Épisode 1 - Que Paco fut…
Tu veux connaître mon histoire, t’es sûr de toi, là ? Tu sais je serai p’t’être ben obligé de te buter après, ça dépendra de ce que j’aurai bafouillé. Bon, bref, après tout c’est toi qui veux, alors on est parti.
Il était une fois… c’est bien connu, toutes les histoires commencent par « Il était une fois », et les histoires d’amour finissent mal. C’est une histoire, la mienne, au cas où t’aurais oublié, et y a des morceaux d’amour dedans, si j’te jure, y en a aussi, alors ?…
Alors il était une fois, par un bel après-midi de septembre dans le sud. Je me trouvais sur la terrasse orientée sud-ouest de ma maison fraîchement édifiée sur la pente douce d’une colline, à l’extérieur de la ville. Sur la dite terrasse, le cul confortablement logé dans une chaise de jardin et les pieds à quelques distances, entrelacés et reposant mollement sur la table, je dégustais à petites gorgées une de ces bières blondes dont la légèreté exige une fraîcheur absolue. La mienne était frappée de chez frappé et chaque gorgée me faisait oublier la lourde chaleur de la semaine…
Ah !... Je ne t’ai pas dit, mais dans mon récit, on commence un vendredi… Oui, môssieur, il était une fois un vendredi après-midi de septembre et j’y picole à la bière si je veux ! C’est mon histoire, alors tu la fermes…
Nous approchions de quatre heures et je venais de boucler mes dernières planches…
Non, je ne suis pas menuisier, ducon, j’étais dessinateur de B.D., la série des Tant qu’il y aura des cons, c’était moi… Ah ! Tu vois ! C’est pas trop tôt…
… et je les avais envoyées à mon scénariste. Mes filles ne débouleraient pas avant une heure et je disposais donc de soixante minutes à tuer, à ne rien foutre, si tu veux.
Alors je la regardais, elle…
Qui, elle ? Ma greluche de l’époque, pas la Castafiore…
Bref, je la matais en douce, sans qu’elle ne le perçoive pour ne pas briser l’intimité de son naturel…
Mais t’es un gros maboule ! Et salace, avec ça… Non, tes allusions cochonnes, tu te les gardes !…
Plongée dans son labeur, elle ne se rendait pas compte que je l’observais. Elle laissait donc de côté toute idée de séduction pour se livrer à moi dans la crudité de sa nature…
Eh oui, mon brave, dans ce merdier qu’est l’existence, dès qu’on est plus d’un, y a séduction, c’est naturel. Tu crois que tu m’écouterais comme un gland, là, si quelque part je t’avais pas d’abord séduit, pauvre cloche ? T’as dû remarquer aussi que dans la nature, y a pas de fourneau, on peut donc rien y faire cuire. Ce qui n’est pas cuit est donc cru. Voilà pour « la crudité de sa nature » …
Chaque geste ne répondait qu’à la stricte nécessité. Je voyais d’un coup ses doigts fins quitter lestement le clavier pour remettre en place une mèche rebelle qui s’échinait, en lui tombant sur les yeux, à perturber sa concentration. Je pouvais voir aussi ses sourcils froncés sur l’ouvrage, signe qu’elle tenait enfin le bon bout et qu’elle parviendrait à conclure…
Qu’est-ce qu’elle foutait ? Elle écrivait des bouquins pour les marmots et ça marchait bien. Je crois qu’il faut que je nous situe. Au moment des faits, monsieur le « con-missaire », on approche gentiment la quarantaine mais pas trop vite. Je dessine, elle écrit. J’ai deux filles d’un premier lit et nous sommes BOBO. Il nous manque le monospace compact tdhdi, mais les caisses de tantouzes, c’est pas trop ma dope…
Pour en revenir à mes ouailles, je la regardais en douce et bordel, je la trouvais belle, belle à damner toute la sainteté, y compris le Christ. Tu sais… ouais, t’es quand même un mec… une femme peut te plaire grâce à son cul, sa tronche, ses nibards, bref, tu peux craquer sur un détail qui titille tes bas instincts et tes bas morceaux aussi. Mais quand une gonzesse te plaît en bloc, qu’elle fait vibrer à l’unisson chacun des atomes qui te composent, là, mon con, tu touches au sublime, à l’infini du sublime… d’ici quelques instants elle lâcherait la bécane, s’étirerait, encore assise, puis viendrait me rejoindre. Tout en faisant un sort au solde de ma bière… Eh oui, je buvais lentement, déguster, ça se fait aussi… Elle lesterait mes cuisses de l’ensemble de son adorable personne. Son bras enroulé sur mes épaules, je sentirai le doux contact de ses lèvres sur les miennes alors que nous n’aurons pas le temps de répondre à la raideur qui, subitement, m’aura envahi…
Ça te fait marrer de me voir passer l’après-midi sur la béquille, tu sais qu’t’es vicelard, toi !
