Bernard vivait seul et nul ne lui connaissait de copine. Quand nous sortions en groupe, il restait un peu à l'écart, par timidité mais aussi parce qu'il était le seul à ne pas avoir une fille pendue à son bras. Ce genre de situation le gênait de façon évidente, et il préférait, en général, les sorties entre garçons où il pouvait donner libre cours à une joie de vivre que sa réserve naturelle ne laissait pas supposer. Ceux qui avaient la chance, alors, de se trouver à sa table, se regardaient en se demandant pourquoi il ne mettait pas ce charme fou au service d'une approche, même sans conséquence, de la gent féminine. Lorsqu'un jour je tentai en privé un début de question sur le sujet, sa réponse évasive mit en avant le fait qu'il possédait déjà ce qu'il lui fallait à la maison, ce qui ne me convainquit guère, le connaissant trop bien pour savoir qu'il n'en était rien. À la limite, cela me vexa de penser qu'après tant de semaines passées à fréquenter les mêmes cours magistraux, son cœur demeurait résolument fermé à toute confidence. Souvent, mes autres camarades me pressaient de questions sur sa vie intime, comme si j'en étais le dépositaire, s'imaginant sans doute que j'avais de mon côté mené mon enquête, ce en quoi ils ne se trompaient qu'à moitié, mais toujours je regrettais de ne pouvoir leur en dire plus. Il nous paraissait, en tout cas, impensable que physiquement il s'intéressât aux garçons plutôt qu'aux filles, car sinon l'un de nous se serait rendu compte d'un geste ou d'un propos ambigu, or il n'en fut jamais rien. C'était même le seul point sur lequel nous étions catégoriques, y compris ceux qui l'appréciaient moins et que cet être trop secret à leur goût finissait par exaspérer. Et puis, un soir de beuverie entre copains à laquelle Bernard participait pleinement, selon son habitude lorsqu'aucune fille n'était présente, l'un de nos compères, pris dans l'élan incontrôlable que lui procurait la consommation excessive de bons verres d'alcool, mit le sujet sur le tapis en lui demandant si par hasard il n'était pas asexué. Le rire éclatant de l'énigmatique Bernard, aussi surprenant que sincère, provoqua, après un laps de temps, une rigolade générale qui vint par bonheur effacer la gêne première. Je crois tout de même que cette gaffe eut un effet bénéfique, en ce sens qu'elle libéra la part de non-dit qui prévalait jusqu'ici entre nous, et nous enleva du même coup une espèce de poids du silence devenu intolérable. Ce fut en effet ce soir-là que Bernard sembla comprendre qu'il se devait, ne serait-ce que pour la clarté de nos rapports, de dévoiler – peut-être pas à tout le monde mais au moins à l'un de ses plus proches amis – une partie de son mystère. Tandis que je le raccompagnais chez lui, encore grisé par la soirée que nous venions de passer, il devint soudain sérieux et me fit promettre de ne jamais révéler ce que j'allais voir. Je le lui promis, même si ce ton grandiloquent qui lui allait si mal me faisait doucement ricaner, comme si les jeunes que nous étions pouvaient déjà posséder des secrets que nul au monde ne devait connaître. Il me fit pénétrer dans son petit studio étroit et je lui fis la réflexion que je lui avais toujours faite, à savoir qu'il ferait mieux d'en changer, ne serait-ce que pour avoir plus d'air à respirer. J'y étais venu par le passé, sauf que cette fois il me parut encore plus exigu, plus en désordre et mal entretenu. Je ne me gênai d'ailleurs pas pour le lui dire. Il se moquait pas mal de mon opinion, tout occupé qu'il était à fouiller dans ses affaires. Il tentait depuis un moment d'attraper un objet enfoui sous une tonne de linge sale, et je me demandais s'il l'avait caché là parce qu'il ne s'en servait jamais ou parce qu'il y tenait tant qu'il craignait qu'on le lui dérobât. Il revint vers moi avec une grande boîte métallique et je ne pus m'empêcher d'être déçu. Chaque côté mesurait une vingtaine de centimètres, et elle devait se fermer mal car un bout de gros scotch retenait le couvercle.
