L’enfer !
L’enfer d’une vie qui s’achèvera peut-être ici. Ça fait longtemps que j’attends, mais rien ne se passe. Tout reste immobile. Le temps n’a plus de temps. La vie n’a plus de vie. Tout est mort. Tout est paradis, tout est enfer !
L’infirmière (à moins que ce ne soit la femme du bourreau !) vient de m’apporter mes cachets pour la nuit. Elle a déposé le petit pot en plastique sur ma table de nuit, a dit un truc du style « bonne nuit, monsieur Tordu » et a refermé la porte.
Monsieur Tordu, c’est moi. Ou du moins c’est le surnom qu’on m’a donné. Ma carte d’identité indique néanmoins le nom de Farnut (Le T ne se prononce pas). Jean Farnut, pour ne rien vous cacher. Avouez qu’il n’y a pas de quoi se marrer. Mais sachez qu’ici, on m’appelle Tordu. Il paraît que je peux m’estimer heureux. Un certain pensionnaire du nom de Trudoc se fait joyeusement appeler Trouduc ! Alors ce Farnut aurait très bien pu se métamorphoser en Fendu, Velu, Verrue ou encore Charcut (le T se prononce !), ce qui n’est guère mieux !
Il est vingt-deux heures exactement. Je n’ai pas de montre (« Veuillez laisser TOUS (souligné) vos objets personnels à l’accueil. Merci ! ») mais c’est à vingt-deux heures exactement que les lumières s’éteignent. J’ai décidé d’écrire encore un peu à la clarté de la lune. Il fera froid cette nuit. J’ai deux couvertures et un pyjama bien chaud que j’ai eu l’idée de demander à l’accueil. C’est la seule chose qu’on m’ait donnée sans problème. Et la seule chose qu’on m’ait JAMAIS donnée !
Je suis entré à l’asile « La Brazile » parce que ma femme en aimait un autre. Elle ne me l’a jamais dit, mais je le sais. L’intuition, voyez-vous ! Elle a invoqué comme motif que je l’avais violée, un soir. Alors que c’est absolument faux. Elle était d’accord après de nombreux refus. Il n’y a donc aucun viol ! Et puis d’ailleurs, elle était consentante ! J’en suis sûr. Son frère est juge de paix à Bruxelles. Il ne sait pas me voir et s’est fait un plaisir de demander l’autorisation au procureur du Roi pour m’interner. Le docteur Ferner, psychiatre, m’a vu et a déclaré dans son rapport que j’avais des tendances psychotiques et paranoïdes très prononcées. J’ai fait un séjour de cinq semaines à Fond’Roy. Ils ont trouvé que mon cas était bien plus grave, deux mois plus tard, je me suis retrouvé à l’accueil de cet asile. On m’a dépouillé de tout. Je n’ai gardé que mes habits et je suis monté avec deux infirmiers au troisième quartier : celui des psychotiques, même s'il y a bien d’autres pathologies ici.
Autour du bâtiment de cinq étages, ce n’est que verdure. Lorsqu’il fait beau, « on » nous autorise à faire un tour, mais accompagnés. Et surtout, personne d’autre ne doit se trouver dehors quand les psychotiques et moi sortons.
« On », c’est le personnel. Pour s’occuper des vingt-huit patients (vingt hommes et huit femmes), il y a en permanence cinq infirmiers – infirmières et deux à trois stagiaires. Je connais tous les noms de l’équipe. L’infirmier-chef n’est pas souvent là, comme le psychiatre d’ailleurs. Il y a aussi un psychanalyste qui suit la plupart d’entre nous dans des entretiens. Je me demande s’il est russe ou polonais.
Les entretiens, c’est ce que je préfère, mais ça n’arrive pas souvent. Une fois par semaine. Parfois, c'est tous les quinze jours. Et ça, c’est long. Alors, pour passer le temps, je déambule dans les couloirs jusqu'à la fenêtre grillagée au fond. On y voit le parc qui entoure l'asile, les arbres et le sentier.
