Mon nom est Moshé : Moshé Bollenberg, mais on m’a toujours appelé Jean. Étrange, n’est-ce pas, ce prénom chrétien pour un petit garçon juif ? Comme je m’en ouvrais à ma mère, elle me répondit simplement :
– En remerciement. – En remerciement de quoi ? – D’un grand service. Oh ! Et puis tu m’embêtes à rôder entre mes jambes. Va plutôt jouer avec ta sœur.
Je n’obtins rien de plus avant mes soixante ans. L’âge des bilans. L’âge aussi où l’on perd ses parents. J’avais eu la chance de les conserver tous les deux en bonne forme jusqu’à un âge avancé. Et voilà qu’ils étaient partis l’un après l’autre dans un laps de temps assez court sans avoir apporté de réponse à ma question. Ma sœur Nadine, d’un an ma cadette, n’en savait pas plus que moi. D’ailleurs, elle s’en moquait. Pour elle, le passé, c’est le passé.
– De toute façon, a-t-elle ajouté, on ne parlait jamais religion à la maison. Nous ne célébrions aucune fête juive et tu n’as même pas été circoncis. – Parce que je suis né pendant la guerre. – Sottises ! Maman et Papa ont traversé la guerre sans dommage puisqu’ils s’étaient réfugiés en Suisse. – Seulement en quarante-trois, l’année de ta naissance. Auparavant, ils habitaient Bruxelles. – Ça ne change rien au fait qu’ils n’ont pas été inquiétés. Maintenant, il nous reste toute cette paperasse à trier. Veux-tu t’en charger ? Moi, je n’ai pas le courage.
Et elle m’a laissé en tête à tête avec une quantité invraisemblable de courrier : des factures, des lettres et des cartes postales.
L’une d’elles a attiré mon attention. Datée du 6 juin 1946, elle représentait la Basilique Notre-Dame de Lourdes et était adressée à madame Rebecca Sitruk-Bollenberg, 37 rue du Repos, Lausanne. « Bon souvenir de Lourdes. Puisse Dieu continuer à veiller sur vous et les vôtres. » Était-il écrit au dos de la carte. Deux lignes brèves et en bas, une signature : Frère Jean Verbruggen. Jean, comme moi. Peut-être n’était-ce qu’une coïncidence. Tant d’hommes à l’époque portaient ce prénom. J’ai eu beau fouiller, je n’ai trouvé aucun autre document attestant les relations entre un religieux et la famille Bollenberg. À force de relire la missive, quelque chose a fini par émerger de l’ensemble :
– Pourquoi cet homme a-t-il employé le verbe continuer ? ai-je demandé à ma femme. – À mon avis, cet usage n’est pas fortuit. Il prouve que ce prêtre connaissait bien tes parents. Ils ne t’ont jamais parlé de lui ? – Jamais. Maman et Papa ne fréquentaient ni les rabbins ni les curés. – Oui, mais pendant la guerre, des prêtres catholiques ont aidé des juifs, a hasardé Louise. – Pas Rébecca et Aaron Bollenberg. Crois-tu qu’ils seraient restés muets là-dessus le restant de leur vie ? – Je ne sais pas, Jean. Tes parents ne semblaient pas traumatisés. Pas autant que toi en tout cas. – Mais il s’agit de mes origines ! ai-je protesté. Tu ne peux pas comprendre. Tu n’es pas juive. – Toi non plus. Du moins, pas jusqu’à aujourd’hui.
