Il était une fois, à l'écart de la ville-monde, bien loin au-delà des prairies qui ferment les collines aplaties de l'horizon, d'autres collines imperceptibles, inconnues de l'homme, perdues sous la courbure naturelle de la terre. Là-bas vivaient plusieurs peuples d'êtres magiques tous descendants de la grande lignée des Sacrelbutes primordiaux.
Hymnèsis, artiste de la cour de Gnome le Goitre II au pays des lutins rougeoyants, habitué aux longs apartés durant les repas, était perché à mi-hauteur sur un vaisselier gigantesque, et grattait sa harpe en fredonnant quelques brèves alors que les princes et les seigneurs ripaillaient chaudement sans attention pour lui :
« Houx de loup et lierres de houx, on sait du dernier hibou que la confrérie de l'Ange fait pacte avec démons, la tribu des ogres et celle des Titans, secourues de l'empereur du Sphinx mécréant, forment une seule escouade derrière le roi de l'ombre, ils marchent en troupes sur Flébu, où siègent les cinq cités des Elfes qui ont débouté maints assauts de géants. »
Personne ne lui prête d'attention, les notes de sa harpe sont perdues dans le cataclysme des chopes qui se heurtent, des sabots de serviteurs traînant de grands plateaux à roulettes comme des tables, de cliquetis secouant l'argenterie, de roues de bois battant sur les pavés de la salle, de cris triviaux de convivialité émoussée, de glapissements des chiens titillés par les enfants grognons, et de piaillements d'oies de combat.
Notre lutin, fidèle à son usage quotidien, souffle une poignée de poivre moulu en ouvrant la paume devant son visage, il fait mine de réprimer de grands éternuements, puis reprend sa chanson :
« Houx de loup et lierres de houx, mais qu'a dit le dernier hibou du départ du baron mon pouls noyé dans la graisse de mérou, personne n'écoute, tout le monde s'en fout, il peut bien s'être pendu fin soûl… »
Un des enfants qui s'était approché de sa retraite en poursuivant un petit bouvier l'interrompt en lui jetant une chicane :
– Hélas, Troublon le Bougre, reprends ta nouvelle sans ivrognerie, et reprends la fidèle histoire du guerroiement des Elfes, ou bien mon oncle te fera mettre où tu sais.
Troublon le Bougre, fort peu intimidé en contenu par cette intervention, n'en demeure pas moins obligé à la bienséance, fût-ce en sa qualité de bouffon, si ce ne fût en celle de troubadour improvisé. Il décide donc de raconter l'histoire exacte de la bataille des Elfes, par prudence plutôt que par crainte, qui sait si ce môme ne croit pas précisément avoir affaire à un authentique trouvère, il se pourrait alors que, dans l'effervescence générale, il se voie puni sans même qu'en ait requis son maître Gnome le Goitre II.
« Houx de loup et lierres de houx, l'armée des Titans marche avec les ogres, et pour la première fois de leur alliance sous confrérie de l'Ange, ayant fait pacte avec démon, nulle chamaillerie ne déchire les troupes furibondes. On sait le consul de l'Ange fort prompt à résilier un pacte démoniaque. Par le passé déjà trois guerres contre le royaume elfique se sont vues déboutées par ces deux investigateurs discordieux qui scindaient alors en clans ogres et Titans entre-dévorés. Mais cette fois comme jamais, intervention divine et maléfique se complètent vers l'objet de la prise, les Elfes ont vu les chimères courir dans le ciel de Flébu avant de disparaître en nuages. C'est l'augure d'un siège destiné à instaurer chez eux la main du trône des ombres unifiées où seul le mal pourra régner. Mais les Elfes sont des êtres à l'intelligence et aux pouvoirs redoutables… »
– Bistre ! Et c'est pour cette raison que nous sommes réunis en salle du trône, nous, lutins des sept pays ! lui lança Pragmille le plus petit et le plus râblé des chefs de guerre lutins, roi du pays bleuté, depuis la florissante table de banquet.
Interrompu par l'interjection gaillarde du roi, Troublon le Bougre reprit sa chanson en n’omettant pas de faire état du point mentionné.