Au bout, les grilles s’ouvrent pour chaque visiteur. Ils ne sont pas nombreux à venir au « Brazile » et encore moins à arriver jusqu’au troisième. Après tout, ce ne sont que des fous qui viennent ici. Et les visiteurs ne sont pas fous. Tout au plus sont-ils des connaissances des fous.
Dans la salle commune, il y a un vieux piano. Ma mère en possédait également un. De temps en temps, elle jouait un air. Je n’avais pas le droit d’y toucher, alors j’écoutais silencieusement. C’était un piano de la même marque sauf qu’ici, quelques touches ont la note désaccordée, mais ça ne m’empêche pas de jouer des airs de ma composition. Le public est composé d’une femme et d’un homme. La première – Janine Boirard – regarde les touches s’enfoncer sous mes doigts. Quand j’ai fini, elle applaudit. Le second – Serge François – bat la mesure avec sa main et son pied.
C’est agréable d’avoir un public. J’aimerais mieux voir ma femme à la place de ces deux fous. Mais chaque fois que je regarde à travers la fenêtre grillagée du fond, je ne la vois jamais venir.
Extrait de l’entretien du vendredi 10 novembre 1979 entre Jean Farnut et le docteur Zwykonof. (Z = Zwykonof ; F = Farnut).
Z : Monsieur Farnut, vous souvenez-vous de votre mère ? F : Oui. J’ai beaucoup de souvenirs d’elle. Elle était jolie et très affectueuse. Elle passait beaucoup de temps avec moi. On jouait ensemble. Je ne me souviens pas qu’avant l’âge de douze ans, elle m’ait laissé seul. Elle m’emmenait avec elle partout où elle allait. Je vivais sa vie, en quelque sorte. Plus tard, comme je devenais difficile lorsqu’elle m’emmenait, elle me laissait parfois à la maison. Puis de plus en plus souvent. Z : Et votre père ? F : Mon père ? Il n’était jamais là. Il buvait tout le temps. Il rentrait saoul et le matin, il prenait sa première bière avant de se laver les dents. C’était ridicule parce qu’il n’a jamais eu que des dents brunes. Parfois noires ! J’avais peur de mon père. J’avais peur qu’il ne rentre pendant que ma mère était partie. C’est pour ça que j’aimais être avec elle. Z : De quoi aviez-vous peur ? F : D’être battu. J’avais peur qu’en me trouvant seul à la maison, mon père ne me batte. Z : Pourquoi vous aurait-il battu ? F : Je ne sais pas. Peut-être parce qu’il battait ma mère. Je ne l’ai jamais vue se faire battre. Mais parfois, je l’entendais crier la nuit, dans la chambre voisine.
Durant la nuit, un patient est mort. Ce matin, après le déjeuner, les croque-morts l’ont emporté. Tout le monde les a regardés passer. Certains avaient un sourire aux lèvres. D’autres restaient indifférents. J’ai reconnu le vieux Marc Van Stenberg, l’obsédé des mains propres. Lorsqu’il commence à les frotter au savon, il est parti pour des heures. À côté de ma chambre, Clown regardait aussi. On l’appelle Clown parce qu’il peint toujours son nez en rouge et qu’il proclame la venue de son cirque. Et il ajoute : « Vous verrez que je ne suis pas fou ! » Et puis, il y avait aussi Johnny, le mangeur de punaises, Fernand La Toupille et Jacques La Perceuse qui plante ses fourchettes dans la main du premier venu. Bref, tout le monde regardait.
Lorsque les croque-morts sont passés devant la chambre 320, l’une des trois femmes s’est mise à hurler. J’ai rampé contre le mur pour voir ce qui se passait. Janine Boirard se roulait par terre, se griffant les bras et se cognant la tête contre les pieds des lits. C’était horrible à voir. Elle qui avait l’habitude de ne jamais rien dire et d’être toujours calme… L’enfer frappait à nouveau.
