Blanc le potager, le prunier planté dans l’allée, le portillon qui donne sur la rue. Blanche aussi la cabane où l’oncle Joseph range ses outils, la niche de Diane, sa chienne de chasse et même la tasse de porcelaine que Ninette tient bien serrée entre ses petites mains. La chaise de paille où est assise la petite fille, la toile cirée de la table où elle prend son petit-déjeuner, le lit de bois foncé où elle dort, paraissent sombres en comparaison. La cuisine est l’unique pièce chauffée de la maison. Les trois chambres de l’arrière sont glaciales. La mère a beau bassiner les lits chaque soir, les draps demeurent rêches et glacés. C’est sans doute pour cela que la grand-mère se plaint de rhumatismes. Les hivers sont rudes dans la Loire, mais celui-ci — le quatrième de la guerre — bat tous les records. La veille, on a enregistré moins vingt-cinq degrés dans le Pilat et moins dix-huit sur la place du Creux : un record pour un vingt-quatre décembre ! Il a neigé toute la nuit. Engourdie par la bonne chaleur du poêle en fonte que la mère bourre de petit-bois, Ninette se concentre sur son lait fumant. Entre deux gorgées, elle lève les yeux vers la fenêtre. Le gris des façades, le noir des arbres, l’herbe roussie par la gelée : tout le paysage s’est fondu dans une blancheur opaque et uniforme. Disparus, les repères. Effacés, les contours. La veille, le brouillard et le verglas ont découragé les deux femmes de la maison de se rendre à la messe de minuit.
— Pas question de se casser une jambe ou un bras quand on a une fille veuve, une petite-fille de huit ans et deux fils au Front, a dit la grand-mère.
Et la mère d’approuver :
— Le Joseph et le Pierre ne nous en voudront pas. On peut prier chez soi de la même façon qu’à l’église.
Et ils en ont bien besoin, de leurs prières, leurs frères et fils, depuis le temps qu’ils combattent sur la Somme. Elles ne les ont vus qu’une fois en trois années. Au point que l’enfant Ninette en garde une image assez floue. Si elle n’en avait pas constamment entendu parler, elle aurait oublié que le menton de l’oncle Joseph piquait lorsqu’il l’embrassait et que celui de l’oncle Pierre était au contraire frais et doux comme un pétale de fleur. Le premier lui témoignait une tendresse un peu bourrue tandis que le second la prenait volontiers sur ses genoux pour lui raconter des histoires. Les deux garçons ont remplacé le père que Ninette n’a jamais connu.
— Qu’as-tu encore à lambiner ? fait une voix grondeuse.
La grand-mère a surgi derrière elle, déjà habillée et coiffée. Le chignon haut dressé sur sa tête, le châle couvrant ses épaules et le tablier autour de sa taille semblent d’autant plus noirs qu’au-dehors, tout est blancheur. Depuis la succession de malheurs qui ont frappé la famille, Eulalie Bodin et sa fille Marie-Louise n’ont plus quitté le deuil. « Le noir, c’est beau, mais un peu triste, pense Ninette. J’aimerais voir maman en couleur : un joli gris tourterelle, par exemple ou un mauve du même ton que le lilas du jardin. Pour la grand-mère, peu importe la façon dont elle est vêtue. Elle est vieille. À son âge, on ne porte pas de toilettes claires et pimpantes. »
— Il n’y a pas école, tu sais bien, a-t-elle répondu à Eulalie. Et aujourd’hui, c’est Noël.
Pour une fois, son aïeule ne l’a pas bousculée. Elle a simplement soupiré :
— Oui. Un drôle de Noël ! Raison de plus pour ne pas traîner. Tu devrais remercier Dieu d’avoir du lait dans ta tasse et un bon feu. Nos soldats n’en ont pas autant. — Je prie pour eux tous les jours comme on me l’a appris au catéchisme, dit Ninette. — À la bonne heure ! Allons, secoue-toi un peu. Qu’attends-tu ? Pas un cadeau, j’espère. Les étrennes, c’est bon pour les gosses de riches. — J’attends maman. Où est-elle ? — Chez le Nicaise. Il n’y a presque plus de bois. Quand je lui ai dit qu’elle était folle de sortir par ce temps, elle m’a envoyé promener : « Au moment de son départ, Joseph m’a fait promettre que nous ne manquerions jamais ni de pain, ni de feu. Je tiendrai ma parole. »
Ninette a cru apercevoir des larmes au bord des paupières d’Eulalie. L’oncle Joseph, si sérieux, si responsable malgré ses vingt-six ans ! Beaucoup plus mûr que son aîné, le tendre, le fantasque Pierre. Où sont-ils en ce jour de Noël ? Dans le froid de leur tranchée ou à l’arrière, revigorés par du vin chaud ? Comment savoir puisque les lettres n’arrivent plus du Front ?
