Elle se souvenait parfaitement de la date. C’était justement le jour où Lila avait emménagé, le lendemain de l’arrivée de notre vaisseau. Moi-même, je me la rappelais avec précision. Elle marquait le début de notre histoire. La veille, à peine débarqué sur Eipotu, j’avais immédiatement repéré Lali dans le groupe chargé d’accueillir les Terriens. Elle était si sublime que j’en suis resté baba. Une fille aussi parfaite, ça n’existait que dans les rêves. Dans la réalité, il y a toujours un détail qui cloche : des yeux trop petits, un nez trop long, des jambes trop courtes. Rien de tout cela chez Lali. Était-elle un mirage, un tour de mon imagination ? Pour en avoir le cœur net, j’ai questionné mon ami Elbannosiar :
- Dis-moi, les Extraterrestres sont-elles toutes aussi réussies que Lali ?
Elbannosiar a pris un air mi-énigmatique, mi-amusé.
- Tu ne vois que ce que tu as envie de voir, mon cher Jo. Pour toi, Lali est une représentation de femme idéale. Tout comme je représente l’ami idéal. As-tu compris, maintenant ? - Je commence. À t’entendre, cette créature merveilleuse n’existe pas. Et toi non plus par conséquent. Je t’avoue que j’ai du mal à le croire.
Elbannosiar a pressé affectueusement mon épaule.
- Tu te trompes. J’existe, puisque je peux te toucher. Elle, tu n’en es pas encore là, mais à en juger par les regards que vous vous lancez, ça ne devrait pas tarder. - Tu ne plaisantes pas, au moins ? - Ai-je une tête à plaisanter ? Le sage Elbannosiar ne se moquerait pas d’un ami en train de tomber amoureux. L’amour est une chose sérieuse. L’amitié aussi. - Je vois, tu es l’ami parfait, tout comme Lali est la femme parfaite.
Elbannosiar a souri malicieusement.
- Et Lila ? Qu’en penses-tu ? - Pas grand-chose. Elle nous a à peine salués à notre arrivée, au contraire de sa sœur. - Lali est très différente de Lila. Autant la première est chaleureuse et spontanée, autant la seconde est timide et réservée. - Hautaine et antipathique, tu veux dire ! - Du moins est-ce ainsi qu’elle t’apparaît. Il faut parfois voir au-delà de la surface des êtres. - Lali m’a confié qu’elle et sa sœur habitaient ensemble. Comment peut-elle supporter cette harpie ? - Je vois que vous en êtes déjà aux confidences. Eh bien ! Moi aussi je vais te faire un aveu. Lali a oublié de te dire que sa sœur déménage demain. Ça te laisse le champ libre pour séduire ta belle.
Pour une bonne nouvelle, c’était une bonne nouvelle. Pour un peu, j’aurais embrassé Elbannosiar. Il a ajouté :
- Ce soir, le maire d’Éticilèf-City organise une petite sauterie à l’hôtel Eloportem en l’honneur de nos visiteurs. Je compte sur toi. Lali et Lila seront présentes aussi, bien sûr.
À l’énoncé de ce dernier nom, j’ai fait une grimace significative qui n’a pas échappé à Elbannosiar.
- Sois tranquille. Il y aura tellement de monde que tu ne la verras même pas. D’ailleurs, tu n’auras d’yeux que pour sa sœur, non ? Sur ce, je te quitte. Un bus spatial doit vous conduire à la station Rim où vous pourrez vous reposer et vous rafraîchir.
La station installée par les Terriens dans les années deux mille quatre-vingt était dans un état de délabrement avancé : des chambres inconfortables et des salles de bains exiguës, mais je ne comptais pas m’éterniser. Là-dessus, j’avais ma petite idée À dix-neuf heures, le bus nous a ramenés à Éticiléf-City. À côté la lugubre Rim, l’hôtel Eloportem m’a semblé un palace : des miroirs partout, des plafonds multicolores et, sur les buffets, des mets étranges qui ont excité la curiosité de mes compagnons. Moi, seule Lali m’intéressait. La salle où avait lieu la réception fourmillait de séduisantes créatures, mais aucune ne lui arrivait à la cheville. La jeune fille était d’ailleurs très entourée. « Des raseurs », me suis-je dit avec agacement. En me frayant un chemin à travers la foule, j’ai malencontreusement écrasé le pied d’une invitée.
