Célestine Kolinga marchait sur le trottoir de l’avenue Général de Gaulle. Elle venait du quartier de Mayumba, l’un des endroits le plus pauvre de la ville. Elle y habitait avec une cousine, une simple pièce sans confort près du marché central. La ville de Pointe-Noire en République populaire du Congo s’était construite autour de cette artère principale qui partait du port en passant par deux ronds-points, celui du centre-ville et celui du quartier du Plateau. Là, une voie de l’embranchement arrivait au carrefour Lumumba qui constituait l’entrée de ce faubourg appelé également la « Cité » selon l’ancienne dénomination. Cette urbanisation héritée de l’époque coloniale avec ses trois intersections, de la ville blanche vers la ville indigène, marquait la position sociale des habitants. Si pour un Blanc, le fait d’habiter au-delà du troisième croisement constituait le signe ultime de la déchéance, redescendre le boulevard vers le centre-ville et vivre en dessous de ces marques était un signe de réussite sociale pour les Africains. Après l’indépendance, les élites locales avaient rejoint les derniers Européens qui habitaient nécessairement au quartier du Plateau ou du centre-ville.
Célestine était une grande et forte femme d’une taille peu courante pour cette partie d’Afrique. Elle possédait un visage avenant surmonté de tresses qu’elle repliait dans un foulard noué et qui rehaussaient encore sa taille. Elle n’était plus une jeune fille et venait de dépasser la trentaine. Ses formes opulentes étaient comprimées dans une chemise à motifs colorés. Son imposant postérieur se balançait au rythme de sa marche dans un pagne portant l’effigie du président Alphonse Massamba-Débat qu’elle renouait tous les vingt pas. Chaussée d’espadrilles sans talon, elle avait dépassé le rond-point du Plateau et profitait de l’ombre des bâtiments sur cette partie plus urbanisée. Le boulevard était peu circulé en ce dimanche après-midi, les habitants faisaient la sieste ou étaient à la plage. Seuls des camions militaires chargés de soldats ou de miliciens rompaient le silence en soulevant dans la chaleur une légère poussière. Les hommes de troupe sifflaient la jeune femme qui accentuait par provocation son déhanchement, faisant danser le visage sévère du président.
En ce printemps de l’année 1968, la ville de Pointe-Noire était agitée par des soubresauts politiques venant de Brazzaville, la capitale. Le pays s’étant tourné vers le bloc socialiste, les Soviétiques, les Chinois et les Cubains avaient envoyé des conseillers militaires qui se livraient entre eux à une perfide compétition pour mettre sous leurs coupes des officiers et des politiciens qui pourraient servir leurs intérêts. La proximité du Zaïre qui achevait ses dernières convulsions avant l’ère Mobutu, de l’enclave du Cabinda et de l’Angola encore sous domination portugaise donnaient aux « frères socialistes » de bonnes excuses pour s’immiscer dans les affaires intérieures du pays. On pouvait donc voir dans Pointe-Noire des jeunes Congolais de douze à dix-sept ans enrôlés dans une milice appelée J.M.N.R. (Jeunesse du Mouvement National de la Révolution) faire la chasse aux adversaires du « socialisme scientifique » prôné par le pouvoir. Ces « brigades de vigilance » mieux armées que l’armée régulière paradaient en uniforme avec casquette cubaine et imposaient l’arbitraire dans la ville au grand dam des corps constitués.
L’exploitation pétrolière n’avait pas encore débuté au large du Congo, mais une importante mine de potasse était en cours d’installation à Holle, à une quarantaine de kilomètres de la ville. Les quais du port de Pointe-Noire étant inaccessibles aux bateaux de très gros tonnage, un wharf avec de grandes grues s’édifiait sur la côte sauvage pour permettre l’accostage et le chargement en eau profonde des gros minéraliers. La construction de cet ouvrage était dirigée par des ingénieurs et techniciens français expatriés le temps du chantier. Le personnel célibataire vivait au centre-ville dans une grande maison de deux niveaux avec un parc et des bâtiments annexes qui servaient de garages aux voitures. Elle était située entre les deux derniers ronds-points.
