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Réalisme/Historique
Jaja : Le silence du corsaire
 Publié le 03/11/08  -  6 commentaires  -  12041 caractères  -  14 lectures    Autres textes du même auteur

Les derniers jours d'un marin.


Le silence du corsaire


Où ai-je puisé la force de me lever aujourd’hui ? Sans doute la perspective d’une visite m’a-t-elle revigoré. Dans le courrier que ma chère femme m’apporte chaque matin, j’ai trouvé cette lettre, postée de Dinard.


« Mon cher Robert, disait la brève missive, je me trouve présentement à l’agonie et suis très soucieux de l’avenir de mon fils Louis-Antoine. Je te recommande ce dernier. En dépit du différend qui nous a opposés, je te supplie de lui faire bon accueil. Et si, par bonheur, tu pouvais accélérer sa carrière, je te bénirais jusqu’au dernier de mes jours.

Ton ami, Justin Charneray. »


- De quelle carrière parle-t-il ? ai-je bougonné. Il ne dit rien d’autre que des généralités. Quel âge a ce garçon, d’abord ? Je me rappelle qu’il sautait autrefois sur mes genoux.


Autrefois, c'est-à-dire avant que… mais il est des souvenirs que l’on a enfouis trop profondément en soi pour ne point éprouver de douleur à les exhumer.


- Dix-huit ou dix-neuf ans, je crois, a répondu Marie.

- Trop vieux pour être moussaillon, pas assez pour être capitaine.


Mon épouse a souri, ce qui ne lui arrive plus que rarement.


- N’étiez-vous pas lieutenant à dix-sept ans ?

- Oui, mais les circonstances étaient exceptionnelles.

- À circonstances exceptionnelles, hommes exceptionnels ! a soudain lancé une voix claironnante venue du seuil de la chambre.


J’ai fait un effort pour redresser mes épaules décharnées, allumer dans mes yeux une lueur de gaieté propre à ranimer ma face de mourant. Églée, ma plus jeune fille, avançait vers mon lit de ce pas souple et vif des jeunes créatures qui abordent la vie sans crainte. J’étais ainsi à seize ans. À cette différence près que mon pied alerte glissait sur le pont des bateaux. Églée, elle, vivra entre son boudoir et son salon. Elle ne montera pas à l’abordage, ne maniera pas le sabre, ne tirera pas au pistolet. Dommage, car ses qualités de cœur et de courage me font regretter qu’elle ne soit point un garçon. Un garçon, j’en ai bien un, mais ce mollasson d’Adolphe me déçoit chaque jour davantage. Non seulement le métier de marin ne l’attire pas, mais il n’est doué ni pour les chiffres, ni pour le commerce. Il a commencé des études de droit tandis que sa sœur joue du piano en virtuose, parle l’anglais couramment et fourre son nez dans mes livres de comptes. En plus, belle comme un ange. L’idée de devoir la quitter me torture, surtout lorsqu’elle se love contre moi et me susurre :

- Petit papa, de quoi parliez-vous, maman et toi ? Ce jeune homme…


Je fais semblant de me fâcher :


- Ah ! Je vois que l’on écoute aux portes, que l’on s’intéresse aux jeunes gens. Est-ce l’attitude d’une demoiselle accomplie ?

- Il est bien temps ! Jeanne Le Goff, mon amie de couvent est déjà mariée et grosse de six mois. Alors, ce garçon…

- Le fils d’un vieil ami qui est bien bas. Je n’en sais pas plus.

- Déjeunera-t-il avec nous ? demande la coquine, les yeux pétillants de malice.


Sa mère a répondu à ma place :


- Oui, mais c’est ton père qu’il vient voir, pas toi. D’ailleurs, je me demande si c’est une bonne idée. Vous vous fatiguez si vite, mon ami.

- Non pas. Cette visite me distraira, m’obligera à sortir de mon lit.