Dans cette attente, je laissais glisser mon regard de l’intérieur de l’habitation vers la pelouse mal taillée sur laquelle, endormi, ronflait paisiblement notre boxer entre les pattes duquel rêvait à de nombreuses chasses, un chat dénommé Alexandrin… Ça distrait le bonhomme… Je savais ces états larvaires de courte durée. La venue de mes monstres transformerait le chien en tornade bondissante de joie autour des filles alors qu’Alexandrin, félinement, gagnerait le toit, seul refuge digne de ce nom en présence de ma descendance.
Lové dans ma confortable torpeur, je ne vis pas de suite les deux ombres qui dessinaient des cercles sur le gazon trop haut.
Que veux–tu ? Je suis feignant ? Mais non, la tondeuse était encore en rade…
En levant les yeux, je reconnus alors un couple de vautours qui survolait de concert mon carré de propriété bourgeoise. Rompant son ballet aérien, l’un des volatiles piqua ostensiblement en direction de la ménagerie domestique assoupie, avant de rejoindre plus haut son comparse et de l’entraîner plus loin. La viande vivante n’était pas dans leurs goûts.
Il me fallait annoncer la venue des rapaces à ma belle… Si je ne l’avais pas fait, j’aurais gaffé plus tard et elle m’en aurait tenu rigueur… Une semaine sur la béquille, si tu préfères, ducon… Je me levai, franchis les quelques mètres et la porte-fenêtre ouverte qui nous séparaient, pour la trouver stupéfaite devant l’écran de l’ordinateur dernier cri que nous nous étions offerts pour Pâques…
Eh oui, monsieur le « con-missaire », à Noël les cadeaux plaisir, à Pâques les choses utiles, c’était la règle, mon bon…
Sur l’écran du cadeau des cloches, la boîte à lettres était ouverte et un message étrange s’affichait…
Mais non, c’était pas : Ton mec s’envoie en l’air avec des P.D., photos jointes, toi, ta connerie te tuera, tu sais…
Max la liberté ou la mort 86.09.11. Voilà le contenu de la missive. Pendant que mon regard allait de l’ordinateur au visage délicieusement étonné de ma compagne, un nouveau courrier nous parvint, reprenant les motifs du premier, celui-ci arborait, en supplément, la mention : Grouille ça urge. Toujours étonnée par l’étrangeté du mail répété, ma compagne ne pouvait plus douter que je fus bien le destinataire de ces mystérieux messages. Alors qu’elle tournait vers moi une attention des plus appuyées…
Elle se demandait ce que je pouvais bien lui cacher, si tu préfères, abruti de mords-moi-la-connasse, va… Je repoussai rapidement le siège de bureau - ce que ça peut être chouette, deux paires de roulettes - sur lequel elle était posée, figée par la révélation venue du Web, puis m’installai face au clavier et tapai en réponse au courrier :
Salut Paco, la liberté je prends la mort je distribue 11.09.86.
À peine partie, ma réponse trouvait un écho en la personne du dit « Paco » qui voulait que, toutes affaires cessantes, je vole à sa rencontre en un lieu discret de mon choix. Au fur et à mesure que ma belle lisait, par-dessus mon épaule, la brève correspondance électronique que j’entretenais avec cet inconnu qui me prénommait Max, son teint virait au gris pâle alors que de profonds plis lui barraient le front. Dans quelle sombre affaire ce doux gauchiste de dessineux que j’étais pouvait-il être allé tremper ses pinceaux ? Son visage qui se reflétait sur le verre poli de l’écran m’ouvrait une ligne directe sur sa réflexion. Que pouvait-il y avoir de si particulier à lui dissimuler dans une existence aussi banale que la mienne ? Jusqu’à quel point avais-je démérité de la confiance qu’elle plaçait en moi ? Après tout, ne s’agissait-il pas d’une histoire de cul - on en a vu d’autres - dont elle était le dindon de la farce ?
Je fixai son rendez-vous à Paco puis me tournai vers elle avec le fol espoir qu’une vérité même tronquée d’une bonne part de son constituant serait suffisante à apaiser ses craintes. Qu’il soit fol ou non, l’espoir fait vivre, paraît-il ? À tout prendre, la vérité est la meilleure des explications, non ? De toutes les façons il faudrait la convaincre en un minimum de temps : mes filles seraient là dans une trentaine de minutes, s’il fallait en croire ma montre dont le cadran me semblait d’un tel attrait en cet instant, et surtout il était important encore de pratiquer une rétention aussi poussée que possible concernant les activités de feu Max, que mon vieil ami Paco tentait de ressusciter…
Bref si tu vois ce que je veux dire, j’étais dans une belle mélasse et je commençais seulement de m’enliser.
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