Cette année-là, l’hiver était rude, et les loups s’aventuraient hors de la forêt bordant la paroisse, y menant des incursions de plus en plus audacieuses, volant les poulaillers et s’attaquant aux bêtes dans les étables.
La guerre n’arrangeait pas la chose. Les vols et rapines des hommes, maisnies (1) furieuses que les seigneurs locaux lâchaient sur les campagnes pour acquérir un temporel aussi vain qu’éphémère, s’ajoutaient à celles des familiers du diable, aussi affamés qu’impitoyables. Quant au seigneur du lieu, il essayait tant bien que mal de se tenir à l’écart de ces querelles, prêtant l’hommage à l’un, la ligesse (2) à l’autre, se dérobant à chaque fois que cela était possible.
Abrité sous le porche de l’église, un jeune diacre, le capuchon de sa bure rejeté, regardait distraitement la neige tapisser en linceul blanc le toit des chaumières et les flocons alourdir les branches des sapins montant à flanc de vallée. Ce rempart forestier n’était en fin de compte qu’une piètre palissade percée de trous à travers lesquels la mort s’infiltrait. Non loin, le cimetière aux croix penchées pour la plupart surgissait de la neige et s’étendait de jour en jour.
Anselme, tel était le nom du jeune clerc tonsuré et de brun vêtu, était arrivé la veille avec l’évêque Bérenger. Leur troupe avait pris la route coupant la forêt, escortée par une garde suffisante pour se protéger des bandits et des loups qui hantaient les sous-bois. Partis quelques jours plus tôt du château cathédrale qui leur tenait lieu de siège épiscopal, ils avaient débuté leur visite pastorale et constaté que la plupart des curés de paroisse remplissaient mal leur office, ce qui n’était qu’un pieux euphémisme pour qualifier la vie dissolue de certains d’entre eux. Bien entendu, ils s’étaient également chargés de percevoir les dîmes, bien maigres du reste. Mais comment blâmer ces pauvres gens qui subissaient plus que tout autre l’hiver terrible ?
Il en était là de ses réflexions lorsque les cloches sonnèrent : la messe allait bientôt commencer. Ensuite devait se réunir la communauté d’habitants, composée des chefs de famille, et des religieux afin d’essayer de gérer les désastres qui s’étaient abattus sur la paroisse. Outre leur rôle habituel dans la communauté, la présence des ecclésiastiques s’avérerait sûrement plus que nécessaire, car les esprits allaient probablement s’échauffer plus que de coutume.
Le diacre rentra dans l’église afin de terminer les préparatifs de l’office, alors que les paysans commençaient à se masser dans la cour. C’est alors que surgit une jeune fille en pleurs qui vint se jeter dans ses bras. Elle saignait abondamment d’une blessure à la tête.
- Que vous arrive-t-il ? demanda Anselme un peu gêné, d’autant que le regard étonné des autres officiants s’était posé sur eux. - S’il vous plaît, protégez-moi, mon seigneur. Ma brute de mari m’a rossée !
Avant qu’il n’ait pu lui poser une autre question, un homme à l’aspect bestial pénétra dans le lieu saint avec force jurons.
- Ha ! Te v’là, garce ! Attends un peu que j’ m’occupe de ton cas !
Il s’avança afin de saisir le bras de la jeune fille et l’entraîner avec lui. Elle poussa un petit cri de frayeur et alla se réfugier derrière Anselme, qui s’interposa.
- N’oubliez pas que vous vous trouvez dans la maison du Seigneur, dit-il de son ton le plus glacial.
Le paysan posa ses yeux sur le prêtre comme s’il le remarquait pour la première fois, mais la présence de ce personnage ne sembla pas l’intimider.
- Quelles raisons vous poussent à pénétrer dans ce lieu saint en jurant ? - Non seulement elle m’humilie en fricotant avec tout le village, mais v’là-t-y pas que cette garce donne à manger à ces sales bêtes du diable ! - De quelles bêtes infernales parlez-vous ? demanda le diacre en fronçant les sourcils. - Les loups, pardi ! J’l’ai vue pas plus tard que d’t’à l’heure leur donner un des derniers poulets qu’y nous reste ! - Les loups ? Êtes-vous sûr de ne pas vous être trompé ? - Puisque j’vous l’dis, Monseigneur ! C’t’enfant-là, c’est la fille du démon ! Faudrait p’têt ben la châtier comme une sorcière ! - Bon, nous verrons cela. Je l’entendrai plus tard à confesse. Quant à vous, ne vous approchez plus d’elle jusqu’à ce que je vous le dise. Bien. La messe ne va pas tarder à commencer. Je vais d’abord m’occuper de votre blessure, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune fille. Comment vous appelez-vous ? - Ermengarde, répondit-elle craintivement, la tête baissée et les mains croisées sur son ventre.