- Oh ! pardon ! me suis-je exclamé.
Puis, j’ai reconnu Lila. Elle m’a fusillé du regard avant de poursuivre son chemin. Décidément, entre nous, les choses allaient de mal en pis. Je plaignais Lali d’avoir une sœur aussi peu commode, quand l’objet de mes pensées m’a hélé :
- Une coupe de champagne, Jo ? Rien de tel pour effacer les fatigues du voyage.
Je connaissais un moyen plus radical de les faire disparaître, mais j’ai choisi de me taire : pour l’instant.
- Volontiers, ai-je répondu. Mais pourquoi votre champagne a-t-il cette drôle de couleur ? - Parce que notre raisin est différent du vôtre. Idem pour les autres fruits et les légumes. - Les ananas roses, les carottes mauves et les tomates bleues. Je suppose que c’est pareil pour la viande et le poisson. - Oui. Veux-tu goûter des crevettes pie ? Elles sont excellentes.
Je n’ai pas osé refuser. Pourtant, ces crustacés qui ressemblaient à de gros vers blancs striés de noir ne me disaient pas grand-chose. Le goût, aussi, en était étrange.
- Sur notre planète, la mer n’est pas salée, mais sucrée, a expliqué Lali.
J’ai bravement avalé le dernier morceau de crevette que j’avais dans la bouche et déclaré avec un grand sourire :
- Tu as raison. Elles sont excellentes, mais je n’ai pas très faim. En revanche, je reprendrais bien un peu de champagne.
Celui-ci n’était pas mauvais. Insipide, plutôt. Pas de quoi vous faire tourner la tête, mais la mienne était déjà l’envers. Elbannosiar est venu boire avec nous. J’avais un peu honte de l’avoir négligé, mais lui n’avait pas l’air de m’en tenir rigueur. Lali et moi ne nous sommes pas quittés de la soirée. Je l’ai raccompagnée chez elle après la réception. Sa maison se trouvait à deux pas de l’hôtel Eloportem. Si on peut appeler maison une sorte de cloche en verre et en métal dont on pouvait voir l’intérieur dans les moindres détails. J’ai demandé, intrigué :
- Ça ne te gêne pas, cette absence d’intimité ? - Pas du tout. Sur Eipotu, personne n’a rien à cacher et chacun respecte la tranquillité de son voisin. N’en est-il pas de même sur la Terre ?
Je n’en revenais pas. Se payait-elle ma tête ? À moins qu’elle ne soit très naïve ? Ni l’un, ni l’autre, semblait-il. Elle était simplement sincère.
- Sur la Terre, tout le monde se méfie de tout le monde. Les gens passent leur temps à se jalouser et à s’épier. - Je trouve ça dommage. Il y a tant à apprendre des autres. J’espère que tu m’excuseras de ne pas te laisser entrer. Il est tard et demain, je me lève à l’aube. Je dois aider ma sœur à déménager. - Je sais.
Elle m’a regardé avec étonnement. C’est à ce moment que Lila a rappliqué. À croire que cette peste nous écoutait.
- Encore vous ! a-t-elle maugréé. Si vous croyez qu’on va vous offrir l’hospitalité parce que vous aurez raté le bus spatial, vous vous fourrez le doigt dans l’œil.
Lali a protesté.
- Voyons, Lila ! Pourquoi te montrer désagréable ? Notre ami prenait justement congé. (Et, s’adressant à moi :) Rassure-toi, Jo. Le bus attendra, le maire a veillé à ce que tous les Terriens rentrent ce soir à la station.
Pendant que Lali parlait, Lila continuait à me fixer avec hostilité. À la fin, elle a éclaté :
- Inutile de revenir demain. Nous serons toutes les deux très occupées. N’est-ce pas, Lali ?
Comme Lali demeurait indécise, je me suis lancé :
- Pas le soir, quand même ! Que diriez-vous de dîner avec moi ? Il y a sûrement de bons restaurants à Eticitéf-City.
Ma proposition s’adressait aux deux, mais c’est Lali que je regardais. Rougissant légèrement, elle a répondu :
- Après avoir passé la journée à emballer et déballer, je serai trop crevée pour sortir. Par contre, si tu veux manger ici… - C’est ça ! a craché Lila. J’ai à peine le dos tourné que tu invites des hommes. Des inconnus.