« Houx de loup et lierres de houx, attachés à notre indépendance au sein de la vaste communauté des nains, nous, les sept pays lutins, choisirons de mener nos bataillons de manière autonome. Les gnomes sont déjà venus nous proposer de renouveler l'alliance qui nous lia aux Elfes lors des précédents assauts de l'ombre, mais notre réponse fut sans équivoque, le souvenir du carnage perpétré sur les recrues en mer de Flébu suffira à justifier notre décision auprès du conseil général. Ainsi, lutins et lutins, en coalition indépendante, nous repousserons vaillamment les géants parvenus au-delà de Flébu, et des cinq cités maîtresses, jusque dans l'un de nos sept pays. »
Soudain un éclair gigantesque envahit le ciel nocturne, suivi d'un vacarme intolérable, les vitres de la grande salle vrombissent sur leurs équerres de bois et même la cheminée, ce somptueux ouvrage de granite qui occupe le fond de l'espace jusqu'au couloir, semble émettre un son ainsi qu'une vague traînée de suie dans le dos du bouffon. Les lutins, qui sont d'une espèce sensible entre toutes au bruit, se recroquevillent et tirent sur leurs oreilles comme pour en chasser le tumulte. Sitôt le roulement sourd du tonnerre éteint, Troublon le Bougre reprend sa mélopée, histoire de détendre l'atmosphère :
« Houx de loup et lierres de houx… »
– Tais-toi, Hymnèsis, lui ordonne Gnome le Goitre.
Hymnèsis est le vrai nom de Troublon, lui qui, étant son bouffon attitré, est un familier de Goitre II contrairement à la plupart des rois des autres pays présents au grand festin, sait ce qu'il en coûte réellement à un gnome d'être roi en un pays de lutin. Mais il en va ainsi des descendances impériales, le pouvoir passe de génération en génération, quels que soient les ascendants matrimoniaux dudit héritier. Et malgré le caractère récessif du gène lutin chez les hommes de cette espèce, le faciès typiquement gnome qui valut sa dénomination au roi Goitre ne fut jamais une entrave à sa gouvernance.
Hymnèsis s'arrête donc de jouer, et, dans le silence général, on entend la voix d'Achlopie, le second du gouvernement, ministre attaché aux charges militaires et aux affaires extérieures du pays, qui s'élève sur le ton de la sagesse et de l'apaisement :
– Consultons l'oracle des mauvais temps afin de tirer cette affaire au clair. – Ceci est la déclaration de guerre de l'empire des ombres, s'écrie Pragmille, roi du pays bleuté. Il n'y a pas une minute à perdre en prédications, nous devons lever nos armées dans l'heure et marcher sur Flébu !
Les cris de discorde s'emparaient de l'assemblée, les conseillers de tous bords faisaient irruption dans la scène pour ramener leur hiérarchie au calme. Quand soudain, Hymnèsis, médusé par cette suite d'événements, eut l'attention attirée par un mouvement derrière lui, du côté de la cheminée qui avait toussoté quelques instants auparavant le coup de tonnerre. Tiré du brouhaha par un sursaut de peur, il descend du vaisselier où il s'était perché pour constater la nature banale de ce mouvement, présumant d'une touffe de suie décrochée au cours de l'orage.
Il s'approche d'un pas et s'immobilise à la vue d'un monstre infâme, posé comme en un couffin sur le bûcher éteint de l'âtre. Le petit être encapuché, noirâtre de la poussière dont ses vêtements et son visage ont dû se barbouiller durant la traversée du conduit de cheminée, semble reprendre sa respiration progressivement. Hymnèsis reconnaît avec stupéfaction la morphologie de la créature. Un enfant humain, lâche-t-il sur un ton absent. Puis :
– Un enfant humain ! crie-t-il avec une conviction contenue et effrayante.
Les conversations s'interrompent en deux ou trois secondes, et chacun contemple avec effarement, arrêtés par cette présence on ne peut plus inattendue d'un petit enfant humain entre les murs du château du roi Goitre II, au pays rougeoyant des lutins de l'entre deux crêtes.
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Quelque part dans les limbes éternels du sommet des mondes noirs, devant un jeu d'échec en cristal animé, l'empereur du Sphinx mécréant médite. Assis dans un long ruban de cachemire volant, il maintient les yeux fermés depuis le début de la partie. La pièce n'est qu'un espace béant au sommet d'un flanc rocheux, traversé de courants d'air lents et tièdes, quelques dalles de marbre disjointes ainsi que trois cents colonnes aux rideaux colossaux définissent un sol et des murs qui se meuvent fantomatiquement à perte de vue, longeant la falaise jusqu'à son pied.
