Barcelone, le 28 mars 1886
Moi, Antonio Gaudi i Cornet, me voici au pied du mur. Le comble pour un architecte ! Trois ans que je travaille à ce projet. Trois ans de casse-tête, de concertation et parfois d’empoignades avec mon ami Eusebi Güell, le commanditaire de ce palais, de compromis avec Agusti Massip, mon maître d’œuvre. Et parce que le terrain se révèle moins solide que prévu, il me faudrait revoir mes plans, recommencer mes calculs, renoncer à ceci, reconsidérer cela : bref, tout chambouler ! Jamais de la vie. Je l’ai redit encore hier à Agusti Massip. S’il faut consolider les colonnes du sous-sol, on les consolidera, mais pas question de prendre autre chose que la brique. Je la juge suffisante pour supporter le poids de la maison et rien ne me fera changer d’avis. Au diable ce fâcheux ! De quoi se mêle-t-il ? En tant qu’artisan, il n’a pas voix au chapitre. C’est moi qui décide et moi seul. Avec l’aval du propriétaire des lieux, bien sûr. Mais nous tombons presque toujours d’accord Eusebi et moi.
Comment l’architecte débutant, le rejeton du chaudronnier de Reus, s’est-il lié à un industriel du textile, allié en outre à la haute noblesse ? C’est une longue histoire. Enfin, pas si longue puisque j’entre seulement dans ma trente-quatrième année. De ma province natale de Tarragone à Barcelone, j’ai déjà derrière moi un beau parcours. Imaginez : le benjamin de cinq garçons, quatre lascars ne rêvant que plaies et bosses et un cinquième plus réservé, plus contemplatif, curieux de la nature et de ses mystères. Les plantes et les arbres surtout suscitaient en moi des questions du type : pourquoi l’élément végétal s’élance-t-il vers le ciel avec cette vigueur ? Question à laquelle les frères Pies chez qui mon père, voyant mes dispositions pour l’étude, m’avaient fait entrer, répondaient invariablement par :
- C’est pour se rapprocher de Dieu, mon enfant. C’est lui le créateur de ces merveilles et de toutes choses sur terre.
Je n’étais qu’à moitié convaincu. Au lieu d’aller à la messe, je m’évadais dans la campagne pour dessiner pêle-mêle des fleurs, des champignons, des oiseaux. Je reproduisais les formes que je voyais. Déjà ! Au vu de mes talents, mon père décida que je ferais des études d’architecture. Il vendit ses terres pour s’installer à Barcelone. Changement de vie complet. En même temps que Ruskin et Violet le Duc, je découvris la grande ville : ses beautés et ses tentations. Je m’y égratignai le cœur. Blessure vite guérie. Ma route était une ligne droite dont je ne devais pas dévier.
Une fois mon diplôme obtenu, on a commencé à me confier des projets, mais c’est l’édification de la Casa Vicens qui m’a donné pour la première fois le moyen de m’exprimer. Au lieu de respecter à la lettre le style Mudéjar en vogue à l’époque, j’ai choisi de mêler la brique, ce matériau vulgaire, aux azulejos, ce qui ne s’était jamais vu. Depuis, mon art a encore évolué. Sur mes façades, j’ai mélangé le Mauresque, le Baroque et le Gothique et j’ai mis des azulejos partout, mais aussi du fer que mon père m’a appris à travailler. J’en ornerai les portes du palais de la rue Nou de la Rambla. Sans oublier les charpentes. Eusebi Güell sera d’accord, comme toujours. Il ne peut rien me refuser. Il sait bien que mes créations le rendront célèbre dans toute l’Espagne et même au-delà. En conséquence de quoi, j’obtiendrai d’autres chantiers. Celui auquel je travaille parallèlement à l’édification du palais Guëll, la « Sagrada Familia », sera l’œuvre de ma vie. Je le sens, je le sais. J’y puiserai la spiritualité qui me manque. En attendant, il me faut construire pour les autres et, en même temps, rencontrer du monde, flatter les puissants, tous des commanditaires potentiels. Mon père se moque de moi, de mes favoris, de mes vestons à la dernière mode, du panama que je porte crânement vissé sur ma tête. Je lui rétorque que, pour fréquenter les riches, il vaut mieux leur ressembler. Ce n’est pas que je déteste les nantis. Au contraire. Ces gens me permettent de réaliser mon rêve : fondre la nature dans la ville. Concevoir des maisons avec des feuilles en guise de rampe d’escalier, des colonnes semblables à des arbres, des chapiteaux fongiformes, une coupole qui imite à s’y méprendre la voûte céleste, des vitraux où s’enroulent des fleurs : voilà ce que j’ambitionne. Devrais-je y renoncer à cause des divagations d’un âne bâté ? Dès aujourd’hui, je reprends les choses en mains, dussé-je pour cela dormir dans des gravats.
