Par un beau matin du mois de mai, après une soirée pénible passée à regarder un reportage à la télé sur les gens qui regardent la télé, je décidai de passer ma journée à la pêche. N’ayant ni canne ni rien d’approchant, j’allai m’égarer dans les pages jaunes à la recherche d’un détaillant. Que je trouvai. Sitôt je refermai l’annuaire que je poussai une lourde porte vitrée sur laquelle trônait un poisson hilare m’invitant à entrer. Le patron ne causait pas beaucoup mais n’en était pas moins d’une redoutable efficacité. Je le surpris en train de pêcher dans un grand bocal dans lequel il rejetait ses prises au fur et à mesure. Un passionné à n’en pas douter. Il me fit signe de me taire et me tendit un prospectus sur lequel s'étalaient ses tarifs. Un chkor pour regarder, trois pour une canne et cinquante cents par ver, le premier étant gratuit. En bas, en plus petit, je lus : « Tout poisson péché ne pourra être ni repris ni échangé ». Du coup je me tâtai.
Il me revenait un article faisant état d’un passe-temps très couru. Une bonne idée en fait, que je formulai tout haut : « Et si j’allais plutôt à la chasse aux chauves-souris ? ». Le commerçant poussa un long cri horrifié qui fit fuir tous les poissons au fond de leur bocal et me regarda avec des yeux de mystifié. Mais je n’en sus pas davantage, il se replongea ainsi que sa canne dans l’eau sans tache de l’aquarium. Puis il me dit quand même : « Vous me devez déjà vingt cents pour dix minutes d’observation ». Je jetai une pièce au fond de l’eau céans et un poisson la goba. Un client entra. Le patron me fit signe qu’il n’avait pas le temps. « Vous n’avez qu’à le servir ». Et il me poussa, confus, au milieu de la boutique.
- Bonjour monsieur, dit l’inconnu, avez-vous le dernier modèle de canne à pêche sans fil ? - Bien sûr ! que je lui fis, et j’allai derrière le comptoir lui dénicher une canne à laquelle j’arrachai le fil : Voilà, c’est un très beau modèle, c’est le dernier, j’ai vendu tous les autres. - Peut-on l’utiliser en voiture ? - En décapotable uniquement. Sinon en bateau. Et à terre bien entendu. L’eau est accessoire, pas le poisson. - À quelle distance porte-t-elle ? - Avec le câble, vous pouvez très bien vous trouver chez vous assis sur votre canapé devant Planète et ferrer un phoque au Groenland. - La garantie ? - Elle est garantie. - Très bien. Et le service après vente ? - Seulement après l’avoir achetée. - Je l'achète.
J’allai annoncer la bonne nouvelle au patron mais ne le trouvai pas. À sa place je lus ce message tracé dans le sable au bord de l’aquarium : Ceci est un affreux malentendu, je voulais être cosmonaute mais mes parents voulaient faire de moi un mineur de fond. Après bien des tergiversations et des échecs divers nous avons opté pour le magasin de pêche. Pourtant ça ne m’a jamais plu. Quand j’ai vu la facilité que vous aviez à vendre une canne alors que je n’arrive même pas à vendre un leurre, j’ai décidé de m'en aller. Il va sans dire que je ne referai jamais surface. Adieu.
Nous sommes élevés comme ça : je me sentais coupable. Pour un peu moi aussi je me serais jeté à l’eau. Des éclairs de lumière me tirèrent de mes réflexions. C’est alors que j’avisai un nouveau client matérialisé entre le comptoir et une armée de présentoirs. Ce type qui ne ressemblait à rien de connu, engoncé des pieds à la tête dans une combinaison en caoutchouc verdâtre, m’apostropha dans un langage indéchiffrable. Face à mon étonnement il me sortit un agenda dans lequel il pointa la carte du Portugal. Ce type était portugais et parlait portugais. Un touriste féru de pêche, compris-je, à la recherche de sensations fortes. Faisant crépiter à la volée son attrape-souvenirs dans un tonnerre de flashs, il dardait de ses yeux goulus hameçons, nasses, filets et autres appâts. Je lui donnai un moulinet en échange de politesses et il s’en fût très satisfait. Comme je n’attrapais rien (le suicidé ayant fait fuir tous les poissons), je décidai de fermer boutique et de me replier sur le petit estaminet d’en face d’où je pourrai verser mon humeur dans le flot citadin.
