Il y a des week-ends, comme celui-là. En se réveillant, on se dit :
« Aujourd’hui, c’est sûr, je le fais ! »
Et, au saut du lit, le café à peine avalé, vous voilà dans un grand effort de rangements, de classements, de tris divers et de retour dans le passé. Au détour d’un carton, une simple vieille boîte à chaussures, remplie jusqu’à ras bord de vieux papiers, mélange de factures, de talons de chèques, de notes de restaurants ou d’hôtels, de petits papiers aux annotations diverses, d’un carnet d’adresses et d’anciennes lettres pieusement conservées sans ordre ni classement, vous tombez nez à nez avec le cliché qui vous fait remonter aussi sec les démons des amours d’antan.
D’Elle, vous n’avez rien conservé comme photographie. Avec des gestes d’une rare fureur et surtout de désespoir, vous avez tout déchiqueté en milles morceaux quand vous vous êtes séparés et vous ne conservez d’Elle que des bribes de souvenirs que votre mémoire veut bien aujourd’hui vous restituer avec parcimonie et jamais à bon escient. Seules, quelques photographies d’alors restent intactes, mais elles sont totalement impersonnelles, intemporelles et auraient pu être réalisées sans Elle. D’ailleurs bien souvent, Elle n’était pas là, à vos côtés. Vous parcouriez alors le monde et souvent vous auriez aimé partager avec Elle une émotion, un instant magique. Alors, avec la fougue de l’époque, vous déclenchiez votre obturateur pour lui faire imaginer, plus tard, cet instant qui vous avait transporté de bonheur. Entre une vieille relance d’huissier - pour un PV toujours pas payé ! - une prosaïque facture d’EDF et une tendre lettre maternelle, elle gît là. La gélatine s’est un peu ternie, les bords sont passablement cornés et jaunis, une tache d’humidité agrémente un coin du tirage noir et blanc, mais elle vous restitue pourtant son histoire qui vous revient soudainement, nette et précise.
C’était au-dessus de la baie de San Francisco, dans un petit matin brumeux, à moins que je n’ai confondu, à l’époque, brume et pollution… Je ne sais plus… Tout ce dont je me souviens, c’est que ce matin-là une âme charitable rencontrée dans un club un peu glauque du quartier homo où j’assurais un des premiers reportages sur la communauté gay, m’avait indiqué « un super coin pour faire de super photos de la ville ! » À moins que cela n’ait été après un pari stupide, réalisé dans la foulée d’une absorption de moult liquides alcoolisés dans lesquels j’avais cru pouvoir noyer ma solitude et mes angoisses métaphysiques… Peu importe… Les souvenirs reviendront, les uns après les autres, peut-être dans le désordre, mais ils seront là, frais comme ce matin-là, à plusieurs centaines de mètres d’altitude.
J’étais plongé au milieu d’une cohue de cars de touristes qui déversaient leurs chargements sur une plate-forme en terre battue. Déjà, une foule compacte se pressait aux abords d’une barrière de bois branlante. Derrière moi, une route à grande circulation me séparait des collines arides et abruptes. Rapidement, en un coup d’œil j’avais jugé de la situation… Ici, c’était un vrai piège à touristes où il ne manquait que le marchand de cartes postales et une baraque à hamburger et hot-dog. Tout ici n’était fait que pour piéger et faire payer le touriste : lunettes et jumelles qui plongent dans la brume et ne vous permettent même pas de voir les rues de la ville qui devrait s’étaler sous vos pieds… Seuls, dans un vaste océan de brouillard jaune orangé, surgissait à plusieurs kilomètres de moi, les deux pointes du fameux Golden Gate qui se dressaient au-dessus des nuées et formaient cette curiosité architecturale mondialement connue, de poutrelles et câbles qui semblaient ne rien suspendre et plongeaient plus bas vers un improbable pont…
Bien sûr, j’étais et je suis resté un éternel curieux des foules bigarrées, des paysages très ordinaires dans lesquels je cherche l’extraordinaire, les scènes curieuses, émouvantes, dramatiques ou simplement quotidiennes que mon œil sait repérer de loin, quelquefois même, anticiper. Mais là, rien à se mettre sous l’appareil… Un vrai désespoir. Pourtant, je n’étais pas monté jusque-là, à cette heure si matinale pour rien… Je ne m’étais pas payé cette virée en taxi, qui m’attendait sagement au bout du parking, en maugréant et en faisant tourner le compteur tout en pensant que le « Frenchie, il est vrai bizarre… » surtout que, suspicieux, il m’avait chargé au sortir d’un bar de nuit dans le quartier que les homos commençaient à squatter. Il me fallait impérativement trouver quelque chose à photographier, au moins pour le souvenir !