Il fit signe à l’un des vicaires d’aller rappeler à Monseigneur l’évêque - qui commençait déjà à discuter avec l’un des notables du village sur la question des dîmes - que la messe allait débuter. Déjà, les ouailles commençaient à pénétrer dans l’église.
Redoutant que la fille n’allât trouver une de ces vieilles femmes qui lui préparerait une potion d’herbes prétendues magiques, Anselme sortit son mouchoir pour panser cette vilaine blessure. Il ne tenait pas rigueur aux villageois du diocèse pour leurs pratiques païennes ; il en rendait plutôt responsable l’ignorance affligeant ces pauvres diables. Il entraîna la jeune fille dans un coin de l’église afin de ne pas troubler le début de l’office.
Tout en bandant sa plaie, il ne put s’empêcher de remarquer l’extraordinaire beauté de cette jeune personne. Penché sur son cuir chevelu, il ne pouvait qu’admirer la magnifique couleur de ses cheveux - un noir profond - qui, une fois lavés et débarrassés des poux, ne pourraient être que plus admirables encore. Il recula afin de lui signifier que son travail était terminé et remarqua pour la première fois l’incroyable intensité de ses yeux. Ils n’étaient pourtant que d’un marron des plus communs, mais d’étranges reflets passaient comme un voile sur ses iris. Ermengarde le dévisagea également, puis esquissa un léger sourire. Il lui balbutia d’aller voir de sa part l’herboriste une fois la messe terminée, pour changer le bandage précaire et lui appliquer quelques baumes soignants. Elle se leva soudainement, lui donna une bise sur la joue et lui dit d’une façon enfantine :
- Vous, vous êtes gentils.
Puis elle s’enfuit en courant.
La messe achevée, la réunion de la communauté d’habitants avait permis de trouver des solutions non sans fâcheries à l’épineux problème du paiement de la dîme. Désormais libéré de l’ordinaire, le diacre entendit la jeune fille dans le confessionnal. Comme il s’y était attendu, elle nia les accusations de son mari - auxquelles il croyait fort peu d’ailleurs - et lui donna l’absolution pour quelques péchés mineurs.
Enfin, passées complies et après un repas frugal, les moines allèrent se coucher. L’un d’eux dut partager sa maison avec celui de ses frères qui laissait la sienne au prélat et à son diacre. Le départ était prévu pour le lendemain et, si la nécessité de se reposer s’imposait, Anselme ne parvint cependant pas à trouver le sommeil. Durant l’office et la réunion, il avait curieusement été hanté par le souvenir de la jeune fille ; et son image l’empêchait à présent de dormir. Au début, il avait refusé de l’admettre, mais au cours des longues heures de la nuit, il avait bien dû avouer qu’il se sentait attiré par elle. Vinrent d’autres instants où un sentiment de culpabilité l’emportait, mais plus il luttait, plus l’image de la jeune fille s’imposait. La tentation égara son esprit à maintes reprises. Il était jeune après tout, et il y a encore moins d’un siècle, les moines avaient le droit de se marier. Était-ce vraiment un péché ? Le mariage n’aurait-il pas empêché certains réguliers, dans leurs monastères, de tomber dans des travers plus coupables et encore plus dangereux pour l’âme ?
Toujours est-il que, dès laudes, rongé par le remords, le diacre demanda à l’évêque de le confesser.
- Allons, répondit l’évêque, rien d’aussi formel entre nous. Ne préféreriez-vous pas plutôt rester ici pour en discuter près du feu ? J’avoue que pour ma part, aller jusqu’à l’église où l’air est glacial ne me réjouit guère. Attendons que l’office commence avant de nous y rendre. Expliquez-moi plutôt ce qui vous tourmente.
L’évêque était quelqu’un d’affable, de compréhensif et savait mettre les gens à l’aise. Anselme était son ami depuis longtemps et il n’éprouva donc aucune crainte à se confier à son supérieur. Il lui expliqua toute l’affaire.
Son bref propos fit se dessiner un sourire paternel, compatissant et vaguement moqueur chez l’évêque.