— Tu pleures ? demande-t-elle. — Non, bécasse. J’ai une poussière dans l’œil. Va vite te débarbouiller le museau, je ne te le répèterai pas deux fois. (Et elle ajoute sur un ton radouci : ) Tu peux mettre ta robe des dimanches. Ça fera plaisir à ta mère.
L’eau du broc est tellement froide que Ninette s’est contentée d’une toilette de chat. Elle a enfilé d’épais bas de laine, une chemise en finette, un jupon de nanzouk blanc et, par-dessus, la fameuse robe. Faite de soie naturelle et non de rayonne, comme il est d’usage, elle n’a pas été confectionnée à la maison. Elle vient d’un magasin de Lyon : une folie de Pierre pour le sixième anniversaire de sa nièce. La robe est maintenant trop étroite et trop courte, mais peu importe. Ainsi vêtue, Ninette se croit capable de rivaliser d’élégance avec les filles de commerçants ou de contremaîtres. À huit ans, on a la fierté qu’on peut. Sa mère ne reste-t-elle pas, en dépit de ses malheurs, la ravissante Marie-Louise dont les ouvriers de chez Gillet se disputaient les faveurs ? Plus d’un l’a recherchée avant son mariage et même après son veuvage, mais elle les a tous repoussés, enfermant en son cœur l’image d’un seul amour.
La jeune femme est entrée, un panier plein de bûches au bras et la chienne sur ses talons. Elle a claqué la porte au nez de la bise hivernale et, sans même prendre le temps de se déchausser et d’ôter sa pèlerine mouchetée de neige, elle s’est exclamée :
— Ce que tu es mignonne, ma Ninon ! Tu te fais grandette. Quand j’aurai un peu de temps, je t’arrangerai ta robe. Il suffira de rallonger l’ourlet et d’élargir le corsage. Plus tard, je t’en achèterai une autre encore plus belle, tu verras. — Tu es aussi bête que ton frère, a maugréé la grand-mère. Une fille d’ouvrier n’a pas à porter de la soie. Une robe de laine ou de toile, selon la saison, c’est bien suffisant. À la rigueur, un bombasin pour les fêtes carillonnées. Autrefois, on ne faisait pas tant de chichis et on ne s’en portait pas plus mal.
Ninette et Marie-Louise échangent un regard complice. Elles ont toutes les deux un teint si pâle que le froid ne le rosit même pas et des yeux semblables. Tantôt gris, tantôt verts, ils empruntent au ciel leur couleur changeante Aujourd’hui, c’est l’étain du ciel d’hiver qui s’y reflète.
— Enlève tes souliers, il y a une mare à tes pieds. Et pourquoi, au nom du Ciel, as-tu amené cette chienne ici ? se plaint Eulalie. Elle va inonder la cuisine. — Il fait si froid que je ne pouvais pas la laisser dehors, répond Marie-Louise. S’il le faut, je te le nettoierai, ton carrelage.
Elle effleure le dos de l’animal qui la remercie par de folles démonstrations. Ninette l’imite, bien que le poil de Diane, sale et mouillé, la dégoûte. La grand-mère insiste :
— Il faudrait nous débarrasser de cette bête. Elle coûte cher et ne sert à rien. Si Joseph ne revenait pas…
La mère s’est dressée, toute pâle et s’est écrié d’une voix vibrante d’indignation :
— Ne redis jamais ça ! Jamais, tu entends ! Joseph reviendra. Et Pierre aussi. — Ça, Dieu en décidera, soupire la grand-mère. — Il nous a déjà enlevé papa et Émile. Il ne serait pas si méchant !
Ninette admire la façon dont sa mère tient tête à Eulalie. Cette jeune femme d’apparence si frêle est en réalité faite d’acier : un acier si solide que rien ne peut l’entamer ; ni l’adversité ni la volonté d’autrui. Mais elle sait aussi être douce et tendre. Tandis que la grand-mère, provisoirement muselée, s’en va bouder dans son coin, Marie-Louise attire sa fille contre elle et lui caresse les cheveux.