Alors, je me suis décidé à m’éloigner de cette masse agglutinée le long des tables d’orientation qui devaient faire espérer en un magnifique paysage, et en quelques enjambées en faisant attention de ne pas me faire happer par une de ces berlines américaines aux ailes aussi larges que longues, je me suis aventuré sur une mauvaise sente qui montait abruptement vers un hypothétique point de vue plus haut, dans les collines qui surplombaient le parking. La soirée pesait dans mes cuisses et tirait sur mes mollets. Mon souffle était vite court. Les quelques pas que je pensais avoir à faire se transformaient en une véritable ascension vers un incertain au-delà. Les bruits s’estompaient. Mes semelles crissaient sur le sable et glissaient sur de mauvais cailloux. Les arbustes, ras et poussiéreux, griffaient mes pantalons et mon dos était déjà trempé de sueur. Ici, malgré l’altitude, la chaleur était déjà en train de devenir étouffante et la poussière me collait la glotte à la luette… Mon cou était cisaillé par la courroie de mon matériel et mes mains s’engourdissaient de fourmis… Par bravache, envers moi-même, après tout personne ne me forçait à subir ce martyr, j’avançais, courbant l’échine, soufflant comme un phoque et n’osant relever la tête pour ne pas me décourager et remettre à un autre jour, dans une autre vie, la vue que je recherchais…
Après le raidillon, me voilà atteignant une sorte de replat qui me permettait de reprendre mon souffle. Ici, au milieu de cette pampa, j’aurais volontiers allumé une nouvelle cigarette ! Mais je venais tellement de cracher celles que j’avais fumées dans la nuit et au petit jour que je remisai le paquet qui démangeait ma main dans la poche de pantalon, et me contentai de regarder le nouveau paysage qui se dressait devant moi…
Ici, le sauvage régnait en maître absolu. Seule la nature et les éléments étaient venus sculpter le paysage, ravinant les flancs des collines en milliers de petites rigoles, plus ou moins profondes, sur plusieurs étages et aussi loin que mon regard portait. Les coloris ocres des différentes terres chatoyaient dans le soleil rasant qui se levait doucement, derrière moi. Mon ombre se projetait en avant de moi, curieusement déformée et adoptait les plis et replis du terrain que je dominais. Homme nain perdu au bord d’un paysage lunaire et surdimensionné, j’étais en train de le dominer par mon ombre qui s’étendait et grandissait presque à vue d’œil et de plus en plus nettement. Je restais là, quelques minutes, contemplant ces merveilles naturelles, réalisées durant des siècles et des siècles par les ravinements et me demandant combien de temps il faudrait à l’homme pour venir en chambouler l’ordre, couler du béton dans cette sauvagerie si près de la ville et en même temps si loin.
Puis, avec précautions, à moins que ce ne soit par amusement pour faire mouvoir mon ombre sur ces terres inconnues et jouer un instant encore au « Maître du monde » qui étend son empire à ses pieds, j’ai fait quelques pas en prenant garde d’avoir toujours le soleil derrière moi pour que les ressauts du paysage fassent onduler l’ombre de mon corps sur ses flancs. À quelques mètres de moi, dans une légère remontée, apparaissait, incongru et destructeur de mes rêves… un banc ! Un simple banc de bois, de couleur noire, hiératiquement ancré dans cet univers minéral, il attendait… Assemblage humain aux lignes pures, aux planches rabotées et jointes, il contrastait avec le chaos de la nature environnante. Il jurait dans ce coin de terre. Il lui jetait les bases de la civilisation et rendait le paysage qui s’étalait derrière lui encore plus lunaire et plus raviné, et ce jusqu’aux sommets éloignés et inaccessibles.
Là, soudain, j’ai eu une sorte de vision ! De façon presque extatique, je me souviens avoir plissé les yeux, détaillant la scène : je la photographiais déjà intérieurement. D’une main moite, sans quitter des yeux le paysage, je m’emparai de l’un de mes appareils qui battait ma poitrine à la meurtrir, et à l’aide d’une infecte grimace, j’appliquai mon œil dans l’œilleton du boîtier pour cadrer avec soin la vision qui venait de m’habiter : le banc noir, sculpture moderne utilitaire, empreinte de l’Homme sur Dame nature, jurant avec ce paysage lunaire à l’immensité incommensurable, aux tonalités pâles… Alors, je le photographiai comme s'il était devenu le personnage central d’une scène de vie amoureuse ou boudeuse qui se déroulait devant mes yeux, dans ma tête… Le banc s’animait et me racontait une histoire, son histoire, sa vie intime, qu’il me fallait à mon tour absolument raconter et faire connaître au monde… C’est vrai qu’un banc reste un lieu de prédilection pour des amours naissantes, des amours actives et des bouderies après le désamour… Selon le grand Georges (Brassens) seuls les amoureux se bécotent sur les bancs publics… Mais ici, point d’amoureux, point de public, seul le banc était là ! Bien sûr, il pouvait apparaître comme déplacé dans ce paysage où la main ni le pied de l’homme n’avaient, me semblait-il, encore laissé de traces, sauf le banc. D’ailleurs, il était tellement déplacé qu’il en était devenu obscène.