Lali a rectifié de sa voix douce :
- Un homme, mais pas un inconnu. Un ami d’Elbannosiar.
Lila a haussé les épaules.
- Un ami ? C’est vite dit. Peut-on vraiment faire confiance à des gens qui passent leur temps à se battre entre eux ?
Elle n’avait pas tort, mais je n’étais pas d’humeur à entamer une discussion. Elle a dû le comprendre car elle est rentrée dans la maison sans même un bonsoir. Lali s’est confondue en excuses.
- Lila a mauvais caractère, mais ce n’est pas entièrement sa faute. - Une enfant gâtée à qui on n’a jamais rien refusé, ai-je avancé. - Peut-être. Il n’empêche qu’elle m’est très attachée. Elle a des difficultés à couper le cordon. Au fond, ce déménagement est une bonne chose. Il va lui permettre de prendre son autonomie.
J’ai approuvé de la tête, mais j’en doutais. Lila était une vraie sangsue. Elle s’accrocherait à sa sœur comme une moule à son rocher, surtout si Lali se rapprochait de moi.
- J’espère que Lila restera chez elle demain soir, ai-je dit. - Alors, c’est oui ?
Le sourire de Lali éclairait la nuit sombre. Je l’aurais embrassée si une voix intérieure ne m’avait recommandé de ne pas précipiter les choses. Je me suis contenté d’effleurer sa joue de mes lèvres. Dieu ! Quelle douceur ! J’ai eu un grisant aperçu de ce qui m’attendait. Surtout, ne sois pas trop pressé, me répétai-je dans le bus qui me reconduisait à la station. Autour de moi, les autres bâillaient ou ronflaient, selon leur degré de fatigue. Que devaient penser les Eipotiens de ce triste échantillon de l’espèce humaine ? La même chose que Lila, peut-être. Mais, au contraire de cette peste, ils étaient trop bien élevés pour le montrer. Tant pis s’ils me mettaient dans le même sac que les autres. Seule comptait l’opinion de Lila. Et celle d’Elbannosiar, évidemment.
Notre amitié était née de façon curieuse. Une nuit que je contemplais les étoiles tout en déplorant une fois de plus la superficialité des relations humaines, j’avais soudain perçu une présence à côté de moi. Pas un corps matériel, non. Pas même l’esquisse d’une silhouette. Juste un souffle léger. Sa voix basse et calme semblait comme un écho à la mienne. Quand il m’a dit qu’il venait d’Eipotu, la planète la plus éloignée de notre système solaire. J’ai commencé par rire doucement.
- Tu plaisantes ! Il n’y a pas âme qui vive sur Eipotu. Rien que des cratères et des cailloux. - Les Terriens y ont pourtant construit une station. - Oui, mais elle est maintenant abandonnée, livrée à tous les vents. Il n’y a personne dans l’univers. Personne d’autre que nous. - C’est parce que vous voulez être les seuls dans l’Univers que vous l’êtes. Toujours ce foutu orgueil des Terriens ! Il vous aveugle, vous empêche de voir que ma planète dispose des éléments indispensables à la vie : de l’oxygène, de l’eau en abondance. - Comme la Terre. - Oui, comme la Terre à laquelle Eipotu ressemble beaucoup. Du moins pour la topographie.
Près de moi, une forme a émergé lentement. Des traits indistincts, d’abord, puis de plus en plus nets au fur et à mesure que nous parlions. Quand je lui ai demandé son nom, son visage m’est alors apparu dans son intégralité.
- On m’appelle Elbannosiar, ce qui signifie en eipotien : homme raisonnable, a-t-il répondu. - Je suis Jo. Jo Ruever. N’as-tu pas un nom de famille ?
Il a secoué la tête.
- Seulement un prénom. Cela suffit amplement, tu ne crois pas ?
Après, nous avons parlé. Lui, surtout. Il était intarissable sur sa planète. De temps en temps, il faisait une pause pour me laisser poser une question. J’en avais un plein réservoir mais je préférais écouter.
- Toi aussi on aurait dû te nommer Elbannosiar, a-t-il déclaré au matin. - Moi ? Je n’ai rien d’un sage. J’aime délirer, inventer des histoires. Toi, tu as l’air d’avoir les pieds sur terre. Enfin, je veux dire…
Il a ri :
- Je te ressemble plus que tu ne l’imagines. Nous étions faits pour nous rencontrer, Jo. Si tu le désires, nous reprendrons cette passionnante conversation cette nuit. On m’attend sur Eipotu.
