Assis à l’arrière de la jeep, Daniel Gelot commençait à distinguer les rives du Yangtsé émergeant du brouillard. Au débarcadère, deux péniches de gravier étaient amarrées. Sous la lueur de projecteurs, des portefaix déchargeaient les bateaux avec chacun deux paniers pendus à une palanche. Ils remontaient du fleuve en file indienne, courbés sous le joug qui leur meurtrissait l’épaule, pour décharger les bannettes au-dessus de la colline. Ils redescendaient ensuite au bateau dans une même misérable procession. Les deux colonnes marchaient de part et d’autre de la route carrossable, de la boue jusqu’au mollet. S’ils s’avisaient de quitter le cloaque pour la chaussée praticable, les chauffeurs des véhicules les rasaient en les insultant, les obligeant à revenir piétiner leur fange. L’épaisse brume enveloppait tout ; les gouttelettes en suspension rendaient ruisselants, brillants et glacés les hommes et les choses. À six heures, comme chaque matin, les haut-parleurs répartis sur l’ensemble de l’immense site de construction et sur les rizières environnantes se mirent à diffuser les deux hymnes habituels : d'abord, « L’orient est rouge » suivi de « Trois clauses de discipline et huit items de notice » plus martial et plus entraînant. C’était en janvier 1975, en Chine Populaire, dans la province du Sichuan où Daniel Gelot, technicien français, participait à la construction d’un immense complexe pétrochimique. La Grande Révolution Culturelle jetait ses derniers feux et broyait ses dernières victimes. Qui prendra le pouvoir au Président Mao, vieillissant et sénile ? Les « rouges », gauchistes de Shanghai emmenés par la virago Jiang Qing, épouse du Grand Timonier, ou les « experts », libéraux dans l’ombre de Deng Xiaoping ? Le rusé phénix, natif de cette province, naviguait de disgrâces en retours triomphants. Le Français attendait, assis dans le véhicule, les manœuvres d’accostage du grand bateau fluvial où il devait prendre place pour se rendre à Chongqing. Il se remémorait la discussion à son arrivée dans la République Populaire avec les diplomates tricolores de la capitale. À Pékin, le secrétaire de l’ambassade et l’attaché militaire lui avaient demandé de faire parvenir un message à une personne qui s’adresserait à lui pendant ce voyage. À un interlocuteur qui l’aborderait avec la phrase : « La Commune de Paris a eu lieu en 1850 », il devrait simplement répondre : « C’est une erreur, la Commune de Paris, c’était en 1870. » Malgré ses réticences, il avait dû accepter cette mission, bien que conscient que l’action n’avait rien d’anodin. Les deux personnes qui devaient l’accompagner pendant la descente du fleuve revinrent après avoir pris contact pour l’embarquement. L’un était un cadre du complexe que l’on appelait Wei Qiang. C’était un cinquantenaire de taille moyenne, un pur technicien, assez effacé que Daniel Gelot rencontrait au cours des réunions de chantier. Il était assisté d’une femme interprète du nom de Feng Tao que le Français connaissait peu, mais qui détonnait par la mise toujours soignée de son uniforme. Surtout, elle était la seule à arborer des cheveux frisés, ce qui était en soi une hardiesse, voire une provocation au milieu des nattes et coupes au bol de stricte obédience maoïste. Les deux guides passèrent la tête pour l’inviter à monter à bord. Sous les casquettes matelassées, Daniel Gelot remarqua leur visage préoccupé.
