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Réalisme/Historique
Jocelyn : Un appart à Aubervilliers [Sélection GL]
 Publié le 05/08/19  -  11 commentaires  -  22173 caractères  -  99 lectures    Autres textes du même auteur

Le poids de l'exclusion sur deux rescapés de la guerre au Congo.


Un appart à Aubervilliers [Sélection GL]


Allô ! Oui, bonjour monsieur Mounier. Je vous appelle à propos de l’appartement mis en location. Je suis tombé sur l’annonce hier soir. Aubervilliers, oui c’est exact. Mon neveu et moi-même, nous aimerions bien passer pour le visiter. Demain matin ? OK, c’est parfait. Heu, juste un petit détail monsieur. Nous sommes noirs. Super, merci beaucoup ! À demain alors...


J’ai senti dans sa voix un peu de gêne quand je lui ai dit que nous étions noirs. Je ne sais pas si c’est le fait que je le lui aie dit comme ça qui a semblé le mettre mal à l’aise, ou plutôt le fait qu’il l’ait tout simplement appris. Bon cette fois-ci je reste un peu optimiste, vu qu’il nous a quand-même donné rendez-vous pour demain. Après, ce coup-ci c’est différent tout de même. C’est Aubervilliers. Il y a bien des Blacks et beaucoup de gens de couleur à Aubervilliers. Il y a des Beurs du Maghreb, des Antillais, des Portugais, des Chinois... De la mixité quoi. C’est évident. Ce n’est pas vraiment comme la province, Aubervilliers...

J’espère sincèrement qu’il ne va pas se désister après. Vu toutes les scènes qu’on a été forcés d’endurer jusque-là, mon petit-neveu. Des vertes et des pas mûres. J’ose croire qu’il n’y aura pas d’autres imprévus ou incidences à ébranler notre optimisme d’un revers de la main. Mais bon, quoi qu’il en soit, nous sommes forts Roger. Comme les roches d’un canyon.

Allez, faut déjà se préparer, demain nous avons un appartement à visiter ! Le énième depuis que nous sommes en France.


Je sais fiston. Je l’ai vu dans tes yeux quand tu m’entendais dire à ce monsieur qu’on était noirs. M’enfin essaie, pour une fois, de tirer une leçon de tout ce qui s’est passé. Je suis bien conscient du fait que tu aimes te promener. Mais de là à marcher pour rien, moi, ça ne me tente pas du tout, hein. Et tu le sais bien Roger, j’ai trop marché dans ma vie, c’est bon. Là je suis fatigué quoi. J’ai besoin de me reposer. J’ai besoin de faire je ne sais moi quoi d’autre. Enfin tout ! Tout ce qui ne se résume pas qu’à marcher ou à courir. Je suis harassé, vanné, lassé, tu comprends fiston ? Je suis épuisé de courir. J’ai droit à un peu de répit moi aussi, non ?


Tu as les yeux de ton père, tu sais ? Ces yeux que moi je n’aurai jamais. Ton regard est doux. Il déborde d’entrain. Il exhale comme un impossible parfum de patience et d’espoir. Mes yeux à moi, ils ont toujours été noirs et creux. Mon regard a toujours été sombre. Je ne sais pas pourquoi. Pourquoi cette différence entre les membres d’une même famille. Deux frères. Ton père et moi. C’est un peu comme le jour et la nuit. Ça a toujours été ainsi. Il y a toujours eu comme un fossé entre ses traits de caractère et les miens. Lui doux, moi, brutal. Lui optimiste et gai, moi, pessimiste et grincheux. Lui souriant, moi maugréant. Lui espérant, moi, tuant la vie à tout moment dans le moindre repère du quotidien. Je n’ai jamais compris pourquoi cette différence entre les deux frères jumeaux que nous étions. Et pourquoi c’est moi qui suis toujours en vie alors que lui...


Que faire ? Les choses sont telles qu’elles sont. On ne peut rien changer. Un jour tu te réveilles, tu constates et tu te tais. Parce que tu auras compris que peu importe ce que tu dis, peu importe ce que tu cries, tu vocifères à te rompre les cordes vocales, la réalité restera la même à tout jamais. C’est comme ça et puis c’est tout.

Il m’arrivait parfois de me tenir devant un miroir et de me chercher dans mes propres yeux. Peut-être qu’en réalité, c’est ton père que je cherchais. Désirant moi aussi avoir la même flamme que lui. La même lumière, la même fraîcheur, le même tempérament. Mais rien n’y faisait. J’étais toujours moi et il restait toujours lui. Et de l’autre côté dans le miroir, j’étais seul. Toujours seul dans un silence interminable.