— Ils sont tout emmêlés, ma Ninette. Viens que je te peigne.
Ninette n’a pas hérité de l’épaisse toison bouclée que sa mère s’obstine à tirer en arrière dans un chignon sans grâce. Ses cheveux fins fuient sous le peigne en corne et ne font que ce qu’ils veulent. Impossible de les domestiquer.
— Elle tient de l’Émile, dit Eulalie aigrement.
Combien de fois l’enfant n’a-t-elle pas entendu ce commentaire ? Plus tard, elle sera l’une des premières à sacrifier sa chevelure sur l’autel de la mode des années vingt, mais cela, elle l’ignore encore.
— Comment t’y es-tu prise pour le bois ? poursuit l’aïeule, décidément infatigable. C’est la fin du mois et nous avons épuisé nos tickets.
Marie-Louise a souri.
— Le Nicaise m’en a donné quand même. Il reste quelques pommes de terre et je garde le lait pour la petite qui est en pleine croissance. — Comme quoi, ça sert d’être belle fille ! Pour le reste, j’ai l’habitude de me priver.
Marie-Louise a réagi une fois de plus :
— Ne recommence pas ! As-tu manqué de quelque chose depuis que nous sommes rationnés ? — Non, admet à contrecœur Eulalie. — Alors, il n’y a plus rien à dire. Cet après-midi, je passerai voir la Marguerite qui est accouchée cette nuit d’un beau garçon. Quand on pense à son mari estropié… — Mieux vaut une jambe en moins qu’un coup de baïonnette en travers de la poitrine, a grommelé la grand-mère. — Maman, je t’en prie ! Pas devant Ninette.
Mais leur prise de bec n’intéresse guère la fillette, partie sur le rêve d’un poupon rose et dodu comme le Jésus de la crèche. Elle aimerait couvrir de baisers sa peau satinée, toucher ses membres tièdes, le chatouiller pour qu’il éclate de rire ! Si encore, au lieu de cajoler un baigneur en carton, elle berçait une vraie poupée avec un corps de chiffon et une tête en porcelaine, comme celle de Marie Prost. Elle n’est pas jalouse de Marie car, bien que son amie vienne d’un milieu plus aisé, les deux fillettes ont en commun le malheur d’être orphelines de père. Celui de Ninette est mort quand elle avait deux ans. Il a pris froid en travaillant à la couverture du Gier et le mal a bientôt dégénéré en pneumonie. Pendant que le père agonisait sur son lit, son fils de quatre ans succombait à une méningite foudroyante. On les a enterrés à une semaine d’intervalle.
Veuve à vingt-quatre ans, Marie-Louise est retournée vivre chez ses parents. Son père, contremaître à la teinturerie, était le seul parmi les ouvriers à disposer d’une maison individuelle prolongée par un jardinet. Après sa mort, le patron a permis aux autres membres de la famille de rester dans les lieux. Il est vrai qu’ils travaillaient tous pour lui : la mère, ses deux fils et bientôt, sa fille veuve. Entourée d’affection, Ninette a mené une existence heureuse jusqu’à la déclaration de guerre. Puis, les oncles sont partis, fous de joie de se battre pour la France. Après leur départ, la maison a paru bien vide. Plus de gaieté, plus de rires. Une mère soucieuse et une grand-mère que le malheur avait durcie. Au bout de plusieurs mois, l’oncle Joseph est revenu, puis ça a été au tour de l’oncle Pierre d’avoir une permission. Mais rien n’était pareil. Les deux garçons semblaient des fantômes avec leur maigreur, leur barbe et ce regard lointain que la bonne nourriture et les bons soins n’avaient pas réussi à leur faire perdre. Depuis leur départ, Ninette les a presque oubliés. Ils ont rapetissé au fond de sa mémoire, tout comme le souvenir de la portée de chiots mort-nés que Marie-Louise a enterrés au fond du jardin. Après le repas de Noël, composé de soupe aux choux et de matefaims, Ninette a demandé à sa mère si elle pouvait l’accompagner chez Marguerite.
— Pas question. C’est assez de ton père d’avoir attrapé la mort, a répondu Marie-Louise sur un ton qui n’admet pas de réplique.
Est-ce par esprit de contradiction qu’Eulalie s’est soudain rangée du côté de sa petite-fille ?
