Trahit sua quemque voluptas, Virgile (Églogues, II, 65)
Paul Brisson se tenait devant la porte, immobile, plongé dans ses pensées. Habillé tout de blanc de la tête aux pieds (il adorait cette couleur, il trouvait que ça lui donnait un petit côté distingué), il fixait la poignée d’un regard vide.
Ce n’était pas la première fois qu’il se retrouvait dans une telle situation, partagé entre le désir d’entrer et le dégoût qu’il ressentait à l’idée de franchir le seuil de cette porte, mais il n’y avait rien à faire, le dilemme ne cessait de se poser, encore et encore.
« Une bonne et vieille rengaine », pensa-t-il tandis qu’il baissait la tête, observant ainsi ses chaussures, aussi immaculées que tout ce qu’il portait. Une rengaine qui revenait toujours à se demander si oui ou non il devait entrer dans la pièce dans laquelle elle l’attendait.
Il releva ensuite la tête, portant ses mains devant ses yeux. Elles tremblaient. Elles tremblaient toujours lorsqu’il était ici. De la peur ? De l’excitation ? « Sûrement des deux », se dit-il en pliant et dépliant ses doigts qui lui picotaient aux extrémités. « Ouais, sûrement des deux. »
Mais en quoi cela l’avançait-il de savoir ça ? À rien. Ça ne servait jamais à rien si ce n’était à repousser de quelques secondes l’échéance, celle du choix à faire, de la décision à prendre. « J’entre ou j’entre pas ? »
Il reposa les mains le long de son corps et posa à nouveau son regard sur la porte close. Une porte qui n’avait rien d’extraordinaire en soi - une poignée métallique, une serrure à peine plus large qu’une pièce de monnaie - si ce n’était peut-être sa couleur. Blanche.
Le fait qu’il vouât au blanc une véritable adoration était-il lié au teint de cette porte ? Il ne pouvait le dire. Pourtant, à y regarder de plus près (« encore une poignée de secondes de gagnées au passage »), ce n’était pas impossible non ?
- Bah, à quoi bon vouloir repousser l’inévitable ? Tu sais très bien comment ça va finir, Paul…
Il avait en horreur cette voix.
Son père. Cet enfoiré qui battait son épouse. Il faut dire qu’il avait l’alcool mauvais mais est-ce que cela l’excusait pour autant ? Sûrement pas. Cet homme (« ce monstre oui ! ») qui l’avait poussé à faire des études de médecine car, disait-il, les Brisson devaient autant à la médecine que cette dernière en devait à leur petite famille. Tu parles Charles ! Il prétendait être un chirurgien réputé. Il se souvenait de cette fois où M. Brisson l’avait emmené à la clinique où il bossait. Quel âge avait-il déjà ? 7 ans, peut-être 8. Il se rappelait parfaitement comment les infirmières le regardaient. Leurs yeux étaient emplis de crainte. « C’est une marque de respect, Paul », lui avait-il dit quelques jours plus tard lorsqu’il avait enfin trouvé le courage de lui en parler. Son haleine empestait l’alcool et le cigare, l’un de ses nombreux autres vices. « Tu verras, Paul, lorsque tu seras arrivé tout en haut de l’échelle, tu verras comment ils se comporteront… avait-il poursuivi. De vrais toutous, bien dociles. »
Il avait bien essayé d’obtenir l’aide de sa mère, en vain. Alors il avait fait médecine. Lorsque Monsieur Charles Brisson avait pris une décision, il était inutile de lutter. Autant essayer de nager à contre-courant dans une rivière torrentielle. Vous allez peut-être progresser au début - et encore - mais au final, vous finirez par lâcher prise, inexorablement. Malgré cela, il avait réussi à convaincre son père (enfin, l’avait-il réellement convaincu ? Il en doutait fortement) de choisir une autre branche. Il avait accepté (comme s’il avait eu le choix ! « Si fiston, tu l’avais », lui soufflait-il). Ainsi, Paul Brisson n’allait jamais devenir chirurgien.
- Résiste, Paul.
C’était sa mère. Pour Paul, tout fonctionnait par deux. N’avait-il pas deux yeux, deux mains, deux pieds ? Alors, lorsque la voix de son père apparut la première fois il y avait de cela une éternité, celle de sa mère n’avait pas tardé à pointer son nez. Tout va par deux. Le bien et le mal. La joie et la tristesse. Le jour et la nuit. La mère et le père. Ce principe était une sorte de loi universelle à ses yeux.
- Résiste, Paul, répéta-t-elle. Je sais que tu peux le faire.
L’entendre était toujours un soulagement. La voix de la raison ? En quelque sorte. Malheureusement, si la loi binaire comme il avait fini par l’appeler lui semblait incontournable, la défaite de sa mère l’était tout autant.