- Et cela ne vous est jamais arrivé avant ? - Si, bien sûr, mais jamais avec autant de force. - Ah, mon jeune ami, dit l’évêque en soupirant, cela nous est tous arrivé un jour ou l’autre et c’est une épreuve à laquelle nous devons tous nous soumettre. Cependant, gardez bien à l’esprit que le Malin dispose de nombreuses armes pour nous détourner de Dieu et nous entraîner en enfer, et l’une d’entre elles est la femme. - Je sais cela.
Anselme connaissait si bien son ami qu’il se prépara vaillamment à encaisser le discours théorique et pompeux qui devait immanquablement suivre.
- Relisez les théologiens, continua Bérenger. Ne nous affirment-ils pas que la femme est une tentatrice manipulée par le démon ? Bien sûr, il en existe quelques-unes qui, par leur conduite pieuse, dépassent l’homme en sainteté, mais elles sont fort rares. Marie était la plus illustre d’entre elles, bien entendu. Mais dans la plupart des cas, elles ne veulent que nous écarter du chemin qui mène à Dieu. Sans même vouloir la diaboliser, la femme est mue par ses instincts - ce que disait déjà saint Augustin - plus que par la raison, ceci étant fort compréhensible si l’on pense aux mystères des lunaisons et de l’accouchement. Ces événements biologiques ne la rapprochent-ils pas de la nature ? Prenez le cas de ces sorcières de village trop souvent consultées pour des philtres magiques. Elles connaissent toutes les propriétés des plantes et, dit-on, connaissent le langage des animaux, comme s’il y avait connivence entre elles et la nature. Oui, la femme est d’essence mystérieuse et possède des pouvoirs étranges… Maintenant repensons à ce que disait Aristote à propos des semences spermatiques. Celles qui engendrent la femme sont froides et humides tandis que celles qui engendrent l’homme sont sèches et chaudes. Ainsi, l’humide et le froid produisent des caractères mélancoliques et poussent certaines femmes à l’hystérie. Là, Aristote rejoint les théologiens. Le froid et l’humide engendrent les caractères instinctifs. Ainsi, le mari doit constamment surveiller et contrôler sa femme afin qu’elle ne tombe pas dans la lasciveté, la paresse ou l’hystérie - car comme le dit Aristote, la femelle est un mâle imparfait - et elle ne doit rien faire sans son approbation ; et par conséquent, l’homme qui cherche Dieu, le moine, doit absolument l’éviter.
Anselme, l’exhortation fort privée s’achevant, avait acquiescé avec la régularité d’un balancier. Il se passa quelques secondes avant qu’il ne s’aperçoive que l’évêque avait terminé.
- Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, dit-il comme s’il prolongeait tout haut une réflexion. Je ne crois pas beaucoup aux théories d’Aristote et encore moins à l’efficacité des pratiques magiques des sorcières. Mais vous avez raison, j’ai choisi le chemin qui mène à Dieu et la femme, quelle que soit sa nature, ne peut que m’en écarter. Mais je ne vous ai pas demandé d’essayer de me convaincre, car en entrant dans les ordres, j’ai renoncé aux plaisirs de la chair et cela fait longtemps que je me suis rangé à ces arguments. Non. Je veux juste que vous m’accordiez le pardon. - Je n’essayais pas de vous convaincre, mais juste vous rappeler ce qu’en dit l’Église et les théologiens. Quant à mon pardon, vous l’avez, bien entendu.
L’évêque fit un geste de bénédiction.
- Merci.
C’est à ce moment-là qu’un homme fit irruption, laissant s’engouffrer un air froid dans la maison. L’homme haletait et de la fumée sortait de sa bouche.
- Venez vite, dit-il, un malheur est arrivé !
Puis il disparut sans même attendre les ecclésiastiques. Ceux-ci se précipitèrent à sa suite. Il avait beaucoup neigé pendant la nuit. Tout autour d’eux était enveloppé d’un brouillard blanc ; on ne voyait pas à cinq pas. Ils suivirent la silhouette sombre jusqu’à une maison un peu en retrait des autres. Là, un groupe de personnes s’était rassemblé autour de quelque chose qui gisait dans la neige, probablement rameuté par les cris de quelqu’un. Arrivés sur place, les deux ecclésiastiques pouvaient voir les visages livides et crispés par la terreur. Ils durent se frayer un chemin pour voir ce qui les intriguait tant et retinrent un cri de surprise et d’horreur.
