Petite histoire d’une reine jalouse.
L’heure est venue pour moi de vous raconter une histoire peu commune et qui pourtant peut arriver à chacun d’entre vous en bouleversant toutes vos habitudes, remettant en question le sens de votre vie. Je me trouve depuis peu pendue la tête à l’envers, crochetée par les deux roues sous le regard inquisiteur de la lucarne d’une cave sordide appartenant à mon seigneur et maître, abandonnée aux toiles d’araignées, aux chahuts nocturnes des rats, écœurée par les odeurs déliquescentes des bouteilles de vin brisées et éparses sur le sol sablonneux de ma nouvelle demeure. Je m’étais pourtant habituée à un certain luxe… Sitôt sortie du magasin de cycles où je trônais en vitrine au milieu des accastillages brillants et des lumières blanches et flatteuses des néons, mon maître m’avait transportée avec un soin extrême dans le coffre de sa superbe auto, entourée de housses, emmitouflée dans de la mousse expansée puis il m’avait réservé une place de choix au pied de son lit sur un carré de moquette délicatement accotée à une toile de jute mauve qui décorait les murs.
Puis il m’avait caressée, admirée en me promettant de joyeuses promenades pour le lendemain.
Dès ce premier jour, nous vécûmes ainsi et sans aucun nuage une idylle qui dura près de trois ans. Il me fit connaître des paysages grandioses, les petites routes du bois de Boulogne au printemps, la montagne en été, franchissant des cols si hauts que j’en étais essoufflée, puis des descentes vertigineuses qui me faisaient frissonner avec en fin de parcours des vallées tranquilles où je retrouvais un peu de calme. L’automne venu nous allions dans la vallée de Chevreuse retrouver les couleurs flamboyantes des forêts qui semblaient se parer une dernière fois avant l’arrivée de la grisaille. L’hiver, il me garnissait de magnifiques garde-boue en plastique, changeait ma roue libre en pignon fixe, rangeait précieusement mes dérailleurs dans une boîte et me faisait sortir quel que soit le temps. J’aimais beaucoup ces balades hivernales au cours desquelles il m’arrivait souvent de rouler sous la pluie dans la neige et le brouillard. Juste après notre retour, il me séchait avec des chiffons propres, brossait mes pneus avec un peu d’eau savonneuse puis, avec une jolie burette qu’il m’avait offerte il faisait glisser quelques gouttes d’huile sur ma chaîne et sur mes câbles de frein. J’appréciais au plus haut point ces délicatesses et lui rendais bien en me faisant douce et agréable.
Nous vivions notre bonheur avec une régularité absolue, trop peut-être, car cela nous conduisait à devenir trop exigeants l’un envers l’autre. Il m’avait acheté un équipement afin que nous puissions participer à des compétitions. Il m’avait même - chose inutile - fait percer des trous dans les poignées de freins et dans le pédalier afin que je sois plus légère. Je ne sais pas quel champion avait eu cette idée saugrenue car il l’avait pris en modèle, sans doute séduit par des arguments d’esthétique et quoi qu’il en soit, cela avait un effet négligeable sur mon poids car les trous se bouchaient avec le cambouis et la poussière et de plus, ils provoquaient des turbulences qui me faisaient frissonner.
Donc nous courrions le dimanche, cent ou deux cents kilomètres suivant la saison, ensuite repos le lundi sur la moquette de la chambre et reprise d’un entraînement progressif les autres jours de la semaine, entraînement parfois alterné par quelques critériums en nocturne.
Je ne sais plus exactement quel est le détail furtif et insignifiant qui alerta mon attention mais un jour, à la suite d’une sortie avec d’autres de notre espèce je notai un léger changement dans le comportement de mon maître.
Le soir même dès notre retour il me plaqua contre le mur et sans me caresser de son chiffon, sans examiner mes pneus pour y déceler les minuscules graviers incrustés dans le caoutchouc et qui risquaient de me faire crever, il entreprit de se changer rapidement et sans me jeter le regard habituel souvent accompagné d’un sourire il disparut en fermant la porte.