Maintenant je ne cherche plus vraiment. Je suis excédé de voir la moindre fumée de l’espoir m’asphyxier l’esprit. Excédé de me regarder occis dans le mutisme, privé de rêve. Telle une feuille qui se meurt dans les sables chauds du désert sous d’impitoyables étreintes d’un soleil indifférent.


Cependant je l’ai encore fait Roger. L’autre fois devant la glace je me suis regardé. Encore. C’était plus fort que moi. Tu sais, le miroir qu’il y a dans la salle de bain. Ça faisait si longtemps que je fuyais mon reflet, alors l’autre fois j’ai arrêté de fuir. Je me suis lancé un regard pour voir le vestige que je devenais.

Devant le miroir il n’y avait rien d’autre que tout ce que je cherchais à fuir. Rien n’a vraiment changé dans mon reflet. Il est toujours le même. Perdu, calme, avec le poids de tellement de choses sur la peau. Le fardeau de la vie. Un fardeau qui s’accroît, grandit, gonfle, s’alourdit davantage avec le temps. Un fardeau bien trop accablant, à mon goût, pour un si petit corps. Mais, tu vois, la vie ne nous laisse jamais le choix, au fond. J’ai l’impression que nous sommes tous des acteurs dans le jeu de l’existence. J’ai l’impression. Mais s’il faut que je me mette encore à cogiter là-dessus, qu’est-ce que je vais devenir ? Il y a si longtemps que l’option de réfléchir s’est vu supprimer de nos dictionnaires. Nous ne savons que courir. Courir, fuir, chercher asile, chercher refuge sans vraiment se poser de questions. Avoir à peine le temps d’enterrer ses morts. Les enfouir sous un amas de pierres. C’est ça le poids de la vie Roger. Tout le poids de la vie. C’est quand on ne respire plus qu’on peut éventuellement avoir le temps de réfléchir. J’espère que tous ceux que nous avons perdus en chemin réfléchissent pour nous. Nous on a plus que nos yeux arides pour inconditionnelle compagnie. Plus que nos yeux arides.


Alors je me suis permis de chercher le regard de ton père devant ce miroir de la salle de bain. Ce regard que tu as tout de suite porté en venant au monde. Cet héritage qu’il m’a laissé dans ton visage. Son regard et son sourire. Je l’ai encore cherché, une fois de plus. Je l’ai cherché partout en moi. J’ai fourragé dans mon corps, dans mon esprit et dans mon âme. Mais il faut vraiment que je me rende à l’évidence. Je ne l’ai pas sur moi, ce regard. C’est sur toi que je l’ai. C’est comme ça et c’est tout. C’est tout et c’est bien comme ça. Au fond, je ne pense pas être digne de porter les yeux de mon frère. Il y a tellement de flamme que j’en perdrais tout de suite la vue.

Mes yeux, mon regard à moi... C’est tout noir qu’il est. Tout sombre. Tout vide. Mais pas que. Il y avait aussi des cernes devant moi, dans la glace. J’ai vu l’usure du temps se décliner sous le creux infini de mes yeux. Comme si le fait que je doive tout le temps traîner avec moi un regard obscur et vide ne suffisait pas. Il fallait encore rajouter à cela quelques sillages de la déréliction.

Non Roger, moi je suis tout simplement fatigué.


C'est bientôt l'été. Le soleil me rappelle toujours l'Afrique. Ou plutôt devrais-je dire mon semblant d’enfance en Afrique. Le reste de ma vie je sais plus trop où je l’ai passé. Dans des camps de réfugiés, des centres d’accueil comme ici. Entre deux rêves. Deux mondes. Deux réalités. Avec toi...

Tout est allé si vite. Je n’ai pas vraiment eu le temps d’être un enfant. Tout s'est précipité. Je ne saurais même plus vraiment résumer à quoi a consisté ma vie. À courir peut-être. C’est peut-être ça qui résume ma vie. Courir. Courir sans jamais s’arrêter. Comme cette première fois à Beni, avec ton père à mes côtés. On fuyait la mort. On fuyait la mort comme tout le monde. Elle crépitait à coups de semi-automatiques en direction de notre village. La mort.

Quelque part je donnerais tout pour échanger mes souvenirs contre du vide. Mais cela reviendrait à perdre à jamais ton père et tous les nôtres. Ils vivent à travers nous à présent. À travers chaque souffle que nous renvoyons dans l’atmosphère. Chaque regard évasif. Chaque goutte de larme fugitive. Chaque silence... Dans nos songes. Et même dans nos cauchemars. L’important c’est qu’ils y vivent. Rien ne vaut exister après tout.

La guerre. C’est ça notre quotidien depuis l’indépendance jusqu’à la libération.


