– Non !
Les quatre malfrats avaient pourtant posé la question rituelle avec l’affabilité d’une geisha en début de formation. « La bourse ou la vie » s’était même transformé en un galimatias emprunté aux lépreux présentant leur écuelle.
Le décor était planté. Puissamment. Qu’un corbeau soit posé sur l’épaule du guerrier était un hasard, mais participait pleinement à l’inquiétude générale. L’immense flamberge qui dépassait de son épaule gauche en était, en revanche, un élément raisonné et essentiel. L’épée ne brillait pas. N’était même pas terne. Cette monstruosité n’appartenait pas à ce monde et cette impression devenait certitude quand on la regardait directement. Presque indiscernable, ombre périphérique, elle ne s’offrait à voir qu’en tremblements impurs. L’interminable pèlerine de cuir paraissait incroyablement fine et usée. Pourtant le vent de ce jour de violence échouait ne serait-ce qu’à la faire frémir. La bise hurlait aux oreilles des renégats qui lui faisaient face, mais ni les cheveux filasse, ni ce manteau improbable, ne semblaient s’en soucier. Des bottes de peau et de métal, c’est tout ce que la pèlerine autorisait à voir. Les bras restaient encalminés. Et de cet assortiment immobile les épaulières annonçaient certainement la forme la plus incompréhensible. On imaginait des épaulières, mais les protubérances qui encadraient la tête étaient bien trop volumineuses. Certains des malfrats présents avaient osé lever les yeux. Et leur regard s’était arrêté sur… une corruption hégémonique. Une abomination. Cet œil. Là. Impavide. L’autre était tapi dans l’ombre de ses cheveux. Lin, étoupe et lichen tout à la fois ; arrachés à des landes millénaires et tissés par un destin aux heures facétieuses. Cet œil… Promettait une mort sale et douloureuse. Le rictus de la bouche s’associait à cet augure funeste. Le teint parcheminé. Les blessures anciennes et mal recousues. La mâchoire proéminente, mastiquant dans une scansion lente l’infime espoir de survie des quatre bandits. Tout rappelait à ce minable quatuor qu’ils avaient eu une enfance. Même affamée, même au plus profond des égouts de la capitale… une enfance. Une période généralement qualifiée d’heureuse et insouciante, pourtant cet œil imposait la réminiscence des gros bras sadiques qui, à cette époque, les avaient laissés pour morts. Gémissantes petites choses sanglantes, maigres et misérables. Devant cet homme, les fripouilles se sentirent à nouveau isolées, galopins et la morve au nez. Cet œil était le rappel implacable de leur faiblesse la plus extrême. Incapables de supplier, ils lâchèrent leurs armes. Bric-à-brac de casse-têtes, d’arcs bricolés et de marteaux de forge. Le plus costaud s’évanouit. Purement et simplement. Le second sortit un canif et se trancha la carotide d’un geste mécanique. Le plus jeune avait visiblement perdu la raison et chantonnait tristement, tous les fluides de son corps en sauve-qui-peut. Restait un maigrichon, un teigneux, dont les capacités de raisonnement étaient si ténues qu’elles le mettaient définitivement à l’abri de toute stratégie de fuite. Immobile. Jusqu’à ce que l’homme ouvre sa cape et la rabatte dans son dos. Le corbeau s’enfuit. Le simplet hurla de terreur, les yeux défunts, et fit ce qu’on pouvait attendre d’un esprit aussi obtus : il chargea.
L’air chanta à de multiples reprises et le gringalet inconscient termina sa vie en autant de morceaux. Le sang grésilla sur l’épée. La lame fut nettoyée de toute salissure, presque instantanément, et se retrouva dans le dos de l’épéiste avant même que les déchets sanglants n’aient touché le sol.
– Mazette ! Comment t’as fait ça ?
