Les stores de la chambre filtrent la puissante et violente lumière extérieure et jettent une étrange pénombre striée. Au plafond, d’un blanc immaculé, les pales d’un ventilateur silencieux tournoient inlassablement avec une lenteur presque exaspérante. Il est tellement lent que Bob passe son temps à en compter les tours jusqu’à en perdre le fil. Alors, dans sa tête, elles s’embrouillent et finissent par se confondre toutes. Depuis qu’il a ouvert les yeux, c’est là une de ses distractions préférées. Puis quand ses yeux arrivent à cet état limite de l’hypnose, quand sa tête finit aussi par tourner, sur le rythme du lourd ventilateur, il ferme ses paupières pour conserver dans sa mémoire rétinienne le mouvement lent et rotatif du ventilateur, avant de sombrer dans un sommeil agité.
Alors il repart dans ses visions, dans ses rêves.
Et cela commence toujours de la même façon : il ne distingue rien en dehors des ombres portées de l’image rétinienne des pales du ventilateur qui finissent, curieusement, par former les hélices d’un avion. Il vient juste d’atterrir, sur un sol dur, poussiéreux, fait de sable à moins que ce ne soit de la terre rouge ou jaune, une sorte de limon ou de latérite. Bob ne sait jamais. Quand il s’extrait de la carlingue, son gros sac à l’épaule, son chapeau à larges bords crasseux et élimés, relevé sur la nuque, son inénarrable trench-coat sur le bras, il reçoit une énorme bouffée de chaleur au visage et doit chercher dans la poche de sa chemise une paire de Ray-Ban qu’il chausse immédiatement.
Dans ces moments-là, il ne sait jamais où il va débarquer, où cet avion l’a amené. Puis, petit à petit, une sensation de chaleur, un goût de poussière, une odeur de pluie tropicale précisent les images qui deviennent plus claires, plus nettes et lui font se souvenir où il vient d’atterrir.
Cette fois-là, ce n’est pas très loin de l’orée d’une forêt bordée de bambous, au milieu de rizières. Penchées en avant, cassées en deux, pieds dans l’eau jusqu’aux genoux, des silhouettes couvertes de chapeaux coniques s’affairent à repiquer des touffes de plants de riz. Plus loin, un buffle attelé à un soc, avance péniblement sous le dard de son bouvier qui tente de peser de tout son poids plume sur les bois, de l’eau jusqu’au poitrail. Plus loin, à la limite de la forêt, quelques cahutes s’abritent sous le couvert végétal. En marchant avec précautions sur l’une des levées de terre qui séparent deux rizières, Bob rejoint l’ombre étouffante des bambous qui défendent l’entrée d’un chemin qui mène vers quelques vieilles ruines de temples dont le sommet des coupoles se confond avec celui des arbres. Ça y est ! Il se souvient… Il est dans le Nord de la Birmanie. Il est venu là pour rechercher des ruines de temples ancestraux qu’il doit photographier pour le compte d’un célèbre magazine de voyages. C’est pour cette raison qu’il se déplace avec cette lourde sacoche qui lui tire l’épaule. C’est là son seul bagage… une lourde musette de photographe dans laquelle il a glissé, vite fait, un pantalon et une chemise de rechange, un carnet de route, une veille carte de la région, un petit dictionnaire et un semblant de trousse de toilette. Toute la place restante est réservée aux appareils, aux objectifs, aux boîtes de films.
C’est là-bas qu’il faut qu’il aille. Là-bas, c’est toujours plus loin qu’il ne le pense. Et ses pieds s’enfoncent dans une fange gréseuse qui lui colle aux mollets et l’oblige à des efforts surhumains qui lui font cogner le cœur et transforment son corps en une éponge trempée. Assurant d’une remontée d’épaule automatique son lourd sac, le visage ruisselant sous l’effort et la chaleur tropicale, d’un geste de la main il chasse une nuée de moucherons et autres bestioles volantes qui piquent et bourdonnent devant lui. Dès que le sol cesse de se dérober sous ses pas, dès qu’il devient plus meuble, il sait qu’il va traverser une zone où l’herbe foulée est aussi coupante que des lames de rasoir et c’est avec précaution qu’il avance ses pieds. À chaque pas, il soulève une odeur fétide d’humus pourrissant, de feuilles en décomposition. Une odeur acre qui monte autour de lui, l’enveloppe et l’accompagne durant toute son approche. À grands coups de machette, il taille son chemin à travers cette forêt tropicale dense qu’il sait protéger un des joyaux d’un art ancestral de la sculpture religieuse.