Ton grand-père était un mineur à Lubumbashi. Un homme grand, basané. L’échine recourbée par l’harassante habitude de creuser des galeries souterraines. L’indépendance provoqua la sécession au Katanga. Ton père et moi venions à peine de voir le jour que nous humions déjà la fumée des locomotives pour des voyages terriblement longs entre deux provinces embrasées. Nous sommes nés dans le mouvement. Deux jumeaux venus à la vie pour d’incessantes fuites. C’est tout ce qui résumera nos vies. Partir. Toujours partir. N’être nulle part chez soi. Se sentir étrangers dans toutes les terres, toutes les contrées, toutes les frontières du monde. Même là où se tirent nos origines. Même ici à des miles du Congo. Se sentir étrangers n’importe où sur la Terre.

Après avoir fui le Katanga, nous sommes retournés au village natal de ton grand-père au Kassaï. Sacré village, maintenant que j’y repense. Il avait l’air si féerique, à l’abri des troubles qui en ce moment ne frappaient que les grandes villes. Avec son sol orange et ses maisons en pâte de terre. Il y avait cette route principale qui menait à la forêt où nous allions puiser de l’eau et nous baigner à la rivière. Je pense bien que les souvenirs que je garde de mes quatre premières années sont les seuls bons souvenirs de ma vie.

C’est autour de cette grand-route que le village avait été construit. À chaque fois qu’on allait se baigner à la rivière, dans la forêt, on était vus par tout le monde et on voyait tout le monde aussi. Du chef du village dont la maison se situait à l’orée de la forêt, jusqu’à Kalonji, le fou, qui squattait la grande allée. Il était le seul SDF de la région. Mais la sécession a vite fait de nous y poursuivre aussi.


Puis il y a eu Beni. C’est là qu’on a vraiment grandi.

Notre père adorait la bière. Il claquait tout son argent dans les buvettes de Beni à bavasser avec ses camarades et à peloter des putains à l’occasion. Ils postillonnaient tous autant de salive en jactant qu’ils n’enfonçaient des casiers de bière dans leur gosier. Je ne sais plus le sentiment que m’inspirent ces souvenirs plus nocturnes qu’autre chose. Devrais-je en rire ou pleurer de nostalgie ? Devrais-je même t’en parler ou tout simplement taire tout ce temps passé à rechercher les plaisirs de la vie au fond d’un verre ? Tellement de complexité dans les sentiments pour un seul homme...

Le commerce de l’or payait bien en ces temps-là. Très bien même. Papa était un petit bourgeois menant une vie de pacha. À Beni nous étions cinq dans la grande maison du centre-ville. Il y avait père, mère, mon frère, moi et notre cousine, Mujinga. Ta maman. Mon frère et moi-même étions tous les deux tombés amoureux de notre cousine. Nous nous la partagions à tour de rôle durant les heures perdues. Je ne sais même pas si je devais te conter les épopées de nos frivolités puériles. Peu importe, c’est ton droit de tout savoir après tout. Nous étions jeunes, enclins à satisfaire le moindre caprice du corps. Nos pulsions nous semblaient visiblement plus raisonnables que la raison. Si c’était à refaire, je le referais autant de fois. Je ne regrette pas d’avoir aimé ta mère, fût-elle ma propre cousine.

Mujinga avait la beauté des femmes du Kassaï. Brune aux cheveux longs. J’adorais son sourire. Ses yeux s’en rapetissaient davantage et donnaient l’air de deux astres lointains observés depuis les confins de la Terre. Nos béguins avaient lieu à l’abri de l’attention de nos parents. Jusqu’à ce que tu sois venu au monde. Ce qui devait être vu comme un scandale ne l’était pas pour autant. Papa appréciait plutôt le fait que ses fils fassent un enfant avec une Luba et non pas avec une Ndande, une Rhega ou une quelconque fille d’une tribu de l’Est.


Puis il y a eu la grande rébellion qui plongea le pays dans l’épilogue de sa plus sombre histoire.

C’est dans un camp de réfugiés à l’Est que tu as fait tes premiers pas. Dans les reliefs macabres du Kivu. Tout allait bien dans ce camp tenu par des Casques bleus. On y était plus ou moins en sécurité. Enfin, jusqu’à ce que l’armée de l’Alliance ne se décide à y traquer jusqu’au dernier de ses ennemis. Il nous a encore fallu fuir sans se poser de questions. Placer tout notre salut en nos jambes.

Quand tu es né, on ne savait pas vraiment duquel de nous deux, mon frère et moi, tu étais le fils. Mujinga nous dit que tu appartenais à Kanku. Mais cela n’avait pas d’importance. On allait te faire des petits frères. J’allais te faire un petit frère ou une petite sœur. Mais je n’en ai jamais eu l’occasion. L’armée de l’Alliance était sur nos terres à mettre à sac tous les repaires abritant ses ennemis. Il fallait fuir, courir ou mourir. Nous avions coupé à travers la forêt.