– Voilà mon amour ! me dit Bernard d'un air soulagé, comme s'il me présentait enfin la femme de ses rêves.
J'ouvris de grands yeux, ne sachant si je devais rire ou compatir. C'était pour ça qu'il faisait tant de cachotteries ? Et que signifiait cette grotesque mise en scène ?
– Oui, insista-t-il, vous tous qui vous apitoyez sur mon sort, vous ne pouvez savoir que, dès que je rentre chez moi, il me suffit d'ouvrir cette boîte pour devenir le plus heureux des hommes, qu'elle me comble mille fois plus que vos amourettes de deux sous. Vous n'êtes pas aimés, du moins pas passionnément. Moi, je le suis. Telle est ma force, et voici pourquoi je n'ai guère besoin d'aller chercher ailleurs ce qui me remplit de bonheur ici. – Il n'est pas bon de s'attacher aux cendres d'une personne défunte, interrompis-je. – Tu n'y es pas du tout, me répondit-il en esquissant un léger sourire. C'est à la vie dans ce qu'elle a de plus intense que cet objet me raccroche.
D'un coup, il retira le scotch, ouvrit le couvercle et plongea ses deux bras dans la boîte, finalement bien plus profonde que je ne l'avais cru. Il en retira un gros ballon gonflable de couleur blanche, entrouvrit son embouchure, puis se mit à en aspirer l'intérieur avec délectation. Peu à peu, son visage refléta une sorte d'extase que je ne pus m'empêcher d'envier. Machinalement, j'eus le réflexe de le lui prendre des mains. Il eut alors un mouvement de recul et le colla plus fort contre sa poitrine.
– Il y a encore trois mois, m'expliqua-t-il, je me moquais pas mal d'entrer dans votre groupe, et je suis sûr que vous-mêmes n'aviez pas remarqué ma présence à l'université. J'y allais assez peu, à vrai dire, étant pris par ailleurs et ne consacrant ma vie qu'à une fille, une sorte de fée qui était à la fois ma source et mon unique rayon de soleil. Avec elle, chaque moment devenait mémorable, et, tout en ne cessant de m'extasier sur le simple fait qu'elle puisse porter ses yeux sur ma pauvre personne, j'étais convaincu de me donner à fond, de donner pour ainsi dire le meilleur de moi-même afin d'espérer un jour être à sa hauteur et lui offrir en retour le même bonheur que sa présence me procurait. Mais ma nonchalance naturelle et mon besoin de souffler pour recharger mes batteries reprirent peu à peu le dessus. À cause de cette difficulté à suivre son rythme, qui n'était autre que le rythme de la vie, je la sentais de jour en jour se détacher de moi. Elle me lâchait, c'était criant, n'osant se l'avouer mais constatant elle aussi que l'ennui nous guettait, malgré notre volonté commune de nous en méfier comme d'une guigne. Pour qu'un couple soit exceptionnel, il faut que les deux éléments qui le composent le soient, sinon le décalage se fait tôt ou tard sentir. Ce n'est qu'au moment ultime, lorsque tout espoir de reprise était brisé et que je n'arrivais plus qu'à me fondre lamentablement dans son sillage, qu'elle se libéra enfin. Pour son bien-être personnel, le mieux était de nous séparer. Je lui donnais raison, même si je prévoyais que j'aurais un mal fou à m'en remettre, n'étant pas sûr de surmonter le choc. La séparation se déroula à son image, de façon exceptionnelle, sans l'ombre d'une tristesse toutefois, puisqu'avant de me quitter elle se remémora tout l'amour qu'elle avait éprouvé pour moi, au temps de nos folles étreintes. Cela dura quelques minutes, le temps pour elle d'en faire un condensé qu'elle insuffla dans ce simple ballon de baudruche. Tu m'as bien compris : cette fille réussit, je ne sais comment, à matérialiser ce que je croyais n'être qu'un sentiment, un sentiment certes puissant mais intérieur, propre à chaque individu. Aujourd'hui encore, je me contente, sans essayer d'expliquer le miracle, de profiter du cadeau qu'elle m'a fait avant de partir loin, faire un tour du monde et profiter d'une vie exaltante. Après ça, pourquoi veux-tu que je perde mon temps dans des aventures qui ne pourront que me paraître fades ? J'ai mieux à faire. Bon sang, je ne savais pas qu'elle m'avait aimé si fort !