Après une marche épuisante, harassante faite de descentes hasardeuses et glissantes, de montées raides et de traversés de marigots aux eaux troubles, de cloaques fétides et peu accueillantes avec leurs sangsues qui se collent aux mollets, Bob se laisse tomber sur quelques pierres à l’entrée de ce qui fut, au temps de la splendeur de ces lieux, une vaste clairière qui abrite en son milieu les fameuses ruines… Du fonds du sac, il extrait un paquet de cigarettes, tordu et plié, prend soin de remettre droite la cigarette qu’il s’apprête à fumer puis, voluptueusement, aspire les premières bouffées qui lui font tourner la tête. Tout en continuant à observer le monument, à moitié rongé par les lianes, les arbres, l’herbe et les mousses, il retrousse son bas de pantalon et en pinçant la peau autour des quelques sangsues qui s’accrochent et commencent à se délecter de son sang, à l’aide du bout incandescent de sa cigarette, il détache les ventouses qui lâchent prises immédiatement. Cette besogne terminée, tranquillement, il termine son mégot tout en contemplant le spectacle des vieilles pierres.
Après cette pause, bien méritée, il recale son sac sur l’autre épaule, pour soulager la morsure de la bretelle, puis traverse en direction des premiers éboulis de pierres taillées. Son approche a fait taire la forêt qui bruissait des criailleries des singes, réponses aux piaillements des oiseaux. Tout est devenu silence. Un oppressant silence qui n’est troublé que par les herbes que les pas de Bob couchent, les bois morts qui craquent sous ses pieds, les feuilles qui glissent et griffent ses bras et le cuir épais de son sac. Avec peine, il enjambe les premiers blocs, puis doit entamer l’escalade des suivants qui le haussent rapidement vers une ancienne terrasse, mi-promenoir, mi-chemin de ronde. Devant lui, les parois ornementées de sculptures finement ciselées, noircies par le temps, patinées par les hommes quand elles ne sont pas devenues méconnaissables en raison des coups de marteau portés par quelques pilleurs de vieilles pierres, s’alignent à l’infini, s’étagent à ne plus pouvoir les compter. Devant cet amoncellement, la tête de Bob tourne et il a toujours cette sensation de vertige qui, immanquablement, lui fait ouvrir les yeux.
Alors Bob se retrouve dans la pénombre chaude de le chambre au plafond blanc immaculé, dont les stores filtrent la lumière extérieure et projettent l’ombre de leurs lattes sur les murs, sous les pales du ventilateur poussif mais silencieux. Il lui faut toujours quelques secondes pour revenir dans la réalité. Et immanquablement, ses yeux s’accrochent au tournoiement des pales qui finissent toujours par lui faire une sorte d’effet hypnotique qui l’oblige à fermer les yeux.
Cette fois, il l’a reconnu au premier coup d’œil. C’est bien l’hélice d’un Islander, poussif, qui finit par ralentir avant de terminer de tourner en émettant un « Plof ! Plof ! » syncopé. Bob, s’il a reconnu l’avion, a toujours du mal à reconnaître les lieux. Toujours vêtu de son trench-coat mastic, crasseux, de son chapeau à large bord, qui fut dans une prime jeunesse une sorte de Borsalino brun, gansé d’un ruban de soie d’un même coloris, le sac toujours à l’épaule, il entame sa descente d’avion. Une chaleur encore plus suffocante le prend à la gorge et ses yeux sont éblouis par la réverbération d’un soleil de plomb sur une immensité monotone où aucun signe de vie ne pousse. Il a la sale sensation d’être sur la lune. Dans cet univers minéral, son regard aiguisé de voyeur professionnel finit par distinguer, plus loin, tremblant dans l’atmosphère saturée de lumière et de chaleur, d’immenses blocs noirs qui tranchent avec la couleur ocre de la plaine. Une plaine hérissée de blocs de rocs qu’il va lui falloir enjamber, patiemment et avec attention.
« C’est vrai », pense-t-il, « le royaume de la Reine de Saba doit se mériter… »
Il a enfin recollé les morceaux de sa mémoire… Il est là, au milieu de nulle part, dans un pays que tout le monde dit légende et pourtant qui existe. Il a pris la trace d’Henri de Monfreid, de Rimbaud et de Malraux. Il est parti chercher le pays de la Reine de Saba, cette femme que tous ont décrit comme magnifique et riche comme… Bob cherche encore le qualificatif de comparaison sans le trouver.