Deux infirmiers – Marc et Thierry, un des stagiaires – se sont précipités dans la chambre. Ils ont empoigné Janine par les bras et l’ont tirée jusque dans la salle de bain. Un groupe de patients s’est formé derrière l’abominable cortège. On voyait des regards curieux. Des sourires aussi. Mais tous suivaient sans protester.
Arrivé dans la salle de bain, Marc s’est emparé d’une poire de douche et a ouvert le robinet. L’eau glacée est tombée sur Janine. Elle s’est tue illico mais les infirmiers ont continué à l’asperger pendant encore cinq bonnes minutes. J’ai cru qu’elle allait se transformer en glaçon. La Toupille a commencé à tourner en tapant des mains et La Perceuse s’est mis à déclamer sa phrase favorite comme un hystérique :
– Après, je vais la lui planter ! Après, je vais la lui planter !
Les autres pensionnaires ont regardé la scène sans rien dire. Ils avaient tous le même sourire sadique sur les lèvres. Chez Steve, le pervers du quartier, on voyait même ses molaires ! J’ai eu la nausée mais je n’ai pas vomi. Vomir, c’est pour les fous. Et moi, je ne suis pas fou ! D’ailleurs, on va bientôt venir me chercher.
Je suis allé vers la fenêtre du fond. Le soleil commençait à monter lentement dans le ciel. Les nuages avaient la couleur du sang mélangé à l’eau.
L’eau des douches ! Derrière moi, de faibles cris se sont élevés. J’ai entendu quelqu’un dire que c’était froid. Les infirmiers avaient dû asperger les curieux. Des bruits de pas. Des portes qui claquent et la voix de Marc : « C’est vilain la curiosité ! Vous feriez mieux de prendre exemple sur Velu ! »
Velu, c’est moi aussi. Pour Marc, c’est moi. Mais pour Virginie, Carine et Gaëlle, c’est Tordu. Je préfère Tordu que Velu, mais je n’ai pas le choix. C’est plus net. Ou moins sale, si vous préférez.
La grille de l’entrée est toujours fermée. Je me demande si elle va s’ouvrir aujourd’hui. Ma femme m’avait dit qu’elle viendrait le jeudi 16 novembre. Peut-être qu’elle a eu un empêchement. Ou peut-être que son amant l’a retenue ! Le connard !
En repassant devant la salle de séjour, j’ai vu le piano. Alors, je me suis assis derrière le clavier. Il y avait une touche qui avait des dents. Je l’ai regardée un instant, espérant qu’elle ne me sauterait pas au nez. J’ai joué un air de ma composition : « Si tu touches à elle ! » Il était long et lourd. Comme je les aime. J’ai utilisé toutes les touches. Sauf celle qui voulait me mordre.
Extrait de l’entretien du lundi 20 novembre 1979 entre Jean Farnut et le docteur Zwykonof. (Z = Zwykonof ; F = Farnut).
F : C’est après mon mariage que ma mère est tombée en dépression. Mon père était mort cinq ans auparavant d’un cancer de l’œsophage. Elle s’est retrouvée seule pendant deux ans, environ. Après, elle a trouvé un amant. Et elle est tombée malade. Z : À cause de son compagnon ? F : Son amant, vous voulez dire. Oui, j’en suis sûr. Il l’a violée une nuit et le lendemain, elle est tombée malade. Elle a eu de la fièvre. Il l’a transportée à l’hôpital et elle s’est fait interner. Z : Qui l’a fait interner ? F : L’hôpital. Les médecins l’ont transférée en psychiatrie parce qu’elle délirait depuis une semaine. Ils ont d’abord pensé que c’était les médicaments, mais ce n’était pas ça. Alors, ils ont pensé à une psychose. (Silence.) F : Ma mère est morte là. Je l’ai perdue à tout jamais. Z : Il y a longtemps que vous l’avez perdue ? F : Je l’ai perdue dès qu’elle a mis le pied en psychiatrie. Tout le monde disait qu’elle était folle. Mais moi, je ne l’ai jamais cru.