Sa réplique m’a cloué le bec. Au fond, elle avait raison. Aucune tradition, aucun rite ne me rattachaient à Israël. Je n’étais juif que par hasard, comme mes parents. À ce moment-là, j’ai décidé de partir à la recherche de mes racines. Il ne s’agissait pas de renouer avec la religion de mes Pères. Seulement de faire un travail de mémoire. D’abord, je devais retrouver la trace du Frère Jean. Curieusement, ma sœur m’y a aidé. Un jour où j’évoquais devant elle ma découverte, elle s’est brusquement souvenue d’une conversation qu’elle avait eue avec notre mère. Maman avait parlé d’une institution religieuse où la famille s’était cachée pendant les rafles de l’été quarante-deux, sans préciser le nom. J’ai sauté au cou de Nadine, ce qui ne m’était pas arrivé depuis notre enfance. Cette résurgence providentielle éliminait d’emblée les monastères. Restaient les écoles catholiques de Bruxelles susceptibles d’avoir accueilli des Juifs sous l’occupation, et il y en avait beaucoup. De quoi occuper mon temps libre de professeur d’histoire à la retraite. Car j’ai enseigné l’histoire durant des années. J’ai même donné des cours sur la Shoah, mais sans me sentir directement concerné. En se réfugiant en Suisse, ma famille avait échappé à l’extermination. Mon père qui avant la guerre était tailleur avait poursuivi son activité à Lausanne. Nous n’avions regagné la Belgique que dans les années cinquante, au moment où le pays redevenait prospère. Nos biens mis sous séquestre nous avaient été rendus et Aaron avait ouvert un nouvel atelier à Ixelles. Nous habitions un vaste appartement au-dessus de la boutique. Ma sœur et moi allions à l’école publique et ma mère veillait sur son foyer, comme bien des femmes à cette époque. Enfance sans problème, scolarité normale, toute une carrière dans le même établissement, rien ne me distinguait des jeunes gens de ma génération. Mon mariage avec une goy n’avait pas soulevé d’objection de la part de mes parents. Ils ne s’étaient pas davantage opposés à ce que mes enfants soient baptisés. Leur judaïté s’était dissoute dans la société belge. À moi de la faire ressurgir, si je le pouvais. Je me rappelle ce matin de décembre où j’ai franchi les grilles de l’Institut Saint-Jean-Baptiste de la Salle, la lumière rare, le pavé luisant de pluie. Une sensation de déjà vu m‘a saisi devant cette façade noircie par les ans, cette cour étriquée, et pourtant, j’étais sûr de n’y avoir jamais mis les pieds. Le directeur m’a reçu fort aimablement. Il s’excusait de ne pouvoir me renseigner, n’ayant pris ses fonctions qu’une décennie plus tôt :
– Nous n’avons plus de religieux à l’école, a-t-il précisé. Le personnel est entièrement laïc. Cependant, je peux vous indiquer l’adresse du Père Antoine de Smet. C’était lui notre frère portier dans les années quarante. – Il doit être très âgé, ai-je observé. Est-ce que sa mémoire... ? – N’ayez aucun souci. Il connaît toute l’histoire de cet établissement. Oui, jusque dans ses moindres détails. Si vous avez vécu dans nos murs, il ne peut l’avoir oublié.
Je me sentais ému. Enfin, je touchais au but. Il me restait encore à téléphoner à la maison de repos où le Père de Smet s’était retiré. Rendez-vous a été pris pour le surlendemain. Deux jours à attendre avant de me retrouver en face d’un nonagénaire aux épaules frileusement enveloppées d’un plaid :
– Merci de me recevoir, mon Père, ai-je dit en prenant la main squelettique du vieillard. Je mets beaucoup d’espoir dans cette démarche. J’espère que cette fois-ci sera la bonne. Je suis las de poursuivre des ombres.
Il a planté son regard dans le mien et a répondu :
– Ne cherchez plus, Moshé Bollenberg. Moshé ou Jean, peu importe. C’est la même chose. – Vous me reconnaissez ?
Il a souri :
– Pas tout à fait. J’ai quitté un petit enfant dans les bras de sa mère et le voilà avec des cheveux presque aussi blancs que les miens.