Je ne sais pas si tu as encore les souvenirs de la guerre en tête. T’étais si petit quand tout cela avait commencé. Tu t’accrochais encore à ta mère comme une bougainvillée. Il m’arrivait de m’oublier juste en te regardant téter le sein de Mujinga avec nonchalance. Je mendiais en secret cette insouciance face à la vie et à ses réalités. Quand on fuyait dans la forêt. Quand on essayait de se cacher des miliciens sous des écorces d’arbres et des herbes sauvages. Quand impuissants, faibles et vulnérables, on priait de toutes nos forces pour que tu ne poussas pas le moindre cri ou son pouvant révéler notre position. Toi tu étais là, avec tes yeux dont l’éclat dépassait au loin celui de ton père, épuisé par la peur.

Aussitôt qu’on pouvait se sentir à l’abri des balles, on ne finissait pas de poser le dos au sol que déjà toi tu courais partout dans les arbres, jouant, mimant, riant... Je n’arrivais pas à comprendre. En ce moment-là je me demandais si nous aussi, nous avions la même candeur que toi lorsque nous avions ton âge. Face à la guerre de sécession au Katanga. Au Kassaï. Dans l’emmêlement et l’étouffement du train qui nous reconduisait à notre province. Je me demandais si nous aussi nous te ressemblions à ton âge.

Le mystère de l’existence veut que cette partie-là de la vie, on ne s’en remémore qu’à travers la bouche des autres. Les aînés. Nos parents ne nous ont jamais conté notre enfance. Peut-être parce que cela ne valait pas la douleur que pouvaient susciter en eux ces regrettables souvenirs. Moi je m’étale devant toi fiston. Pour pas que ceux des nôtres qui sont partis soient morts en vain. Pour pas qu’ils disparaissent à jamais dans le néant de nos oublis.

Ton grand-père s’appelait Kabeya. Ta grand-mère, Ngoi. Ton père, lui, s’appelait Kanku, ta mère Mujinga. Je m’appelle Mbuyi. C’est comme ça qu’on nomme les jumeaux en Tshiluba. Kanku et Mbuyi. Je suis ton seul et unique oncle. La seule famille qu’il te reste à présent. Les autres ont été soit ravis par les balles, soit fauchés par le temps.

Toi, aucune balle n’a jamais réussi à te réclamer. Tes parents, Kanku et Mujinga ont su veiller sur toi jusqu’à leur dernier soupir. Ils ont payé ta vie par le souffle de leurs narines charrié par des vœux plus forts que le trépas.


Quand je regarde ce que t’ont fait ces jeunes gens, je ne peux m’empêcher de culpabiliser. J’ai l’impression d’avoir failli à mon devoir de veiller sur toi. Je sais. Tu n’as pas besoin de m’entendre dire ces genres de choses. Si tu pouvais parler, tu me reprendrais, j’en suis conscient. Je le vois dans tes yeux. La seule expression qu’il te reste à présent. Mais comment taire le sentiment qui m’anime ?


J’ai l’impression que ma vie n’est qu’un résumé. Tu me regardes, tu me vois mieux que moi-même. T’as remarqué que je porte déjà des cernes. Moi ce n’est pas plus tard qu’hier que je me suis rendu compte que peu à peu ma vie restait derrière moi. Les cernes. C'est le signe visible de cette fatigue que je laisse transparaître dans ma voix. Il est peut-être temps que je m'en aille me reposer. Rejoindre tous ceux qui nous ont précédés dans l'au-delà...

Si je tiens encore à la vie. Si je continue de m'attacher à chaque brise de mes narines, c'est pour toi fiston. Je suis avide de la moindre seconde, fugace que soit-elle, passée auprès de toi. De notre famille, il ne reste que nous deux après les massacres de ces jours. Je veux que tu te remettes sur pied. Il le faut.


Ce n’était peut-être pas une bonne idée de choisir la Norvège comme pays d’accueil. L’herbe est toujours verte ailleurs. Je la savais calme et douce, la Norvège. C’est vrai qu’elle est calme. Aussi calme qu’un lac.

Pour la toute première fois que j’ai compris que j’étais noir, c’était à Bergen. Enfin, je le savais, mais j’ignorais qu’elle pouvait me différencier des autres à ce point, ma couleur de peau. Celle que tu portes aussi en héritage des origines que nous traînons toujours avec nous dans chacune de nos fuites.