Le personnel est bien antipathique avec les fous. Avec moi, ça va. À part le Tordu ou le Velu ou le Truc-J’sais-Pas-Quoi qui sort de temps en temps, je n’ai pas à me plaindre. Celle que je préfère, c’est Gaëlle. Elle a de longs cheveux châtains et sa silhouette paraît fine. Quand elle parle, on croirait entendre la voix d’une de ces hôtesses d’accueil qui vous transportent au septième ciel. Mais entre la voir en hôtesse d’accueil ou ici, je préfère ici. Elle me rappelle un peu ma mère. Elle avait aussi des cheveux longs et elle était belle. Très belle. Trop belle pour le salaud qui l’a violée.
Il y a trois stagiaires à présent. La troisième est une fille, arrivée en décembre. J’ai déjà un peu discuté avec elle et elle m’a promis de venir écouter un de mes morceaux au piano. Je ne sais pas encore celui que je vais jouer, mais il sera de ma composition. C’est certain !
Extrait du rapport infirmier du samedi 9 décembre 1979.
« … Hier soir, avant de retourner dans sa chambre, Farnut s’est arrêté au bureau. Il a bavardé avec moi de choses et d’autres. Il a entre autres parlé de sa mère qui me ressemblait. Il a raconté le viol par son amant. À la fin de son récit, il était agité et il tournait en rond dans le bureau. Il a même heurté des chaises, les renversant et feignant de ne pas les voir. Il s’est cogné plusieurs fois la tête à la pharmacie sans s’en rendre compte. Je l’ai raccompagné à sa chambre. Ça n’a pas été facile parce qu’il s’arrêtait souvent et me regardait comme s’il croyait que j’allais le prendre dans mes bras. À un moment, il s’est arrêté et m’a dit que j’hériterais de son piano. Je n’ai rien compris. Je l’ai mis au lit et je lui ai donné un Melleril pour qu’il se calme. Il me répétait tout le temps que le premier qui me touchait, il le mordrait !… »
Ma mère n’est pas encore venue aujourd’hui. Noël, c’est pourtant dans dix jours et elle m’avait promis un camion si j’étais sage. De temps en temps, elle vient et me donne un bonbon. En général, ça me calme. Surtout le soir. Mais elle me fait des blagues parce qu’elle dit que c’est un médicament. Ça a le goût des médicaments et ça se prend avec un peu d’eau comme les médicaments. Mais ça n’est sûrement pas un médicament parce que je ne suis pas malade. Parfois, j’ai envie d’en faire cadeau à un malade. Mais je ne peux pas parce que sinon, ma mère me mettrait devant la machine qui mord.
Aujourd’hui, la stagiaire – elle s’appelle Anne – est venue m’écouter jouer. J’étais justement en train de composer un air : « Qu’est-ce qu’il y a sur ma main ? ». Alors, j’ai arrêté et je lui ai demandé si elle souhaitait que je lui joue : « Rien que pour ne pas être mordu. » Ce fut un air endiablé, long et lourd à la fois. Juste comme je les aime. Mais je n’ai utilisé que vingt touches parce que toutes les autres semblaient vouloir me mordre. Elles avaient des dents pointues et contondantes. J’ai de plus en plus peur de jouer du piano.
Anne a bien aimé. Elle ne me l’a pas dit, mais je l’ai bien vu sur son visage : elle souriait. Quand j’ai eu fini, elle m’a dit qu’elle ne connaissait pas cet air.
– C’est normal. Je viens de le composer pour vous. Il s’intitule : « Rien que pour ne pas être mordu ». C’est un beau titre, n’est-ce pas ? – C’est étrange comme titre. Vous jouez souvent ? – Tant que je peux. Mais c’est difficile parce qu’on n’a pas autant de temps qu’on veut ici. Il faut manger souvent et se laver deux fois par jour. C’est dommage.