La voix provenait d’une tête minuscule et rabougrie, partie prenante de l’épaule droite du bretteur. Appelons « Dextre » cette tête. S’adressant au visage principal, celui de taille normale et placé au centre, Dextre tentait de lever les yeux mais son cou atrophié le limitait dans ses mouvements. L’œil droit restait collé à l’aile du nez alors que l’œil gauche cherchait désespérément à se fixer. Prunelles en biais et strabismes alternaient à une telle vitesse qu’il ne restait qu’une impression de folie absolue dans ce regard absurde. Une électrocution continue. Un tic démoniaque. L’homme, enfin sa partie centrale, ne cherchait pas à regarder son intra-locuteur. Il semblait abasourdi par la dernière page de sa biographie :
– Ben, ch’ais pas en fait, dit-il d’une voix curieusement juvénile. Le type s’est approché. Et… c’est la première fois ! D’habitude ils se barrent, se suicident dès que j’ouvre la cape, mais lui… lui… Il a… Alors j’ai sorti l’épée, je l’ai remuée dans tous les sens. Elle brûle, tu sais, et je l’ai remise en place dès que j’ai pu. Regarde mes mains ! – Oui, je sais ! Je te rappelle, Maître supposé de ce corps, que nous partageons le même organisme et que tes mains sont tout autant les MIENNES ! Si tu pouvais dire à l’autre abruti de se réveiller et d’envoyer un truc de soin ? – Tu veux dire un sort de soin ? – Je ne crois pas en la magie.
La sentence tomba, gravée à l’acide sur une stèle de marbre.
– Je sais, je sais. Tu es athée, rationnel et… – … anticlérical. Oui, parfaitement. – Alors t’expliques comment… – J’explique ! Point. Tout trouve sujet et complément. Épousés par le bon verbe. Aujourd’hui ou demain. Par moi, parfois par un autre. Mais l’explication existe, scientifique et raisonnée. Maintenant, ça suffit, réveille ce charlatan et dépêche-toi gamin, J’AI-MAL !
La partie centrale obtempéra :
– Grand Maître ! – Et en plus il veut qu’on l’appelle « Grand Maître » ! Partager ce corps avec ce malade c’est un sort que je ne souhaite à personne ! Et surtout pas à moi-même !
Une touffe de cheveux hirsute s’éveilla sur l’épaule gauche. Allez, va pour « Senestre ».
– Mmmhh… ? – Ô Grand Maître, s’il te plaît, aide-nous. Une fois de plus nous avons besoin de ton savoir intomm… indomm… – In-CO-mmen-su-ra-ble ! Combien de fois… EH ! C’est quoi cette douleur dans les mains ?
La tête sur l’épaule gauche, contrairement à celle de l’épaule droite, affectait une négligence que d’aucuns auraient aisément qualifiée de « crasseuse ». Autant Dextre apparaissait comme le parangon du dandysme, du maniérisme extrémiste et n’aurait pas dépareillé sur un prospectus pour le collège d’Eton, autant l’épaule opposée accueillait un étudiant en sociologie, première année, deuxième semestre.
– C’est ta connerie qui est incommensurable ! intervint l’épaule droite.
La dispute aurait pu durer, mais la douleur était généreusement partagée. Senestre siffla quelque chose comme : « Unbisou surl’ Bobo ! » et la régénération de la main fut quasi instantanée. La chicane trouva alors une nouvelle respiration :
– Voilà ! C’est fait ! Eh ! Rappelle-moi, l’épaule droite, tu sers à quoi ? – Je suis le cerveau de ce corps. Le gamin est… ben c’est un gamin, et toi… toi tu n’es qu’un bonimenteur mythomane ! – Pléonasme ! – Imposteur ! – Ratiocineur ! – Parasite ! – Écornifleur !
– Fermez-la tous les deux…Vous sentez ? Il fait froid tout à coup. C’est Idylle, elle arrive.
Effectivement la température était en train de chuter et une splendide créature émergea de ce que les boutonneux, fans d’heroïc-fantasy, appellent un portail. Un immense ovale, doré, scintillant et vrombissant. La jeune déesse avait des yeux pers, plus violets que bleus et un sourire qui n’offrait qu’une alternative : en tomber amoureux ou la dénoncer pour concurrence déloyale à Aphrodite.
– ‘Lut Idylle ! Il est grave too much ton portail ! – ‘Lut Carmin. Il déchire sa race, hein, ça fait longtemps que t’es là ? – Boah, à peine dix minutes. J’ai déjà dézingué quatre voleurs. – Comme d’hab’ ? T’as fait « bouh ! » et ils sont tombés dans les pommes ? – Pour trois d’entre eux, oui, mais le truc de ouf c’est qu’il y en a un qui m’a attaqué ! – Ouah ! Et… ? – Je l’ai anéanti, qu’est-ce que tu crois ? – Mais, comment… Attends, c’est… Oh, crotte de fille, faut déjà que je file.
La demoiselle disparut.