C’était un navire imposant à trois ponts qui venait de Yibin. Le niveau inférieur était réservé au transport des marchandises et n’était pas fermé. Des dockers somnolaient sur la cargaison, cherchant à se protéger du froid avec de vieux sacs de jute sur leurs capotes délabrées. La deuxième hauteur, ceinturée d’une coursive extérieure, était close. À travers les vitrages couverts de buée, on distinguait toute une population entassée sous de faibles lumières jaunâtres. Aux rambardes étaient accrochés des drapeaux rouges. Daniel Gelot et ses deux accompagnateurs accédèrent directement au pont supérieur par une passerelle qui débouchait au poste de pilotage. Ils furent reçus par le capitaine et son second et invités à s’asseoir autour d’une table basse chargée de grandes chopes à couvercle remplies de thé sec. Le second ajouta de l’eau chaude pour l’habituel discours de bienvenue où le commandant relatait la navigation sur le Yangtsé. Le Français écoutait d’une oreille distraite la saga attendue que l’interprète frisée traduisait. Comme toujours, l’épopée débutait aux temps horribles du Kuomintang pour finir en apothéose par la victoire du peuple conduit par le Grand Timonier. Sa clairvoyance et sa fermeté lui avaient permis d’éviter toutes les chausse-trappes des partisans d’un retour au passé. Dans un grand local accolé, Daniel Gelot aperçut plusieurs personnes qui attendaient en silence autour d’une longue table. À la fin de l’épopée, il remercia le capitaine pour son accueil. Il fut introduit immédiatement dans le grand salon contigu. Un homme au visage souriant se leva et vint l’accueillir en disant s’appeler Xiao Juan et être un responsable politique de la province. Il devait avoir la cinquantaine et la coupe de sa vareuse que l’on distinguait sous sa capote entrouverte révélait la tenue d’un cadre d’un haut niveau. Il amena le Français devant le personnage le plus important de la pièce, un certain Qiu Ning. C’était un homme grand et maigre d’une soixantaine d’années au visage mince de mandarin. Il portait un épais et long manteau sombre en laine aux manches raglan avec un col garni d’astrakan et était coiffé d’une toque assortie. Seul un très haut responsable pouvait se permettre cette tenue. Ensuite, on lui présenta Jiang Li, un cadre important qu’il avait déjà croisé au cours de réunions à Chongqing. L’individu d’âge mûr, également mince et de haute taille, avait un abord sympathique. Il parlait un peu de français appris au cours de séjours à Lyon chez un constructeur de poids lourds. Il paraissait soucieux et s’abstint de s’adresser directement à Gelot. Une femme aux cheveux courts vêtue d’une veste matelassée bleu marine lui serra énergiquement la main en disant s’appeler Zhong Hui et être l’interprète du camarade Qiu Ning. Elle avait une quarantaine d’années ; trapue, sévère, ses mâchoires crispées lui donnaient un air désagréable qui mettait mal à l’aise. Deux autres personnages plus jeunes et de moindre importance complétaient l’assemblée. En capote verte, ils dépendaient sans doute de l’armée ou de la police. L’un, Dong Meng, paraissait plus débonnaire et souriant avec ses lunettes que son voisin Peng Bao qui semblait le pendant masculin de l’orthodoxe Zhong Hui. Daniel Gelot contourna la table et prit place en face de Feng Tao, dirigeant toujours la discussion. À une extrémité siégeait en retrait le haut responsable Qiu Ning, à l’autre Jiang Li, le francophone, qui paraissait de plus en plus intrigué et préoccupé. Le duo d’interprètes se mit de part et d’autre de l’animateur avec le cadre technique et les deux jeunes. Sur la table trônaient les éternelles chopes remplies de thé et des cigarettes, ordonnées en pyramide, étaient à disposition. Sur le parquet, deux petits radiateurs aux filaments rougeoyants voisinaient avec les crachoirs en laiton. L’assemblée restait habillée « dedans comme dehors » et avait gardé manteaux et capotes. La porte s’ouvrit sur une troisième cabine en enfilade d’où un serveur arriva pour remplir les tasses d’eau chaude. Le Français put distinguer cinq ou six hommes jouant aux cartes avec de longs bristols ornés de points rouges et d’autres noirs ; sans doute des chauffeurs et des gardes de l’escorte de Qiu Ning. Traduite seulement par Zhong Hui, Xiao Juan continuait une conversation faussement débonnaire. La pimpante Feng Tao restait coite, dominée par sa collègue. Les deux nouveaux arrivants s’interrogeaient avec inquiétude sur la signification de cette forte présence et de la discussion. L’animateur abordait les phrases toujours ressassées :
– Monsieur Gelot, nous sommes heureux que ce voyage nous permette de rencontrer un hôte du pays occidental qui a été le premier à reconnaître la Chine.
Le Français répondit la phrase habituelle :
– Le 27 janvier 1964 a été une grande date et le début d’une fructueuse coopération entre nos deux pays.