Tu vois cette ville aux collines verdoyantes, aux reliefs si magistraux qu’ils semblaient prolonger le ciel un peu plus vers le sol. La ville de sept montagnes où tu as longtemps semblé te perdre sur la façade de ses bâtiments aussi hauts que l’azur. Mais un mur reste un mur, Roger. Même si une porte s’ouvre. Quelque part à l’intérieur, on se sent parfois comme à l’étroit. Pendant que tu contemplais les immeubles grands et beaux, moi j’observais. Les gens nous regardaient. Comme si nous étions des spécimens en voie d’apparition. Je pouvais sentir dans le creux de leurs yeux que j’étais différent. Toi tu ne le remarquais pas. Peut-être par enthousiasme, peut-être par naïveté. Tes yeux étaient occupés à fixer les tours. À admirer les boulevards avec des véhicules roulant à vive allure. Tu voulais vivre. La ville te faisait envie. Ton admiration était plus manifeste que celle que tu exprimais à la vue de Kinshasa. Bergen, c’était le summum du splendide, ça se voyait. T’étais si pressé de tourner la page. Je te comprends. T’en avais marre de ces interminables camps de réfugiés. De ces horizons ternis par la fumée noire. De ces boucans qui n’en finissaient pas. Des cris de pleur des enfants et des blessés auxquels on amputait toujours quelque chose sans suffisamment d’anesthésie. T’en avais par-dessus la tête de ces gens visiblement stupides qui bavassaient à gorge rompue pour ne rien dire du tout et sans se soucier de la quiétude des autres. La quiétude. Un camp n’est rien d’autre qu’un prolongement moins cadavérique de la guerre. Le silence y fait office de vestige propre au royaume des disparus. Or il y avait ce silence des murs en Occident qui semblait te parler plus que toutes les bouches d’Afrique réunies. Ce silence n’avait pas l’air de te dire la mort dans ses yeux bleu turquoise. Il fallait juste faire plus attention Roger.


C’est de ma faute. J’avais baissé la garde. J’étais si pressé d’oublier l’épuisement de ces années passées à fuir. Je voulais juste poser mon dos contre un fauteuil et observer le temps passer dans le calme profond de mes morts. Je t’ai perdu de vue.


Roger mon fils. J’ose espérer que la fortune cesse un jour de nous frapper de sa cravache raide et crochue. J’ose espérer. C’est dans tes yeux que je trouve encore la force de croire. Mais parfois j’ai peur de croiser ton regard. J’ai peur de corrompre cet élan qui y brille de mille flammes depuis ta naissance.

J’ai souvent pris des décisions et j’ai passé toute ma vie à les regretter. Comme tout cela me ronge l’âme à petit feu. Je croyais Oslo meilleur. Meilleur que Bergen. Meilleur que toutes les villes du monde. Mais comment savoir par où viendra le sinistre qui te frappera en pleine face ?

Et ces délinquants de Bootboys... Tu devais le savoir mieux que moi que Boler n’était pas un lieu recommandé pour un Black. T’y es quand même allé… Que cherchais-tu à prouver mon garçon ? Que voulais-tu leur dire qu’ils n’aient pas déjà pu l’entendre de milliers de façons ? Tu sais la peine que tu m’as causée ? J’étais comme mort dans ma solitude désormais devenue intenable. On était à ça près de ne retrouver de toi que le cadavre. Quelque part au bord du Noklevann. Ou bien le reste de ta chair consommée par des fourmis dans la forêt d’Ostmarka.


Je ne veux pas te perdre. Tu comprends mieux pourquoi on a été obligés de quitter la Norvège ? Je ne supportais plus la vie avec ce traumatisme permanent dans l’esprit. Alors j’ai encore fui. J’ai compris que ce repos sur lequel je lorgnais tant, n’était qu’une utopie. Qu’il n’était qu’une bourrasque poussiéreuse qui me rougissait les yeux à chaque fois que je croyais la tenir. Je t’ai pris avec moi et on a encore fui. Pour la Suisse. La Belgique. La France. Pour l’Ardèche, le Vaucluse, la Savoie... On a tout fait. On est passés partout.


Tu te rappelles encore le visage de ce monsieur à qui nous avions voulu louer une maison pour la toute première fois ? Je n’oublierai jamais son expression faciale quand il nous vit. Ah ! Des Noirs ! s’exclama-t-il. Et il nous claqua la porte au nez. Et ce fut ainsi, encore et encore.

Qu’est-ce qu’ils leur en veulent aux Noirs ? Ils pensent vraiment qu’on irait remplir leurs villages de nos boucans et des odeurs baladeuses de nos cuisines ? J’aurais aimé que ce soit le cas pour nous deux...


Je dois appeler Fabien, du centre d’accueil, pour lui dire qu’on a pris rendez-vous pour demain avec le propriétaire de l’appart à Aubervilliers. Le pauvre. C’est depuis que nous sommes arrivés ici en France qu’il galère avec nous. Il m’a même proposé l’autre fois de se porter garant pour nous auprès du prochain propriétaire. J’espère que ça ne sera pas nécessaire pour cette fois.