– Oh-oh ! On dirait que ça va chauffer pour elle.
Une voix déchira le ciel :
– Ben, mon p’tit gars, tu ferais bien d’en faire autant ! Carmin, rapplique ! J’ai deux mots à te dire.
Un corbeau croassa, cherchant une épaule. Un brigand gazouillait une berceuse, mais le corbeau négligea cet ultime perchoir humain et préféra s’engouffrer dans l’orbite d’un crâne de chimère, abandonné au bord de la route par un héros surchargé.
* **
– Idylle ! JE T’INTERDIS d’y aller pendant tes heures de travail, ce qui veut dire du lever au coucher de mes besoins. – … – Idylle. Pff, vraiment ridicule ce prénom, et qui chausse bien tes origines ! Je ne m’y habituerai jamais. Je devrais t’appeler Buisson ou Courgette, tes pieds se rapprocheraient du sol. – … – IDYLLE ! Deux mesures de Duraluire ce n’est pas deux mesures et quelques ! – Mais j’ai… – Et la poussière qui est tombée de tes doigts, elle ne compte pas ? Deux mesures, c’est EXACTEMENT deux mesures ! Tu sais, pauvre luciole éteinte, ce qui s’est passé la dernière fois qu’une apprentie s’est trompée dans les proportions d’une liqueur pour les ulcères ? Non ? Évidemment ! Eh bien le client est mort. La liqueur a fait fondre le fond de son estomac. Les tripes sont parties en fumée et quand on l’a trouvé, la moitié de son ventre, liquéfiée, était sortie par son anus ! C’est ça, vomis un peu, ça t’évitera de t’empâter ! Tu crois que je ne vois pas descendre le niveau de la jarre à miel des adrets ?
* **
– Carmin ! Quel prénom d’abruti de la haute ! Je vais t’appeler Julius, comme le chien ! Au moins j’aurais l’espoir que, comme lui, tu pourrais faire des progrès. Lui au moins il me ramène des perdreaux ! Va me chercher une pince de douze puisque les perdreaux c’est trop pour toi ! – Oui, maître ! – Voilàà ! Merci… Au moins tu sais compter jusqu’à douze ! C’est bien ! Remarque c’est marqué dessus ! Maintenant tu n’as plus qu’à aller me chercher UNE PINCE ! Crétin, ça c’est une tourne-tenaille ! Et n’en profite pas pour piocher dans la jarre à olives ! Un jour je mettrai des crottes de lièvre à la place. Attends, je me demande… Moui, je l’ai déjà fait ça.
* **
– Idylle, je suis dans un bon jour. Tu vas me tracer l’heptagramme et appeler le démon de service. Et cette fois ne fais pas venir un gobelin ou un marche-crève ! – Est-ce que je peux me servir de mon… ? – Non, toujours pas, tu fais ça à l’ancienne, avec du papier et de l’encre ! Et si tu échoues ce sera à la craie sur le parquet !
La jeune Idylle se plaça devant le lutrin, posa ses lunettes sur son charmant petit nez et s’évertua à se rappeler dans quel ordre elle devait dessiner les angles rentrants sur le papier puis les angles non-euclidiens à tracer dans l’espace entre elle et le meuble. Elle savait le faire à l’école, il suffisait de… Le son ne fut pas perceptible, et ça c’était déjà mauvais signe, seule l’aspiration d’air indiqua qu’elle avait appelé un truc de l’espace. Oui, le vide entre les étoiles, quand on ouvre une porte, adore aspirer tout ce que la création lui a jusqu’alors refusé. Alors qu’instantanément Idylle commençait à manquer du nécessaire pour respirer, sa maîtresse fit des gestes à une vitesse qui aurait perturbé un colibri, prononça des paroles qui évoquaient le pinacle d’un accouplement de corbeaux et la porte se ferma dans un claquement. Normal pour une porte associée à un courant d’air. Un tentacule coupé s’agitait sur le plancher verni. Pour Idylle le plus grave des dangers était encore à venir. On racontait que sa maîtresse avait gagné deux procès pour harcèlement contre les apprenties qui l’avaient précédée. Manque de preuve ou parce que Magnolia (personne, dans la catégorie des actuellement vivants, ne s’était aventuré à se moquer de ce prénom) était la présidente du syndicat des ensorceleuses. La jeune apprentie possédait nombre de qualités, sinon elle ne serait pas arrivée jusque-là, et décida de perdre ce qui la reliait au danger immédiat : connaissance.
