseau était très vieux, très moche, caractériel et impoli, il ne lui manquera pas. Il était déplumé comme une volaille prête à rôtir et il claironnait « v’là la couillonne ! v’là la couillonne ! » lorsqu'il voyait Fabienne. Alors non, Fabienne est certaine que Bruce Willis ne manquera pas à sa vie. Elle aurait même plutôt envie de s'en réjouir. Malgré ça, elle parvient à dire :
– Ce n'est pas grave, on peut t'en racheter un si tu veux… Je t'accompagnerai au magasin pour le choisir. – J'en veux pas ! Bruce ne sera jamais remplacé !
Elle se frotte les yeux, renifle et frotte discrètement son nez sur son avant-bras avant de s'écrier :
– Et alors, ces nouvelles du quartier ? I se passe quoi ? – Adèle Plantagenêt est morte, répond Fabienne. – Je sais, j'suis au courant par Monique. C'est bien fait, je la regretterai pas. – Pourquoi ça ? Qu'est-ce qu'elle t'a fait ? – Rien. Je l'aimais pas, c'est tout. Et alors quoi ? Tu voudrais que je verse une larme pour elle ? J'en ai versé assez comme ça au cours de ma vie, et Bruce Willis vient de me tarir complètement, j'en ai plus pour cette grande dinde qui narguait les pauvres gens comme nous. Je la vois encore se trémousser dans les allées de l'Innovation où je travaillais dans les années 70. Elle nous prenait de haut, nous, les petites vendeuses de rien du tout qui devaient déballer des kilomètres de nappe parce que madame préférait le lin, ou le coton, c'est peut-être mieux, ou alors le damassé… elle ne savait pas trop… Une fois, elle m'a tenu la jambe pendant deux heures parce qu'elle hésitait entre du parme de Venise et du parme de Toscane. T'imagines même pas la prise de tête. Elle achetait des nappes toutes les semaines, c'était peut-être une collectionneuse de nappes, j'en sais rien. Je trouvais ça bizarre en tout cas. Et avec ça, jamais un sourire plus haut que l'autre… – Parce que tu lui en faisais, toi, des sourires ?
La mère hausse des épaules. Elle ne s'en souvient pas trop et puis pour quelle raison elle lui aurait fait des sourires ? De toute façon, vendre des nappes, ça l'emmerdait. Surtout à des grandes dindes qui chicanaient sur une nuance de parme. Elle n'est restée que deux ans à ce rayon. Après, elle est allée au rayon parfumerie, mais ça n'a pas été pas mieux. D'abord, elle disait que le Chanel 5 puait le produit pour chiottes et que le Rive Gauche sentait comme le canal du Midi. Et puis les effluves l'incommodaient. Les mélanges capiteux, presque capitonnés, ça l'étouffait. Un jour, elle en a même été malade. Elle a rendu le contenu de son déjeuner sur le comptoir devant une dame couverte d'une coûteuse fourrure qui a été éclaboussée. Elle se souvient de ce moment comme si c'était hier. Son renvoi avait été immédiat, elle avait même dû indemniser la dame pour le nettoyage de sa fourrure. Elle trouve ça injuste. Les odeurs l'écœuraient, qu'est-ce qu'elle en pouvait ?
– En gros, t'as pas eu de chance, conclut Fabienne qui se lève pour partir.
Elle n'a pas touché à sa tasse de café, elle a à peine effleuré l'anse déchiquetée.
– Ben tu t'en vas déjà ? Ça va, là, on discute gentiment. Ça me fait plaisir, tiens. Ça me fait oublier Bruce Willis… On va manger tes baisers, allez, rassieds-toi je te dis !
Sa mère a toujours eu le don de demander les choses gentiment. Elle a toujours su se montrer persuasive. Fabienne hésite à se rasseoir. La main de sa mère frappe gentiment la nappe pour l'inviter à reprendre place.
– En plus t'as pas bu une goutte de ton café, allez bois, je te dis.
La tasse de café ressemble à un gouffre, un trou immense et sombre. Il est là, juste sous les pieds de Fabienne. Qu'elle se rasseye ou qu'elle s'en aille, le gouffre la poursuit et souvent il aboutit à un coin des toilettes…
Le bleu du carrelage, le froid de la cuvette, l'odeur de la crasse, l'ampoule qui pend, et la mère qui hurle de l'autre côté armée de son couteau à beurre, qui menace de défoncer la porte si elle n'en sort pas rapidement. Fabienne a pris la menace très au sérieux, sa folle de mère est capable d'y aller à la hache, alors il vaut mieux qu'elle sorte. Quand elle ouvre la porte, elle l'attend adossée au mur. Elle a récupéré le beurre et l'a mis sur une tranche de pain. « Tu vas la manger, ce sera ta punition », lui ordonne sa mère. La petite hésite, elle n'en a pas envie, on peut la comprendre. Et puis cette scène lui a coupé l'appétit. « Assieds-toi et mange », continue d'ordonner la mère. Fabienne regarde la tartine recouverte d'une épaisse couche de beurre sale constellé d'éclats de porcelaine. « Mange, je te dis ! »
Fabienne se force à sourire à sa mère et se réinstalle. Elle attrape un baiser dans le sachet, vérifie qu'il est propre et l'engloutit sous le regard faussement attendri de la mère. En le mastiquant, elle se rappelle les grains de porcelaine qui craquaient sous la dent et qui faisaient mal. Après ça, elle avait tout vomi et sa bouche était en sang. Il lui arrive encore de ressentir cette nausée, et cette sensation désagréable lui revient chaque fois qu'elle voit une tartine ou un paquet de beurre. Les baisers remplis de crème ne font pas exception.