- Tu t’es toujours écrasée devant lui de son vivant, comment pourrait-il en être autrement aujourd’hui ? lui demanda-t-il.
Mlle Hélène Pégoud s’était mariée à l’âgé de 21 ans. Devenue alors Mme Brisson, elle reçut sa première « mise au point » (« Va falloir faire une mise au point, chérie », qu’il disait) après trois années de vie de couple. Paul n’était pas encore né (il devait naître deux ans plus tard) mais l’avait appris de la bouche même de son père qui, un soir où il était rentré ivre mort, avait entrepris de lui apprendre les règles de « l’art de vivre avec une femme ». Aujourd’hui, alors que Paul se trouvait devant cette porte, Mme Brisson, 61 ans, était veuve. Son époux avait eu la bonne idée de faire un petit plongeon dans la Seine quelques mois après qu’il eut pris sa retraite. L’éminent Professeur Brisson n’était plus et avait eu la délicatesse de laisser à sa chère et tendre un joli petit pactole. Combien ? Il ne le savait pas mais suffisamment pour que sa mère partît du côté des Antilles.
- Alors, comment ? fit Paul.
Mais il n’attendait pas de réponse. Ces voix n’étaient autres qu’une manifestation de sa conscience. Une conscience qui noircissait à mesure qu’il franchissait encore et toujours cette porte.
- Bon, t’attends le déluge ou quoi ?
Il s’imaginait son père, le sourire aux lèvres. Et un verre à la main bien sûr.
- Non, Paul, n’écoute pas… Pense à Julie. Pense à elle je t’en prie.
Julie était sa femme et il l’aimait, plus que tout.
- Alors, tourne le dos à cette porte Paul… et va-t'en.
Il aurait bien voulu. Non, ce n’était pas ça. Il aurait voulu le vouloir car en définitive, une fois sur le seuil de cette porte, l’issue était inévitable. Il levait la main vers la poignée, l’abaissait puis poussait la porte. Et il entrait.
- Tic-tac… Tic-tac… Elle va pas t’attendre éternellement, Paul. Faudrait songer à y aller, tu crois pas ?
Il avait raison, du moins sur ce point. Il n’allait pas passer la nuit ici. D’ailleurs, quelle heure était-il ?
Il leva la main droite, tournant légèrement le poignet afin de distinguer le cadran de sa montre. 23h44. Il commençait à se faire tard et Julie allait finir par s’inquiéter de ne pas le voir arriver. « J’aurais dû l’appeler, histoire de la prévenir… » se dit-il alors que son regard se portait à nouveau sur la porte. Des yeux, il en suivit le contour rectangulaire.
- Mais tu l’as pas fait. Raison de plus pour t’activer. - Ne l’écoute pas, Paul. Pense à Julie. Elle t’aime, tu le sais ça ? Et toi aussi tu l’aimes, n’est-ce pas ?
Bien sûr qu’il aimait. Il pensait d’ailleurs l’avoir déjà dit. Sauf que ce n’était pas suffisant. Ici, il n’était pas question d’amour, encore moins d’une liaison. Cette femme qui l’attendait, il ne la verrait qu’une seule et unique fois comme toutes celles qui avaient précédé. Promis juré. Il devait le faire. C’était plus fort que lui.
- Non, Paul, ce n’est pas plus fort que toi. Tu peux résister…
Oui, peut-être. Mais à quoi bon. Ce qu’il voulait se trouvait juste à quelques mètres de lui. Il n’avait qu’à ouvrir cette porte.
- Alors ouvre-la, triple idiot ! Montre-lui !
Toujours cette espèce de rire dans sa voix. Il ne la supportait plus.
Il allait le faire. Oui, il allait le faire. Juste encore quelques secondes, juste le temps pour une dernière tentative de résistance.
- M’man ? M’man ?
Mais elle était partie. Il s’aperçut alors que sa main droite était déjà sur la poignée. Son corps avait pris sa décision avant qu’il ne le sût.
« C’est la dernière fois », pensa-t-il alors qu’il abaissait la poignée. La toute dernière fois.
Il s’attendait à une remarque sarcastique mais rien ne vint. Son père avait également plié bagage. Il ne restait plus que lui, seul face à son choix.
« La dernière fois, je le jure. » Sauf, qu’il savait pertinemment qu’il recommencerait. Toujours le même cirque. Et alors ? Qu’est-ce que ça pouvait bien faire ? Ces femmes étaient juste l’histoire d’une fois, Julie ignorait tout (et il se plaisait à croire qu’elle l’ignorerait jusqu’au bout) et lui, eh bien il assouvissait ses envies. Tout le monde était content.