Marie soupire. Je sais à quoi elle pense. Il y a deux ou trois mois, j’étais encore jeune et plein de vigueur. J’armais des bateaux, je donnais des ordres, j’organisais et me voilà un vieillard amaigri, vacillant, qu’un enfant soulèverait sans peine. Par bonheur, la plupart des pièces de mon manoir de Riancourt sont situées au rez-de-chaussée. En contrepartie, je suis privé de la vue de cet océan qui fut longtemps mon unique maison. À peine ses effluves salés parviennent-ils jusqu’ici.


- Vous paraissez en meilleure forme ce matin, observe Marie. Ambroise vous installera sous la pergola. Vous y serez à l’ombre pour attendre votre visiteur.

- Sur le pont de la Confiance, le soleil tapait autrement plus fort, ai-je murmuré.


Moi qui imaginais un adolescent efflanqué au regard ardent - à l’image de Justin Charneray - je me suis retrouvé face à un gaillard de bonne taille qui portait avec aisance l’uniforme de la marine royale.


- Dans sa lettre, votre père a omis de mentionner que vous étiez marin, ai-je dit en lui tendant la main. Quel grade ?

- Sous-lieutenant depuis un mois, a-t-il répondu en serrant mes phalanges à les broyer. Quant à mon père, il est trop souffrant pour tenir longtemps la plume.

- C’est comme moi. Voyez dans quel état je suis ! Mais inutile de s’apitoyer sur le sort de deux vieilles carcasses qui ont fait leur temps. Asseyez-vous et donnez-moi des nouvelles du large.

- J’avoue le préférer aux escales. J’ai retrouvé la terre depuis deux mois et déjà la mer me manque.

- À qui le dites-vous ! Moi, j’enrage de ne plus naviguer. À votre âge, j’avais sillonné les trois quarts des océans. Au fait, quel âge avez-vous ?

- Vingt ans, monsieur.


À ces mots, mon cœur s’est mis à cogner furieusement. Fallait-il attribuer cet emballement à l’opium dont on m’assomme ?


- Vingt ans, ai-je répété. Il y a vingt ans, je venais juste de reprendre la mer avec mon Revenant. Un fier Trois-mâts, vous pouvez me croire. Votre père me secondait. Nous étions comme les deux doigts de la main.


J’ai essuyé discrètement les larmes qui me venaient aux yeux, mais Louis-Antoine a surpris mon geste. Il a tiré de sa poche un mouchoir de batiste qu’il m’a tendu :


- Je sais, monsieur. Lui aussi regrette cette brouille dont j’ignore la cause. Il a toujours refusé d’en parler.


J’ai haussé les épaules :


- Bah ! Des histoires d’hommes au tempérament un peu vif. Combien de fois ai-je voulu pousser jusqu’à Dinard ! Maintenant, il est trop tard. Je n’ai même plus le courage de sonner pour qu’on nous apporte des rafraîchissements.

- Laissez-moi le faire à votre place, monsieur Surcouf.


Il s’est levé pour attraper la clochette en argent posée sur la table et j’ai remarqué pour la première fois ses yeux d’un bleu clair, légèrement à fleur de tête. Ceux de Séraphine.


- Vous ressemblez à votre mère, ai-je dit. Que devient-elle ?

- Elle est morte quand j’avais onze ans. La phtisie. Elle me manque beaucoup.


J’ai détourné la tête pour qu’il ne s’aperçoive pas de mon émotion :


- Morte, Séraphine ? J’ai du mal à l’imaginer. Elle, si vivante, si joyeuse… Votre père ne mentionnait pas son décès dans sa lettre.

- Il aura oublié, monsieur Surcouf.

- Cessez de me donner du monsieur Surcouf, je vous en prie. Je vous ai vu naître. Pour vous, je serai Robert, tout simplement. Maintenant que la glace est rompue, que diriez-vous d’un doigt de cognac ? Malheureusement, je ne vous accompagnerai pas. Depuis ma maladie, je suis condamné à boire de l’eau.

- Puis-je avoir une tasse de thé ?

- Du thé avant le déjeuner ? À trop vous frotter aux Anglais, auriez-vous par hasard contracté leurs mauvaises habitudes ?

- Seulement en ce qui concerne ce breuvage, a répondu Louis-Antoine en souriant.


