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Fantastique/Merveilleux
Jean-Claude : Perspectives [Sélection GL]
 Publié le 13/07/18  -  10 commentaires  -  10271 caractères  -  62 lectures    Autres textes du même auteur

Que faire après une rupture ? Se poser des questions ? Se confier à son journal comme Thierry ? Mais Thierry n'est pas au bout de ses surprises.


Perspectives [Sélection GL]


« Karine m’a quitté. Je »


Thierry pose son stylo, interrompant son journal sur une phrase à peine commencée, une phrase qu’il ne sait comment continuer. Il se redresse, se cale au fond de sa chaise et regarde par la fenêtre. Tout est gris et confus dehors. Les couleurs sont brouillées, les formes imprécises. De grosses gouttes s’étirent sur les vitres, comme si la maison s’enfuyait à toute vitesse dans la pluie. L’eau ruisselle sur les carreaux et entraîne le bonheur qui demeurait dans les pupilles de Thierry. Ses paupières deviennent lourdes, ses yeux se troublent. Il incline la tête et fixe la phrase ébauchée sur le cahier. Il hausse les épaules.


Je quoi ? Je souffre ? J’ai mal ? Je ne peux plus vivre ? Je quoi ? Je me demande ce que je vais bien pouvoir écrire désormais. C’était le journal de notre amour, de notre bonheur. Il n’y a plus rien à dire. C’est fini. Je quoi ? J’en ai marre ! Je ne sais même pas pourquoi. Oui. Pourquoi ? Pourquoi m’a-t-elle abandonné ? Je me retrouve tout seul, comme un con. Et je… Et je… Et merde ! Je suis malheureux. Elle a dit : « Ce n’est plus possible. » Elle a même ajouté : « Je t’aime. » Mais elle m’a quand même laissé tomber comme un vieux mouchoir trop usé par les larmes. Je… Je l’aime, bordel ! Pourquoi ?


Thierry est en colère maintenant, de cette hargne qui l’envahit dès qu’il se sent victime de la cruauté des autres… et de Karine, bien entendu. Il reprend son stylo et s’apprête à rédiger de longues plaintes ou des diatribes vengeresses. Au moment où la pointe touche le papier, le « Je » disparaît. Thierry se fige. Le texte s’efface depuis la fin en suivant exactement le tracé de l’écriture, à l’envers, à rebrousse plume.


« Karine m’a quitt »

« Karine m’a qui »

« Karine m’a »

« Karine »

« Kar »


Sous les yeux effarés de Thierry, son journal se démaille comme un vulgaire tricot jusqu’à ce que la feuille soit blanche. Thierry hésite, mais il finit par tourner la page pour voir celle d’avant. Un glouton invisible dévore les mots et les phrases de plus en plus vite. Encore une page. Hypnotisé, Thierry passe à la précédente, déjà bien entamée. Sa vie se rétracte devant lui, peu à peu, comme si on rembobinait le fil de son existence. Il ferme les yeux, déglutit, essaie de chasser l’image de son esprit.


Je déraille. Karine s’est barrée et ça me tape sur le système. Ce n’est pas possible. C’est mon imagination qui s’emballe. Ma vie n’est plus rien sans elle. Ma vie…


Thierry ouvre les yeux. Un rectangle immaculé l’éblouit de son vide. Presque timidement, il soulève la page. Il a peur. L’écriture semble l’attendre, immobilisée sur le mot « parfum ». Il tressaille.


Karine souriait en ouvrant le papier cadeau. Il avait failli oublier son anniversaire, mais il s’en était souvenu au dernier moment. Juste après le travail, il avait fait un crochet par le magasin, puis était rentré. Il avait trouvé des bougies dans un tiroir et les avait plantées dans une pizza sortie du four. Karine souriait en soufflant les petites flammes, peut-être en pensant à leurs jeux passés de jeune couple peu fortuné. Pourtant, une petite lueur dans ses yeux alarma Thierry qui renonça à sa soirée football. Si la tristesse avait eu une couleur, il aurait juré que c’était celle des yeux de Karine ce soir-là. La gêne s’installa. Il essaya d’être attentionné. Il ne manquait pas de tendresse à donner, mais elle s’était dissoute dans le rythme effréné de la vie. Il ne lui offrait plus de fleurs depuis longtemps. Elle était toujours aux petits soins pour lui, il devait le reconnaître. Mais lui…


Le mot « parfum » s’estompe. Thierry, arraché à ses pensées, se penche. Une boule d’angoisse descend dans sa gorge. Le mot disparaît et l’effacement reprend. Quand la page est vierge, un souffle d’air s’en empare et elle bascule pour montrer la précédente. Une gomme invisible s’acharne, lettre après lettre, page après page. Thierry plaque sa main sur le cahier, espérant bloquer le processus. Il a l’impression que quelque chose lui dérobe sa vie sous ses yeux et qu’il ne peut s’y opposer.