Elle a souri de nouveau. Voilà enfin une personne qui ne m’abandonne pas. Elle a dit qu’elle viendrait écouter un morceau et elle l’a fait. C’est loyal et franc. J’aime ces gens-là. Les autres, ce sont des hypocrites. Ils disent qu’ils vont venir me voir et personne n’est encore jamais venu me voir. Je n’ai même pas encore reçu une seule lettre. Je commence à me demander si le monde n’a pas peur de moi.
C’est une sensation horrible que celle-là. Le monde vous ignore. Le monde vous laisse tomber. Le monde vous a débarqué sur le bord de la route et a continué son voyage sans vous. Plus personne à qui parler vraiment. Plus personne à qui exprimer ses sentiments, ses angoisses, ses peurs. Parce que je vous assure que de temps en temps, j’ai peur. Vraiment peur. La vraie peur qui vous prend à la gorge et vous noue l’estomac.
Avant hier, au repas, Yvon Le Crâne a failli tuer son voisin, Jacques La Perceuse, parce qu’il l’avait regardé droit dans les yeux. Yvon lui a pris sa tête et l’a précipitée dans son assiette de soupe brûlante. L’autre se débattait et cognait dans tous les sens, mais Yvon tenait bon. Si l’infirmière et le stagiaire n’étaient pas intervenus, il aurait fallu transporter Jacques d’urgence à l’hôpital. Sa figure était rouge sang et on l’a emporté à l’infirmerie pour le soigner. Yvon a été dans l’isoloir pendant deux jours.
Quand je pense à ça, j’ai peur. Peur d’être fou, d’être oublié, d’être abandonné.
Peur de devenir fou !
Extrait de l’entretien du lundi 18 décembre 1979 entre Jean Farnut et le docteur Zwykonof. (Z = Zwykonof ; F = Farnut).
Z : Quels souvenirs gardez-vous de votre mère ? F : Quels souvenirs ?… Ma mère jouait du piano. Elle en jouait souvent et moi, j’écoutais à côté d’elle, par terre. J’avais froid mais ça ne faisait rien parce que je ne devais pas déranger ma mère. Parce qu’elle jouait pour moi et si je la dérangeais, ça voulait dire que je n’aimais pas et que ce qu’elle jouait était vilain. Z : Vous pouviez jouer aussi ? F : Non. C’était défendu. C’était le piano de ma mère et elle me disait que lorsqu’elle serait morte, elle me le donnerait. Z : Et vous l’avez eu ? F : Bien sûr que je l’ai eu. Ma mère tenait parole. Pour les bonnes choses comme pour les mauvaises. Un jour, elle m’a vu jouer sur le piano alors qu’elle me l’avait défendu. Mais vous savez comment sont les enfants. Quand ils ne peuvent pas faire quelque chose, ils le font illico. Alors, elle s’est approchée de moi, par derrière, tout doucement et a claqué le couvercle sur mes doigts en disant : « Tu as désobéi. Le piano t’a mordu ! Tu as désobéi. Le piano t’a puni ! » Z : C’est arrivé souvent ? F : Oui. Souvent. Parfois, je jouais quand elle me laissait seul à la maison. Mais lorsqu’elle rentrait, elle le voyait toujours. Elle m’obligeait à mettre mes mains sur les touches et elle refermait le couvercle en criant : « Tu as désobéi. Le piano t’a puni. » Z : Où est le piano, maintenant ? F : Dans la salle de séjour. Vous ne l’avez pas encore vu ?
Pour Noël, j’ai joué un air inédit. Il y avait Janine et Serge autour de moi. Anne était en congé. C’est dommage parce que je suis sûr qu’elle aurait bien aimé. Le titre était : « Joyeux Noël à tous les punis ». Il y avait beaucoup de touches à dents. Je n’ai su jouer que sur quelques-unes. Mais la dernière note avait caché ses dents et j’ai été mordu. Mon index gauche en a pris un sacré coup. L’ongle s’est brisé net et la morsure était profonde. On voyait presque l’os, mais, Dieu merci, rien n’était cassé. J’ai été transporté à l’infirmerie où un médecin est venu spécialement pour recoudre mon doigt. Il m’a dit que si ça se reproduisait, il faudrait peut-être me le couper. Voilà qui anéantirait ma carrière de pianiste du « Brazile ».
