Criiitch ! Criiitch ! Criiitch ! Oh! Bonjour ! Je ne vous avais pas entendu entrer ! J’étais en train de découper les dernières étiquettes. Eh oui, un vieux réflexe… Je n’ai jamais pu supporter l’idée d’être attaché à qui ou à quoi que ce soit. Je ne dis pas ça pour me vanter ou pour me rendre plus intéressant que je ne le suis. Oh ! non ! Tout ça a commencé le jour où je suis né ; mes hurlements hystériques ont finalement satisfait mes exigences : on coupa sur-le-champ le lien qui m’unissait à ma génitrice. Je n’aurais pas toléré une seconde de plus d’être étiqueté de la mention « fils à maman ». Par la suite, mon enfance se résuma à récolter assez d’argent pour me procurer l’outil qui me permettrait de couper la branche de l’arbre généalogique sur lequel on m’avait, sans me demander mon avis, sauvagement accroché. C’est ainsi qu’à l’âge de 18 ans je me suis rendu à l’hôtel de ville afin d’exiger qu’on retire mon patronyme. Certains y ont vu une amputation, mais bon, certains ont vu dans le turquoise une couleur digne d’être portée, alors moi, vous savez, le jugement des autres… Bref, depuis une dizaine d’années, je suis Taniel ; Taniel, c’est mon nom, c’est moi, c’est tout. Mais parle-parle, jase-jase, vous n’êtes sûrement pas venu pour entendre l’histoire de ma vie !… Pardon ? Euh… vous avez raison… un client pointilleux à ce que je vois… Parfait, je recommence. Mais écrit-écrit, tape-tape, vous n’êtes sûrement pas venu pour lire le récit de ma vie ! Allez, suivez-moi, je vais vous faire visiter. Ce n’est pas très grand, mais c’est propre. Non, il n’est pas nécessaire d’enlever vos bottes, c’est juste des mots. Voici donc mon magasin ! En passant, si quelque chose vous tente, n’hésitez pas : tout ce que vous voyez est à vendre. Absolument tout ! Depuis combien de temps j’ai ouvert mon commerce ? Depuis environ un quart de page, vous le savez aussi bien que moi ! En tout cas, ma porte est toujours ouverte. Et j’essaie de conserver un éclairage décent. Ni trop brillant, ni trop obscur. Je veux que les gens puissent voir où ils sont, mais je ne veux pas qu’ils découvrent toute ma marchandise au premier coup d’œil ! Alors, est-ce que vous avez trouvé ce dont vous avez besoin ? Non, malheureusement, je n’en ai plus. Dommage. Parce que j’aime ça, la nouvelle. Un genre très intéressant. J’en ai déjà eu ! Plusieurs, même. Il fut un temps où je ne lisais que des nouvelles. Je trouvais ça plutôt divertissant. C’est court, c’est original, mais ce qui a fini par m’agacer, c’est le fait que ça se termine toujours de la même façon : en queue de Ferdinand ! Ha ! Ha ! Ha ! Oui, bon, c’est sûr que ça ne risque pas de vous faire rire, étant donné que je ne vous ai pas encore présenté Ferdinand. Le voici, Ferdinand le poisson rouge. Tout à fait, il est à vendre lui aussi. Mais personne ne m’a jamais fait une bonne offre, c’est pourquoi je le garde avec moi. Oh ! Un client ! Bonjour monsieur Robert ! Ça va bien ce matin ? « Oui Taniel, tout va bien merci. Je veux surtout pas te déranger, je sais pas si t’en as, mais j’aurais vraiment besoin de négation. » De négation ? Je ne sais pas si je peux… J’en utilise beaucoup, monsieur Robert… « Oh, mais je veux pas le concept, je veux seulement un supplément de forme ! » Ah ! Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ! Voilà, c’est à vous. Dans le fond, ça m’arrange, je commençais à trouver ça lourd. Vous êtes satisfait ? « Je ne le suis pas ! Magnifique ! Je ne sais pas comment te remercier ! Je ne serai plus jamais le même homme ! » Je pourrais pas dire le contraire ! Au revoir monsieur Robert ! Ça commence bien ! Avec un peu de chance, il me restera plus rien à la fin de la journée. Ça serait génial. Comme t’as pu le constater, l’idée, c’est d’être à l’écoute du client. Les gens savent pas toujours ce qu’ils veulent, c’est à nous de leur proposer ce qu’on croit être le mieux pour eux ! Avoir un commerce, c’est avoir un pouvoir que les gens soupçonnent pas… J’espère simplement que monsieur Rochelet viendra pas aujourd’hui. Je pourrais vraiment pas lui donner ce qu’il me demande. En tout cas, pas avant la toute fin. Oh ! Voilà quelqu’un… Super, c’est pas monsieur Rochelet !