Et il recommença l'opération. Peut-être fus-je soudain victime d'une hallucination, mais il me sembla que le ballon s'illuminait en même temps que mon ami en respirait l'intérieur. Je l'enviais de plus en plus et, quand je lui proposai de me faire partager sa joie, ne serait-ce que pour me convaincre de la véracité de ses dires, cela sembla le choquer.
– Ce souffle, c'est l'âme de son amour, je le garde pour moi parce qu'il m'appartient, tu comprends, je sais d'ores et déjà qu'il traversera le temps sans prendre une ride. Et, malgré l'estime que je te porte, il est hors de question que je le partage. J'aurais l'impression de jeter dans les bras d'autrui la seule fille que j'ai aimée et que j'aime toujours.
Je n'insistai pas et le quittai. Lui avait le sentiment d'avoir livré le secret de sa vie, moi une espèce d'amertume tenace, et de déception aussi, celle de n'avoir jamais rien éprouvé de semblable. Comment pareille magie pouvait-elle naître au sein d'une banale relation de couple ? J'avais beau chercher dans mes souvenirs, aucun sentiment proche de celui-ci ne revenait à la surface. Ma seule impression était celle de n'avoir jamais su aimer, et aussi de ne l'avoir jamais été, de jouer en quelque sorte depuis trop longtemps et à mon insu un jeu terriblement vain. Après plusieurs jours, la beauté de cette histoire continuait à m'obséder. Pour mon équilibre, il devint urgent d'en parler à mon tour. Ainsi, malgré ma promesse, et aussi parce que la question sur la vie privée de Bernard revenait dans la discussion dès qu'il était absent, je décidai de tout raconter à mes camarades, en leur faisant à mon tour promettre de ne rien répéter. Tous crurent à une blague de ma part ; cet amour qui ne prenait pas fin avec la séparation leur paraissait relever du plus pur fantasme. Puis ils semblèrent l'oublier. Quelques mois passèrent sans événement particulier, jusqu'au jour où notre grand amoureux arriva en cours totalement défait, preuve d'une nervosité inhabituelle, s'isolant comme aux pires moments. À son visage hâve, je compris que l'affaire était grave. Lorsque je m'assis près de lui, il me révéla que son amour avait disparu, que quelqu'un avait forcé la porte de son studio pour ne lui dérober qu'un objet, ce ballon miraculeux auquel il tenait plus que tout. Passé la surprise et un sentiment de culpabilité que je gardai pour moi, n'ayant pas tenu parole, je lui rappelai que je lui avais conseillé de changer de studio et que tout ceci ne serait pas arrivé si… mais mon humour intempestif ne réussit pas à le consoler. Il me regarda au contraire d'un air soupçonneux. Par égard pour lui, même si très vite il ne m'adressa plus la parole, et afin de dégager toute responsabilité dans ce vol, je ne cessai dans les semaines qui suivirent de me tenir au courant de la vie privée de tous mes camarades, posant des questions, menant ma petite enquête sur tel ou tel, guettant l'heureux homme qui se verrait quitté par sa petite amie et qui néanmoins ferait preuve de sérénité, bien à l'aise dans sa nouvelle peau de célibataire. Hélas, la fin de l'année scolaire, et le fait que nos chemins divergèrent, ne me laissèrent pas le temps de trouver le fin mot de l'affaire. Un point me rassurait toutefois, même si je ne savais s'il fallait s'en réjouir ou non : de plus en plus, on vit Bernard s'afficher aux bras de demoiselles, souvent différentes, toujours attirantes, un brin frivoles. Tandis que moi, la fréquentation de ces péronnelles d'un soir me laissait désormais dans la bouche un arrière-goût d'insatisfaction.
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