Qui l’attendait ? Quelles étaient ses occupations ? Je n’ai pas eu le temps de le lui demander. Sa forme matérielle s’est estompée jusqu’à disparaître tout à fait. Plutôt que d’aller dormir, j’ai cherché dans le ciel une trace du vaisseau d’Elbannosiar. En vain. J’ai calculé le nombre d’années-lumière qu’il lui fallait pour regagner sa planète : un chiffre astronomique. La dernière expédition avait mis des années à atteindre Eipotu. Autant pour en revenir. Je ne reverrais pas de sitôt mon nouvel ami, à moins que…
J’ai attendu le soir avec impatience. À l’heure dite, Elbannosiar m’est apparu avec plus de netteté encore que la veille. Il m’a expliqué que pour les Eipotiens, le temps et l’espace n’existent pas.
- Si parcourir de telles distances est pour vous un jeu d’enfant, pourquoi n’avez-vous pas communiqué plus tôt avec nous ? - J’ai pris contact avec toi et avec quelques autres. Les cosmonautes n’étaient pas compris dans le lot. C’est pour cette raison qu’ils n’ont vu que des cailloux sur Eipotu. Comprends-tu, maintenant ? - Je ne suis pas sûr de tout comprendre. Qui sont les autres ? - Des rêveurs, comme toi. À des degrés divers, évidemment. (Et il a ajouté en posant la main sur mon épaule :) Sois tranquille, ami. Je n’entretiens de relations privilégiées avec aucun d’entre eux. Seulement avec toi.
Était-ce ce simple contact ou les paroles prononcées par Elbannosiar ? J’ai senti l’émotion me gagner. Je ne me souvenais pas d’avoir eu un jour un ami véritable. Fils unique, j’avais connu une enfance solitaire. À l’adolescence, les choses ne s’étaient pas arrangées. J’avais été souvent déçu en amitié tout comme en amour. Le monde dur où j’évoluais laissait d’ailleurs peu de place aux sentiments. J’étais ainsi parvenu à l’âge de trente-trois ans sans avoir à mon actif aucune relation durable. Peut-être aurais-je plus de chance avec un être venu d’ailleurs.
Elbannosiar est revenu le lendemain, le surlendemain et les jours suivants. Au fil de ses visites, nos liens se sont renforcés. Moi qui suis d’un naturel plutôt casanier, je lui ai un jour fait part de mon envie de connaître Eipotu. Il a accueilli ma proposition avec une joie paisible. Restait à monter l’expédition qui nous conduirait au-delà de Pluton. Je dis « nous » car les autres rêveurs seraient eux aussi du voyage. Cette perspective ne me plaisait guère, la fréquentation de mes semblables ne m’ayant apporté que des désagréments. Mais Elbannosiar y tenait et pour moi sa volonté avait force de loi. Du reste, je me suis vite rendu compte que mes compagnons ne semblaient pas plus désireux que moi de nouer des contacts. Nous étions avant tout curieux d’Eipotu et de ses habitants. Je ne sais pas pour les autres, mais pour moi, je n’ai pas été déçu. L’apparition de Lali au pied de la passerelle me payait de tout. Évidemment, j’avais rêvé d’autre chose pour ma première nuit eipotienne. Un lit étroit et dur dans cette station datant de Mathusalem, ce n’était pas exactement l’idéal, mais je me jurai de me rattraper.
Et j’ai tenu parole puisque la deuxième nuit, je l’ai passée dans les bras de Lali. Ainsi que les suivantes. Au début, Lila n’arrêtait pas de nous harceler. Puis elle a fini par se lasser. J’ai alors vécu parfaitement heureux avec ma bien-aimée jusqu’au jour où les Terriens ont décidé de retourner chez eux. Il y avait un an que j’avais quitté Rim, mais ils m’ont quand même envoyé un émissaire pour me prévenir. Une espèce de grand escogriffe aux lunettes comme des hublots.
- Tu dois rentrer avec nous, m’a-t-il dit. Pourquoi rester là où il n’y a que du vent et de pierraille ? - Tu es fou ! Que fais-tu des prairies roses, des collines orange, des océans sucrés ? De tous ces merveilleux paysages. Sans parler de l’hospitalité des Eipotiens, de leur douceur, de leur égalité d’humeur. Contrairement à nous, ils ne s’emportent jamais les uns contre les autres. - Évidemment, puisque ces gens n’ex… - Ça suffit ! Je ne veux plus entendre de pareilles inepties. (Puis, lui montrant Lali :) Comment peux-tu prétendre que cet ange n’existe pas ?