Avec peine, il traverse la vaste étendue désertique qui le sépare des premiers contreforts qui lui semblent bien inaccessibles. Une chaleur terrible l’accable et chaque pas lui coûte cher en eau et en efforts. Il a l’impression de perdre toute l’eau que son corps contient, que sa chemise l’absorbe au fur et à mesure en la séchant immédiatement. Enfin il arrive au pied des hautes murailles de roc noir qui semblent inviolables et lui offrent un semblant d’ombre, plus étouffante que le soleil lui-même. Sans savoir pourquoi, il longe la paroi et finit par trouver une anfractuosité, pas plus large que ses épaules. Coupure sombre aux parois vertigineuses qui le surplombent de plusieurs centaines de mètres au-dessus de lui. Ses pieds glissent sur un sol chaotique, ses épaules râpent les côtés et il est obligé de porter son sac à bout de bras, devant lui pour pouvoir avancer presque à tâtons, tellement il fait sombre. Puis, ses pieds buttent contre une sorte de murette qu’il ne pouvait distinguer. Le rehaussement qui lui bloque le passage, l’oblige à pratiquer un rétablissement qui l’élève de quelques mètres et lui fait distinguer une sorte d’escalier, taillé à même la roche. Hésitant à chaque pas, prenant garde de ne pas glisser tellement la pente devient raide, jouant des épaules pour rétablir ses équilibres, Bob s’élève entre les murailles. D’ailleurs, il n’a pas le choix. Faire demi-tour lui est impossible. Il n’a pas la place de faire pivoter son buste. Alors, vaillamment, il avance.
À mi-chemin, la montée s’interrompt brusquement et il retrouve un sol presque plat. Ses pieds foulent un sable fin qui crisse légèrement sous ses semelles. Le boyau s’élargit un peu et plus haut, le ciel toujours d’un bleu de lapis-lazuli veille sur sa progression. Par-ci, par-là, quelques rayons de soleil viennent faire danser une poussière mordorée devant lui et marquent comme des babies spots de cinéma, le passage qui mène vers le cœur du royaume de la reine des Reines. Soudain, le passage s’interrompt. Bob stoppe. Devant lui s’étale une vaste vallée, verdoyante dans cet univers totalement minéral au beau milieu du désert d’Éthiopie, à la frontière du Soudan. De hautes futaies de palmiers, d’eucalyptus, et autres essences odorantes le cernent. Par terre, l’humus formé par les feuilles embaume le benjoins et Bob se fait griffer la figure par quelques branches de caféiers en fleurs, redevenus sauvages. Écartant les branches, évitant les troncs debout ou ceux, pourrissant au sol, Bob se fraye un chemin dans cette curieuse forêt aux couleurs vertes et opalescentes et aux reflets bleus. De temps à autre, il s’arrête pour tenter d’écouter le silence qui l’environne. Mais rien, pas un bruit. Pas un oiseau. Pas un cri. Seul l’écho étouffé de ses pas, résonne lointain, réverbéré par les parois pourtant si proches qu’il les aperçoit par endroit, entre les troncs. Au détour d’un arbre, entre deux troncs, il débouche soudain sur une placette, envahie d’une herbe rase et brûlée par les rayons ardents du soleil qui percent la canopée. Au pied de ce qui fut un puits, une source étale son frais miroir verdâtre et frais. Bob plonge avec délice ses mains dans l’onde dont il troue la calme surface pour remonter une poignée limpide dont il s’asperge le visage, s’éclabousse le torse. Sa chemise est trempée, son pantalon aussi et ses cheveux blonds et bouclés se collent à son visage et à son front. Il se douche avec bonheur et enfantillage. Alors qu’il lève le visage pour profiter des quelques rayons mordant du soleil qui font le sécher en quelques minutes, il les voit et reste stupéfait !