Le 15 avril 1886
Je n’ai rien écrit pendant quelques jours, le temps de résoudre les équations qui se posaient à moi. Un examen minutieux des lieux m’a permis de constater que ce pauvre Agusti n’avait rien exagéré. Je n’ai pas perdu de temps à battre ma coulpe. Mes études n’étaient pas en cause — n’avais-je pas examiné à fond la nature du sol des environs ? — ni le terrain. Du sable, certes — nous sommes proches de la mer — mais la maçonnerie de briques devait compenser cette fragilité apparente.
Je croyais avoir étudié à fond la nature du sol des environs. Or, par une étrange bizarrerie, une nappe aquifère ignorée jusqu’alors, avait migré, inondant les fondations, ébranlant le soubassement. Voilà pourquoi les colonnes s’effritaient, les murs tremblaient sur leur base. Si par-dessus le marché la façade se lézardait… Imaginer le palais en train de s’écrouler me donnait des sueurs froides. Eusebi ne me le pardonnerait jamais. Il fallait agir, et vite. D’abord, prendre l’avis de mon adjoint, Francesc Berenguer i Mestres. Ensuite, affronter la mauvaise humeur de Güell — une scène dont je n’aime pas me souvenir — et pour finir, convoquer toute une Armada d’ouvriers pour assécher, renforcer, colmater.
Entendez bien, il ne s’agit pas de replâtrage, de rafistolage, mais d’un vrai travail de précision. Combien d’heures passées à vérifier, calculer, recalculer ? Mangeant peu, dormant à peine, je m’usai les yeux à force d’examiner, de scruter, de traquer la faille. Mon père doutait de ma raison. Quel être sensé comprendrait mon obsession maladive du détail, mon âpre désir de perfection ? Parfois, il me semble que Dieu seul… Mais non. Le temps n’est pas venu de délaisser le profane pour le spirituel.
En attendant, au stade où je suis — le dernier degré de la fatigue et de la maigreur — je ne devrais avoir qu’un souhait : dormir. Or quelque chose me tracasse. Comment cette poche d’eau a-t-elle pu échapper à ma vigilance ?
Barcelone, le 12 août 1887
Le Palais Güell m’obsède. La preuve : je viens d’y passer la nuit. Une nuit mouvementée, si l’on en juge par l’état où je me trouve actuellement. Non, je n’ai pas perdu la raison, mais à force de chercher à expliquer l’inexplicable, mon esprit s’égare quelque peu.
Récapitulons. Après des débuts laborieux, l’édification du bâtiment s’était poursuivie sans problème. L’été était déjà bien avancé quand j’ai pris prétexte de la bonne marche des travaux pour prendre quelque repos chez moi, au Mas de la Caldera. Mal m’en a pris. Je n’y étais pas installé depuis deux jours qu’il m’a fallu revenir en catastrophe. L’un des éléments de la coupole du salon central s’était détaché et était tombé sur un ouvrier, le blessant gravement. Mais il y avait pire. Les autres refusaient de continuer. Trop dangereux, prétendaient-ils. Dangereux, alors que j’avais pris toutes les précautions nécessaires ? Ces gens sont des ânes. De plus, ignorants, la tête farcie de superstitions d’un autre âge. Pourquoi parler de diableries ? Le Diable n’avait rien à voir dans ce lamentable accident. L’une des pièces perforées qui composent la coupole n’était pas bien fixée et c’est tout. Je paierai pour le blessé. Je pourvoirai même aux besoins de sa famille si par malheur il ne survivait pas, mais, de grâce, respectons les délais. Comme je disais cela, un ouvrier s’est avancé : un Catalan, petit, râblé et noir de poil. Je connais cette race-là. Elle ne plie pas facilement. L’homme s’est planté devant moi d’un air insolent :
- Mon nom est Narciso Pujol et je refuse de reprendre le travail. Pareil pour les autres. La prochaine fois, ce sera un arc qui nous tombera dessus, ou une colonne. Pas question de courir le risque.