Vraiment ? Ne sentait-il pas une pointe de dégoût à chaque fois qu’il quittait la pièce ? Ce goût de cuivre dans sa bouche était tout sauf une sensation de bien-être. Encore que. N’était-il pas soulagé, apaisé lorsqu’il refermait la porte derrière lui ? Oui, sans nul doute. Mais l’écœurement qu’il ressentait à son égard demeurait le plus fort sinon pourquoi était-il incapable de toucher Julie avant d’avoir pris trois ou quatre douches successives ? Elle lui avait demandé une fois pourquoi il lui arrivait de se précipiter dans la salle de bains comme s’il avait le feu aux fesses. Il n’avait alors noté aucun soupçon dans sa voix, juste de la curiosité. « Ah, tu sais ce que c’est… », lui avait-il répondu. Et ça avait suffi.
La clenche de la porte émit un petit son. Il n’avait plus qu’à pousser le battant mais il demeura encore un instant immobile.
Il repensait à toutes ces fois, toutes ces trop nombreuses fois, où il s’était retrouvé ainsi, pétrifié telle une statue de marbre. Il était un obsédé sexuel, un accro du sexe, un sex addict comme disaient les Américains. Comment le nier ? Il se voyait au milieu d’une demi-douzaine d’autres personnes, assis sur une chaise les uns à côté des autres de sorte qu’ils formassent un cercle. Il s’imaginait se levant timidement et, s’adressant aux autres, dire : « Bonjour, je m’appelle Paul… et je suis un accro au sexe. »
Il aurait souri à cette idée s’il ne s’était pas trouvé sur le point de commettre encore une fois l’irréparable. Oui, il était un sex addict, un malade en quelque sorte. Malade et fier de l’être ! Non, pas à ce point mais il en était venu à se dire qu’ainsi allait la vie. La fatalité, voilà ce que c’est. « J’ai pas choisi d’être comme ça, j’y peux rien. »
« J’y peux rien. » Comme ses parents auraient détesté l’entendre dire une telle chose, le voir se laisser abattre aussi facilement.
« Mais j’ai essayé. Bon Dieu, j’ai essayé », murmura-t-il.
Il avait essayé, c’était vrai. Que le Tout-Puissant lui accorde au moins ça.
Pendant trois mois (qui lui avaient paru être trois ans), il s’était bien tenu. Un bon toutou, bien docile lui aurait dit son père s’il avait été encore en vie. Son poignet s’en était d’ailleurs ressenti. Ce fut un échec. Il avait alors tenté les prostituées, se confortant dans l’idée stupide que payer une femme pour tirer un coup n’était pas vraiment se montrer infidèle envers son épouse sauf que le problème n’était pas là et il le savait. Paul avait néanmoins essayé mais il se rendit très vite à l’évidence. Jamais il ne trouverait quoi que ce soit de comparable. Alors, il avait fini par céder. Bien essayé mon gars.
La porte s’entrouvrit légèrement mais une nouvelle fois, il s’arrêta en plein élan.
C’était quoi son nom déjà ?
En fait, c’était plutôt son prénom qu’il cherchait. Il lui fallait toujours le prénom. Il ignorait pourquoi, à part qu’il entrait toujours en saluant de son nom celle qui se trouvait derrière la porte. Sans doute avait-il ainsi l’impression de ne pas se trouver en présence d’une inconnue, d’une femme quelconque. Mais dans ce cas, n’était-on pas proche d’une liaison ? Le besoin de connaître son prénom n’était-il pas le début d’une relation ? Au moins, le problème ne s’était pas posé avec l’une de ces prostituées. Le peu de celles qui lui avaient donné un nom avaient vraisemblablement menti. Comment pouvait-on raisonnablement faire croire à quelqu’un qu’on s’appelait Cookie ?
D’accord, mais ça ne résolvait pas le problème. Son prénom, quel était-il ? Comment allait-il pouvoir entrer sans même connaître un tant soit peu la femme qui l’attendait ? Il se sentit défaillir à cette pensée. S’il y avait songé ne fût-ce que quelques minutes plus tôt, peut-être aurait-il abandonné mais c’était trop tard. La porte était ouverte et son corps réclamait son dû.
« Bon, pas de panique, ça va me revenir », se dit-il. Sa tension était telle qui serra avec force la poignée, faisant blanchir les articulations de sa main.
« Alors, ça commençait par un S… » poursuivit-il. Il venait de rabattre la porte contre le chambranle tout en veillant à conserver la clenche rabattue. Avoir à baisser la poignée une seconde fois lui paraissait une tâche trop ardue.
« Sabine… Séverine… Sophie… » Il énumérait tous les prénoms qui lui venaient à l’esprit, s’arrêtant momentanément à l’énoncé de certains pour finalement repartir de plus belle. Et, alors qu’il s’attendait à ne jamais pouvoir retrouver ce foutu prénom (« de toutes les manières je le saurai une fois entré », pensa-t-il), six lettres frappèrent son esprit aussi violemment qu’un coup de poing en plein visage.