* **
– Carmin, j’ai une commande très importante à terminer pour demain en fin de matinée. Il nous faut assembler un golem d’airain. J’ai le cuivre et l’étain, et même l’or. Il manque huit onces d’argent des profondeurs. Invoque un nain des cavernes et paye-le avec deux onces d’adamantium.
Ledit Carmin, major de sa promotion, connaissait parfaitement la procédure. Ses mains s’envolèrent dans des arabesques délicates, l’air commença à se solidifier devant lui. D’iridescences en vibrations, de bulles d’antimatières en craquelures du réel, une porte se forma. Le nain devait être policé : il frappa avant d’entrer.
– Entrez, Maître nain, je vous en prie.
La voix de Carmin était assurée. Il fallait l’être avec ces seigneurs de la roublardise qu’étaient les commerçants du peuple d’en-dessous.
– Bonjour, jeune apprenti. Votre maître-forgeant est trop occupé pour me recevoir lui-même ? Tant mieux pour lui, cela veut dire que ses affaires sont florissantes… ou bien est-il dans une telle détresse financière qu’il veuille m’attendrir avec votre visage imberbe ? Dans les deux cas vous avez déjà gagné une oreille attentive pour votre transaction. Car il s’agit bien de cela, non ? – Maître nain, mon maître ne se dérange pas pour de si maigres échanges. Je ne veux qu’un peu de métal argenté, de celui, de basse qualité, qu’on trouve en abondance dans vos cavernes.
Le nain, harnaché d’une cuirasse flamboyante, faillit s’étrangler de rire.
– Jeune humain, on ne m’avait pas présenté les choses ainsi depuis… oh, depuis mes premiers poils de barbe ! C’est votre première transaction, non ? Vous savez très bien que notre argent est le meilleur de l’univers, le plus pur et le plus rare. Et maintenant vous allez vouloir m’échanger des saucisses contre mes lingots ?
Un rire caverneux et brûlant de certitude s’ensuivit. Il s’accordait à merveille au vermillon des joues de Carmin le bien nommé.
– Je… Je… Non, pas des saucisses, bien sûr. De l’adamantium… – Ah, non, pas d’adamantium ! On ne sait plus où le stocker. On revend tout ça au prix du fer !
Carmin vit que le nain ne plaisantait pas.
– Mais… Je n’ai que… – Pas de problème, mon petit (mon petit ?). Je suis ouvert à toutes les propositions.
S’ensuivit une litanie de :
– Et du… – Non ! – Et de la… – Non ! – Ou… – Non plus !
À bout de souffle, de stock et d’espoir, Carmin le violacé, ongles rongés et larmes à l’œil, proposa naïvement :
– Alors, que voulez-vous ?
Il aurait été bien difficile de percevoir un sourire au milieu de la jungle amazonienne qui recouvrait le visage de son interlocuteur, pourtant le jeune apprenti crut déceler quelque chose de cet acabit et certainement du plus mauvais présage.
– Et si…
* **
Idylle se réveilla au troisième seau d’eau. L’eau se révéla être un liquide, mais l’analogie s’arrêtait là. Ni l’odeur, ni les moirures alarmantes, ni la viscosité ne pouvaient s’apparenter, même d’un lointain cousinage, avec l’aqua simplex. Pendant plusieurs jours Idylle dut se couper les ongles toutes les heures. Le tentacule fut servi au repas durant une semaine. Pas mauvais au final ce rejeton cthulhuesque. La pauvre jeune fille ne pouvait être rétrogradée, elle était déjà au bas de l’échelle alimentaire du monde de la sorcellerie. Elle ne pouvait pas non plus être renvoyée : Magnolia se rappelait encore les ultimes remontrances du juge. Elle fut donc dévolue aux travaux que tous les Igor de Mary Shelley auraient refusés. Cosette, elle devint sous-Cosette, voire aspirante sous-Cosette. À force de renoncement et d’abnégation, au bout d’heures interminables, elle eut droit à laver le sol. Et même à utiliser ce qui restait au fond du seau pour se laver. Puis à recevoir un nom :
– Buisson !!!
(Là se place un « oui » qui irrésistiblement fait penser à « La petite maison dans la prairie ». Je ne sais pas pourquoi, en fait. Ah si ! Lorsque Nellie Oleson, en fin d’épisode, doit reconnaître qu’elle… Mais là je m’égare.)