Les autres ont fait chorus. J’ai promis de doubler leur salaire, à condition qu’ils s’y remettent immédiatement. J’avais presque cause gagnée quand le dénommé Narciso a apostrophé ses camarades :
- N’avez-vous donc rien dans les tripes ? À quoi vous servira cet argent quand vous serez morts, écrasés par cette maison maudite. - Quelle malédiction, ai-je demandé ? Tout à l’heure, vous parliez du Malin et maintenant, il s’agit de sorcières. Expliquez-vous. Est-ce l’un ou l’autre ? - Diable ou esprit malfaisant, peu importe ! On nous a jeté un sort. Les choses avaient commencé avant l’accident de Pedro. - Les choses ? Quelles choses ? - Des plaintes prolongées. Des gémissements à vous fendre le cœur. - D’où provenaient-ils ? - Du sous-sol, à moins que ce ne soit des murs. - Et pourquoi pas des entrailles de la terre ? C’est ridicule ! Aucun esprit sensé ne peut croire aux fantômes. Les défunts — du moins ceux qui ne grillent pas en enfer — vivent près du Très Haut, pas dans la pierre ou le marbre. Pour vous prouver que vos craintes sont infondées, je m’engage à passer une nuit au Palais Güell. Nous verrons bien si vos spectres osent me tirer par les pieds.
À ces mots, ils ont tous ouvert de grands yeux, même Agusti Massip. Ce dernier a émis quelques réserves que j’ai balayées avec insouciance. Eusebi Güell, lui, m’a carrément traité de fou. Comment pouvais-je envisager de dormir dans une bâtisse en construction, sans portes ni fenêtres ? Je lui ai rétorqué que cela ne me gênait en rien, qu’on était en été et que la supposée mauvaise réputation du chantier découragerait les voleurs d’y pénétrer.
- Mais il n’y a pas de lit a-t-il objecté. - Eh bien ! J’apporterai une paillasse.
À bout d’arguments, Eusebi a fini par capituler. Et me voilà installé dans ce qui sera la chapelle. Y a-t-il meilleur endroit pour se protéger des apparitions surnaturelles ? Et comme elle n’est pas consacrée, j’ai pu sans crainte étaler mon matelas sur les dalles fraîches du futur chœur. Je me suis allongé et j’ai longuement contemplé le ciel étoilé au-dessus de ma tête. Loué soit le créateur pour avoir créé semblables merveilles. Moi, je me contente de les copier. M’en voudrait-il, par hasard ? Il aurait bien tort. Il n’y a pas meilleur chrétien que moi. Certes, il m’arrive de manquer l’office, mais c’est davantage par manque de temps que par absence de dévotion. Promis juré, je me rachèterai avec des dons.
Vers onze heures, un grand branle-bas a dérangé la quiétude du lieu, m’arrachant à mon premier sommeil. Vérification faite, il ne s’agissait que d’une envolée de chauve-souris. Ces affreuses bestioles nichent à l’aise dans les arcs paraboliques. Elles devront déguerpir quand on commencera la décoration intérieure. Eusebi n’a sûrement pas envie de cohabiter avec ces monstres, sa femme encore moins. La fille du marquis de Comillas est une fragile petite créature qu’un coup de vent emporterait. Rien à voir avec cette bougresse de Léonor dont les yeux noirs m’ont autrefois ravagé l’âme. Pourquoi ai-je pensé à elle ? Son rire rauque, ses lèvres sinueuses, la cambrure sauvage de ses reins ne sont pas faits pour ce havre de recueillement et de paix.