— Émile avait les poumons faibles, ce qui n’est pas le cas pour ta Ninette. Elle ne risque rien à traverser la rue, bien emmitouflée.
Tirée ainsi à hue et à dia, Marie-Louise a fini par céder. Dehors, la neige a recommencé à tomber à gros flocons mous qui s’écrasent sur les joues de Ninette et fondent presque aussitôt. L’enfant trébuche à cause de ses bottines trop petites. Heureusement, la nouvelle accouchée habite à deux pas. Marguerite et Auguste occupent tout l’étage d’une maison qu’on a divisée en trois logements. Le rez-de-chaussée est occupé moitié par la sœur d’Auguste, moitié par le marchand de bois, ce Nicaise qu’un bras infirme a empêché de partir au casse-pipe.
Pour accéder directement à la chambre de Marguerite, mère et fille ont emprunté l’escalier extérieur. On a placé des chiffons sous la porte pour arrêter les courants d’air. La jeune mère repose dans son lit d’angle, exténuée et heureuse. Le nouveau-né dort à ses côtés dans un berceau qui a servi à plusieurs générations. Pendant que Marie-Louise félicite la mère, Ninette s’est penchée sur le nourrisson. La première impression est décevante : comment câliner un poupon si bien emmailloté dans ses langes qu’il ressemble à une momie ?
— Tu le verras mieux tout à l’heure, quand Toinette lui donnera son bain, lui dit Marguerite pour la consoler. (Et, se tournant vers Marie-Louise : ) Comment vas-tu, ma belle ?
Marie-Louise a souri.
— C’est à toi qu’il faudrait le demander. — Oh ! Moi ! du moment que mon homme est à la maison… — Tu as de la chance. — Je sais, dit Marguerite, gênée. Quoique l’Auguste, y soit pas facile depuis qu’il traîne la patte. — Au moins, il est vivant. — Oui. Rien de tes frères ?
Marie-Louise fait « non » de la tête.
— Quelle misère ! s’exclame Marguerite. Des garçons si braves. Le Joseph me donnait toujours de ses légumes et le Pierre me rendait de menus services. Si jamais tu as besoin de quelque chose… — C’est gentil, mais nous n’avons besoin de rien.
Marguerite ferme les yeux. Épuisée par une nuit de lutte, elle semble ne plus aspirer qu’au sommeil. Ninette, qui la trouve plus intéressante que le bébé, la contemple, fascinée. Ses cheveux, habituellement relevés en chignon, dessinent comme une tache d’encre sur l’oreiller et son visage est blanc comme un cierge d’église. L’enfant s’attarderait volontiers à son chevet si sa mère ne lui tapotait doucement l’épaule.
— Allons voir Toinette et Auguste. Marguerite veut dormir.
La belle-sœur de Marguerite est venue assister la jeune femme jusqu’à ses relevailles. Elle a pris possession de la cuisine où flotte une bonne odeur de café frais.
— En veux-tu ? demande-t-elle à Marie-Louise. Ça tient chaud au corps. — Je ne voudrais pas vous en priver. On a déjà tant de mal à s’en procurer.
Cette réflexion a le don de mettre Auguste en joie. Il se donne de grandes claques sur les cuisses et son rire laisse voir ses gencives dénudées : une conséquence du scorbut qui sévit dans les tranchées.
— Bois-en autant que tu veux. En tant qu’invalide de guerre, j’ai droit à une double ration. C’est toujours ça que les Boches n’auront pas. Tu peux aussi prendre du lait pour la petite, puisque mon gars tète sa mère. — C’est un beau garçon, dit Marie-Louise. — Pour sûr. Le tien aussi était beau. Ah ! La vie ne fait pas de cadeaux aux gens comme nous !
Ninette remarque que sa mère n’a pas bronché. Elle n’évoque jamais devant sa fille le grand frère disparu et Ninette douterait de son existence s’il n’y avait les photos que lui a montrées sa grand-mère. Toinette a apporté une grande cafetière fumante et deux tasses blanches où sont peintes des fleurs dorées. Marie-Louise déguste son café à petites gorgées, l’esprit ailleurs. Ninette donnerait cher pour savoir à quoi elle pense. Au passé, peut-être ? Non. Ce n’est guère son genre, de s’apitoyer sur elle-même. Ce qui compte, c’est le présent : le présent et l’avenir. Rien d’autre.