– Courgette !
(« Oui », empli cette fois d’un immense espoir. Son patronyme venait de passer du végétal anonyme au végétal comestible. Enfin pour certains.)
– Va me chercher du fil au chinois chez la mercière.
Idylle resta bouche bée. Elle n’était pas sortie depuis dix-sept mois ! Ouvrir son sac de voyage fut un délice. Brosse à cheveux, maquillage, jeans slim. Elle prit l’ascenseur comme Gandhi avait quitté son costume trois pièces et revêtu son dhoti traditionnel. Son iPhone était chargé.
* **
Idylle et Carmin se retrouvèrent au Mac Do de la Défense. Carmin mit en œuvre un sort de conversation anodine qui fit croire aux tables voisines qu’ils entendaient une discussion entre deux étudiants d’une école de commerce prestigieuse. [Extrait : « J’ai été contactée par le DRH de SFR, je l’ai envoyé balader. Ils n’offraient que 70 kilo-euros, brut en plus. Il croyait quoi ? Que j’ai fait mes études à Mulhouse ? Et tu sais quoi ? La voiture de fonction c’était une C3 ! Non mais quoi ! Voilà, quoi ! »]
La réalité était toute différente :
– Quand Magnolia m’a contactée j’aurais dû l’envoyer balader ! C’est vrai que c’est la plus prestigieuse sur le marché, mais qu’est-ce qu’elle croit ? Que j’ai fait mes études de thaumaturgie à Mulhouse ? Elle me traite vraiment comme son familier. Et tu sais quoi ? Ma baguette c’est du coudrier ! Non mais quoi ! Voilà, quoi ! – Quand Horace m’a contacté j’aurais dû l’envoyer paître ! C’est vrai que c’est le plus coté sur le marché, mais qu’est-ce qu’il croit ? Que j’ai fait mes études de mécanique non-aristotélicienne à Mulhouse ? J’en ai soupé d’être moins bien traité que ses pantoufles. Et tu sais quoi ? Il limite mon accès au Magic-Net à quinze minutes par jour ! Non mais quoi ! Voilà, quoi ! – Tu parles, l’autre jour t’as eu le temps de tuer toute une troupe de bandits. Moi à peine arrivée… – Idylle ! – Oui ? – J’ai besoin de toi. Je t’en supplie !… – Oh-oh, toi t’as fait une connerie ! – Tu peux pas savoir ! J’ai fait un deal pourri avec un nain des cavernes et en plus il m’a fait les poches. – Ouah !… Raconte et pense à tous les détails.
Carmin fit apparaître la scène. Un sort de débutant leur permit d’en être les seuls spectateurs. On pouvait voir entre le Happy Meal et le Giant un tout petit Carmin écarlate et un nain des cavernes à peine plus minuscule en train de se donner l’accolade. Celui qui portait un immense marteau dans son dos avait clairement la main dans la poche gauche du jeune homme. Et il en sortait des petits blocs d’adamantium.
– Et ça ce n’est pas le pire ! Comme il ne voulait rien en échange de son minerai d’argent, j’ai fini par accepter de lui enseigner un sort. – Et ? – Oui, moi aussi ç’a été ma réaction. Un sort, un petit sort connu d’un apprenti, rien de négociable en fait. J’en suis à peine au niveau « apprenti sacrifiable ». J’aurais dû me douter de quelque chose… Mais j’étais terrorisé. J’ai signé le contrat. Prudent, c’est du moins ce que je pensais, j’ai lu les petites lignes en bas. Mais… il avait écrit le nom du sort avec des larmes… – … de méduse ?!! – Oui. (n.d.l.r : ce « oui » est désormais inscrit dans le Guinness des records, rubrique « subliminal ».) – Donc les mots se sont effacés à la lumière d’une bougie et ont été remplacés par… – Ben, à la place du sort d’« hypnose sur les volatiles », il y avait : « Révélation du Nom ». – QUOI ??? Mais PERSONNE ne connaît ce sort, c’est un mythe, c’est le dahu des magiciens ! – C’est ce que je lui ai dit, mais il m’a soutenu qu’Horace le connaissait ! – Admettons, admettons. Non. Déjà je n’y crois pas. Mais… admettons. Si ce nain apprenait ce sort, tous les magiciens, et je te rappelle qu’on en fait un peu partie, tous les magiciens sont fichus. « Je connais ton nom, tu es mon démon-mignon. » – Oui, je connais l’adage. Comme tout le monde. – Je récapitule : tu n’as pas ton argent des profondeurs, tu t’es fait chourrer ton adamantium et tu t’es engagé à voler à ton patron le pire sort de l’Histoire ! – C’est ça… Je pourrais utiliser l’enregistrement de la conversation et le montrer à Horace. – Tu pourrais, AUSSI, finir ta vie dans un bocal de saumure ! – … Je dois être de retour à 18 heures, ça urge. J’ai dit que j’allais faire enregistrer le contrat chez maître Delalande. Que tout allait bien. Que j’avais les lingots d’argent. Il me reste deux heures à vivre… – Mfff… – C’est quoi : « Mfff » ? C’est un mfff « t’es fichu ! » ou un mfff « j’ai une idée », parce que là j’ai besoin de clarté. – Juste un mfff « ce muffin est délicieux ». Mais j’ai aussi une idée. – Envoie !