Par contre, l’étranger était perplexe et savait très bien que cette conversation n’avait rien de fortuit. Le hasard n’existait pas dans la Chine de ces années de violentes luttes intestines où chacun s’épiait, tendait ses pièges, affûtait ses armes. Qiu Ning, le dirigeant n’avait rien à faire dans ce bateau. Aucune agglomération en amont du fleuve n’avait une très grande importance politique. Xiao Juan poursuivait sur son ton badin :
– Nous espérons tous que nos fructueuses relations continueront longtemps.
Daniel Gelot rappela que la politique étrangère de la France dans la région n’avait pas varié depuis le discours de Phnom Penh de 1966. Les yeux mi-clos, Qiu Ning fumait, comme absent. Jiang Li était également silencieux, mais beaucoup plus crispé et attentif. Il ne savait pas ce que tramaient le dignitaire et son entourage qu’il avait trouvés déjà installés dans le salon à l’embarquement. Le fait qu’il ne soit pas prévenu était un mauvais présage et pouvait marquer une mise à l’écart. Xiao Juan et sa traductrice monopolisaient la conversation. Sa collègue frisée Feng Tao et le technicien Wei Qiang ne disaient mot, la tête baissée, les mains se réchauffant autour de leur tasse de thé. Les deux jeunes comparses suivaient la discussion, attentifs, appréciant la subtilité de l’animateur. Sous le portrait du Président, les questions et réponses convenues s’enchaînaient dans l’atmosphère humide et enfumée. Puis, brusquement, le meneur de jeu prit un ton solennel :
– Monsieur Gelot, soyons vigilants ! Des personnes hypocrites, détournant notre amitié, voudraient en profiter pour œuvrer contre le peuple.
Chacun sentait que la discussion avait franchi le cap des généralités habituelles. Jamais une conversation avec un étranger n’avait dévié à ce point sur un problème interne. L’atmosphère était soudain devenue plus pesante. Tous les participants restaient figés. Les proches de Qiu Ning prenaient un air attentif, les autres une expression effarée. Le haut dignitaire n’avait pas bougé, les yeux au plafond, fumant sans discontinuer. Le Français était déstabilisé et de plus en plus inquiet. Il répondit une banalité et profita d’un arrêt du bateau pour couper court et masquer son angoisse. Il quitta la table, laissant ses interlocuteurs, et s’accouda à la vitre pour réprimer le tremblement de ses mains.
Le navire fluvial accostait au pied d’un immense escalier qui semblait sortir du brouillard. Le Yangtsé était en basses eaux et le quai ne possédait pas de ponton. Les passagers avec leurs baluchons émergeaient de la brume et descendaient les marches pour embarquer. Une file de portefaix pliés sous leur charge manutentionnaient des sacs de charbon venant de mines artisanales. Sur la rive d’en face, des hommes sous le joug remontaient une petite barge contre le courant du fleuve. Daniel Gelot essaya d’analyser la situation. Les Chinois savaient qu’un traître prendrait contact avec lui pendant ce voyage. Il décida de continuer à répondre des généralités en s’efforçant de se contrôler. Il ne connaissait pas le correspondant et attendait son initiative. Les amarres furent relâchées et le bateau reprit sa descente. Il fallait retourner à la table. L’assemblée était restée silencieuse pendant l’intermède, chacun rivé à sa place. En tremblant, le technicien Wei Qiang et la coquette Feng Tao prétextèrent une indisposition et demandèrent la permission de finir le voyage sur la coursive extérieure qui ceinturait le dernier pont. Xiao Juan leur fit un signe de tête en guise d’autorisation. L’animateur reprit son ton inquisiteur :
– Comme le dit le Président Mao : « L’ennemi ne peut nous vaincre par la force des armes. Cependant, il peut y avoir de ces communistes que l’ennemi armé n’a pu vaincre, mais qui, incapables de résister aux balles enrobées de sucre, tomberont sous ces balles. Nous devons prévenir pareil état de choses. » Monsieur Gelot, nous avons l’obligation d’unir nos forces pour les démasquer. – Je comprends votre préoccupation, mais je ne suis qu’un spécialiste de la construction qui se rend à Chengdu pour œuvrer à notre projet commun. Ma mission est strictement technique, répondit le Français d’un ton assuré en essayant de se tenir à sa ligne de conduite, contrôler son émotion.