Le sourire de sa mère. De nouveau, j’ai senti mon cœur rouler et tanguer. Pour faire diversion, je l’ai prié de me raconter son dernier engagement. Il s’est animé soudain, a discouru d’abondance. Visiblement, il est taillé pour être marin. Pourquoi n’ai-je pas un fils comme celui-là au lieu de cette chiffe molle d’Adolphe ? Un fils à ma ressemblance qui aurait écumé les mers et armé des bateaux. Pour finir, je lui ai demandé :


- La course vous intéresse-t-elle ? Je vous préviens : nous ne sommes plus sous le règne de Napoléon. Les abordages audacieux, les grosses prises, c’est fini. Cependant, je possède un brick : le Valeureux, ancré en rade de Saint-Malo. Si vous êtes disposé à en accepter le commandement, il est à vous.

- Vraiment ?


Louis-Antoine avait l’air aussi ému que moi tout à l’heure. Je l’ai rassuré :


- Vraiment. Je n’ai qu’une parole. Buvez votre thé, sinon il sera froid. Après, vous me prêterez votre bras pour aller jusqu’à la salle à manger. Mon épouse déteste que l’on soit en retard.

- Ne vais-je pas lui causer du dérangement ?

- Au contraire. Pour une fois que quelqu’un fait honneur au repas ! J’ai perdu l’appétit et Églée picore comme un oiseau. Églée, c’est ma fille. Elle vient juste de quitter son couvent.


À son hochement de tête poli, j’ai deviné que la gent féminine ne l’intéressait guère. D’ailleurs, il ne s’est adressé qu’à moi durant tout le déjeuner, à la grande déception d’Églée. Après le café que nous avons pris au petit salon, je lui ai proposé de passer la nuit à Saint-Servan :


- Nous vous avons préparé une chambre à l’étage. Vous y serez à l’aise. Pendant que Marie vous installera, je me reposerai un peu. Ensuite, j’écrirai un mot pour le ministère de la Marine.

- Grand merci, monsieur… pardon, Robert.

- Ne me remerciez pas. Je sais reconnaître un homme de valeur quand j’en vois un.


J’ai dormi profondément. Un sommeil pesant qui engloutit les rêves et dissout les souvenirs. Pourtant, certains me sont revenus : Justin Charneray se jetant sur moi en hurlant que j’étais un traître et moi esquivant les coups avant de les rendre. J’avais cogné si fort qu’il s’était écroulé tout saignant sur le pont. Maudits soient mes poings ! J’aurais dû le laisser faire puisqu’il était dans son droit. Mais j’ai tourné les talons et suis parti sans me retourner. Je ne l’ai jamais revu.

Je sursaute. Quelqu’un me secoue légèrement :


- Petit père, il est l’heure de votre potion, souffle Églée à mon oreille.

- Encore ! Je hais ces drogues dont on me gave.


Puis, devant son expression désolée :


- Eh ! Bien ! Donne-le-moi, ton sirop. Au moins le boirai-je en agréable compagnie.

- Aussi agréable que ce jeune homme qu’entre la poire et le fromage, vous n’avez cessé de dévorer des yeux ? Lui aussi vous regardait avec une dévotion qui m’a amusée, mais aussi un peu agacée.


Je caresse la joue fraîche comme la brise dans la brigantine :


- Petite folle ! Ce garçon est un marin habitué à vivre dans un univers exclusivement masculin. Les femmes l’intimident. De toute façon, il n’est pas pour toi.

- Et pourquoi pas ?

- Il n’est pas pour toi, que cela te suffise. Et je te défends de m’en reparler.


Nullement impressionnée, Églée me toise du haut de son mètre cinquante. Son regard perçant, son menton haut, son cou gonflé, lui donnent l’air d’un petit coq batailleur.


- Louis-Antoine est votre fils, n’est-ce pas ?

- Oui. Comment as-tu deviné ?