– T'as toujours aimé ça, la crème au beurre, toi, lui fait remarquer la mère la bouche pleine.
Fabienne sursaute sur sa chaise. Elle se fait violence pour avaler une seule gorgée du café qui a refroidi puis elle se lève lentement.
– Au revoir, maman. À la semaine prochaine…
Elle s'éloigne vers la porte et sa mère la retient une dernière fois.
– Ben alors, t'embrasses pas ta mère ? hurle-t-elle. – Non, pas aujourd'hui. Et j'ai toujours détesté la crème au beurre. J'aurais aimé que tu t'en souviennes…
Fabienne sort de l'appartement aussi doucement et silencieusement qu'elle y était entrée. Elle referme la porte avant que sa mère ait le temps de répliquer. Non pas aujourd'hui… se répète Fabienne. Elle a osé, elle n'en revient pas. À bout de souffle, elle s'adosse contre le chambranle et c'est comme si elle venait d'être délivrée du cabinet de toilette dans lequel elle croupissait. Elle vient de commettre un exploit, elle en est toute secouée. Mais il ne faut pas qu'elle s'attarde, elle doit redescendre au plus vite les 57 marches car elle est capable de faire demi-tour juste parce qu'elle s'en veut d'avoir osé. Elle a contrarié à sa mère, c'est un véritable tour de force.
Une fois dehors, elle regarde la rue qui n'est plus la même. Tout semble avoir changé. Le soleil brille plus fort, l'air est plus léger et les gens sourient, comme cet homme qui fume sa cigarette devant le bistrot et qui l'accoste gentiment en proposant de lui offrir un verre, juste comme ça, parce qu'il se sent de bonne humeur. Ce n'est pas dans ses habitudes, mais il vient de gratter un Presto et il a gagné 250 euros. Ça lui a donné envie d'offrir un verre à quelqu'un. Il a jeté son dévolu sur Fabienne qui passait par là et qui a un si joli sourire. Ce n'est pas non plus dans les habitudes de Fabienne d'accepter une telle invitation mais l'homme a une expression convaincante. Et puis cette légèreté soudaine qui l'envahit…
– D'accord, je suis partante pour une menthe à l'eau. Merci. En plus, j'ai chaud, j'ai couru dans les escaliers, je n'ai jamais descendu aussi vite… et puis j'ai un mauvais goût dans la bouche, j'ai bu un café qui avait un goût de beurre rance… – Vous essayez d'échapper à quelqu'un ? s'inquiète l'homme. – Oui. À un fantôme… J'ai de la chance, je crois que j'ai réussi à le semer. – Je suis content pour vous. – Et moi donc…
L'homme s'efface pour la laisser entrer dans le café. Ils s'installent dans le fond de la salle et Fabienne boit sa menthe à l'eau tandis qu'il sirote une trappiste. Ils parlent peu. Ils se contentent de regarder les gens entrer et sortir du bistrot.
Fabienne ne s'est jamais sentie à sa place dans ce genre d'endroit. Son père l'y emmenait pourtant très souvent lorsqu'il en avait la garde. Elle se souvient qu'elle devait rester assise devant une limonade sans trop bouger et sans jamais demander dis papa, quand est-ce qu'on rentre ?, sinon il l'enfermait dans la voiture pour ne plus l'entendre, et il ne faisait pas très chaud dans la voiture. Il lui faisait manger des chips ou des saucisses emballées dans du plastique quand elle avait faim. Son père, lui, paradait au comptoir en offrant des tournées générales et il frottait sans arrêt ses mains sales sur les fesses de la tenancière qui portait toujours des jupes trop courtes. Elle s'appelait Colette et elle devait se maquiller avec une louche tellement il y en avait partout sur sa figure. Fabienne connaissait trop bien ce genre d'endroit qui sentait toujours la vieille bière, l'urine de poivrot et le tabac froid. Mais ce bistrot ne ressemble en rien à celui de son enfance. Il sent le café fraîchement moulu et la bière brassée proprement. Colette n'est plus derrière le bar et son père n'est pas en train de raconter ses sempiternels bobards. Mais pourquoi tous ces gens qui ont disparu de sa vie depuis si longtemps continuent-ils de la hanter ? Elle décide de les oublier un instant et se tourne vers l'homme qui l'a invitée.