Dédaignant le café, Auguste s’est levé et a tiré du buffet les petits verres et la carafe pleine à ras bord d’alcool de prune. Il a posé le tout sur la table :
— Il est temps de passer aux choses sérieuses. Un bon coup de gnôle pour fêter l’événement ! Trinquons à la victoire. Vive Pétain, vive Joffre et vive Clémenceau.
Poliment, mais fermement, Marie-Louise a décliné l’offre :
— Non, merci. Je ne bois pas. — Tu as tort. C’est de la bonne. Je l’ai faite en quatorze, juste avant le grand départ.
Il a vidé d’un coup trois verres d’eau-de-vie et s’en servirait un quatrième s’il ne sentait peser sur lui le regard désapprobateur de Marie-Louise.
— Hé ! Quoi ! bougonne-t-il. Ça réchauffe l’estomac. Tes frères eux-mêmes crachaient pas dessus. Bon, c’était seulement de temps en temps. Moi aussi, d’ailleurs, avant d’être obligé de tuer des hommes. Nom de Dieu de saloperie de guerre !
Il a enfoui sa tête dans ses mains et sanglote. Ninette en est toute décontenancée. Quoi ? Ça peut pleurer, un homme ? Peut-être que ses oncles dans leur tranchée…
— Ninette, on s’en va, dit soudain Marie-Louise. — Vous n’attendez pas le bain ? s’étonne Toinette. — Non. Ce que j’ai vu et entendu ici n’est pas pour les enfants.
Essuyant d’un revers de manche sa figure salie de larmes, Auguste lui lance :
— Ta gosse en verra bien d’autres si cette foutue guerre continue. Vous, les Bodin, avez toujours pété plus haut que votre cul ! Si tu crois faire de ta Ninette une mijaurée comme la demoiselle du patron, tu te fourres le doigt dans l’œil. — On y va, a répété Marie-Louise.
Elle est d’une pâleur extrême, mais aucun muscle de son visage n’a bougé. Ninette la trouve très belle, un peu comme la statue de la Sainte Vierge dans l’église d’Izieux.
— La Marguerite sera déçue, gémit Toinette. Emportez au moins des beignets ! Ils sont encore tout chauds.
Ninette lève sur sa mère un regard implorant, mais celle-ci répond avec une politesse glacée :
— Non, merci. Nous avons de quoi manger. — Mon frère ne pensait pas ce qu’il a dit. Il n’est pas mauvais. C’est sa boisson qui fait ça. Il a vu des choses terribles, là-bas. (Et elle ajoute à voix basse : ) Je prie pour que mon Marcel revienne, mais j’aimerais mieux le voir mort que dans cet état.
Le visage de Marie-Louise a conservé sa dureté de granit, mais c’est sur un ton radouci qu’elle demande.
— As-tu des nouvelles ?
Toinette farfouille nerveusement dans son corsage pour en extirper enfin une lettre chiffonnée à force d’être lue et relue.
— Je garde la dernière entre mon corset et ma chemise. Elle est vieille de deux mois. Écoute :
« Ma chère petite femme, j’en profite pour t’écrire parce que, pour le moment, c’est assez calme sur le Front. Il nous arrive même de rigoler entre camarades. Il y a même un jeunot de l’Isère qui joue de l’harmonica. Le bruit court que Joffre va être remplacé par Nivelle et ça serait grand dommage. Si seulement Clémenceau pouvait revenir… Avec lui, nous en aurions vite fini avec cette guerre. Je t’embrasse, ma petite femme. Je me porte bien, malgré toutes les cochonneries qu’on nous fait avaler et je ne souffre pas trop du froid grâce à tes bonnes chaussettes en laine mérinos. »
— Clémenceau est revenu, mais pas nos hommes, constate Marie-Louise. — Les ministres se foutent bien que les soldats crèvent. Eux et les Boches, c’est du pareil au même. — Chut ! fait Marie-Louise, montrant l’enfant. — Ah ! Oui ! J’oubliais. Prends quand même des gâteaux pour la petite. C’est de bon cœur.
Marie-Louise a cédé et Ninette peut emporter un petit paquet bien ficelé qu’elle balance à son bras comme un trophée. En chemin, elle questionne sa mère :
— Maman, c’est qui, les Boches ? — Un vilain mot pour désigner les Allemands. N’oublions pas qu’ils souffrent, tout comme nous. — Pourquoi ?