De paix ? Ce n’est pas sûr. Aucun pleur, pas la moindre lamentation, seulement le silence, mais ce dernier était plus inquiétant que rassurant. Une sensation de malaise, d’inconfort m’envahit. Pourtant, rien n’avait changé autour de moi, ou plutôt si : les dalles sur lesquelles je reposais étaient devenues tout à coup chaudes comme la braise. Elles me brûlaient le corps à travers mon matelas. Je me suis levé d’un bond. La couche — ou plutôt la paille qu’elle contenait— flambait déjà. Je l’ai bourrée de coups de bottes jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un tas de cendres tièdes. Sans ma présence d’esprit, je finissais comme Saint Laurent sur le gril. Même pas le temps de chanter un miserere. Quant au palais proprement dit, il serait parti en fumée avec moi. Adossé à un pilier de brique, j’ai passé le reste de la nuit à réfléchir. Fallait-il voir dans cet incendie la marque du Diable ou un phénomène de combustion naturelle ? Le côté rationnel de ma nature penchait vers la seconde hypothèse tandis que l’autre, pétri de foi catholique, me donnait à entrevoir d’inquiétantes perspectives. Je me souvenais des enseignements des frères Pies. « Le Démon est protéiforme, disaient-ils. À nous de le reconnaître pour mieux le combattre. » Admettons, mais à supposer que ces manifestations émanent bien des puissances infernales, pourquoi s’en prendre à ceux qui œuvraient à la construction de ce palais ? Je me perdais en conjectures quand un bruit de pas m’a tiré de mes cogitations. J’ai couru à la porte de la chapelle et me suis trouvé en face d’une créature de sexe féminin qui se tenait sur le seuil. Je ne distinguais pas bien ses traits à cause de l’ombrelle qui masquait en partie son visage, mais ceux-ci me parurent harmonieux et doux. Cette femme — une jeune fille, plutôt — n’avait rien d’un succube allumeur de brasier.
- Approchez, n’ayez pas peur, m’écriai-je avec enjouement.
Mais elle semblait peu désireuse d’aller plus loin. La timidité, sans doute. À part Léonor, les femmes sont des êtres tout en pudeur et en fragilité.
- Excusez ma présence, fit une voix légère. Je m’appelle Margarita Jevelli y Bausis et j’habite le quartier. Comme je crains la chaleur, j’ai l’habitude de sortir très tôt le matin.
Et elle ajouta :
- Je venais me promener ici quand l’endroit n’était qu’un terrain vague. - Vraiment ? Quel charme lui trouviez-vous ? Il n’y avait que du sable et des herbes sèches.
Elle secoua la tête :
- Les apparences sont parfois trompeuses, monsieur Gaudi.
Sur ces propos sibyllins, elle plia son ombrelle et m’offrit la vision exquise d’une vierge préraphaélite.
- Vous me connaissez ? demandai-je, flatté. - Qui, à Barcelone, ne connaît Antonio Gaudi ? - Je ne me pensais pas aussi célèbre. En tout cas, loin de me déranger, votre visite me ravit. Vous surgissez comme une brise rafraîchissante par cette matinée torride. Si vous me voyez ici à cette heure, c’est que j’inspecte le chantier avant que les ouvriers ne l’investissent. Il y a eu un accident avant hier. - Un accident ? - Oui, un ouvrier a reçu un morceau de fer sur la tête. - Oh ! Mon Dieu ! s’exclama-t-elle. Est-ce sérieux ?
Je décelai dans sa voix une telle inquiétude que je crus bon de la rassurer. L’homme s’en sortirait. Les gens du peuple étaient de complexion robuste. Et pour lui prouver qu’il n’y avait aucun danger, je lui proposai de la guider à travers le chantier. Elle prit le prétexte de pauvres à visiter pour décliner l’invitation. Comme je lui faisais la réflexion qu’elle était vêtue pour une visite de courtoisie et non pour laver et soigner, elle me répondit que les indigents méritaient bien qu’on fît pour eux quelques efforts de toilette.
- La vôtre est très jolie, dis-je, mais pourquoi ce noir étouffant en plein été alors que notre mère nature nous offre tant de couleurs merveilleuses ? - Parce que suis veuve, répondit-elle avec un sourire triste.
Je me confondis en excuses. Elle m’avait parue si jeune — vingt-cinq ans au plus — en dépit de l’épais surah noir qui la vêtait des pieds à la tête et du crucifix enroulé autour de son cou comme un long serpent. Comment avait-elle eu la force de supporter si grand malheur ? Peut-être qu’un enfant… Non, son union avait été trop courte pour l’envisager. Elle vivait seule avec ses chats et se partageait entre les bonnes œuvres et la broderie. Je lui confiai que je vivais seul moi aussi. Une solitude pesante, en dépit des satisfactions que me donnait mon travail.