Pas plutôt assis le patron fonce sur moi, affable, et me demande comment va Monsieur Duqueue.
- Monsieur Duqueue ? Du quoi ? - Monsieur Duqueue du magasin de pêche. Je vous ai vu y entrer. Vous y êtes resté plus d’une heure. Vous devez le connaître.
J’étais dans l’embarras. Je promenai mon regard sur la rue. Un policeman courrait après un voleur. Un concierge, en face, posant son balai contre une poubelle, jeta un seau d’eau dans le caniveau puis grimpa dans une voiture. Je dis :
- Il est mort. - Vous l’avez tué ? - Ma foi, il serait peut-être encore vivant si je n’avais vendu de canne. - Qu’est-ce qui me prouve que vous êtes innocent ? - Je n’ai jamais pêché. - Vous voulez que j’appelle la police ? - Je prendrais trois pintes de bières, deux bouteilles de vin rouge, du meilleur, une de blanc plus apéritifs et digestifs, le tout arrosé de pastis. Ah oui, rajoutez du champagne. - Et ? - Tournée générale. - Qu’est-ce que vous mangez ? - Un Paris beurre que je mangerai tout à l’heure.
C'est comme ça que je me suis retrouvé assis sur une chaise, les mains attachées dans le dos, dans une pièce du commissariat du quartier. Le commissaire Ferreira avait la main légère. Pas plutôt retombée, elle s'envolait déjà au travers de ma tronche. Entre deux baffes et un dégueulis de postillons, il me brandissait une photographie couleur format 10X15 prise au magasin. On y pouvait encore très bien distinguer l’ultime message de Duqueue tracé dans le sable. Je décidai de noyer le poisson. « Avoue ordure ! vomissait-il, mon neveu a tout vu ». « Et si on faisait faire une analyse graphologique ? » répliquai-je du trac au trac. Je devinais soudain à sa physionomie congestionnée toutes les vicissitudes de la vie, les fins de mois qui commencent au début, la boîte aux lettres avec son éternel lot d’enveloppes à fenêtres, les traîtres et les fractures. Mais les mains liées comme ça dans le dos, je ne pouvais rien faire pour lui. Bien sûr il avait eu sa chance, lui aussi. Mais ses espoirs n'étaient pas à la taille de la réalité. Elle l'avait étalé. Pendant ce temps il me secouait comme un prunier à m'en décrocher la cervelle. « Stop! » (hurlai-je). « Cher commissaire Ferreira, suite à vos nombreux coups de téléphone, de bottin, de pied et de poing - retour chariot. Je me vois dans l'obligation de répondre à toutes vos revendications – tapé en rouge. Dans l'attente de me recevoir de vos nouvelles - trois petits poings ». Il me répondit : « Enflure, connard, salope – crochet du droit. Poufiasse, merdouze, tantouze - direct du gauche. Pédale, chien, raclure - coup de boule ».
Aussi absurde que cela puisse paraître je fus accusé du double meurtre de monsieur Duqueue. Ainsi va la justice en notre beau pays. Les expertises étaient formelles. Il avait été achevé une fois quand il s'était résigné au magasin de pêche, et une seconde fois quand l’accusé ci-devant se rendit à la boutique. Je pouvais fort bien être revenu à la charge pour parachever mon premier crime.
Le procureur définit ainsi les faits : « En faisant commerce de canne à pêche sans fil, ce qui est totalement illicite et non conventionnel, vous fûtes la cause directe du suicide du mort. En quelque sorte c’est vous qui l’avez poussé à l’eau ». Je feignais l’innocence (car je commençais à en douter tant les charges paraissaient accablantes). « Je jure que je suis rentré par hasard ! Ce n’était nullement prémédité ! J’aurais bien supprimé un thon, passe encore, mais tout un détaillant, jamais ».
Heureusement, pour ce qui est de ses adolescentes velléités de cosmonaute et son passage mineur de fond, je fus vite innocenté. Je n’avais aucun alibi à fournir, les faits remontant à une période lointaine, mais mon avocat commis d’office s’en sortit très bien. Grâce à une plaidoirie habile, il ressortit en effet que seule la société pouvait être jugée coupable. Le procureur sourit de la méprise. Le commissaire Ferreira me fit un petit signe d'encouragement. Je me sentais presque tiré d’affaire.