Marie-Louise a ralenti le pas :
— Parce que quelques-uns l’ont décidé.
« Des ogres, pense Ninette. Ou des sorcières. C’est à cause d’eux que les oncles sont si malheureux dans leur tranchée et Auguste aussi méchant. »
— Il a dit de vilains mots, Auguste, fait-elle remarquer. J’ai pas tout compris. — Tant mieux. N’y pense plus. En rentrant, je te promets une belle surprise.
Ninette s’est sentie brusquement pousser des ailes. Ainsi, elle l’aura, son cadeau de Noël, même avec du retard. Une poupée, comme celle de Marie Prost, voilà ce qu’elle aimerait. Mais ce qu’elle préfèrerait encore, c’est voir revenir les oncles.
— Marie-Louise Girard ?
Ninette sursaute. Qui sont ces trois ombres surgies du brouillard ? Des fantômes ? Non. Les fantômes ne parlent pas et aucune buée ne sort de leur bouche. Ils n’ont pas non plus de képis sur la tête, ni d’écharpe tricolore sur leur pardessus.
— C’est bien moi, monsieur le maire, a répondu Marie-Louise avec une admirable fermeté. — Nous nous rendions justement chez vous. Nous permettez-vous d’entrer ? Il fait un froid à ne pas laisser dehors un bon chrétien.
Toute sa joie envolée, Ninette s’accroche à la main de sa mère. Comment a-t-il dit, déjà, cet ivrogne d’Auguste ? Ah ! Oui ! La vie ne fait pas de cadeaux aux gens comme nous.
— Nous n’avons rien fait de mal, proteste-t-elle.
L’un des képis l’a enlevée dans ses bras comme une plume et emportée vers la maison. Comme elle se débat de toutes ses forces, il la dépose sur le carrelage de la cuisine.
— Pauvre petite, murmure-t-il. Ma gamine a juste son âge.
Ninette court se blottir dans le giron de sa mère qui lui prodigue des paroles apaisantes. Après avoir rassuré l’enfant, Marie-Louise fait face aux trois hommes. Ceux-ci se taisent, impressionnés par la dignité de cette ouvrière qui les fixe sans trembler, sans ciller. Le maire a pris son courage à deux mains :
— Tu me rappelles ton père, l’Antoine. Tu permets que je te tutoie, n’est-ce pas ? Je t’ai connue haute comme ta Ninette. L’Antoine, c’était quelqu’un. — Je le sais bien. Alors, venez-en au fait.
Le maire a baissé la tête.
— Il va falloir être courageuse, Marie-Louise, mais ça, je n’ai pas besoin de te le dire. Tu es si forte. Continue à l’être pour ta mère et ta fille. Ta mère, surtout. — Je le serai, monsieur le maire, répond sans hésitation la jeune femme.
Le mois dernier, on a dû arracher à Ninette une dent de lait qui refusait de tomber : « Tu as été très courageuse, mon enfant », l’a complimentée le dentiste. Une dent, ça repousse, mais une vie ? Le maire a déplié le papier qu’il avait extrait de sa poche et a lu :
- Bodin Joseph, soldat de première classe, mort pour la France. Bodin Pierre, caporal, mort pour la France.
Dans la cuisine, on n’entend plus que le sifflement du gaz et un drôle de petit bruit que Ninette n’identifie pas tout d’abord. Ça ressemble à un miaulement de chat ou un pleur de bébé, sauf qu’il n’y a jamais eu de chat à la maison et que le petit garçon de Marguerite est bien au chaud dans son berceau. Le regard de Ninette fait le tour de la pièce et s’arrête sur Eulalie. Pas de doute. C’est de la grand-mère que provient ce vagissement qui s’étire à l’infini et vous remue les sangs.
— Ne voulez-vous pas vous asseoir et boire quelque chose ? a demandé Marie-Louise, comme si de rien n’était. Je n’ai plus de café, mais peut-être que du thé… — Tu es bien brave de penser à ça dans un moment pareil. Non, ce qu’il nous faudrait, c’est un bon remontant. Ça m’aiderait à annoncer la mauvaise nouvelle à la Toinette Granjon. — Quoi ? Marcel aussi ? — Hé ! Oui ! Cette année, j’ai perdu plus d’administrés que je n’en ai gagné. Bon, je te laisse, maintenant. Prends bien soin de ta mère.