Extrait du rapport infirmier du lundi 25 décembre 1979 concernant Jean Farnut.
« … Vers 16 heures, cet après-midi, Farnut s’est mordu l’index gauche. La blessure était profonde et il a fallu faire sept points de suture. Farnut ne cesse de dire que c’est le piano qui l’a mordu et refuse d’admettre qu’il s’est mordu volontairement. Il ajoute également à qui veut l’entendre que c’est sa mère qui l’a puni en disant au piano de le mordre… »
L’enfer s’est à nouveau déchaîné. Mon collègue a désobéi et j’ai donc dû le punir comme ma mère me l’avait ordonné. Henry Jager a voulu faire comme moi. Il a voulu jouer au piano pour composer un air. Mais il ne pouvait pas. Personne ne peut jouer au piano de ma mère. Elle me l’avait bien dit depuis ma tendre enfance : si je touche à ce piano, je serai puni. Une seule personne à la fois peut toucher au piano. Et comme c’est moi, personne d’autre ne peut y poser la main.
Henry a désobéi à la règle. Henry doit être puni. Et il l’a été. J’ai fait comme elle m’avait appris. Je me suis approché par derrière et j’ai refermé le couvercle sur les doigts d’Henry. J’ai maintenu la pression longtemps jusqu’à ce qu’il hurle de douleur. Ça lui apprendra à désobéir.
C’est triste, mais c’est quand même comme ça. C’est d’autant plus triste qu’Henry avait été ouvrier dans une usine de pots de peinture située dans le complexe industriel de Vilvoorde. Il confectionnait les couvercles de boîtes. Un jour, m’a-t-il raconté, il a vu un homme se faire déchiqueter le bras dans les rouages du tapis roulant. Ça l’a perturbé et il a préféré arrêter son travail pour se faire engager dans cet hôpital.
Moi, c’est un peu pareil. J’ai bien senti qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas dans mon usine. J’étais ouvrier et j’attachais les amortisseurs droits des voitures. En fait, je n’avais qu’à visser quatre boulons parce que la machine les plaçait toute seule. Avec ma visseuse, je vissais. C’était facile, mais dangereux. Je n’ai pas aimé cela alors j’ai quitté l’usine.
Ça fait un jour et demi que je suis dans la chambre d’isolement. Les infirmières m’ont mis là parce que j’avais fait mal à Henry. Elles se trompent : je n’ai fait que le punir. Je leur ai dit, mais elles n’ont rien voulu savoir. Demain, si on me laisse sortir, je verrai mon psychanalyste. Sinon, ce n’est pas grave parce que punir et obéir sont deux verbes bien plus importants que parler et répondre !
Surtout si c’est pour ma mère.
Extrait de l’entretien du vendredi 5 janvier 1980 entre Jean Farnut et le docteur Zwykonof. (Z = Zwykonof ; F = Farnut).
Z : Monsieur Farnut, quelle place tenait votre femme dans votre vie ? F : Une place très importante, docteur. Vous ne pouvez pas vous imaginer. Elle a remplacé ma mère quand celle-ci est morte. D’ailleurs, c’est elle qui a fait des démarches quand elle a vu que je n’étais plus vraiment moi-même. Parce que moi, je n’aurais jamais su le faire. Z : Elle a demandé qu’on vous interne, c’est bien cela ? F : Exactement. Elle a voulu me faire soigner parce que j’étais malade, disait-elle. Je ne l’ai pas crue au début. Je me sentais bien, en forme. Mais elle m’a quand même fait interner parce qu’elle avait raison. C’est elle qui a toujours raison. Et si elle ne vient pas me voir, c’est parce que je n’ai pas été sage. Elle reviendra quand je serai de nouveau gentil. Comme avant. Alors, nous repartirons. Z : Qu’est-ce que vous pensez de cette décision ? F : C’est la bonne décision. Elle disait que je devenais dangereux pour tout le monde. Alors, c’était la meilleure solution. Et elle l’a fait. Quand il faut, il faut. N’est-ce pas ?