– J'attends encore la réaction du gnome, susurre très audiblement l'empereur du Sphinx en jouant la reine blanche en B3 par télékinésie.
Les noirs répondent du tac au tac par une ruade du cavalier sur un malheureux pion isolé en quatrième rangée. Un parfum d'alcool fort émane d'une petite tasse de grès noir flottant au-dessus de la scène. L'air se comprime momentanément vers l'intérieur du petit récipient en lévitation avec un bruit de succion omniprésent, puis s'en libère un mince filet de poudre d'or qui vient se déposer sur le large museau de félin alopécique de l'empereur. La suite de la vision lui parvient alors, à l'instant même où elle se déroule là-bas, entre les crêtes brumeuses des sept pays lutins.
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Il nous faut nous débarrasser de l'enfant humain au plus vite clament en chœur les magistrats convoqués dans l'heure en pleine soirée auprès du conseil d'états lutins rassemblé à l'initiative de Gnome le Goitre II.
– Je l'ai fait mettre en cellule à cette fin que justement vous ne vous puissiez vous en débarrasser dans l'heure, décrète Gnome le Goitre en pénétrant à nouveau dans la salle de banquet qu'il avait quittée accompagné de sa garde qui traînait l'enfant humain enfermé dans une roulotte à oies de combat, sorte de petite cage à roues, une demi-heure auparavant.
Pragmille, le roi du monde bleuté, fut le premier à ne plus pouvoir supporter ce qu'il était en train de comprendre, son homologue avait beau être roi du plus puissant des sept pays lutins, il était tombé dans le piège tendu par les démons :
– Souviens-toi, Goitre II, tu as connu ton père, dit-il. C'est lui qui mena les troupes jusqu'à Flébu, la cité des Elfes, lorsqu'elle était sous le joug de l'armée de la confrérie de l'Ange. Souviens-toi de ses récits, souviens-toi de la mort de l'ambassadeur des lutins à Flébu, il a été… Pragmille doit assécher sa bouche déjà sèche avant de parvenir à terminer cette phrase qui lui serre la gorge : … il a été fasciné par un humain jusqu'à l'empoisonnement, et ensuite c'est ton père qui faillit tomber en fascination pour l'enfant. Cet enfant a été envoyé par le roi de l'ombre, il connaît l'intolérance des lutins à cette espèce, et il agit en haut lieu de concert avec l'Ange.
– Je vois tout à fait ce que tu veux dire, répond Goitre II. L'histoire se répète, mais cette fois, je veux que rien ne soit laissé aux mains de l'ennemi, en tuant cet enfant nous renverrons son âme à l'empereur du Sphinx, et il pourra l'utiliser contre nous, nos odeurs, nos microbiotes, nos chakras, tous nos schèmes biologiques lui sont connus maintenant qu'il est entré en contact avec nous. Si nous le tuons, l'ordre de l'Ange récupérera ces informations et les utilisera contre nous, au moyen de la magie noire du Sphinx.
Achlopie, second du gouvernement et ministre attaché aux charges militaires et aux affaires extérieures du pays, prit de nouveau la parole pour appeler au bon sens commun :
– Goitre est entré en fascination, mes amis, il se voue à la perte, faisons-le enfermer temporairement et tuons l'enfant, avant même d'avoir consulté les oracles, c'est notre seule chance de ne pas céder un à un aux forces maléfiques.
Une guillotine est dressée dans la cour tandis que Goitre, sédaté par l'enchanteur de la cour, assiste à la lugubre scène depuis son trône d'apparitions publiques, maintenu en état d'éveil face à son peuple par les bouffonneries d'Hymnèsis qui jongle en faisant rebondir les balles sur sa couronne penchant. Le couperet s'abat sous les bravos pétrifiés de la foule misanthrope. Et tout le petit monde de la cour des sept pays de lutins souffle sous cape en regardant partir un hibou chargé des ongles et des dents de l'humain vers le consulat de Flébu à des fins de partage d'informations de schèmes biologiques.
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L'empereur du Sphinx rouvre enfin les yeux, son regard s'anime soudain d'un rictus de plaisir, ses prunelles se chargent peu à peu de ce que l'on pourrait qualifier d'un « supplément d'âme » et il scrute dans le vide un point lointainement enfoui sous sa cornée moite.
– Tout se déroule précisément selon nos plans, fou en E6, et cap sur la confrérie de l'Ange…
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