Je ne comprends pas. Je suis le premier à clamer que mon existence n’a aucun sens maintenant que Karine est partie. Je ne comprends pas. Ce journal, c’est ma vie, notre vie. Je l’ai commencé dès que notre relation est devenue amoureuse, c’est-à-dire, pour moi, le jour même de notre rencontre. Il m’accompagnait. Il nous accompagnait. Je lui faisais part de mes humeurs, des événements qui m’avaient touché. Je racontais mon bonheur. Avec le temps, j’ai moins écrit. C’est normal, la banalité, la répétition, la routine… Pas de quoi s’émerveiller tous les jours… Qu’est-ce qui me vole notre histoire ?


Thierry ôte sa main et il constate, abasourdi, que la page est blanche. Un courant d’air en profite pour passer à la page précédente. L’écriture semble ramassée, prête à reprendre sa course, jusqu’à ce que l’écheveau de la mémoire soit nu. Thierry grimace. Tout se déroule trop vite, ses idées se bousculent.


Mon journal est devenu une ardoise magique. Je vais devenir fou ! Et quand elle sera nettoyée, cette ardoise, est-ce sur moi qu’on passera l’éponge ? Qu’est-ce qui m’arrive, bon sang ? Et là… le truc, comment appeler ça, le truc, le dévoreur me nargue avec « restaurant au bord de la mer ».


Le ciel était d’un noir intense dépourvu d’étoiles et la nuit fraîche d’un vent salin qui griffait la peau. S’il n’y avait eu les réverbères, les rouleaux d’écume n’auraient été que des fracas sonores. Karine et Thierry piétinaient le sable pour se donner une contenance. Ils regardaient le large noyé dans les ténèbres, n’osant parler. Thierry craignait de raviver la dispute. Il supposait que Karine souffrait, sans vraiment en saisir la raison. Elle avait quitté la table et était sortie du restaurant en courant vers la plage. Il l’avait suivie et rattrapée presque immédiatement. Il cherchait quoi dire. Il essayait vainement de comprendre. C’était un week-end en amoureux. Ils avaient beaucoup parlé. Lui avait beaucoup parlé, de ses projets, de son boulot, de sa peinture, de l’exposition qu’il espérait. Elle avait écouté, patiemment, avec amour avait-il écrit. Puis il y avait eu le dérapage. Il lui avait fait un reproche, il ne savait même plus lequel, mais une bulle avait explosé. Elle était devenue blême, ses yeux avaient brillé de larmes retenues puis elle avait bondi de sa chaise…


Thierry secoue la tête.


Qu’est-ce que j’ai dit ce jour-là ? Je ne me souviens pas. Enfin… Karine est stupide de se sentir blessée pour quelques mots de travers. Je ne peux pas surveiller tout ce que je dis vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Fait chier. Qu’est-ce que j’ai dit ? Finalement, je me demande si je la connais vraiment… Si je la connaissais… Elle n’est plus là. Partie. Qu’est-ce qu’elle me disait ? Je ne sais pas. On était heureux. J’étais heureux, en tout cas. Je ne sais pas pour elle. Je ne sais plus. Si on pouvait reprendre au début…


Le regard de Thierry se perd dans le vague. Il sourit, malgré sa douleur, à l’évocation de leur rencontre. Il avait tout de suite reconnu en Karine la femme de sa vie. Il l’avait invitée à dîner. Il parlait, elle écoutait, toujours attentive, conquise, séduite… Thierry fronce les sourcils. Il tente de se remémorer les phrases de Karine. Seul le timbre agréable de sa voix lui revient. Quand elle parlait, il n’écoutait qu’à moitié, se réjouissant de sa beauté, de son charme, de la musique de ses paroles. Thierry se rembrunit.


J’ai été con.