Les trois hommes sont repartis vers d’autres foyers, semant le deuil sur leur passage. D’autres gémissements ont fait écho aux lamentations d’Eulalie, vite étouffés par la neige et la nuit. La grand-mère a cessé de geindre. Maintenant, elle se balance d’avant en arrière sur sa chaise de paille, à la manière des fous de l’asile et la litanie qu’elle égrène interminablement évoque aussi la plainte de ces malheureux :
— Mon Joseph. Mon Pierre. Ils sont morts. Tués tous les deux, mes garçons. — Je vais te préparer une tisane, dit Marie-Louise, comme si elle n’avait pas entendu. Après, tu dormiras.
Elle caresse les cheveux de sa mère de la même façon qu’elle a, ce matin, flatté le dos de la chienne, mais Eulalie la repousse avec une surprenante énergie :
— Je n'en veux pas, de ton infusion ! Je ne veux pas dormir. Je veux mourir.
Marie-Louise l’a finalement convaincue d’aller se coucher. Ninette reste seule dans la cuisine. Pour tromper son ennui, elle regarde fondre la neige apportée par les bottes des gendarmes. D’abord solides, les cristaux se désagrègent avant de retourner à l’état liquide. « Pareil que les hommes, se dit l’enfant. Ils sont là et puis, ils ne sont plus là. »
Au bout d’un moment, Marie-Louise est revenue. Ses yeux sont secs et rien dans son comportement ne trahit un quelconque bouleversement. Il n’y a pas trace d’émotion dans sa voix lorsqu’elle demande :
— As-tu faim, ma Ninon ? Je vais te réchauffer le reste de soupe, mais avant, je veux te montrer quelque chose. — Mais… les oncles ? demande l’enfant.
Serrant très fort sa fille contre elle, Marie-Louise répond :
— Ils sont au ciel avec les anges. Nous, nous sommes sur Terre et aujourd’hui, c’est Noël.
Ninette l’avait oublié. Brusquement, sa joie lui revient. Intacte. Pouvoir jouir de l’instant sans arrière-pensée est un des privilèges de l’enfance :
— Allons dans ma chambre, dit Marie-Louise.
Ninette est ravie car elle n’a pas souvent l’occasion d’y entrer. La pièce, parfaitement en ordre, fleure bon la cire et la lavande. On n’y trouve aucun objet superflu. À côté de la couche étroite où dort Marie-Louise, il y a une commode à trois tiroirs. Pas de photo sur le dessus de marbre où trône une Sainte Vierge de plâtre. C’est une chambre de jeune fille, simple et nette.
— Regarde !
Marie-Louise a sorti du premier tiroir une barboteuse qu’elle agite devant les yeux émerveillés de l’enfant. Le piqué blanc a viré à l’ivoire, tout comme la dentelle qui orne les manches minuscules et la culotte bouffante, mais les points parfaitement alignés témoignent des heures passées à la confection du petit vêtement.
— Pour ta poupée !
Ninette a couru chercher son baigneur en carton qui, ainsi vêtu, n’a plus rien à envier à la poupée de Marie Prost.
— Comment as-tu fait ? demande-t-elle à sa mère.
Marie-Louise sourit :
— J’ai taillé dans ma robe de mariée !
Car, contrairement à la plupart des femmes de son milieu, Marie-Louise Bodin s’est mariée en blanc. C’est son père qui l’a voulu. Une folie. « Le blanc, c’est bon pour les riches, a objecté Eulalie. » « Ma fille aura ce qu’il y a de mieux, avait rétorqué Antoine. » Cette robe, Ninette ne l’a jamais vue. Elle ne la verra jamais puisque sa mère, après l’avoir conservée pendant des années dans un papier de soie, vient de couper dedans à grands coups de ciseaux.
— Plus tard, tu en auras une dix fois plus belle ! lui promet Marie-Louise. — C’est vrai ? interroge l’enfant, incrédule. — Je te le promets. La guerre ne durera pas toujours. À la vitesse où tu grandis, tu travailleras bientôt avec moi, à la Soie. Plus tard, tu te marieras et tu seras heureuse. Très heureuse. — Comme toi ?
En guise de réponse, Marie-Louise a souri : un sourire triste et tendre à la fois. Passant un bras autour de la taille de sa fille, elle l’entraîne dans une valse échevelée et plus rien n’existe alors que le joyeux tourbillon de leurs jupes noires et de leurs jupons blancs.
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