Mais les choses se gâtèrent. En effet, innocenté du premier crime (et il fallait bien admettre que c’en fut un), mon inculpation pour le second en devenait d’autant plus concevable. « Car le mort bougeait encore ! », lança dramatiquement l’avocat général dans un bel effet de cape. L’accusation, revenue à la charge, exultait. « Peut-être ne l’avez vous pas tué une première fois, peut-être, mais il reste cette histoire de canne. Il était sur la voie de la rédemption. Vous lui assénâtes le coup de grâce ». « Pas si simple » marmonna le Président. Les débats furent houleux. Tout le monde avait son mot à dire. On procédait par ordre devant la barre. Les assesseurs appelant chacun à tour de rôle à livrer sa propre version des faits.
Les experts glosèrent sur le bocal. On apporta l’objet contenant, on regarda au fond, au travers. C’était transparent. Certains tendaient à croire que sa vacuité prouvait mon innocence, d’autres au contraire affirmaient qu’elle m’accablait. Puisque vide il était c’était bien que je l’aie fait disparaître. « Pardon, risqua le président, mais quoi ? Le bocal ? ». « Mais non, votre honneur, la victime ! ». Ses parents, poissonniers de leur état, demeuraient inconsolables. « Un enfant si obéissant, affectueux et doux, énuméra la larmoyante mère du haut de son chignon, vraiment je trouve qu’il ne méritait pas ça ». Le mari, effacé, se rangea à l’opinion de l’épouse. « C’est vrai, moi non plus d’ailleurs ».
Un spécialiste mandé par mon avocat fit grande sensation en affirmant que ce bocal – cardinale pièce à conviction - n’était rien d’autre qu’un casque d’astronaute. Pour prouver ses dires il s’en coiffa et démontra qu’on pouvait respirer à l’intérieur. La salle fut soulevée d’une rumeur approbatrice.
Le lien n’était pas si évident avec l’affaire mais il fallait pourtant admettre la logique de la démonstration. « Vous allez bientôt nous expliquer que c’est un extra-terrestre qui a fait le coup » railla l’avocat des parties civiles. Cependant le président trouvait de plus en plus étrange cette histoire de canne, bocal et spationaute. Il consultait nerveusement la paperasse éparpillée devant lui quand un greffier vint discrètement lui remettre un acte. L’ayant parcouru avec toute la concentration requise il resta un instant muet puis, manifestement troublé, coupa le prétoire au milieu d’un débat passionné sur la probable présence d’un fil reliant le bocal à la canne. Et il s’adressa ainsi à moi d’un ton embarrassé : « Mais, vous ne vous appelez pas Jonaz Bazarre ? ». Sa question m’ébranla. « Pas du tout, moi c’est Bonasse Jassarre ». « Mais, balbutia le président, c’est ce Bazarre qu’il fallait juger. C’est le concierge de l’immeuble. C’est lui le principal accusé ! ». Et, se baissant sur moi de toute sa grandeur, il s’enquit comme écrasant un dernier doute :
- Ce n’est donc pas vous qui avez vidé l’eau du bocal ? - Mais pas du tout, j’étais au troquet, plein comme un pot. Demandez donc au patron ! - C’est inadmissible, tonna l’emperruqué, où est donc ce concierge ?
La cour s’agita, confuse.
- Votre honneur, avança poliment un des édiles, il a disparu. On pensait qu’un Jassarre pour un Bazarre ferait l’affaire. - D’autant qu’il n’est pas totalement innocent, émit un autre. - Potentiellement coupable, ourdit un troisième.
Mon avocat, le bocal sous le bras, se redressa d’un coup, le verbe haut et clair :
- Imposture, c’est une imposture ! » - Et mon autorité, martela le président, que faites-vous donc de mon autorité ?
Les magistrats s’envisagèrent les uns les autres, gênés, mais après un grand silence consterné toute la salle éclata de rire. Le procureur fut gagné par l’hilarité ambiante. Il n’osait plus me regarder en face. À chaque fois un grand rire nerveux le secouait. Le commissaire Ferreira me traita comme un ami et insista pour m’inviter au restaurant. L’accusation déclara : « Pardon mais j’ignorais que je me trompais ». Le président, bougon, fixait son marteau comme si celui-là pouvait encore redresser son panache. Les journalistes qui étaient là bouclèrent l’édition du soir avec l'interview d'un type soit-disant présent depuis le début du procès. Il était pour la peine de mort. Quant à moi, aussi surprenant que cela puisse paraître, j'étais libre.
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