– Au fait, je m'appelle Fabienne. Bravo pour votre gain à la Loterie. – Merci, enfin j'ai un peu de chance. Et moi, je m'appelle Gérard. – Je suis contente que vous m'ayez invitée, j'ai un peu l'impression d'avoir aussi gagné à la Loterie. Merci Gérard. – Je suis moi-même très content que vous ayez accepté, répond-il.
Elle lui serre la main et se lève pour prendre congé.
– Vous partez déjà ? – Oui, désolée, j'ai un bus à prendre, je dois rentrer chez moi. Encore merci. – Ce fut un plaisir.
Elle reste un moment figée et un silence s'installe. Elle veut lui dire au revoir mais au lieu de ça, elle s'entend expliquer qu'elle vient toutes les semaines rendre visite à sa mère qui habite au-dessus du bistrot.
– Dois-je prendre ça comme une invitation pour la semaine prochaine ? – Non… je voulais juste dire que… – On se voit la semaine prochaine alors ? Même heure, même endroit ?
Fabienne ne sait pas quoi dire. Cet homme la trouble. Elle le trouve beau, élégant, intrigant. Ils se sont à peine parlé, elle aimerait en savoir plus sur lui. Mais est-ce bien raisonnable d'accepter cette invitation ? Elle n'est pas prévue à son programme. La police de l'Invisible ne va pas tarder à venir la menotter. Elle va désobéir et la sentence sera terrible. Sauf qu'elle se sent étrangement bien. Elle regarde Gérard, elle sait qu'elle peut avoir confiance en lui, elle le sent, aussi elle s'entend lui répondre : d'accord, à la semaine prochaine. Je serai là.
En passant près du comptoir, elle croit voir son père. Un type qui lui ressemble vaguement vient de s'installer sur un tabouret. Il boit du blanc, comme lui. Il porte un bleu de travail à peu près pareil et une casquette en velours côtelé, comme lui. Son père s'appelait René la Buse, surnom qu'on lui avait donné car il était non seulement ramoneur de cheminées, mais aussi et surtout parce qu'il se vantait sans arrêt de « ramoner » toutes les jolies femmes qu'il croisait. C'était un homme plein de poésie toujours prêt à dégainer sa buse au coin d'un comptoir si une belle fille avait l'audace de s'y accouder. Une fois, il avait même oublié Fabienne qui faisait des châteaux de cartes pour passer le temps. Son père avait draguouillé une blondasse toute la soirée et il était parti avec elle sans se soucier de sa fille. Colette l'avait couchée sur la banquette du fond et l'avait recouverte d'un plaid à carreaux qui sentait le vieux chien en attendant qu'il revienne la chercher. Il n'était revenu que le lendemain. Mais comme son copain Julot était là et qu'il y avait tellement longtemps qu'il ne l'avait pas revu, il voulut rester encore un peu. Et, verre après verre, tournée après tournée, les deux amis qui passèrent toute la soirée dans de lointains souvenirs communs en vinrent aux mains lorsque l'un des deux rappela à l'autre qu'ils n'étaient pas si amis que ça finalement. Une obscure histoire de tricherie aux cartes venait d'être remise sur le tapis. René la Buse, sentant son honneur mis à mal, envoya son poing sur le menton de Julot qui chancela et atterrit sur le juke-box, faisant sauter le disque qui passait à ce moment-là. C'était un 45 tours du groupe Abba, Fabienne s'en souvient parfaitement. Gimme Gimm… entendit-on tourner en boucle pendant un bon quart d'heure. Le temps qu'il fallait pour que tout le monde s'en mêle, que la situation tourne en eau de boudin, que Fabienne s'enfuie à nouveau dans les toilettes et s'y enferme afin d'échapper à la bagarre générale qui était en train de saccager le bistrot de Colette. Depuis lors, ce vieux gimmick était devenu comme une tartine de beurre. C'était une musique remplie d'éclats de porcelaine.
Fabienne pense encore à tout ça en sortant du café. Ces mauvais souvenirs la hanteront encore et ils empesteront toujours les toilettes, mais ils ne sont plus douloureux. La souffrance s'est estompée. Elle se sent soulagée. Elle a osé envoyer balader sa mère et c'est comme si un caillou venait d'être éjecté de sa chaussure. Elle vient aussi de penser à René la Buse sans ressentir l'oubli et l'abandon qu'il lui faisait subir, le pincement au cœur a disparu. De toute façon, René la Buse est mort et enterré depuis longtemps, Colette a disparu et sa mère… peut-être qu'elle montera les trois étages pour aller lui dire bonjour la semaine prochaine ou alors peut-être pas.
Elle se retourne une dernière fois avant de sortir. Gérard la regarde s'éloigner, il lui envoie un clin d'œil. Elle lui répond d'un petit signe de la main. Elle sourit, elle va bien.
* Carolo : de Charleroi
|