C’est un homme au cœur pur, Fabien. Des fois je le regarde, j’ai tout simplement l’impression de voir un ange. D’une douceur et d’une attention si profondes.

J’ose croire qu’on n’aura pas besoin de lui demander un sacrifice de plus. Après tout, cette fois-ci c’est quand même Aubervilliers. C’est différent de la province. Il y a beaucoup de Noirs là-bas à Aubervilliers. On sera un peu comme chez nous… On n’est jamais nulle part chez nous hélas.

Allez Roger, attention, faut que je te mette sur ton fauteuil pour faire une petite balade. Le médecin a dit qu’avec un peu de chance et un bon kiné, tu finiras par sortir de ta paralysie. Il dit même que tu pourras à nouveau parler.


 
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   hersen   
5/7/2019
 a aimé ce texte 
Passionnément
C'est une nouvelle très touchante.
Quelques expressions surprenantes ne font que renforcer une vérité qui en ressort.
je n'ai que très peu à dire, car des phrases qui frappent comme par exemple :
"Un camp n’est rien d’autre qu’un prolongement moins cadavérique de la guerre"
le texte en est truffé.

le déroulement de l'histoire est très bon, il arrive que des questions me viennent en cours de lecture, et plus loin, j'ai la réponse. Comme si l'auteur connaît si bien son sujet qu'il n'en sort que l'essentiel. L'humain.

   plumette   
6/7/2019
 a aimé ce texte 
Un peu ↓
Ce texte me laisse une impression mitigée.
Le thème n'est pas en cause car écrire sur l'exclusion me parait être une nécessité absolue.
Le parcours de cet homme, avec son neveu, pour enfin pouvoir se reposer de toutes ces fuites, est touchant.
Peut-être que le texte veut trop "tout dire"?
Je trouve habile le point de départ du récit, cette remontée dans le temps faite par le narrateur à partir de son image dans le miroir et de la comparaison des regards ( le sien, celui de Roger, celui de son frère)
je trouve aussi intéressant qu'il s'adresse à son neveu sous forme de monologue, cela nous prépare à la chute ( carrément plombante! était-ce nécessaire d'en rajouter?)
Mais, j'ai décroché par moment, comme si le narrateur n'arrivait pas vraiment à choisir entre un récit général et un récit intimiste.

On passe des états d'âme du narrateur à des récits plus factuels dans lesquels il y a beaucoup d'informations. Du coup, pour moi, le texte manque d'unité.

Bonne continuation

Plumette

   poldutor   
14/7/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Terrible monologue d'un émigré "noir"...
Il cherche un point de chute, un logement, mais la couleur de sa peau
le met au ban de la société...
Il a cependant un rendez-vous pour une visite et met tout son espoir dans ce rendez-vous...
Il se remémore sa vie en Afrique, au Congo, avec sa famille et particulièrement son frère jumeau, père de Roger...
Puis leurs fuites du fait de révolutions politiques auxquelles il ne comprennent rien...
Les camps, les différents camps, avec une superbe et terrible phrase : "Un camp n’est rien d’autre qu’un prolongement moins cadavérique de la guerre"

Il conte sa solitude morale, sa lassitude de la vie à laquelle seul Roger le rattache.
Enfin leur point de chute en Europe, en Norvège pays civilisé s'il en fut...mais même là le poison du racisme a frappé : grave blessures de Roger...

Terrible injustice pour ce continent, gaillardement pillé par les peuples dits civilisés, et qui subit sans cesse des soubresauts politiques obligeant sa population à un exode vers des contrées où on ne veut pas d'elle...

Belle nouvelle, remplie d'humanité.

poldutor E.L

   Robot   
5/8/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
J'ai trouvé de l'humanité dans ce récit. Je veux dire par là qu'il est charnel, vital, ancré dans la peau du narrateur.

Ce récit est plus qu'une odyssée, c'est à la fois une fuite permanente et une recherche jamais achevée.

Au long des pérégrinations successives, le récit nous montre combien les blessures morales peuvent marquer l'esprit mais aussi le corps.

J'ai trouvé la construction du récit particulièrement réussie. A partir de cette énième recherche d'appartement l'auteur nous introduit dans les souvenirs douloureux de la quête "d'un endroit" pour continuer à vivre alors que les séquelles de la violence ne sont pas encore effacées - et ne le seront peut être jamais.
Le récit nous laisse sur l'espoir et le doute. Vont-ils enfin trouver à Aubervilliers, le lieu où se poser sans craindre de nouveau le rejet.

   senglar   
5/8/2019
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonjour Jocelyn,


Une nouvelle où l'on se dit qu'il n'y en a qu'un qui palabre - en se disant aussi qu'il parle pour un autre, Roger - au point que je me suis demandé s'il n'aurait pas fallu intituler cette nouvelle

"MBUYI"

Mais les deux lignes qui concluent le texte sur une adroite pirouette (façon de parler sans ironie aucune) viennent me prouver que j'ai tort.