Xiao Juan sembla légèrement désappointé de la réponse minimaliste de son interlocuteur. Apparemment, celui-ci ne voulait pas en dire davantage. Il savait qu’il ne pouvait aller plus loin sans risquer que Daniel Gelot arrête toute discussion. Il perdrait alors la face devant Qiu Ning qui l’avait désigné pour cet affrontement. Il reprit, changeant complètement de tactique :
– Comme le dit le Président Mao, il faut rechercher la vérité dans les faits. Les « faits », ce sont les choses et les phénomènes tels qu’ils existent objectivement ; « la vérité », c’est le lien interne de ces choses et phénomènes, c'est-à-dire les lois qui les régissent.
Il se tourna vers l’extrémité de la table où se tenait silencieux et crispé le cadre francophone et continua :
– Les balles enrobées de sucre laissent des traces, camarade Jiang Li, vous ne craignez pas d’afficher les signes de vos dérives. Ce stylo à votre poche, ces gants de cuir petit-bourgeois, cette attitude dédaigneuse envers les masses confirment votre inclinaison pour les intérêts impérialistes et réactionnaires.
Jiang Li se leva d’un bond, il hurla hors de lui :
– Camarade Xiao Juan, comment oses-tu m’accuser de la sorte ? J’ai un passé au service du peuple et de la lutte de libération. Je demande au camarade Qiu Ning de faire cesser ces accusations.
Le haut dignitaire ne répondit pas continuant à fumer sa cigarette, renversé sur sa chaise, le regard au plafond. Xiao Juan devait complètement terrasser sa victime avant l’arrivée à Chongqing où ce haut cadre pourrait trouver des soutiens. Il savait que le dirigeant ne dirait rien avant que l’accusé soit complètement brisé, se réservant une porte de sortie en cas d’échec de son procureur. Il reprit d’une voix plus forte avant que Jiang Li n’ait pu reprendre sa défense :
– Comme l’a dit le Président Mao en 1949 : « Après la victoire, certains états d’esprit peuvent se faire jour dans le Parti : orgueil, prétention d’être homme de mérite, inertie et répugnance à aller de l’avant, recherche des agréments de la vie et refus de mener encore une vie difficile. Avec la victoire, le peuple nous sera reconnaissant et la bourgeoisie viendra nous flatter. » Non seulement tu es arrogant, mais tu cherches à dénigrer la politique de notre Timonier en sabotant la fraternité entre les peuples.
Dong Meng, le jeune à lunettes, vint à la rescousse :
– Au lieu de mentir, tu ferais mieux d’avouer, de te repentir et de reconnaître tes errements.
Le jeune maoïste Peng Bao, les yeux fixes et brillants, prit subitement la parole afin de porter l’estocade :
– Tu n’es qu’un réactionnaire, un valet, prêt à tout pour assouvir une supériorité de classe. Tu n’assistes jamais aux séances d’autocritique et de travail manuel du jeudi comme tous les cadres. On t’a surpris parlant directement aux étrangers en dehors de ton travail, seul, sans interprète. Nous pensons que tu es prêt à trahir le peuple chinois.
À ces mots, Daniel Gelot se leva, quitta précipitamment la table et s’adossa en tremblant à la cloison vitrée. Il comprit, effaré, que son contact était Jiang Li et que même si lui n’avait rien dit, l’homme était démasqué. Tout ce rituel ne servait qu’à l’impressionner afin qu’il puisse témoigner.
Sous le regard toujours impassible de Qiu Ning, les quatre imprécateurs continuaient la curée. Ils étaient maintenant debout et hurlaient comme des hyènes face au cadre qui se défendait pied à pied. Les propos et injures n’étaient plus traduits. Le Français ne saisissait dans le flot de paroles que les termes « bù » et « méi », la négation en mandarin, que lançait Jiang Li avec force. Il était conscient que s’il faiblissait, il était perdu. Sa vie en dépendait, aucun tribunal ne l’écouterait, son procès alimentera les affrontements entre factions. Même sa conduite exemplaire pendant la guerre de libération ne lui évitera pas l’exécution pour trahison. Il suppliait Qiu Ning de la voix et du regard, mais celui-ci gardait un silence glacial.