- Dieu se montre parfois peu miséricordieux avec ses créatures, conclut-elle gravement.
J’en déduisis que, malgré la croix qu’elle portait ostensiblement, ma visiteuse n’était guère croyante. Ce paradoxe renforça ma détermination à la revoir. Je réitérai ma proposition de lui montrer la maison un jour où elle disposerait de plus de temps. Elle ne refusa pas, se laissa même raccompagner jusqu’à l’entrée du palais. À ce moment, elle se tourna vers moi et dit :
- Je vais vous apprendre une chose que vous ignorez peut-être. Ce palais est bâti sur un terrain où l’on dressait des bûchers au temps de l’Inquisition.
Puis elle s’en fut dans un tourbillon de jupes noires. Je me lançai sur ses traces. En pure perte. Elle semblait s’être volatilisée. Qu’importe ! J’avais son nom et une partie de son adresse. Il me suffisait de battre le quartier en posant des questions à droite et à gauche. Il ne devait pas exister des dizaines de Margarita Jevelli dans l’Eixample, surtout aussi remarquables. Et quand j’aurais retrouvé ma perle rare, je l’interrogerais. Pas en usant de la question, comme les tourmenteurs d’hérétiques, mais à ma façon douce et persuasive. Cette idée fit naître en moi une étrange exaltation. En attendant, pas un mot à Eusebi ni aux ouvriers. Cette nuit, je n’avais rien entendu, seulement vu. Mentir par omission ne pèserait pas bien lourd sur ma conscience.
Le 20 septembre 1888 :
Eusebi Güell organise une réception fastueuse pour fêter l’achèvement des travaux de son nouveau palais. Nul doute qu’il s’y presse du beau monde : la fine fleur de la bourgeoisie de Barcelone et même quelques spécimens de l’aristocratie. J’irai, bien que je considère ma tâche comme terminée.
Je travaille maintenant à la « Sagrada Familia ». Après avoir fini la crypte, je m’attaque à l’abside. J’ai décidé de vouer mon existence à cette cathédrale. La seule femme qui aurait pu me détourner de cette idée est morte depuis plus de trois siècles. De mort violente. Trois cents ans et plus que son corps repose sous le palais. Le sable a bu son sang de martyre, s’est confondu avec ses cendres. Par quel miracle les portes de la mort se sont-elles ouvertes pour me la laisser entrevoir l’espace d’un instant ?
- Diablerie ! a haleté mon confesseur. Satan a pris une apparence séduisante pour vous tenter, vous détourner de votre mission qui est de bâtir une cathédrale pour la plus grande gloire de Dieu.
Je n’y retournerai pas. Et s’il en parlait aux autorités religieuses… Certes, on ne brûle plus les gens en Espagne, mais je perdrais ma clientèle et que devient un architecte sans commandes ? Il crève de faim. Non, non ! L’épuisement est cause de mes hallucinations. Pourtant, cette femme a bel et bien existé. J’ai lu son nom sur les registres des Archives catholiques de la ville de Barcelone : Margarita Jevelli i Bausis, condamnée pour hérésie par la sainte Inquisition et brûlée le 2 novembre 1530. Et plus loin : Jorge Jevelli i Ballbé, brûlé le même jour. Son mari, probablement. Étaient-ils des descendants de conversos ou de bons catholiques dénoncés par des proches ou des voisins ? Peu importait, au fond. En refermant le livre, j’ai fondu en larmes. Les premières depuis la mort de ma mère. Toi que j’ai laissée partir par une matinée de grand soleil, que j’ai cherchée à travers toute la ville, je t’ai retrouvée dans les pages racornies d’un vieux livre. Tes bourreaux y avaient scrupuleusement consigné leurs crimes. Toi que j’avais prise pour une femme de chair et d’os, tu n’étais plus qu’une âme errante qui s’attardait sur le lieu de son supplice. Te reverrai-je au jour de ma propre mort ou me faudra-t-il patienter jusqu’au jugement dernier ? Je ne sais. En attendant, je t’ai assuré l’immortalité que tu méritais. Dans le haut du grand salon, derrière l’un des arcs de la coupole, se trouve un vitrail aux nuances délicates. Je lui ai donné ton visage.
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