… Bonjour monsieur Roy, comment je peux vous dépanner aujourd’hui ? « C’t’un peu spécial Taniel. J’veux t’proposer un échange. » Un échange ? Mais vous savez que je veux me débarrasser de tout mon stock, si j’échange, je reste au même point. « Justement. C’que j’te propose va sûrement t’intéresser. J’veux des pronoms complets. J’tanné d’élider ! J’suis pus capable ! » Je vois… C’est vrai que des élides, ça prend pas beaucoup de place… D’ailleurs, est-ce que ça se dit des élides ? « Oui, ça s’dit. Et puis, mon échange ? » C’est d’accord ! « Je suis super content ! Je vais le dire à tout le monde que tu es le meilleur dépanneur en ville ! Je te salue ! » S’lut m’sieur ! J’t’dis que j’viens d’faire un’ sacrée affair’ ! C’t’un’ maudit’ bonn’ idée d’enl’ver que’qu’ voyell’s ! Désolé, c’est l’attrait de la nouveauté. Dans ces cas-là, y a toujours de l’abus. J’vous ai pas encore dit, mais j’suis content que vous soyez toujours là, ça m’fait d'la compagnie pour ma dernière journée. Oui, oui, j'garde l'espoir que ça soit ma dernière journée. Si ça continue comme ç’a débuté, j’ai des bonnes chances d’y arriver. Oh ! Pardon ! On dirait que j’sais pas vivre, faut dire que ça fait tellement longtemps que j’ai pas passé plus que cinq minutes avec quelqu’un ! J’ai oublié de vous proposer de vous asseoir !… Coudonc ! J’suis dans la lune pas à peu près ! Y a rien pour poser votre derrière ! Tenez : chaise. Voilà, ça va maintenant ? Parfait… Hé ! Voilà madame Saint-Gelais ! Bon matin madame Saint-Gelais ! « Salut Taniel ! Comment vas-tu, jeune homme ? » Bien, bien, la journée s’annonce parfaite. Alors, qu’est-ce que j’peux faire pour… Madame Saint-Gelais ? Qu’est-ce que vous faites ? Rien. J’vous ai vue ! Comment ? Qu’est-ce que vous avez mis dans votre poche ? Rien. C’est pas ce que j’ai cru voir. Vous avez rien vu. Vous êtes certaine ? Très certaine. Madame Saint-Gelais… Vous me traitez de voleuse ? Redonnez-moi mes guillemets ! Non ! Oui ! Non ! J’en ai besoin ! Moi aussi, pis j’peux pas m’en passer pour l’instant ! J’en veux pour moi ! Non, pour moi ! Je veux les rapporter à la maison ! J’ai plein d’autres items pour vous, mais redonnez-moi mes guillemets ! Tout de suite !… Non ! Madame… « D’accord, les voilà… » Bon… merci, j’aime mieux ça. « C’est ça, sale petit bourgeois égoïste… » Au revoir madame Saint-Gelais, et c’est pas la peine de revenir ! Elle a du front, la vieille madame Saint-Gelais ! Franchement ! Si y faut se méfier des personnes âgées, maintenant... Quel monde… J’dois tout vendre, bien sûr, mais j’ai besoin de certaines choses pour me rendre jusqu’à la fin. Vous comprenez ? Enfin… Ça fait réaliser qu’on peut dire adieu à notre intimité quand on devient un magasin. J’veux dire, quand on ouvre un magasin chez soi. J’ai hâte d’avoir fini de vendre le matériel, parce que j’vais enfin pouvoir laisser aller l’essentiel ! Et j’vais enfin me couper mes dernières étiquettes ! Enfin libre de tout ce qui se rapporte à moi-même ! Mais emballons-nous pas trop vite !… Rien n’est encore gagné. Quoique… Madame Pineau ! Que j’suis heureux de vous voir ! C’est une de mes meilleures clientes… Alors, qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? « Je suis pas certaine. Vous avez quoi à m’offrir. » Oh ! Ça file pas, vous ? J’me trompe ? « Non. Je sais pas ce que j’ai. Je manque d’énergie. Tout est fade. Me comprenez-vous Taniel. » Très bien ! J’crois que j’ai ce qu’il vous faut ! « Ha. Ha. Ha. Laissez-moi rire. Vous me faites une blague. » Pas du tout ! Demandez-moi l’heure ! « Pardon. » Demandez-moi l’heure, vous allez comprendre. « Euh. Quelle heure est-il. » Parfait ! Maintenant, j’vous donne ce dont vous avez besoin, j’m’en servirai plus de toute façon ! Allez, redemandez-moi l’heure. « Quelle heure est-il ? Mais… Oh ! Taniel ! C’est incroyable ! Merci !!! Je ne rêve pas ? » Pas du tout. « Je ne sais pas comment te remercier Taniel ! Je me sens toute revigorée ! Mais toi, ça va aller, t’es sûr ? » Certain. Au revoir madame Pineau. C’était évident. J’savais que j’éprouverais une petite baisse d’énergie en me départissant de tout ce que j’ai. Tu l’savais aussi, pas vrai. Mais, pour être honnête, j’savais pas que j’me sentirais si faible. Question d’habitude j’suppose. Par