Les accusateurs voyaient que l’homme était coriace et ne s’effondrait pas. La camarade Zhong Hui tenta une audacieuse manœuvre apprise chez les gardes rouges. Tout en continuant ses propos véhéments, elle se rapprocha en levant la tête vers l’homme de haute taille. Attirant l’attention sur les deux visages face à face, elle en profita pour donner discrètement un coup de pied dans la cheville de Jiang Li. Celui-ci, par réflexe, la repoussa en l’insultant. La traductrice se mit à glapir ; sans doute en l’accusant de frapper une subordonnée, une femme de surcroît. Le cadre n’avait pas vu venir ce piège, il comprit qu’il avait perdu la face et la bataille. Xiao Juan se gargarisait de sa victoire. Il reprit sa voix doucereuse, traduite par une Zhong Hui enfin souriante, réjouie de son coup de génie :
– Camarade Jiang Li, nous sommes là pour t’aider. Nous avons en main l’arme marxiste-léniniste de la critique et de l’autocritique et ne devons pas la redouter. Il nous faut appliquer les maximes si instructives du peuple chinois : « Ne tais rien de ce que tu sais, ne garde rien pour toi de ce que tu as à dire. Nul n’est coupable pour avoir parlé, à celui qui écoute de tirer la leçon. »
Jiang Li avait la tête baissée, déjà dans la posture du banni. Il n’entendait plus, connaissant par cœur les litanies entrecoupées de maximes du Grand Timonier. Quatre gardes avaient abandonné leur jeu de cartes et se tenaient dans l’embrasure de la porte derrière lui. Xiao Juan continuait ses hypocrisies que Zhong Hui transposait en français avec gourmandise :
– Nous avons nous-mêmes été maladroits et imparfaits. Nous aurions dû t’amener à sortir de ta dégénérescence politique. Comme le dit le Président Mao : « Nous servons le peuple et ne craignons donc pas, si nous avons des insuffisances, qu’on les relève et qu’on les critique. Chacun, quel qu’il soit, peut les relever. »
Les quatre gaillards étaient maintenant dans la pièce et entouraient Jiang Li. Qiu Ning sortit de son mutisme et ratifia l’accusation :
– Camarade Jiang Li, tu as trahi le peuple et la confiance qu’il avait mise en toi. C’est à lui que tu dois rendre des comptes. Va maintenant avouer ta forfaiture et rappelle-toi : « Indulgence à l’égard de celui qui avoue, sévérité à l’égard de ceux qui résistent, rachat pour ceux qui obtiennent des mérites. »
À la fin de la phrase, les quatre gardes s’emparèrent du cadre pour le tirer sur la coursive et lui faire descendre un niveau. L’homme déchu se débattait en criant. Les quatre accusateurs avaient rejoint Daniel Gelot et regardaient par le vitrage le groupe confus d’où émergeait la haute stature de Jiang Li. Soudain, le Français l’aperçut, dos au bastingage, la poitrine ensanglantée d’où émergeait le manche d’un poignard. Les hommes de main le prirent par les jambes et basculèrent le corps par-dessus la rambarde. En un instant, la forme disparut dans le brouillard, happée par les eaux tourbillonnantes et boueuses du Yangtsé.
Le Français resta pétrifié par la scène, il ne put détacher le regard du fleuve. Xiao Juan s’approcha avec sa voix doucereuse :
– Monsieur Gelot, venez vous rasseoir. Notre pauvre camarade Jiang Li a préféré mettre fin à ses jours plutôt que de subir l’opprobre du peuple.
Qiu Ning n’avait pas bougé de sa chaise. Mutique, il continuait à fumer les yeux mi-clos sous sa toque d’astrakan. Autour de la table, ses quatre subordonnés échangeaient des consignes en murmurant devant l’étranger figé.
Chongqing sortait de la brume. Sur son promontoire, on apercevait la ville noire dans un halo d’humidité glacée. Aux berges étaient amarrés des pontons où accostaient des bateaux de toutes tailles. Des colonnes de coolies déchargeaient d’énormes péniches à vapeur venant de Wuhan ou de Nankin. Les basses eaux découvraient des langues de sable où des centaines d’ouvriers réparaient des barges et des chalands. À l’écart, des soldats s’entraînaient et manœuvraient.