« Solène… » souffla-t-il de soulagement. « Elle s’appelle Solène. » Comment avait-il pu l’oublier. Il avait pourtant lu son nom dans le journal. Cela faisait quoi, une semaine ? Oui, Solène (son nom de famille lui importait peu).
Tout était en place désormais. Il avait retrouvé ce fichu prénom, la porte n’attendait que d’être poussée et la jeune femme - elle avait 25 ans se souvint-il - d’être rejointe.
« Allez, mettons les mains à la pâte… » Franck Rochet, son plus proche collègue (pas tout à fait un ami mais ce qui s’en rapprochait le plus dans le milieu hospitalier) raffolait de cette expression mais Paul ne remarqua pas l’avoir utilisée. Son corps avait pris les commandes.
Il poussa la porte et jeta un coup d’œil dans l’obscurité de la pièce. Il ne distinguait rien mais connaissait suffisamment les lieux pour savoir où elle se trouvait.
- Bonjour Solène, dit-il tandis que, de la main gauche, il cherchait à tâtons l’interrupteur qui se trouvait à quelques centimètres de l’entrée.
Finalement, après quelques secondes de recherches infructueuses, il finit par mettre la main dessus et de l’index et du pouce, il l’enclencha.
Les ampoules grésillèrent un instant puis la lumière se stabilisa, une lumière d’un tel éclat qu’elle en était aveuglante. Paul avait beau connaître les lieux, il se laissait toujours surprendre et détourna soudainement le regard lorsque la lumière fut. Il resta un instant dans l’encadrement de la porte, la main toujours sur la poignée et la tête tournée sur l’extérieur. Lorsqu’il jugea l’attente suffisante, il la tourna de nouveau vers la pièce qu’il contempla.
Les murs étaient d’une blancheur identique à celle de ses vêtements. Il pensa (comme il le faisait à chaque fois qu’il entrait ici) que s’il se collait contre l’un d’eux, il serait invisible.
« Ouais, rien de mieux que le blanc. » Il porta ensuite son regard sur Solène. Elle était là, comme convenu, allongée sur le dos dessous un drap à l’attendre patiemment et semblait contempler le plafond qui, bien sûr, était blanc.
Paul avança d’un pas, laissant la porte se refermer derrière lui. Il aimait prendre son temps, s’infliger cette douce torture qu’était l’attente. Son entrejambe l’incendiait, réclamant à cor et à cri d’en finir.
Il garda les yeux sur elle. Dorénavant, nulle autre que Solène n’avait d’intérêt. Julie n’existait pas, pas plus que les autres femmes qui furent de passage ici, tout juste étaient-elles des connaissances, rien de plus. Elle était nue. Elles étaient toujours nues sous ce drap bleu-vert. Les formes de son corps dessinaient des vagues ensorceleuses.
Encore un pas. Il put enfin distinguer son visage. Première chose, ses yeux étaient clos. Il préférait cela à ces femmes qui posaient leur regard sur lui. Une sorte de culpabilité l’envahissait dans ces cas-là et il ne le supportait pas. Ses cheveux bruns et longs entouraient un magnifique visage. Il ne l’avait jamais vue avant (comme c’était souvent le cas) et il fut heureux de constater à quel point elle était belle. Ses lèvres étaient certes gercées et sa peau un peu trop blanche (« sans doute due à la réflexion de la blancheur de la pièce »), mais elle n’en demeurait pas moins belle. Il se surprit à imaginer la couleur de ses yeux.
« Noisette. Ils doivent être noisette. » Il avança encore, d’un pas assuré et fut enfin à ses côtés. Il se sentait plus qu’à l’étroit là en bas et entreprit de desserrer l’étreinte en tirant sur la taille de son pantalon à l’aide du pouce de sa main gauche.
- Je suis là, Solène, fit-il tandis qu’il s’asseyait à hauteur de ses pieds.
Il posa alors une main sur la bosse que formait l’un des genoux de la jeune femme.
- Je suis là…
Elle ne répondit pas. Ni à ses mots, ni à sa caresse. Elle paraissait assoupie.
- J’espère ne pas t’avoir fait trop attendre.
Sur ces mots, il se pencha vers elle, remontant délicatement la main vers son ventre. Et, juste avant qu’il ne dépose sa bouche sur ses lèvres abîmées, il jeta un regard vif du côté opposé.
Il s’y trouvait une feuille.
« Oui, elle s’appelle bien Solène », se félicita-t-il. Alors, Paul Brisson, médecin légiste de son état, l’embrassa tel le Prince Charmant baisant les lèvres de la Belle au Bois Dormant.
Solène Desportes, s’appelait-elle… comme le mentionnait, noir sur blanc, le dossier d’expertises médico-légales posé près de la table d’autopsie.
Trahit sua quemque voluptas, « Chacun a son penchant qui l’entraîne ».
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