Je lui ai posé la question qui me brûlait les lèvres :
– Qu’est devenu Jean Verbruggen ? – J’aurais aimé vous donner de meilleures nouvelles. Vos parents lui étaient tellement attachés. Votre mère, surtout. – Ma mère ? ai-je balbutié. – Oui. Elle ne vous a rien dit ? – Non. C’est même la raison de ma présence ici. – J’ignore pourquoi elle vous a dissimulé ces faits. Notre pauvre ami est décédé en quarante-six. Un accident stupide. Il a été renversé par une voiture en traversant la rue, juste devant l’école. – Ma mère le savait ? – Je l’ai immédiatement prévenue. Elle m’a envoyé une lettre très gentille, puis plus rien. Remarquez, je la comprends. Après la guerre, tout le monde a voulu oublier, recommencer une nouvelle existence.
J’ai protesté :
– Et que faites-vous du devoir de transmission aux générations futures ? Il m’a fallu soixante ans pour réaliser d’où je venais. Mais il y a encore des blancs. Je compte sur vous pour les combler. – Vous avez frappé à la bonne porte, mon fils. J’ai été le témoin direct des évènements qui vous concernent.
Il a commencé à parler et au fur et à mesure qu’il parlait, les morceaux épars de mon histoire se rassemblaient comme les pièces d’un puzzle.
En quarante-deux, mon père tenait commerce à Saint-Gilles. Il était honorablement connu dans le quartier. Son épouse venait d’accoucher d’un petit garçon. En dépit des nouvelles lois qui visaient à priver les juifs de leurs droits, les Bollenberg menaient une vie relativement tranquille. Jusqu’à cette aube d’août où une connaissance les avait avertis d’une rafle imminente. Il leur fallait absolument partir sous peine d’être arrêtés. Je les imagine à demi vêtus, encore mal réveillés, désorientés. Mon père portant une valise où il avait jeté en hâte quelques affaires, ma mère serrant contre son cœur son bébé de deux mois. Heureusement, leur ami avait tout prévu. Il les avait d’abord cachés chez lui, dans la cave, mais l’endroit se trouvait à deux pas de la Kommandantur. Trop dangereux. L’Institut Saint-Jean-Baptiste où l’homme exerçait les fonctions de préfet serait un refuge bien plus sûr. Il abritait déjà d’autres familles israélites : les Bernstein, les Strauss, les Cohen, mais on se serrerait. Il paraît que le Frère Jean a eu le coup de foudre pour moi. Il était jeune : vingt-huit ans et venait à peine de prononcer ses vœux. Des liens d’amitié très forts se sont noués entre lui et mes parents. Sa hiérarchie ne voyait pas cela d’un bon œil. Pour un religieux, seul l’amour universel est toléré. Pas l’autre, exclusif et jaloux. Trop humain, en quelque sorte. Au fil des mois, l’existence s’organisait tant bien que mal. Je suppose que mon père devait supporter difficilement l’inaction. Pour l’occuper, Jean a eu l’idée d’une crèche vivante dans la chapelle. Aaron se chargerait de confectionner les costumes de Marie et Joseph, autrement dit Myriam et Salomon, les deux enfants Bernstein. Le choix de l’Enfant Jésus ne faisait aucun doute. Six mois, des boucles blondes, des yeux de ciel, ce ne pouvait être que moi.
À ce stade du récit, le Père de Smet s’est interrompu :
– Veuillez m’excuser, a-t-il murmuré. La fatigue, mon grand âge. Revenez demain.