Les passagers du dernier pont quittèrent le navire salués par le capitaine et son second. Une passerelle particulière les amena sur une plate-forme flottante d’où la petite troupe monta vers la ville, le dignitaire et son escorte en tête. Le Français gravit la forte pente mécaniquement avec les quatre autres. S’adressant à l’étranger, Xiao Juan ne put s’empêcher d’être lyrique :
– Comme le dit le poète Du Fu : « Qu’il est ardu le chemin de Shu ! Aussi ardu que celui du ciel. »
Le groupe déboucha alors sur une place où étaient stationnées une grande limousine « Hongqi » réservée aux hauts dirigeants, une berline « Fenghuang » et des jeeps militaires. Avant de monter dans son imposante voiture aux vitres occultées de rideaux, Qiu Ning se retourna vers Daniel Gelot. Il lui serra vigoureusement la main en souriant et fit un signe à Zhong Hui qui traduisit :
– Ce voyage a renforcé l’amitié entre nos deux peuples et nous vous remercions de nous avoir permis de démasquer un traître. Nous devons ensemble veiller à ce qu’aucun élément déviationniste ne tente d’entacher cette amitié et notre fructueuse coopération.
Sans attendre de réponse, il s’engouffra à l’arrière de la voiture, son interprète à l’avant et le lourd engin s’ébranla suivi par le reste du groupe dans des jeeps.
Le Français demeura ébahi et effaré avec Xiao Juan et Feng Tao, la traductrice frisée, qui était réapparue discrètement. Le message du dirigeant l’avait plongé dans un profond malaise en lui attribuant une part de responsabilité dans la mort de Jiang Li. Sa deuxième phrase devait être décodée comme une menace à l’égard de toute tentative de s’écarter de relations planifiées.
Ses bagages chargés, Daniel Gelot fut invité à monter dans la voiture, Xiao Juan à ses côtés sur la banquette arrière et l’interprète vers le chauffeur. Les quatre autres accompagnateurs prirent place à l’intérieur d’une jeep. Le cadre ne se départit pas de son ton jovial et dit avec cynisme :
– Ce voyage vous a sans doute creusé l’appétit ? Nous allons directement au parc de Beibei, le long de la rivière Jialing. Après le déjeuner, nous visiterons les sources chaudes et l’école d’agriculture. Ensuite, nous reviendrons à Chongqing vous installer à votre train pour Chengdu.
La voiture prit la route du nord. Le cadre toujours aussi volubile commenta le trajet, le village de la « Falaise rouge » où était installée la délégation de la « 8e armée de route » pendant la guerre contre les Japonais. Il détailla les ruses communistes pour tromper le Kuomintang, le fourbe allié de circonstance.
La voiture arriva au parc qui s’étageait au-dessus de la vallée encaissée. L’altitude avait fait baisser la température de quelques degrés. Toute l’humidité du brouillard et du fleuve s’était transformée en givre. Le paysage était blanc. Le sol, les résineux, les bâtiments paraissaient couverts de neige. L’air asséché était limpide, tonique.
On conduisit le Français dans un petit salon particulier où, comme de coutume, il mangea seul, séparé de ses accompagnateurs. Pendant son repas silencieux, il ne put s’éviter de revoir l’épisode du bateau, le cadre francophone avec le couteau sortant de sa poitrine et basculant dans le fleuve, la désinvolture de tous les participants à la curée.
L’après-midi, il essaya de faire bonne figure au milieu de l’encadrement du parc, de Xiao Juan et de sa traductrice qui s’échinaient à lui expliquer les vertus des eaux sulfureuses et des travaux des élèves botanistes. Il reprit avec soulagement la voiture en direction de Chongqing et sa gare. Il avait hâte de partir pour tenter de se libérer l’esprit.