Alors, la suppression s’emballe, une course folle qui avale toutes les lettres, même la ponctuation, en suivant les pleins et déliés. Le temps recule et rejette dans l’oubli tout ce qui a été écrit : toute une histoire, une vie qui bascule dans le néant. Le présent évaporé court vers son origine, dans le passé, le point primordial qui a initié ce journal. Les pages tournent, tournent, devant Thierry, impuissant et consterné. Bientôt, il ne reste plus qu’une page, plus qu’un paragraphe, plus qu’une phrase, plus qu’un mot. Un mot ! Un doigt accusateur. Un mot qui, lui, ne s’efface pas : « Je »


Thierry contemple ces deux lettres ridiculement perchées dans le coin en haut à gauche de la feuille de cahier. Il ne reste plus que cet unique mot, le premier mot de la première page, celui dans lequel son journal, sa vie, prennent source. Un simple pronom qui paraît si dérisoire, une toute petite chose qui a tant de pouvoir : « Je » ! Une gifle magistrale, un grand coup de poignard en travers de l’existence : « Je » ! Une minuscule syllabe qui peut nier l’autre, le tuer. Thierry ferme les yeux, inspire lentement. Il tremble de colère contenue à son encontre, d’une émotion qu’il ne saurait exprimer, de tristesse. Il a compris ! « Je » passait avant, avant elle. Il s’est trop préoccupé de ses propres sentiments et n’a perçu son aimée qu’à travers ce filtre.


Rageur, Thierry reprend son stylo et biffe, rature, gribouille ce « Je » insolent qui maintenant lui donne la nausée. Il ne parvient au soulagement qu’à la vue d’une tache informe et noire. Il regarde par la fenêtre. La pluie fouette toujours les carreaux et les arbres de la rue se fondent dans une tourmente grise. Une chape de tristesse tombe brutalement sur ses épaules qui s’affaissent. Il pense à sa femme, à ce qu’il n’a pas su lui offrir. Il n’est même pas certain d’avoir, un jour, donné sans attendre quelque chose en retour. Il se souvient d’avoir aussi aimé le « nous » du couple. Mais, à y repenser, il se dit que ce « nous » n’existait que pour le « je » qu’il contenait. Et elle ? Pris d’une soudaine impulsion, il décide d’écrire un autre mot, comme pour conclure par là où il aurait dû commencer. Tendrement, il trace quatre lettres : « Elle »


Thierry sent une larme glisser sur le pâle sourire qu’il esquisse en reposant son stylo. Il baisse la tête. Soudain, une voix demande depuis la porte :


— On sort ou on sort pas ?


Il sursaute, surpris.


— Karine ?

— Ben oui ! répond la voix moqueuse. Qui veux-tu que ce soit ? T’attends quelqu’un ?

— Non, non, balbutie-t-il, mais… t’es là ?

— Apparemment, oui. T’as fumé la moquette ou quoi ?


Thierry ne répond pas, les yeux écarquillés devant son journal où les mots s’ajoutent aux mots, pour tisser des phrases…


 
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   plumette   
27/6/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↑
j'aime bien ce texte, même s'il m'a paru presque un peu long pour dérouler cette belle idée du journal qui s'efface à rebours d'une histoire d'amour qui se termine.
Joli procédé narratif que de focaliser sur certains mots qui s'effacent moins vite que d'autres et servent de prétexte à l'évocation de souvenirs avant coureur, comme des signaux d'alerte que l'amoureux éconduit n'a pas su voir.
c'est une histoire sentimentale qui contente mon goût pour ce genre, pas de mièvrerie grâce à ce petit tour de passe passe de la fin.

Il y a un message dans cette agréable fantaisie: sachez regarder et écouter celui ou celle qui vous aime avant qu'il ne soit trop tard, sachez sortir du je, employez-vous à le conjuguer avec le tu pour en faire un nous et pensez aussi à Elle ( ou Lui car cette histoire peut sans doute être réversible).

Merci pour la lecture!

Plumette

   Anonyme   
30/6/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Un texte intéressant, mais à la chute tout de même très prévisible.
L'ensemble se laisse lire, le style, sans être exceptionnel n'est pas désagréable, fluide. Les pensées du narrateur sont bien amenées, sa prise de conscience aussi. Il manque peut-être des passages plus denses de leur vie de couple, pour montrer son égoïsme par exemple.
Mais la fin est trop prévisible je trouve.
C'est du déjà vu. Une fin où justement Karine ne revient pas, mais où le narrateur prend conscience de ses erreurs pour ses futures histoires auraient était plus originale.
Il n'empêche c'est bien dans l'ensemble.