J’ai emporté l’image d’un nourrisson potelé sur lequel veillait un jeune prêtre en mal de paternité. Cette vision m’a réchauffé toute la nuit, cette nuit d’hiver qui me rappelle que j’approche de mon terme. Le Frère Jean, lui, n’a pas eu le temps de vieillir. Seulement celui de protéger les premiers mois de mon existence. Le lendemain, je suis retourné voir le Père Antoine. On l’avait descendu dans la salle à manger où était installée la crèche :
– Vous voyez, mon cher Moshé, m’a-t-il dit, c’est de nouveau Noël, comme en quarante-deux. À cette différence près qu’aujourd’hui, les personnages sont de cire. Je me souviens quand on vous a couché dans la paille entre la jeune Mimi et son frère. Vous gazouilliez en agitant vos bras dodus. Ah ! Il a fallu que Jean Verbruggen bataille ferme pour en arriver à ce résultat ! – Comment cela ? – Le Père directeur refusait qu’un enfant juif tienne le rôle de Jésus. Alors, Jean a demandé à vos parents s’ils voyaient un inconvénient à vous faire baptiser. Lui-même proposait d’être votre parrain. À notre grande surprise, ils ont tout de suite dit oui : « Nous sommes croyants, mais pas pratiquants. » a expliqué votre père. Et puis, on pourra toujours exhiber ce certificat de baptême si les choses tournent mal. » – Et les choses n’ont pas mal tourné. – Pour vous, non. Les autres ont eu moins de chance. – Les autres ? Vous voulez dire que ceux qui se trouvaient avec nous sont morts ? – Tous, sans exception. De la petite Vierge Marie au vieux grand-père Cohen. Ils ont été pris et déportés. Vous seuls avez pu fuir.
Un long silence a suivi, que j’ai finalement rompu :
– Je comprends mieux pourquoi mes parents m’ont tu ces horreurs. Mais pourquoi m’avoir caché que j’étais chrétien ?
Le Père a secoué la tête :
– Vous l’êtes et, en même temps, vous ne l’êtes pas. Êtes-vous juif, d’ailleurs ? De race, certainement, mais pas de confession. Quelques gouttes d’eau ou des centimètres de peau en moins ne changent rien si l’on n’a pas été élevé dans une religion, peu importe laquelle.
– Je pourrais me faire instruire dans la Foi chrétienne. Après tout, j’ai eu pour parrain un religieux dont je porte le prénom en plus du mien.
Antoine de Smet a souri :
– Oui et le vôtre était prédestiné : Moïse, l’enfant sauvé des eaux. Toutefois, je crains qu’en matière de croyance, la bonne volonté ne suffise pas. Étudiez, réfléchissez. Il ne s’agit pas de choisir entre deux vérités mais de découvrir ce que vous désirez vraiment. – Puis-je revenir vous voir ? – Bien sûr. J’ai en ma possession une photo de Jean Verbruggen. Je vous la donnerai la prochaine fois.
Il n’y a pas eu de prochaine fois. Le Père de Smet s’est éteint trois jours après ma visite, à croire qu’il n’attendait que cela pour disparaître. La sœur infirmière m’a remis un paquet de sa part. Il contenait une bible avec, à l’intérieur, le portrait d’un jeune homme en soutane. Barbu, souriant, l’allure sportive, il détonait au milieu d’un groupe de curés à la mine sévère. Vous avouerai-je que j’ai effleuré de mes lèvres la photo jaunie ? Au lieu de la garder jalousement dans mon portefeuille, je l’ai montrée à ma sœur, à ma chère Louise, à mes deux enfants et à mes quatre petits-enfants. Tous se sont montrés intéressés, surtout les plus jeunes. La preuve que notre passé nous relie les uns aux autres tel un fil invisible et cependant solide.
– Iras-tu en Israël, Papi, m’a demandé Sandra, la benjamine ?
Je l’ai regardée avec tendresse et, à travers elle, je voyais l’autre adolescente : celle que l’on avait coiffée du voile marial.
– Je ne sais pas. Un jour, peut-être, ai-je répondu.
Cher Jean, cher Antoine, je vous dois une gratitude infinie, mais je ne deviendrai pas catholique. Rien ne me rattache à votre dogme, sinon un baptême de complaisance. Je ne serai jamais non plus un juif orthodoxe. Il est trop tard pour faire ma Bar-mitsva et la kippa me siéra toujours moins bien que ma casquette de retraité. Qu’importe ! Je peux lire la Torah, apprendre le yiddish, pousser la porte d’une synagogue et même, entreprendre le voyage vers la terre de mes ancêtres. Je peux aussi retourner dans les lieux qui ont abrité le début de ma vie et humer, en fermant les yeux, l’odeur de la paille où l’on a couché, il y a soixante ans de cela, un petit enfant prénommé Jean Moïse.
|