Le paysage de carte postale enneigée s’estompa. Ils redescendaient dans la grisaille ruisselante de la ville. Sur les immeubles peints en noirs pour éviter les bombardements japonais s’étaient encore accumulées les fumées de charbon collées par la brume permanente. Seuls les idéogrammes des slogans sur des fonds jaune et rouge accrochés aux façades donnaient une touche de couleur. Les rues en pente étaient envahies par les piétons et les charrettes à bras. Peu de véhicules circulaient sur le pavé brillant, pour la plupart des camions et des tout-terrain militaires. On croisait de curieux bus fonctionnant au gaz avec d’énormes outres qui brinquebalaient sur leur toit.
Soudain, Xiao Juan, d’un air grave, sollicita l’attention du Français. Feng Tao se retourna et traduisit :
– Nous allons vous montrer quelque chose qui rapproche nos deux peuples.
À un croisement, sur l’immense pignon d’un bâtiment, une énorme fresque peinte dans le style coloré des images d’Épinal apparut, parfaitement incongrue. Elle représentait des révolutionnaires occidentaux du siècle dernier sur des barricades. Au sommet, l’inscription laissait peu d’équivoque : « Commune de Paris – 1870 ». Avant que l’interprète n’intervînt, Xiao Juan lança avec emphase en français :
– La Commune de Paris a eu lieu en 1850.
Daniel Gelot sursauta et regarda le cadre. Il attendait manifestement une réponse. Sa collègue lui parla en mandarin, sans doute pour réparer son erreur. Mais l’autre ne lui répondit pas et regarda fixement le Français qui finit par dire la phrase convenue :
– C’est une erreur, la Commune de Paris, c’était en 1870.
Tout sourire, Xiao Juan parut soulagé et demanda à l’interprète de rectifier. Le Français resta silencieux et prostré jusqu’à la gare où l’attendaient un nouvel interprète et trois autres accompagnateurs.
La nuit tombait sur Chongqing. On le fit patienter dans un salon d’où, amorphe, il regarda les halls de la station envahis par la fumée et la vapeur des locomotives. Les quais étaient remplis de voyageurs. Des soldats avec leurs paquetages et des gens du peuple chargés d’énormes ballots partaient dans les familles en prévision des Fêtes de Printemps. On vint le chercher pour l’emmener directement dans une voiture des « couchées molles » attribuée aux hauts fonctionnaires. À l’intérieur du wagon désert, on lui indiqua son compartiment réservé encadrés par ceux de ses compagnons de voyage.
Xiao Juan fit ses adieux et serra la main flasque du Français de plus en plus amorphe. En le regardant dans les yeux, il fit traduire :
– Monsieur Gelot, reposez-vous pendant le voyage et demandez à mes camarades de vous faire visiter Guan Xian, au nord, sur la rivière Min. C’est là que le lettré Li Bing posa les bases de l’hydraulique agricole qui nous a permis de survivre à tous les bouleversements de notre longue histoire. Sa recommandation essentielle dépasse le mécanisme de l’irrigation et moi-même je l’érige en principe pour éviter d’être emporté : « Approfondissez les canaux et laissez les digues basses. »
Le Français regarda s’éloigner Xiao Juan et comprit le sens donné à la citation. Le cadre, traître à son pays, avait sacrifié un innocent pour éviter de laisser monter la suspicion et le doute ; purgeant ainsi une situation qu’il n’aurait pu maîtriser.
Daniel Gelot, plus tard, raconta cette journée à ses interlocuteurs de l’ambassade qui consentirent à lui donner quelques explications. La Chine avait déplacé des usines dans des bases secrètes des montagnes du Sichuan, comme au temps de la guerre contre les Japonais. Commencés lors de la dégradation des relations sino-russes, ces transferts prirent le nom de « La Troisième Ligne ». Les services de renseignements de l’Ouest avaient soudoyé le responsable chinois pour les localiser et déposer des balises permettant d’éventuels bombardements depuis le Sud-Vietnam ou les porte-avions de la mer de Chine. La phrase convenue signifiait simplement à Xiao Juan la fin de l’opération.
Pour les dirigeants occidentaux, la chute de Saigon et celle de Phnom Penh étaient proches et l’empire de Mao perdrait alors la majeure partie de son leadership tiers-mondiste. À la mort du Grand Timonier, un pan de l’histoire s’achèverait et ils misaient sur Deng Xiaoping pour conduire les réformes.
À la fureur idéologique succédera la fureur économique.
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