Devant lui, de l’autre côté de la fontaine, entre les troncs d’arbustes, dans le sombre couvert des feuillages, deux grands yeux noirs, cernés de blanc le fixent avec attention et intensité. Ils ne marquent aucun effroi, juste de la curiosité et de la réserve. Bob se fige et cesse de faire le pitre. Dans un sabir qui mélange anglais, italien, swahili, il tente de rassurer sur sa présence. Sans oser bouger, il tend ses mains, paumes en-dessus, pour montrer sa volonté de paix. Les yeux, en face, ne bougent pas. Ils ne cillent même pas. Bob, tout en continuant à parler, à baragouiner, finit par se lever avec des gestes d’une lenteur étonnante. À pas comptés, il contourne la fontaine et doucement s’approche du regard qui le fixe et le laisse venir à lui. À quelques pas seulement, il s’immobilise et se laisse fléchir sur ses talons pour se mettre à sa portée, pour ne pas l’effrayer, pour se faire humble visiteur venant solliciter l’habitant des lieux de lui offrir le gîte et le couvert tout en s’excusant de troubler son royaume. Mais aucun son ne répond à ses prières. Alors, Bob s’enhardit car il sait que si l’être humain qui est là avait eu peur de lui, depuis longtemps il aurait fui. Il se redresse et à pas menus, il rejoint l’ombre fraîche. Doucement, avec des gestes empreints de calme, il écarte les feuilles qui lui cachent le reste du regard et les laisse retomber aussitôt en faisant un bon en arrière, de surprise. Une vague de frisson, malgré la chaleur ambiante, lui parcourt le corps. La surprise passée, il part d’un grand éclat de rire, libérateur de sa frayeur et derechef, il avance. Avec fougue, mais précaution, il écarte branches et feuilles. Devant lui, agenouillé dans une posture de gardienne de la fontaine, le regard éternellement tournée vers l’eau, une momie ! La peau sombre est parcheminée, aux traces de fards agressifs qui étaient appliqués pour donner l’impression de vie, tout est resté intact. Le temps ne semble pas avoir eu raison du cadavre. Le corps, agenouillé, est serré dans un fourreau de tissu aux restes moirés et chamarrés. Les mains, à plat sur les cuisses, sont attachées par de fines bandelettes qui prennent les bras et les épaules et sont liées à l’arrière à un pieu. L’ensemble présente une sorte de statue dont la présence étrange en ces lieux, transforment ce havre de paix et de rafraîchissement en un curieux cimetière.
Après avoir longuement examiné la momie, qui lui semble être une jeune femme, portant perruque et parures en or et en cuivre, Bob revient vers la source, s’empare d’un appareil photo et réalise une série de clichés, en se concentrant sur les réglages, les cadrages, cherchant les angles originaux qui redonneront cette impression qu’il a eu de se retrouver face-à-face avec un être bien vivant. Tout en déclenchant son obturateur, il marmonne entre ses dents une série de prières, mi-remerciements, mi-permission de lui voler son image, son âme pour la montrer au monde entier et troubler à jamais son repos éternel.
Bob, aux cliquetis du déclencheur, ouvre un œil et se souvient instantanément que cette photo, jamais il n’a osé la proposer aux agences de presse qui l’emploient alors, de peur de troubler un peu plus la gardienne de la source.
« C’est con ! » marmonne-t-il. Dès tout à l’heure, il se promet d’aller la rechercher et la portera pour la vendre, avec les autres… Et Bob sort de son rêve, la bouche pâteuse, la nuque raide, les mains pleines de fourmis. Il a bien l’intention de bouger, de se lever, d’aller chercher cette photo, de compulser ses dossiers d’archives et voir toutes ces photos qu’il n’a pas vendues, par scrupules ou par décence. Celles qu’il ne voulait pas vendre pour ne pas froisser l’ordre des choses ou mettre de l’huile sur le feu. Les horribles, les ratées, que personne ne voulaient publier parce qu’elles étaient impubliables. Toutes, pourtant, méritent son attention car toutes sont des morceaux d’une humanité qu’il a figée dans le temps comme était figée la momie de la fontaine, gardienne du royaume de la reine de Saba.
Inexorablement, les pales du ventilateur cerclent au-dessus de sa tête et forment comme un vol de condor péruvien, autour de son lit, qui l’aurait pris pour cible de sa prochaine attaque. Dehors, la luminosité est devenue moins intense et déjà les ombres des lamelles du store s’étendent et s’élargissent. Dans ce clair-obscur, Bob soupir. Il sait que tout cela n’est que rêve… l’Asie avec ses rizières, ses temples cachés, ses chapeaux coniques et ses buffles ; le désert éternellement brûlant, enfer du voyageur qui se heurte à d’énormes barrières de roches noires, restes volcaniques d’un paysage lunaire et fantastique. Les forêts humides, tropicales ou sèches comme la toundra et la steppe. Le regard des enfants qui jouent au football dans les bidonvilles de Rio, après avoir fabriqué un ballon en serrant et en nouant des lambeaux de chiffons les uns autour des autres, ou ceux de Bogota qui rient au milieu des morts d’un règlement de compte entre narcotrafiquants qu’ils détroussent éhontement avant l’arrivée de la police et des secours.