Éloigné de tout et de tous, exaltant la solitude face à la baie de San Francisco qu’il devait dominer par jour de beau temps, il incitait aux rencontres, aux rapprochements des corps, aux mains qui se cherchaient, aux lèvres qui s’ajustaient, aux corps qui se mettaient en contact avant de s’emboîter, aux plaisirs naissants qui pouvaient se satisfaire en plein air, loin des voyeurs qui ne montaient jamais ici pour épancher leurs maladives activités coupables. Qu’il devait être doux de se donner rendez-vous là, sous une lune pleine, pour compter fleurette… à moins que la nuit ait été totalement noire, seulement dominée par le halo des lumières de la ville, cachée en bas et qui jetait au loin ses lueurs dantesques et inquiétantes de forges vulcaniennes civilisées…
Tout en continuant à prendre plusieurs clichés de cet insolite objet humain perdu au milieu de la pampa, au-dessus de la baie de Frisco, mon esprit a dû continuer à divaguer comme souvent en pareil instant. Mes pensées devaient aller à ma petite amie du moment, restée seule en France et qui devait s’y morfondre en m’attendant… C’était souvent pour elle que je réalisais alors ces clichés souvenirs et que le bruit de mon obturateur venait troubler la quiétude d’un lieu que je hantais alors. Ici, c’était en nous imaginant tous les deux, serrés sur ce banc, que je le photographiais. Oui, je voulais lui faire partager, à distance et de façon décalée dans le temps, mes émotions et mes pensées du moment.
Je m’appliquai à ne pas bouger de l’endroit et utilisai un objectif proche de ma vision d’humain pour mieux rendre cette insolence et cette tentation. En respectant l’angle de vue, j’espérais pouvoir retranscrire cette vision qui venait de me surprendre, quelques dizaines de secondes auparavant. Je souhaitais retranscrire cette impression à la fois d’extraordinaire qu’était l’apparition de ce banc perdu au milieu de nulle part, en même temps que l’image d’un refuge pour amoureux qui pouvaient ici partager « une solitude à deux », loin des hommes, en oubliant la bruyante cité d’en dessous. Je désirais ardemment faire partager ce moment et surtout mes pensées à celle qui était loin, lui envoyer ce message sur ma propre solitude et mon espoir dans nos prochaines retrouvailles, que j’aurais tellement aimé voir se dérouler ici, sur ce banc, seuls face à la nature…
Enfin, l’esprit embrouillé par mon méli-mélo de souvenirs et de visions fantasmagoriques, mes clichés réalisés, je suis reparti vers la civilisation, la tête plus enflammée qu’assagie. Sur le parking, vide de touristes, le taxi m’attendait. Le chauffeur s’était à moitié endormi et mon arrivée le faisait sursauter. Dans un américain mâtiné d’un fort accent hispanique il maugréait quelques imprécations contre moi qui m’installais, solitaire, sur la banquette arrière. Et en faisant trembler et cahoter la carcasse d’acier, il s’insérait dans le flot grandissant de voitures pour rejoindre les rues encombrées de San Francisco… Je n’avais alors plus qu’une hâte… celle de me retrouver à l’hôtel pour développer les photos et réaliser les tirages noir et blanc, avant d’en sélectionner un pour le faire parvenir à ma dulcinée, là-bas, en France… Il me restait encore deux semaines de travail ici…
Ainsi cette photo avait-elle échappée à ma destruction vengeresse lors de notre rupture orageuse… Rescapée d’une fouille pourtant systématique d’alors, elle avait même eu la chance de s’être perdue et confondue avec les limbes de ma mémoire. Au dos, d’une écriture encore incertaine, en lettres bâton pour cacher émotions et immaturité, j’avais juste tracé ces mots…
Je t’attendrai, là-haut…
Et en dessous :
San Francisco, Californie…
Elle n’est pas venue. Je ne l’ai pas attendue. Et pourtant, avec le recul, qu’aurions-nous fait là-haut ? Je lui aurais pris la main, je l’aurais embrassée. Peut-être lui aurais-je fait l’amour, là, sur ce banc public sans public… Elle aurait frissonné de désir ou de froid ? Elle aurait certainement repoussé mes avances, par pudibonderie et par inconfort de la situation… Elle aurait tremblé à l’écoute des bruits de la nuit mais j’aurais vu les étoiles du firmament de San Francisco se refléter dans ses yeux et cela aurait certainement suffit à mon bonheur d’alors, un bonheur que j’avais rêvé éveillé, face au banc solitaire, perdu au pied de cette immensité minérale.
J’avais voulu le retranscrire sur papier glacé, en pauvre idiot qui pensait alors faire partager ses visions intimes et ses rêves faits à des milliers de kilomètres, en expédiant la photo d’un banc vide devant un paysage froid, raviné, limite désertique, sous un petit bout de ciel pâlot… En tenant dans ma main le cliché, avec le recul et l’expérience de la vie, je me suis dit que le message expédié ainsi pouvait évoquer la solitude, l’attente, voire imager le désespoir et l’absence, mais certainement pas susciter l’espoir, inciter à une rencontre pourtant attendue et espérée…
J’attendrai, là-haut… Morceaux de phrases, bribes de vie, dont Marc Lévy ferait un roman à succès… Moi, en souriant, j’ai seulement remis la photo là où elle était, entre le commandement d’huissier, la vieille facture d’EDF et la lettre maternelle et je me suis contenté de remettre le tas, en vrac, dans sa boîte avant d’en refermer le couvercle…
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