* **
Asbjörn était en train d’informatiser sa collection de marteaux de guerre (taille, poids, origine, nombre de victimes classées par taille, poids et origine) lorsqu’il reçut ce courriel : « T’es qu’une gamine elfe, Asbjörn ! Je te défonce avec une main dans le dos quand je veux ! Si t’es un nain, viens immédiatement me rejoindre sur Magic-Net. Si tu ne viens pas tout de suite je dis à tout le monde que tu te laves tous les jours ! Mon pseudo : Dwarf Slayer. »
* **
Carmin avait ouvert une partie publique depuis la wifi du Mac Do. En moins de temps qu’il ne faut pour dire ses dernières prières, une foule de plusieurs centaines d’avatars s’était formée autour de son personnage. Ce n’est pas tous les jours qu’un nain accepte un défi sur le Net réservé aux initiés de la magie. Un groupe immense et bigarré encerclait les combattants. Chacun, pour l’occasion, avait revêtu ses plus beaux atours. Du moins ce qu’un adolescent blasé peut interpréter comme tel. L’un d’entre eux était si gigantesque qu’on ne voyait qu’un pied immense dont la jambe se perdait dans les nuages. Un autre, presque aussi monumental, était allongé sur le sol, la main sous le menton, mâchouillant d’un air détaché un mammouth angora bleu roi. Son petit effet était gâché par un tee-shirt Bob l’éponge. Mais, de fait, tous les yeux étaient rivés sur les deux combattants qui venaient de se matérialiser. Asbjörn, nain majestueux, manquait cruellement de l’ego surdimensionné que partageaient tous les autres participants au spectacle : il était habillé en nain majestueux. Carmin, pour sa part, connu de tous pour son apparence tricéphale, créa la surprise en apparaissant sous une forme très proche de la réalité. Cheveux en bataille, épaules voûtées et acné triomphante, il incarnait tout ce que ces ados voulaient occulter en participant à ces jeux virtuels. Il tenait, dans sa main gauche, un sachet de la FNAC.
Les discussions allèrent bon train. Dans une orthographe libertaire de nombreuses conversations s’affichèrent dans des phylactères aux formes gothiques. – Zi va, lé chelou Carmin, ifékoi ? – Il é mort. De toutes fasson les dwarf i sont imunisés contre la magie ! :((( – Même la magie du Net ? – Yep ! – Il est trop bôô kan même ! – Yep !
Asbjörn prit la parole :
– Je te reconnais, jeune humain. Tu es l’apprenti de maître Horace ! Ton défi ne serait-il pas motivé par notre petit arrangement de ce matin ?
Idylle apparut à cet instant précis. L’invisibilité étant interdite dans le Magic-Net, elle avait choisi l’apparence d’un petit ange posé sur l’épaule droite de Carmin. Une bonne conscience particulièrement sexy qui souffla sa réponse à l’oreille de Carmin :
– Euh… Cela n’a pas d’importance. Ou pas d’intérêt… Enfin, je veux dire, je ne suis pas venu pour ça. Je suis le Dwarf Slayer et je tue tous les nains. Voilà, c’est tout.
Carmin avait gardé la voix spectrale de son personnage habituel, ce qui détonnait totalement avec son aspect du moment. Ça, ajouté à sa tirade ridicule, l’assemblée ne put s’empêcher d’éclater de rire. Sauf le maître nain qui était vert de rage. Ou plutôt vert-de-gris. Les nains verdissent sous la colère. Il s’avança sur Carmin, son marteau effroyable tenu à deux mains devant lui. Idylle chuchota quelques mots.