Ce fut pour moi le début d’une longue période d’angoisse au cours de laquelle les nuits de solitude me semblaient si longues que je les confondais avec les jours gris et mornes qui suivaient. Peu à peu, avec le doute qui m’envahissait, une mince couche de poussières accumulées commença de me recouvrir, ternissant l’éclat de mes jantes en duralumin et cernant les dents de mes pignons d’un tartre noir comme le goudron des sourires caractéristiques des grands fumeurs.
Au fil de la jalousie qui naissait en moi je percevais des faiblesses dans sa façon de pédaler. Il devenait de moins en moins saignant (comme on le dit dans le milieu cycliste) et interrompait sans excuse valable ses courses avant de franchir la ligne d’arrivée. Je devinais son manque d’entrain et si lors de rares moments il semblait à nouveau rayonner d’une joie fugace, je ressentais avec douleur qu’elle ne m’incombait plus. Un sentiment inqualifiable, inavoué me rongeait comme une maladie profonde et exacerbait ma frustration à un point tel qu’un certain matin, tandis qu’il s’apprêtait à se mettre en tenue, je profitais d’un instant où il faisait pivoter la porte de son armoire pour me regarder dans le miroir fixé sur le panneau intérieur.
Étais-je devenue moins attirante ? Était-ce la boue qui me recouvrait qui me rendait moins agréable ? Peut-être mais cet état résultait de sa négligence, moi, je n’avais pas envie de changer…
Je perdis peu à peu mes certitudes, je devins moins sûre de moi et, phénomène aussi grave, moins sûre de lui. La folie me gagnait, cancer exfoliant qui atteignait le paroxysme lorsqu’il s’absentait plusieurs nuits consécutives. Il me fallait réagir et là je puis vous dire que j’ai tout essayé.
Un jour triste, tandis qu’il me promenait sans conviction et que son coup de pédale était distrait, une légère bruine se mit à faire luire l’asphalte de la chaussée et je profitais de cette ondée pure pour me refaire une beauté afin de tenter de lui plaire. Las, frigorifié, mécontent, il me brutalisa lâchement sur le chemin du retour et me tint pour responsable de l’humidité qui nuisait à son confort. C’est tout juste s’il ne me fit pas une scène ; on perd toute tolérance quand on n’aime plus et l’on exagère la moindre injustice fusse-t-elle en provenance du ciel au point de transformer l’amour en haine.
Les fantasmes ressurgis des fins fonds de mon enfance réapparaissaient, stimulés par son mépris. Je me surpris à penser qu’il avait découvert une nouvelle bicyclette mieux que moi et qu’il transférait sournoisement son affection vers elle en me reléguant au second plan juste avant de me plonger dans l’immense fosse de l’oubli. Je connus tour à tour la haine, le désespoir, la colère et me surpris à l’espionner.
Mes réactions n’éveillaient en lui aucune espèce de considération et j’avais beau crever des deux pneus, casser les rayons de ma roue arrière afin de la voiler, rien n’y faisait. Je devenais odieuse en faisant craquer mon dérailleur, en desserrant hypocritement mes blocages rapides pour décentrer ses roues. J’épiais avec avidité les relations qu’il entretenait avec mes congénères et quand son regard accrochait les organes de l’une d’entre elles, je ressentais une crispation douloureuse au niveau de mon pédalier. Je décidai alors de me battre avec les seules armes qui me restaient et réussis après maintes supplications à l’emmener chez les grands couturiers afin de me reconstituer une façade agréable. Je dépensai un argent fou au risque de le mécontenter en lui faisant acheter un nouveau dérailleur Campagnolo, (Campa, le nec plus ultra en la matière !). J’optai pour des jantes profilées en alliage léger, des freins à tirage latéral très à la mode… Je poussai très loin mes caprices en lui imposant un pédalier ovale. Je faisais tout cela pour lui en espérant le reconquérir. J’en profitais pour me remaquiller à fond, je me fis sabler afin d’éliminer toute trace de rouille, signature de l’âge ou de la négligence, on me couvrit d’un nouvel émail et lorsque je sortis des ateliers après quelques jours de traitement j’étais méconnaissable tant j’avais rajeuni.