- Je vous connais mieux que personne, père. De vos cinq enfants, c’est moi qui vous ressemble le plus. En outre, ce garçon est votre portrait craché quand vous aviez vingt ans. Puis elle ajoute avec une sorte d’exaltation : alors, j’ai un autre frère. Oh ! Comme j’aimerais l’accompagner sur l’un de vos bateaux ! Car vous allez lui en donner un, bien sûr ? Jurez-le-moi.

- Rassure-toi, c’est déjà fait.

- Adolphe et mes sœurs n’apprécieront pas.

- Tant pis pour eux. Ce navire sera une compensation pour Louis-Antoine puisque je ne peux pas le reconnaître. Cela tuerait ta mère.

- Méfiez-vous. Elle est si fine qu’elle ne tardera pas à comprendre.

- Tu as raison. Louis-Antoine doit embarquer le plus vite possible. Je voudrais profiter un peu de sa présence avant de mourir, mais ce serait égoïste.


Églée proteste avec énergie :


- Vous ne mourrez pas avant longtemps. Puis, enjôleuse : me raconterez-vous un jour ?

- Quoi ? La beauté de Séraphine cette nuit de mai, notre seule nuit ? La colère de Justin quand elle s’est confiée à lui, des années plus tard, alors qu’elle se croyait perdue ? Cela te suffit-il ou te faut-il des détails ?

- Mais vous avez aimé cette femme, père !

- Tais-toi. Je n’ai jamais aimé que ta mère. Elle m’a attendu dix ans sans une plainte. Séraphine, c’était la folie d’un soir où son mari avait commis l’imprudence de nous laisser en tête-à-tête. Maintenant, retire-toi, ma chérie. Je vais tâcher de dormir un peu avant le dîner. Sinon, où puiserai-je la force d’écrire ma lettre de recommandation au ministère de la Marine ?



 
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   Steph   
3/11/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Style fluide et agréable à lire, les paragraphes et les dialogues s'enchainent naturellement. Dommage que le texte soit un peu court (on dirait que l'auteur était pressé d'en finir, mais ceci n'engage que moi) et que la chute se devine beaucoup trop tôt.

   Anonyme   
3/11/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Superbe.
L'auteur donne aux dialogues un ton discrètement désuet pour signifier, si l'on ne l'avait pas encore compris, qu'on est dans une autre époque.

C'est le genre de texte qu'on prend plaisir à relire et qui enchante l'imagination.
Merci Jaja

   widjet   
3/11/2008
 a aimé ce texte 
Un peu ↓
Une lecture fluide et une écriture somme toute sympathique comme ce vieux capitaine au grand coeur. On se doute bien du pourquoi de la querelle et de la relation qui lie le vieil homme au jeune garçon. J'aurai voulu un peu plus de caractère chez le personnage principal et je regrette que les dialogues ne soient pas plus percutants. Qu'importe. C'est frais. Sans surprise certes (le titre promet beaucoup mais au final la révélation n'est pas énorme!), mais sans ennui.

Néanmoins, cette nouvelle donne plutot l'impression d'un début de roman.

Merci Jaja.

Widjet

   Anonyme   
3/11/2008
oui c'est vrai c'est bien écrit. Pour moi il n'y a pas une seule fausse note stylistique. Par contre c'est difficilement acceptable comme nouvelle. Il y manque quelque chose de percutant. Ce serait plutôt, comme le dit Widget, le début d'un plus long récit.

   Jaja   
4/11/2008
Non, je ne tomberai plus dans le piège de la nouvelle qui se transforme en roman. J'ai déjà donné. Par contre, l'inverse est plus facile.
Si cette nouvelle est courte, c'est cause des contraintes d'un concours (que je n'ai d'ailleurs pas gagné.) J'ai eu la flemme de l'allonger!
Je n'ai pas cherché à créer le suspense, mais plutôt une atmosphère.
Merci pour vos appréciations.

   Flupke   
14/11/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Bonjour Jaja,
Intéressante nouvelle historique. Agréablement surpris pas Monsieur Surcouf que je n'ai pas vu venir malgré le titre et le fait qu'il ait sillonné les ¾ des océans. C'est très bien écrit, bravo.
Merci pour ce bon moment de lecture. Amicalement, Flupke.


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