Maintenant, quand il ferme les yeux, sans avoir fixé les pales du ventilateur, il revoit une fois encore cette fin d’après-midi, alors qu’il s’était assis quelques instants à la terrasse d’un des cafés du front de mer de Beyrouth pour y déguster un café turc et emboucher un narguilé, en attendant de rejoindre son hôtel pour se préparer pour cette soirée musicale où l’orchestre philharmonique de Vienne venait donner un concert pour les enfants du Liban. Il devait y avoir tout le gotha mondain d’Europe, de nombreuses personnalités du show-biz, ceux qui forment la « jet-set » et font la une des magazines people. Amèrement, Bob repense à tous ses voyages dans des pays lointains pour Géo ou d’autres publications de prestige et constate la dégradation de la situation de photo-reporter, voyageur dans l’âme des gens… pour soupirer en tirant comme un forcené sur le long tube souple du narguilé et expédier un peu de fumée douceâtre, chargée d’odeurs étranges dans ces poumons. Il est là, pensif, pas heureux mais détendu quand soudain la pétarade le fait sursauter en même temps que son corps se tend.
Il se souvient maintenant qu’il n’a pas eu mal, sur le moment. Juste a-t-il marqué la surprise quand un éclair de chaleur lui a parcouru le corps avant qu’un voile rouge orangé virant rapidement au noir ne vienne obscurcir sa vue. Puis plus rien.
Quand il ouvre les yeux, il est ici, allongé en dessous d’un énorme ventilateur qui tournoie lentement au plafond. Sa première vision du monde. Il jette l’ombre de ses pales sur un blanc immaculé du plafond. À la fenêtre, un store toujours tiré, forme des stries qui virent du noir profond au noir clair en fonction des heures du jour et étale plus ou moins l’ombre des lamelles sur les murs et le plafond, formant une curieuse cage autour de lui. Mais il n’avait pas encore pu voir ni la fenêtre, ni le store. Ses yeux, seuls, peuvent un peu bouger, mais son nez limite son regard et sa tête refuse obstinément de bouger, malgré sa volonté de tourner le cou. Comme ses bras, ses mains, ses jambes. Il lui semble être pris dans un carcan qui l’immobilise. Il n’a aucune sensation. Ni de chaud, ni de froid. Ni de mal ni de bien-être. Tout semble être indifférent. À heure régulière, une gentille jeune femme, tout de blanc vêtue, un ridicule petit bonnet blanc à liserés bleus dont les bords forment deux petites cornes sur les côtés, lui rend visite. Elle ne parle ni anglais, ni arabe, ni italien, ni… rien de ce que connaît Bob comme langue, mais c’est un sourire que Bob tente d’apprécier. Avenante, elle lui donne à boire un peu d’eau, humecte ses lèvres sèches, remonte son oreiller puis repart.
Un homme, pourvu d’une longue blouse blanche, une croix rouge sur la poitrine, dans un sabir difficile à comprendre, ou parce que Bob a refusé de comprendre ce qu’il avait à lui dire, lui a expliqué qu’il avait été sérieusement blessé dans un attentat. Il aurait encaissé – et c’est un miracle qu’il soit encore en vie – une rafale de mitraillette qui lui a sectionné la colonne vertébrale. Depuis et pour l’instant, il est tétraplégique. Voilà pourquoi il ne sent plus aucune douleur et qu’aucun de ses muscles ne veut et ne peut répondre aux sollicitations de son cerveau malgré sa volonté de vouloir les bouger, même s’il pense qu’il les bouge. Voilà pourquoi aussi, il ne ressent aucune mauvaise ou bonne sensation.
Alors, Bob, dans un état semi-inconscient, pour passer le temps, mais aussi peut-être pour se guérir, au moins la tête, refait ses voyages d’autrefois. Et il sait qu’il n’a pas fini de refaire en rêve, ses voyages. Pour l’instant, c’est tout ce qu’il peut faire… Regarder en rêve les images de ses voyages.
À Robert C. Photo-reporter, tombé sous les balles du Hezbollah à Beyrouth le 12/08/07, Mort à La Valette (Malte) le 01/09/07 des suites de ses blessures.
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