Et puis quel beau titre :

"AUBERVILLIERS"

jadis la Ferme d'Aubert, une villa (villanus) pour qui vénère son village africain


J'ai relevé trois passages des plus remarquables et/ou pertinents qui montrent la qualité/profondeur de pensée/d'observation de l'auteur :
"Des spécimens en voie d'apparition
"Ton admiration était plus manifeste que celle que tu exprimais à la vue de Kinshasa
"Un camp n'est rien d'autre que le prolongement moins cadavérique de la mort


J'ai relevé un cheminement géographique pour prouver qu'on ne perd pas le Nord tout en se disant qu'il se trouve plus au Sud :
Bergen Oslo Boler
La Suisse La Belgique La France


J'ai relevé le focus, l'objectif que l'on met au point en balayant et resserrant l'image :
L'Ardèche Le Vaucluse La Savoie


Et puis... AUBERVILLIERS

et ROGER QUI VEUT RENAÎTRE

ROGER : LE LIVRE DE CHAIR-E-, LA VRAIE MEMOIRE, L'ORALITE

L'AFRIQUE


Magistrale cette nouvelle ! Je m'apprêtais à dire Druidique... Y a-t-il une telle différence entre un druide et un griot ? Car Mbuyi est un Sorcier contrairement à ce qu'il veut nous faire croire.
Le sage c'est lui, pas son frère "ce héros au regard si doux" !

Merci Jocelyn


Senglar

   Vincente   
6/8/2019
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Le seul instant, où j'ai senti poindre un appui à peine trop marqué, a été dans les toutes premières lignes, quand l'oncle tient à préciser au bailleur avant la visite qu'ils sont noirs. Il m'aurait semblé plus "adroit" d'employer une expression un peu plus "en demi-teinte" (si je puis dire). Mais en fait, tout le début du récit est en parfaite cohérence avec cette "maladresse" toute relative puisqu'au contraire elle émane d'individus qui, tout en marchant sur des œufs dans leur recherche de logement, ont pris le parti de ne pas se cacher. Ce sera ma seule petite gêne, indue donc comme je le comprendrai très vite par la suite.

L'auteur a su introduire et développer un récit à la fois très touchant, d'une vérité très crédible dans le style direct de la confidence, sans chichi, parlant avec authenticité, et "efficace" dans le message, la prise de recul, l'humanisation très poussée de ses personnages. L'écriture est facile à suivre bien qu'élaborée (parfois, je me suis entendu penser cette réflexion : le parlé de l'oncle en particulier est peut-être un peu trop construit, mais c'était sans me rappeler que les africains, par leur culture pleine d'oralités, s'expriment souvent de façon assez châtiée.). J'ai été séduit par l'ensemble de l'échange qu'a initié cette recherche de logement, qui a permis à l'auteur de nous plonger dans l'ampleur de la problématique des personnages, il y a beaucoup de maîtrise dans cette posture d'écrivain, et je le redis, une crédibilité sans équivoque s'impose à la lecture.

Je n'entrerai pas dans le détail des différentes séquences narratives et de leur charge sous-jacente et surplombante, le propos s'en charge très bien. Je voudrais juste marquer d'une appréciation toute particulière ces quatre moments forts de la lecture :

" Quelque part je donnerais tout pour échanger mes souvenirs contre du vide. Mais cela reviendrait à perdre à jamais ton père et tous les nôtres. Ils vivent à travers nous à présent. À travers chaque souffle que nous renvoyons dans l’atmosphère. Chaque regard évasif. Chaque goutte de larme fugitive. Chaque silence..."
" "Un camp n'est rien d'autre que le prolongement moins cadavérique de la mort"
"C’est ça le poids de la vie Roger. Tout le poids de la vie. C’est quand on ne respire plus qu’on peut éventuellement avoir le temps de réfléchir. J’espère que tous ceux que nous avons perdus en chemin réfléchissent pour nous. Nous on a plus que nos yeux arides pour inconditionnelle compagnie. Plus que nos yeux arides."
" Ils ont payé ta vie par le souffle de leurs narines charrié par des vœux plus forts que le trépas.".

Je pourrai en citer d'autres, mais lisons à nouveau l'ensemble, la prégnance de l'émotion y reste indélébile. Cette nouvelle pleine de qualités aurait même pu se passer de son épilogue où l'on apprend que Roger a été handicapé suite à une altercation avec d'autres migrants. Je ne veux pas dire qu'il fallait s'en dispenser comme s'il n'avait pas "d'utilité" dans le développement, non c'est une chute qui assoit la configuration générale de l'aventure humaine évoquée, elle en forme un point qui n'est – merci à l'auteur ! – par forcément un point final. Bravo pour tout ceci.