– Stop, vil rejeton de la race des couards !
Le nain en fut tellement abasourdi qu’il stoppa net.
– QUOI ? Comment oses-tu ?… Je vais… – Tu ne vas rien du tout, pauvre barbu asexué ! Tu ne connais visiblement pas les règles du Magic-Net, et cela ne m’étonne pas de la part d’un dwarfinet imberbe ! – QUOI ? Imberbe ? Je… Je vais te…
Asbjörn était dans un tel état de rage qu’il en tremblait. Un seul des qualificatifs employés par Carmin aurait suffit à déclencher une guerre chtonienne de plusieurs siècles !
– C’est MOI qui choisis le mode de combat, renchérit le jeune humain. C’est moi parce que… Enfin c’est moi, c’est comme ça. Si tu n’acceptes pas tu seras déclaré forfait, instantanément.
Le maître guerrier, qui avait conduit des bataillons entiers sous les montagnes du monde entier et se vantait de plus de cicatrices viriles que tout son clan réuni, s’arrêta net.
– C’est comme tu choisiras, petit homme. Je te vaincrai avec toutes les armes connues, à mains nues et même enterré jusqu’à la taille. Les yeux fermés, du foin dans les oreilles, un bras lié si c’est ce que tu veux. – Rien de tout cela, abomination souterraine ! – Arrête de dire ces horreurs, sinon… – Sinon rien du tout. Ici c’est la liberté absolue. Liberté de parole comme pour tout le reste. Seul importe le résultat des combats. C’est ça qui apporte des points d’expérience et te fait monter de niveau.
Un message apparut dans la foule : – Keskidi ? – Il dit que si tu kill, tu up en XP et en level. Et pas de modo sur Magic-Net. – A ! yep ! Of course.
– Peu importe. Si je gagne, ajouta le minuscule Carmin, tu me rends mon adamantium, tu me donnes les lingots d’argent et on déchire le contrat de ce matin. – Mais si c’est moi le gagnant, non seulement tu honores le contrat mais tu ajoutes le bourdon d’Horace. Mouarf, c’est vraiment un bon jour pour moi, crevette de surface. Bon, alors petit ver, quel est ton choix pour le combat ? – Le sumo. – Mais… c’est quoi ça ?…
Un cercle de doyoh se matérialisa et les combattants se retrouvèrent nus, seulement vêtus d’un mawashi. Carmin flottait largement dans sa bande de tissu, alors qu’Asbjörn arborait la tenue traditionnelle de la cuisse de dinde farcie. Sa panse dépassant largement, il aurait paru complètement dévêtu hors ses masses de poils qui laissaient entrevoir juste assez de peau pour rappeler qu’il ne faisait pas partie de la famille des ursidés. Ou que le cousinage restait éloigné. Insulté, entouré uniquement d’humains, le nain suait de plus en plus. Ce qui est extrêmement rare pour un spécimen de sa race, habituée aux fortes chaleurs des souterrains. Après une brève explication des règles, Asbjörn se jeta sur Carmin. Dans les conventions très strictes du sumo, les combattants ne peuvent saisir leur adversaire que par son mawashi. Tous deux rencontrèrent alors une difficulté inattendue : Carmin étant très frêle, sa ceinture était minuscule et les doigts du nain particulièrement inadaptés à la manœuvre ; celle d’Asbjörn était perdue au milieu d’une masse de graisse et de poils très abondants. Le combat se résuma donc à la recherche infructueuse du morceau de tissu. Chacun examinant l’autre, le scrutant plus que le touchant. Parfois une main s’aventurait avec dégoût, sans oser aller plus loin de peur de toucher une partie de l’anatomie dont chacun se refusait à reconnaître l’existence chez son adversaire. Tout à coup, avec une rapidité surprenante, Carmin sortit quelque chose de son sachet, ce sac plastique qu’il tenait encore à la main, et fourra ce quelque chose dans le mawashi du nain. Tous deux hurlèrent. L’un de surprise, l’autre de répulsion. Et s’éloignèrent l’un de l’autre. Asbjörn tomba évanoui.