J’étais hors de moi. Il n’a pas insisté.
- Je vois que je n’arriverai pas à te convaincre, Jo. Bonne chance pour la poursuite de ton rêve. Souhaitons qu’il ne prenne jamais fin.
Était-ce un avertissement ? Je me suis tourné vers Lali. Elle m’a soudain semblé plus pâle, décolorée, presque. Je l’ai prise dans mes bras, mais au lieu de tenir une femme de chair et de sang, j’ai eu l’impression d’étreindre une ombre.
- Oublions cet imbécile, ai-je dit néanmoins. - Peut-être a-t-il raison. Et si je n’étais, au fond, qu’une création de ton imagination ?
Pour la rassurer, je l’ai couverte de baisers. Comme elle paraissait toujours aussi triste, je lui ai rappelé que c’était aujourd’hui le premier anniversaire de notre amour. Elle a souri.
- Rassure-toi, je n’ai pas oublié. Je suppose que tu as prévu un dîner aux chandelles ou quelque chose d’approchant. - Bien sûr, et aussi un cadeau. Mais tous les diamants de la Terre ne suffiraient pas à te remercier pour cette année que nous avons passée ensemble.
En dépit de mes affirmations, le poison du doute s’était infiltré en moi. Mon bonheur se lézardait. Au fil des jours, Lali est devenue de plus en plus irréelle, de plus en plus abstraite, jusqu’à s’effacer. Un matin, en m’éveillant, ma main n’a rencontré que le vide. L’oreiller conservait l’empreinte légère de la tête de ma bien-aimée, mais elle, elle était partie. J’ai couru chez Elbannosiar. Quand mon ami m’a ouvert la porte, je lui ai trouvé un air lointain, préoccupé. D’habitude, il me prenait amicalement par l’épaule. Là, il m’a juste serré la main. Un contact fugace qui m’a laissé une impression bizarre.
- Sais-tu où est Lali ? lui ai-je demandé avec angoisse. - Je l’ignore. Dans le rêve de quelqu’un d’autre, peut-être. Plus dans le tien, en tout cas. - Je ne te crois pas. S’il en était ainsi, tu aurais suivi le même chemin. Or, je peux te voir, t’entendre, te toucher.
Il a hoché la tête.
- Oui, mais pour combien de temps ? L’ami idéal n’existe pas plus que l’amour parfait, Jo. De même, la société idéale. Eipotu est un leurre. - Essaies-tu de me dire que je vis dans un monde fictif depuis un an ?
Cette fois, il n’a pas répondu. Les contours de son visage étaient de plus en plus flous. Pour ne pas assister à sa disparition, je me suis enfui. J’ai erré longtemps dans les rues d’Éticiléf-City sans croiser personne. Personne non plus dans les maisons de verre. Bien qu’on fût près de midi, le ciel était sombre comme en pleine nuit. En désespoir de cause, je suis retourné à la station. Mes compagnons y avaient abandonné une quantité invraisemblable de boîtes de conserve et de canettes de bière. De quoi subsister quelque temps. Il y avait aussi des couvertures et une radio. J’ai mangé un peu, pleuré beaucoup et me suis finalement endormi. Le lendemain, le ciel était d’un noir d’encre et un vent glacial balayait un décor que je qualifierais de lunaire. Les prairies orange, les collines roses, les océans sucrés n’avaient jamais existé que dans mon imagination. Idem pour Elbannosiar, Lali, Lila et les autres Eipotiens. L’escogriffe avait eu raison de me mettre en garde. Eipotu n’était qu’une planète morte : le cimetière de nos rêves. Il me fallait absolument m’en échapper. À l’aide de la radio, j’ai réussi à contacter la Terre. Le vaisseau de secours a mis deux ans pour atteindre Eipotu, deux ans pour en revenir. Le temps de réfléchir sur mes rapports avec mes semblables. J’ai appris à vivre avec eux, à accepter leurs failles, leurs imperfections. Parfois, lorsque les étoiles s’allument, j’ai l’impression qu’Elbannosiar m’envoie un signe, que Lali me sourit. Et je me sens bien.
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