contre, faudrait pas penser que j’éprouve plus rien. Au contraire. J’me sens bien malgré tout. J’ai un peu peur, mais c’est normal, on ressent toujours une certaine dose d’insécurité face à l’inconnu, au vide, à la désintégration lente mais progressive de notre univers. Oh, j’entends quelqu’un approcher. Oh non. J’reconnais cette démarche claudicante. Y arrive, monsieur Rochelet arrive. Vite, prends cette boîte, y doit absolument pas la voir. Et surtout, pas un mot, compris. Monsieur Rochelet. « Taniel. En veux. » En ai plus. « Certain ? » Sûr. « Tu. Mentir ? » Non. « En veux. En veux ! » Arrêtez. Peux pas aider. « Veux phrases ! Complètes ! » Peut-être. Mais reste plus. « Et boîte ? » Rien dedans. Pas vendre. « Tout vendre ! Tu dis ! » Oui. Mais pas. Ça. « Veux voir boîte. » Non. Suffit. Vieille incomplétude. « Tu m’. Insulter ! Partir ! » C’est ça. Bye. « Magasin pourri ! » Ouf. Parti. Donne boîte. Voilà. J’garde toujours une couple de phrases complètes de cette boîte, au cas où. La première fois qu’y est venu, monsieur Rochelet, j’lui ai vendu toutes mes phrases. J’vous dis que j’ai trouvé ça pas mal dur de m’en passer. J’ai dû en chercher partout pendant plus de deux semaines. Depuis, j’prends plus de chances, j’en garde dans ma boîte. J’fais des boutures ; j’suis pratiquement certain de plus en manquer. Les phrases poussent très vite, vous savez. C’est la première qui est la plus compliquée à trouver. Mais une fois que tu l’as déposée dans un terreau fertile, ça devient même difficile d’arrêter l’arborescence. Si j’te dis tout ça, c’est parce que la dernière chose qui va partir, c’est toi qui vas l’avoir. Tu sais très bien c’que c’est, pas vrai. Alors j’te fais confiance, tu devras en prendre bien soin. Remarque, tu feras c’que tu veux avec. Qui j’suis pour imposer quoi que ce soit. Moi qui ai déjà eu toute la misère du monde à me débrouiller avec ce que j’avais. Voilà une autre cliente. Tiens, j’la connais pas elle. Bonjour madame. « bonjour monsieur. comment allez-vous ? je m'appelle édith. je suis venue parce que… » N'en dites pas plus. Je vous les donne. « Oh ! Merci ! Merci beaucoup ! Je suis tellement heureuse ! Tellement ! » tant mieux. je suis content que ça vous plaise. au revoir, madame. merci d’avoir magasiné chez moi. sans début, ça sent la fin, tu trouves pas. en parlant de fin. regarde la file de gens qui attendent devant la porte. ils vont tout me prendre, c’est certain. t’oublies pas, hein. c’est à toi que revient la parole. bonjour monsieur, bonjour madame. « Bonjour ! On veut tout acheter ! On veut tout prendre ! » voilà, voilà, prenez tout. « Je veux la ponctuation » la voici mais laissez moi des guillemets « Pas de problème ! Merci ! » « Je veux l première lettre de l’ lph bet! » d ccord prends l « Ha ! Ha ! Ha ! Merci beaucoup ! » de rien « V ux la cinqui m pis la dizi m ! » ok moins d individu lism « Je ! Je ! Je ! Je suis moi ! » « Moi j’m’en vais, il lui reste pratiquement plus rien ! » « Ouais, moi aussi ! » « J’pense que c’est le temps, d’autant plus que je suis en train d’utiliser ses derniers guillemets ! »
nfin tout v ndu
oubli p s t prom ss
c st nous d gir
ux d jug r
Je te remercie pour tout, Taniel. J’ai bien vu le tableau. Je retiendrai tes dernières paroles : « C’est à nous d’agir, à eux de juger. » Comme tu peux le voir, j’ai respecté ma promesse. Mais tu t’étais trompé. La parole, ce n’était pas la dernière chose qu’il te restait. C’est alors que je me suis dirigé vers l’aquarium. Ferdinand y nageait innocemment, baignait dans un vide aussi consistant qu’un nuage de poussières. J’ai empoigné Ferdinand entre mon pouce et mon index. J’ai tendu mon bras au-dessus de ma tête tandis que je me dirigeais vers la sortie. Tout en prenant soin de laisser la porte bien ouverte, j’ai observé l’animal rouge métallique tout ruisselant qui s’agitait frénétiquement à quelques centimètres de mon visage. J’ai ouvert la bouche et j’ai avalé le petit vertébré. J’ai failli m’étouffer mais j’ai réussi à réprimer le fou rire qui serpentait le long de ma gorge. Taniel avait raison. La dernière chose que j’ai vu en sortant de son dépanneur, c’est une jolie queue de poisson.
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