J'ai aussi beaucoup aimé "l'idée" jumelant l'oncle et le père, ainsi que le champ immense et ambivalent qu'il insuffle au narrateur. Le cas de figure est à la fois confus et véridique, la charge dramatique en est très nourrie. Et ce regard de l'oncle face au miroir, etc… oui très forte mise en propos !

   Anonyme   
8/8/2019
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonjour Jocelyn,

Un texte très fort, devant lequel on ne peut rester indifférent.
On suit, impuissant ce long monologue, sans décrocher, car l'écriture est solide.
Après ma première lecture, je suis allée fouiller un peu le net pour comprendre toutes les évocations d'événements réels.

J'ai beaucoup aimé toutes les nuances de caractère des personnages présentés.
J'ai aimé aussi cette errance dans les propos de cet Oncle qui correspondent tellement à son vécu. Cet éparpillement de sentiments et de souvenirs.

La construction est remarquable, à mes yeux. Partir d'un dialogue (monologue plutôt, mais on le comprend plus tard) autour de cette visite d'appartement, puis entremêler les passés, le proche, le plus lointain, pour éclairer les raisons de ces premières lignes.

Bravo et merci du partage.
Éclaircie

   maria   
11/8/2019
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonjour Jocelyn,

J'ai écouté, attentive et triste, l'oncle raconter sa vie. Quelle misère, quelle cruauté ! Ces sujets ne sont jamais taris, surtout lorsqu'on emploie les mots justes : pas besoin de coups de gueule, ici.
Il veut un logement pour arrêter de COURIR, avoir enfin la liberté de REFLECHIR.
Les handicapés ne sont ils pas prioritaires dans l'octroi d'un logement

   thierry   
17/8/2019
 a aimé ce texte 
Un peu
Bonjour,
Une impression de réel trop réel me fait hésiter devant ce texte bien équilibré, avec de beaux sujets bien évoqués "Le silence y fait office de vestige propre au royaume des disparus.", c'est très fort. De quoi réfléchir et développer. Mais on n'est pas à l'abri de quelques clichés dans la forme "Le soleil me rappelle toujours l'Afrique" et dans le fonds : le présupposé racisme des bailleurs, hélas validé par tant d'expériences détestables. "Ce n'est pas la province" me laisse songeur, on est souvent moins raciste dans les villes moyennes.
En gros, le sujet est traité de façon plus journalistique et factuelle que romanesque. C'est le propre des témoignages, poignants mais qui nous exonèrent des réflexions que devraient proposer les questions soulevées.
J'attends plus de profondeur et moins de pathos, ce dont vous êtes évidemment capable !

   BlaseSaintLuc   
6/9/2019
 a aimé ce texte 
Passionnément
un continent découpé à coups de règles , la ligne droite qui fracture , les idées encrées dans les têtes aussi, fracture les peuples , Roger en est resté meurtri dans sa chair , pendant que son oncle espère encore ,qu'il palabre tout seul à ressassé le passé qui sans cesse remet ces avatars sur le chemin , fuir , peut on fuir des craintes , peut on fuir des haines , mbuyi à l'espoir qui le fait tenir debout , cela à toujours été le cas , même s'il n'as pas d'illusions , il n'as pas totalement perdu son amour de l'humanité , même si les hommes ne connaisse pas ce mot , à Aubervilliers retrouvé une tribut , puisque ce n'est pas la province , puisque là-bas ,il y à des noirs , comme si la garantie était dans la couleurs , en vérité il ne faut pas se tromper de tribut , ne pas se marié avec une fille Ndande ou une rhega. Nous sommes tous les enfants de LUCY, mais qui le sait aujourd'hui.
Être né quelque part, pour celui qui est né
C'est toujours un hasard.
(Nom'inqwando yes qxag iqwahasa)

Texte sublime, magnifiquement écrit, un auteur qui s'interroge, qui doute, qui observe, qui s'efforce de ne pas juger. Une belle écriture, un auteur avec un grand A.

   Alcirion   
14/9/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour,

Un bon récit, bien construit, bien écrit. Connaissant un peu l'Afrique, je suis souvent déçu des histoires écrites par les occidentaux qui la prennent pour cadre. Il faut toujours qu'il y ait du pittoresque, des noms de plantes ou d'animaux tropicaux... Ici au contraire, le ton est sobre, moderne et agréable.

Quelques longueurs sans doute, et une intrigue un peu légère mais une qualité d'écriture qui incite à aller au bout.


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