   SQUEEN   
1/7/2018
 a aimé ce texte 
Un peu
Ce détricotage est intéressant, petite introspection imposée et salutaire, c'est léger, rien de terriblement original. Beaucoup d'entre nous, je pense, rêve que l'autre fasse ce travail de remise en question. Happy end, tout va bien.
Merci pour cette lecture, SQUEEN

   Jean-Claude   
14/7/2018

   Lulu   
14/7/2018
 a aimé ce texte 
Passionnément
Jean-Claude,

Pour ma part, j'ai adoré lire cette nouvelle. J'ai d'abord pensé que le premier paragraphe était impeccable, mais ce n'était que le début d'un superbe récit.

J'ai adoré le rythme et l'écriture en tant que telle que j'ai trouvée à la fois belle et fluide. On entendrait presque la voix du narrateur… C'est que c'est réussi, car cette voix est harmonieuse et cela provient tant des mots que du rythme des phrases.

C'est par ailleurs très visuel. On voit le personnage face à son journal, face à sa fenêtre, avec et sans sa compagne… Pourtant, la description est infime. C'est une des forces de ce texte.

L'émotion de ce narrateur m'a touchée. L'alternance des pronoms "Je"/"Il" m'a beaucoup plu. Pour un roman, cela aurait été compliqué, mais pour une nouvelle, c'est parfait ! Cela va bien avec la prégnance du "je" qui travaille le narrateur.

J'ai trouvé très fortes certaines phrases : "Qu'est-ce qui me vole notre histoire ?" ou "il lui avait fait un reproche, il ne savait même plus lequel"... Ces phrases sont simples, certes, mais leur portée touche tant le narrateur que le lecteur…

En ce qui me concerne, je n'ai pas du tout songé dans ma lecture à ce que pourrait être la chute. Elle n'était nullement prévisible chez moi. J'ai pu ainsi savourer l'ensemble au fil du texte.

Le journal qui se fait, se défait, se fait… tout cela est original, et j'ai aimé qu'il y ait un rôle de l'écriture chez le personnage. Ecrire semble être alors comme une mise en abîme.

Je vous relirai assurément avec grand plaisir.

   Sylvaine   
14/7/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Le texte est écrit avec beaucoup d'élégance, des images souvent très bien venues (un seul bémol "le fracas sonore", comme si un fracas pouvait être silencieux !) J'ai beaucoup aimé l'idée sur laquelle est construit le texte, cet effacement à rebours du journal intime. Peut-être est-ce seulement un peu trop moralisateur (condamnation de l'égoïsme au sein du couple) Mais c'est un reproche tout à fait mineur. Le récit est en effet mené avec beaucoup de maîtrise, je dirais même beaucoup de métier, l'intérêt se maintient jusqu'au bout, et on y croit. Félicitations !

   Vanessa   
15/7/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour,
J'ai beaucoup aimé le cheminement de votre texte.
Cet effacement jusqu'au" je "pour enfin s'ouvrir sur "elle".
Une remise en question brutale et efficace, en espérant qu'il ne s'oubliera pas...tout de même!
Une lecture agréable.
Merci.
:-)

   Ombhre   
15/7/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'ai beaucoup aimé ce texte. Il vous prend par la main, tout en douceur, et nous fait suivre cet étrange journal qui s'efface peu à peu, nous efface peu à peu. L'écriture sobre et maîtrisée emporte très bien le lecteur dans cette réflexion intime qui change l'histoire, le passé, le présent.
Un seul regret toutefois, la dimension fantastique aurait, à mon goût, méritée d'être poussé plus loin, et cette fin très sobre, trop peut-être, m'a laissé sur ma faim.

Merci pour ce beau partage.
Ombhre.

   Donaldo75   
16/7/2018
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour Jean-Claude,

Cette histoire change vraiment des dernières enquêtes de ton investigateur favori; elle est jolie, bien racontée et très intéressante dans ce qu'elle montre de la relation de couple et de la culpabilité.

Le procédé est lui-même original. La fin est beaucoup plus optimiste que je ne l'avais cru (sauf si j'ai trop fumé la moquette et rien compris).

Bravo !

Don

   macaron   
19/7/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Une idée sympa bien travaillée. L'écriture fluide glisse à mesure que se détricote l'histoire d'amour, pas d'ennui ou d'impatience côté lecteur. La fin arrive, sans grande surprise, mais la leçon a été retenue. C'est le plus important!


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