Les parties d’un corps - des mains, une épaule, un pied - dépassaient de la neige. Quelqu’un eut le courage de balayer le masque blanc qui recouvrait le visage du malheureux bleui par le froid. Des hoquets de surprise jaillirent : il s’agissait du mari de Ermengarde. Tous se signèrent : sa gorge avait été arrachée !
- Ce sont les loups ! hurla quelqu’un.
On pouvait sentir la tension croissante du groupe. Quelqu’un, non loin des deux hommes d’Église, demanda calmement :
- Où est sa femme ?
Et tous de se regarder avec une expression d’ignorance et d’inquiétude. - Il faut organiser les recherches, dit Anselme après un instant de silence.
Les hommes sortirent de leur torpeur et s’organisèrent en s’interpellant tandis que les femmes, apeurées, coururent jusque chez elles pour se mettre à l’abri.
Tandis que nos clercs séculiers regagnaient d’un pas égal l’église, des groupes d’hommes armés de fourches parcouraient les alentours.
La journée passa dans une agitation fébrile, mais on ne retrouva pas Ermengarde. Le cadavre avait été transporté dans une grange, car, vu son état, la famille ne voulait pas le faire entrer chez elle. Tous étaient tristes et choqués de savoir que l’homme était mort sans recevoir l’extrême onction.
Le village était plongé dans un tel émoi que l’on ne vit pas tomber la nuit. Or, tout le monde était d’accord pour enterrer le cadavre le jour-même, contre l’avis des moines qui préconisaient de célébrer la cérémonie funéraire le lendemain. Mais les croyances païennes ont la vie dure. La plupart avaient peur en effet que le mort tourmenté ne se lève durant la nuit pour hanter les rêves de ses proches et se venger de ceux qui lui avaient fait de tort. On célébra donc une messe rapide, puis, à la lueur des torches, on avait conduit la procession au cimetière. Cousu dans un linceul, le cadavre avait été déposé dans la fosse où l’on avait disposé quelques objets appartenant au défunt. Les moines entouraient maintenant la tombe en chantant des psaumes. Les hommes et les femmes exprimaient leur douleur par des gestes plus ou moins proscrits par l’Église : on se tirait les cheveux, on s’arrachait la barbe, on se griffait les joues et les femmes pleuraient et levaient les bras vers le ciel.
Tout en participant au chant, Anselme regardait, fasciné, le spectacle de ces visages, déformés par la peine et les cris, creusés par la lumière des flammes qui réduisaient leur bouche ouverte et leurs yeux à des puits de ténèbres : ces gens semblaient porter sur eux le masque grimaçant de la mort. C’est alors que, tout absorbé par cette scène, il aperçut une silhouette blanche se faufiler derrière deux personnes. Celles-ci ne semblaient pas avoir remarqué cette présence. Les mots se figeaient dans sa bouche tandis qu’il essayait d’identifier le nouveau venu. Un mouvement de torche éclaira brièvement son visage.
- Ermengarde ? appela-t-il, brisant ainsi le rythme de la cérémonie.
Les moines s’interrompirent et tous se retournèrent : il n’y avait rien, elle avait déjà filé. Les prêtres lui jetèrent un regard désapprobateur et reprirent leurs chants. Tout ébranlé, Anselme récupéra sa torche et se faufila entre les moines pour gagner l’endroit où il pensait avoir vu la jeune fille et ce, sans se soucier des réactions.
Il aperçut rapidement au loin Ermengarde qui semblait se diriger vers la forêt. Pourquoi se précipitait-elle comme une folle vers les bois en pleine nuit, alors que les loups rôdaient probablement non loin du village ? Et pourquoi avait-elle disparu pour revenir et s’enfuir de nouveau ? Il lui cria de s’arrêter, mais elle continuait de courir. Il accéléra pour tenter de la rattraper avant qu’elle n’atteigne la lisière, mais la jeune fille maintenait son avance. Il s’arrêta lorsque celle-ci franchit la masse sombre des arbres. Paniqué, désorienté, Anselme hésita un temps sur la démarche à suivre. Il avait peur, mais ne voulait pas laisser la jeune fille tout à fait désarmée contre les dangers de la forêt.