Aujourd’hui, il fait beau. Le ciel est tout bleu, mais je suis certain que la température est basse. Parce qu’il y a du givre sur le gravier du chemin d’entrée. Ma femme ne viendra pas encore aujourd’hui. Je ne pense pas. D’ailleurs, c’est bien normal parce que je ne suis pas encore très bien, aujourd’hui. Ma tête tourne un peu et puis, de toute façon, j’ai fait pipi au lit, cette nuit. Je ne suis pas sûr que ma femme accepterait de se retrouver mouillée le matin.
Elle a été bien bonne pour moi, ma femme. C’est grâce à elle qu’un jour, je sortirai d’ici, en pleine forme. J’emporterai peut-être mon piano ? Bien que je me demande si je ne le laisserais pas ici pour remercier tout le monde d’avoir été si gentil avec moi. Je crois qu’ils seraient contents. Surtout le chef du service. Chaque fois qu’il passe dans le couloir, il regarde vers ma chambre et quand je suis là, il lève le bras en disant : « Dès que tu n’as plus besoin du piano, fais-moi signe ! » Et il éclate toujours de rire. Il est amusant.
Il faudra que j’en parle à ma mère.
Extrait du rapport infirmier du lundi 15 janvier 1980 concernant Jean Farnut.
« … Farnut s’est pratiquement arraché tout un doigt en le coupant avec un couteau. Il s’entête à dire que c’est le piano qui l’a mordu pour le punir de jouer. »
« Demander un changement de médication… »
Extrait d’un rapport d’entretien entre la stagiaire infirmière Anne Valkenraed et Jean Farnut (Date de l’entretien : vendredi 26 janvier 1980) (V = valkenraed ; F = Farnut).
F : Vous voyez tous ces arbres ? V : Oui. F : On dirait qu’ils vont se jeter dans une danse sans fin. Vous ne trouvez pas ? Vous devriez voir quand le vent souffle et joue avec les branches ! On croirait voir un ballet de Béjart. C’est magnifique. V : Ça doit être très joli, en effet. (Silence.) V : Vous ne jouez plus beaucoup de piano depuis quelque temps. F : Non. Ce sont les infirmières qui ne veulent plus. Elles disent que je pourrais me faire fort mal. V : Comment ça ? F : En me coupant, par exemple. Vous n’avez jamais vu les touches ? V : Si. Je les ai vues. Mais je n’ai rien remarqué de particulier. Pourquoi ? F : Elles ont des dents. Elles ont des dents très pointues. Elles me mordent dès que j’y pose le petit doigt et ne me lâchent que quand elles m’ont pris ce qu’elles tenaient ! C’est horrible, vous savez ! (Silence.) F : Vous pensez que ma femme viendra me voir si je redeviens gentil et que je ne suis plus dangereux ? V : Je ne sais pas, monsieur Farnut. Je ne sais pas. F : Moi non plus, je ne sais pas, mademoiselle. Elle m’avait dit que je devenais dangereux. C’est pour ça qu’elle m’a mis ici. Pour qu’on m’aide à redevenir gentil. Mais je suis encore content. Je ne peux pas me plaindre. À part le piano, on est gentil avec moi, ici. (Silence.) F : Vous restez encore longtemps, mademoiselle Anne ? V : Non. Je termine mercredi prochain. F : C’est dommage parce que vous étiez gentille avec nous. Tout le monde vous aimait bien ici. Vous reviendrez nous voir de temps en temps ? V : Si j’ai le temps. F : Essayez, s’il vous plaît. C’est tellement gai quand on parle avec vous. (Petit rire.) (Silence.) F : Vous pouvez toujours revenir, mademoiselle Anne. Je vous accueillerai toujours avec le sourire. Chez nous, c’est chez vous, mademoiselle Anne… Chez nous, c’est chez vous…
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