* **
– Carmin ! – Oui, maître ? – Tu as mon argent ? – Oui maître. – … Il a accepté le paiement ? – Oui maître. – … – Et il a même refusé d’être payé. Il a dit que c’était un tel honneur de faire affaire avec vous que… – Carmin. – Oui, maître. – Lève les yeux et regarde-moi. Ne bouge plus. Fermissio démalante ! Mmm. Mmmhh… Oh… ça alors ! Et tu lui as mis un poireau dans…. – … – Va me chercher deux verres et la bouteille de Scotch, celle que tu n’as pas trouvée dans l’oculus de l’Antarctique. On va en avoir sacrément besoin !
* **
– Idylle ! – Oui, maîtresse. – Horace, ce vieux cinglé, vient de m’appeler et m’a tout raconté. – … – Alors comme ça tu savais… ? – J’ai lu ça dans une note de bas de page du Liber Potagiorum. – Tu n’es peut-être pas aussi stupide que tu en as l’air, en définitive… – … Maîtresse ? – Oui, ma douce apprentie ? – Oh ! Je… Je…. Non, rien. Je voudrais juste savoir pourquoi les nains s’évanouissent quand leur sueur entre en contact avec un poireau ? – Ça tu ne le sauras qu’au niveau 52. En attendant tu es rétrogradée au grade de paillasson. – Mais, j’ai pourtant… – Ce que tu ne sais pas, stupide carpette dont la bêtise vient tangentiellement d’effleurer l’infini, c’est que l’association « sueur de nain-poireau » engendre un second effet. Et qui est bien loin d’être secondaire… Après l’évanouissement, la victime ne vit plus que pour la vengeance. Celle-ci s’étend pathologiquement à toutes les personnes vivantes, ou pas, qui appartiennent à l’entourage du responsable : toute sa famille doit être détruite, ses amis, ses confrères, ses collègues, employés, supérieurs et inférieurs, ses animaux, les tombes de tous ses ancêtres. Tout doit être dévasté, massacré, anéanti. Son obsession s’étend même au mobilier, à ses lieux de vie, sa mémoire, son compte en banque et ses plantes vertes. Nous sommes en guerre totale, pauvre imbécile ! Maintenant c’est lui ou nous. – Mon grand-père ne va pas apprécier. Il était objecteur de conscience pendant la guerre d’Algérie. – … À moins que… – Oui ?… [Prix spécial du jury dans la catégorie espoir.] – Il faut lui faire oublier sa vendetta. Lui offrir une perspective plus forte, tellement forte, tellement puissante, que la vengeance en deviendra secondaire. C’est une question d’isomorphisme thaumaturgique. Évidemment. – Évidemment… Et… c’est quoi votre idée ?
* **
– Tu prends un café, Idylle ? – Oui, j’y ajouterai ma nouvelle poudre. Import spécial des Leprechauns : trèfles à quatre feuilles et paillettes d’or. Sublime ! – On voit que tu as regagné du galon. T’as les moyens maintenant !
La jeune fille se trémoussa de fierté et en profita pour arborer son nouveau pass.
– Elle t’a accordé le niveau 3, directement ? Ouah ! – La classe, non ? Tout ça parce que j’ai eu une meilleure idée qu’elle ! Elle voulait que je me marie à Asbjörn. Seule façon, d’après elle, de le calmer. Epic fail assuré ! Mais la vieille carne ne connaît pas l’attrait du Magic-Net. J’ai contacté le nain et je lui ai lancé un défi. Il a immédiatement décliné mon offre et proposé de tout oublier ! Une histoire d’isomorphisme, un truc comme ça. En tout cas j’ai senti que sa défaite sur le Net l’avait sacrément amoché ! – Trop forte ! Epic win ma belle ! – Et toi ? – Moi ? Je… Regarde ! – Quoi ? Niveau 5, mais… – J’ai filé mon avatar tricéphale à Asbjörn. Pas grave, de toutes les façons je n’en pouvais plus des disputes incessantes des deux autres têtes. Le nain a sauté sur l’occasion. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi enthousiaste. J’ai cru qu’il allait m’embrasser ! – Qu’il aille donc se frotter au Magic-Net. S’il croit que ce n’est qu’un banal jeu vidéo…
* **
– Non !
Les sept malfrats avaient pourtant posé la question rituelle avec la délicatesse d’une princesse victorienne à l’heure du thé.
Un sourire macabre, encadré par une barbe hirsute et centenaire, défigura la tête centrale.
|