Il se décida enfin à s’engager sur la voie étroite qui s’enfonçait dans l’obscurité entre les sapins. Il suivait la jeune fille depuis au moins une demi-heure sans réussir à gagner ne serait ce qu’un centimètre sur elle. Puis il perdit peu à peu du terrain et Ermengarde disparut à un tournant du chemin. Il était épuisé et haletait comme un soufflet de forge. Il ne sentait plus le vent glacial sur ses joues en feu. Il ne voyait plus que les arbres qui surgissaient et défilaient, hypnotiques, devant ses yeux. Des insectes dansaient à la lueur de la torche qu’il portait bras tendus, voletant follement vers cette source de chaleur inattendue. Parfois, des yeux jaunes s’allumaient dans l’obscurité, non loin du sentier, puis disparaissaient. Si quelqu’un l’avait observé depuis le village, il aurait vu un feu follet volant d’un coin à un autre des collines boisées.
Enfin, épuisé, à bout de souffle, il s’effondra dans une petite clairière. Il avait dû bifurquer à un moment, car il ne se trouvait plus sur le chemin principal. C’est alors qu’il entendit un bruit. Cela ressemblait à des feuilles foulées par un petit trot léger. Un animal approchait. Il tourna la tête dans la direction d’où venait le bruit et vit un énorme rocher plat qui sortait de terre en diagonale et le surplombait d’un bon mètre.
À son sommet, telle une divinité des bois, apparut un loup gris, splendide, majestueux et terrifiant à la fois. On aurait dit qu’il avait surgi du néant pour chercher ses victimes et les emmener en Enfer. Son corps était immergé dans les ténèbres, mais l’éclairage artificiel de la torche colorait d’un roux ardent le pelage gris de son museau. De la fumée, au rythme de la respiration, sortait de sa gueule. Puis l’animal cessa de haleter et pencha la tête en avant, le cou tendu, dominant le diacre de sa hauteur, le fixa droit dans les yeux et se tint là, si immobile et silencieux que le temps semblait suspendu. Une plaie à peine cicatrisée barrait son crâne. Anselme restait pétrifié et retenait son souffle, ne sachant si le loup allait bondir sur lui et le déchiqueter.
Une lueur étrangement familière passa dans le regard perçant de la bête, mélange d’intelligence et de quelque chose d’autre, indéfinissable. Son attitude se modifia. Ses yeux jaunes toujours braqués sur lui firent s’effondrer en un instant les pans de sa raison ; car ce regard, il le reconnaissait.
Au même moment, le loup se détourna et s’en fut à travers les arbres. C’est à demi fou qu’Anselme se releva et essaya de le suivre. Celui-ci le mena dans le dédale des sous-bois, bifurquant régulièrement, toujours à la limite de son champ de vision comme pour ne pas le perdre, sans jamais s’arrêter. Les bosquets, les clairières, les branches, le tapis d’épines de sapin défilèrent dans la brume comme dans un cauchemar sans fin.
Il erra encore longtemps, alangui par la fatigue et à peine conscient, pendant un temps qu’il lui fut impossible de mesurer. D’autres loups s’étaient mis à hurler quelque part, dialoguant avec la lune, mais le diacre, comme dans un rêve, continua à courir jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il était perdu. Alors il s’écroula, paumes en avant, sur le sol couvert de neige. Tout tournait autour de lui et les arbres n’étaient plus que des ombres floues et menaçantes. Le chant des loups résonnait de plus en plus fort à ses oreilles.
Il resta longtemps ainsi, à écouter les longues plaintes mélancoliques des seigneurs de la forêt, dont il commençait à apprécier la musicalité. Il oublia le froid, la nuit, la neige et le vent ; il oublia tout. Enfin, une fois que le dernier souvenir de son ancienne vie de moine se fut dissipé comme le vent dissipe la brume, une étrange sensation s’empara de lui.
L’air devint plus subtil. Il leva la tête et vit la lune. Elle lui parlait.
Le lendemain au village, on mit tout en œuvre pour rechercher Anselme et Ermengarde. L’évêque fit venir des officiers qui organisèrent des battues, mais jamais on ne les retrouva. Toutefois, certains affirment les avoir aperçus lors d’une chasse déambuler dans une forêt bien plus loin vers le nord, à l’époque où les feuilles rougeoient et couvrent les sous-bois d’un tapis flamboyant.
(1) : Le mot maisnie signifie au Moyen Age "suite", "famille" au sens large, comprenant aussi bien les membres de la famille que les serviteurs et, dans le cas présent, je l'assimile à une compagnie de soldat.
(2) : La "ligesse", est l'hommage que rend un seigneur à un autre seigneur. Il a une valeur supérieure à l'hommage traditionnel que porte un vassal à un seigneur.
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