La surprise de mon maître fut grande et passé l’instant de l’émoi, je crus que je l’avais à nouveau séduit. Notre renouveau ne dura que l’espace d’une semaine… Petit à petit je me retrouvais seule dans la chambre appuyée négligemment contre le mur, parfois même jetée brutalement, les pneus souillés les rayons grisonnants et l’âme en détresse.
J’eus une envie terrible de briser ma chaîne et de m’octroyer la même liberté que lui et dont il abusait, mais nos liens encore trop neufs me l’interdisaient, je risquais par ma mauvaise conscience de le perdre à jamais.
Il me restait une méthode pas très avouable il est vrai, épier ses déplacements mesurer ses attirances et trouver les défaillances de mes concurrentes. Ensuite jouer de mon charme afin de les supplanter. Je me souvenais alors de cette phrase de Chamfort : « Quand je m’examine je m’inquiète, quand je me compare je me rassure ». Pour moi ce ne fut pas tout à fait vrai… Je me trouvais assez belle avec mon cadre en carbone et le double filet rouge dessiné sur mes tubes par un peintre de renom, mais les autres déployaient aussi leurs atouts, je supportais très mal la comparaison et cela fut très dur…
Je ne pouvais plus espérer qu’en lui, il allait se rendre compte que moi seule l’aimais et que les autres n’avaient aucune importance mais j’étais dans l’erreur, on perd toute lucidité quand on aime…
Les jours et les nuits se suivirent inlassablement, la souffrance n’arrête pas la marche du temps…
Un soir alors que l’obscurité avait jeté ses voiles tristes et angoissants autour de moi, j’entendis une portière claquer et des éclats de rire percer le silence de la nuit. Je m’assoupissais en proie à de mornes songeries lorsqu’une lumière diffuse et soudaine me fit cligner des chromes. Quelle fut alors ma surprise de le voir apparaître, sorti de l’ombre, accompagné d’une jeune femme… Sous le halo de la lampe je devinai qu’elle était belle, très belle… Quand bien même ! Me délaisser pour une femme…
Je me tairai pudiquement sur les instants qui suivirent leur intrusion dans mon intimité, la joie les comblait tandis que je me sentais transie… Un vague mélange de frustration et de jalousie se réveilla en moi, se muant irrésistiblement en sourde colère que les murmures de jouissance étouffés de la femme accentuaient encore. Comment avait-il pu faire ce choix inégal entre nos étreintes et celles des bras d’une de ses congénères ?
Je croyais lui avoir tout apporté et ma désillusion était complète. On croit toujours pouvoir remplir tous les rôles dans son couple or il est des qualités que l’on a pas et dont l’autre a besoin pour se satisfaire… J’aurais dû me douter de cela au lieu de réagir comme une sotte car, savez-vous ce que je fis pour me faire remarquer ? À l’apogée de leur instant suprême tandis que tout à leurs ébats ils ignoraient ma présence, je résolus d’agir et sans prévenir sans crier gare je fis éclater bruyamment le pneu de ma roue arrière qu’il avait trop gonflé. Sitôt fait, je me rendis compte de mon impardonnable erreur et le vis jaillir furieux de ses draps en tenue moins que décente.
Voilà ma triste histoire, c’est ainsi que depuis cette nuit-là je me retrouve pendue par les jantes, subissant les assauts des animaux nocturnes et des hantises de l’ombre.
Je végète je survis, mes pneus se dessèchent avec le temps comme les artères des vieillards, mes chromes se piquent et j’ai froid.
Malgré tout une idée me tient encore en vie ; il reviendra me chercher il m’adaptera au goût du jour nouveau, il m’offrira à son enfant et ce sera pour moi une nouvelle histoire d’amour…
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