C’est dans cette maison que Célestine Kolinga se rendait comme tous les dimanches après-midi. Elle allait retrouver Charles Desbault pour un cinq à sept tarifé. Sa situation étant très précaire, l’Africaine se prostituait occasionnellement. Ses revenus se résumaient à des heures de ménage chez un vieux couple de Français et à des travaux de couture effectués à son domicile avec sa cousine. L’avenir s’annonçait difficile, ses employeurs repartant en Europe et les travaux d’aiguille rapportaient peu. Analphabète, ses possibilités d’emploi régulier étaient inexistantes. Célestine avait une petite fille née d’une liaison éphémère, élevée en brousse par sa grand-mère, à qui elle essayait d’envoyer de l’argent tous les mois. Célibataire, farouchement libre et indépendante, elle abandonnait sa placidité pour rabrouer les beaux parleurs et considérait que les hommes ne lui avaient apporté aucune satisfaction dans sa vie. Ses problèmes financiers continuels, sa solitude affective assombrissaient de plus en plus son caractère. Charles Desbault, lui, n’était pas du genre loquace. C’était un colosse de plus d’un quintal au corps velu avec un visage carré barré d’une moustache. Il avait lui aussi dépassé la trentaine. Taciturne, il passait son jour hebdomadaire de repos à dormir le matin et à faire la sieste avec Célestine l’après-midi. Il répondait invariablement à ses camarades plus jeunes qui l’invitaient à une sortie à la plage :
- J’ai rendez-vous avec Célestine, quatre cents livres dans le même lit, des amours de titans !
Pas le moindre sentiment de part et d’autre n’accompagnait ces relations tarifées et les deux partenaires savaient à quoi s’en tenir. La fille n’attendait rien de cet homme hormis une rétribution plus conséquente et plus sûre qu’avec un compatriote. L’expatrié appréciait son absence de palabre et sa discrétion. L’Africaine arriva à la maison et frappa à la porte du seul occupant présent à la résidence. Le Français lui ouvrit simplement ceint d’une serviette de bain et après avoir repris son souffle en prenant une douche dans la salle de toilette contiguë, elle s’allongea nue à côté de l’homme. On n’entendait que le bruit du climatiseur. Le colosse finissait un fin cigare avec un embout jaune. Il dit quelques banalités en regardant la fumée. La femme, sans répondre, attendit allongée à ses côtés que le señorita soit terminé pour commencer les caresses.
Ces différents ébats entrecoupés de pauses rituelles, accomplis sans parler, laissaient à Célestine un goût de malaise et d’humiliation. À la fin de la séance, l’Africaine se rhabilla tout en pensant demander plus d’argent qu’à l’habitude. Le Français avait déjà rallumé un de ses longs cigares qu’il prenait dans une boîte métallique. Sans se lever de sa couche, il lui donna les billets habituels pour sa prestation. Sa partenaire lui dit après avoir pris les coupures :
- Il faut me donner plus de cadeaux. - Je te donne comme d’habitude, répliqua Charles. - J’ai tout bien fait, répliqua la femme. - Tu as fait comme d’habitude, je te donne comme d’habitude, répondit énervé le mâle en regardant la fumée de son cigare. - Il faut me donner plus de cadeaux, lança Célestine en élevant le ton.
L’homme ne voulut pas rentrer dans une discussion et lui lança un regard torve. Cette femme n’était pour lui qu’une prostituée noire même si elle était commode pour agrémenter ses dimanches après-midi. Il se réfugia dans une attitude raciste et machiste et avec mépris répondit :
- Je te donne encore des billets, mais je veux plus que tu reviennes ; attends-moi.
La pauvre fille eut un rictus où se mêlaient la haine des hommes et le dépit de ne susciter aucun intérêt ni bienveillance chez le Blanc. Malgré la crainte de perdre une source de revenus, elle ne voulut pas céder et patienta. Le Français se leva, remit la serviette de bain autour de sa taille, et, cigare aux lèvres, sortit de la chambre. Par le balcon filant, il rentra dans une grande pièce avec un long bar qui servait de séjour. Il contourna le bar et sur une étagère, au milieu des jeux de cartes, il prit une poignée de similis billets dans le carton d’un jeu de société. Il prit soin de prendre les numéraires ayant le plus de zéro. Il rentra dans la chambre et donna sans un mot les fausses coupures à l’Africaine. Célestine n’avait jamais vu de tels papiers-monnaies. Elle demanda :
- C’est quoi ? C’est pas des CFA Congo ? - C’est des francs belges, répondit Charles sans aucune honte. Tu les changeras à la cité.
Elle prit les papiers, n’ayant jamais vu autant de zéros sur une espèce, les plaça dans son soutien-gorge avec les vrais billets et partit sans un mot.
Son retour se fit dans l’amertume et la perplexité. Elle savait qu’elle avait perdu un moyen de subsistance et elle s’étonnait que le Français lui donne une telle somme ; un Blanc ne cède pas à une pauvre fille de la « Cité ». Elle remonta vers son domicile en appréhendant déjà les problèmes pour changer cet argent. Célestine Kolinga arriva à son domicile. C’était une simple pièce avec deux lits surmontés d’une moustiquaire et dans un coin, une table et deux chaises. Deux malles métalliques sous les lits renfermaient le peu d’effets de chaque fille. Une ampoule au plafond éclairait l’ensemble du local, une autre, une antique machine à coudre à pédalier que se partageaient les deux parentes. La cousine était présente et travaillait sur le vieil engin. Elle se nommait Léonie Manga et était l’opposé de Célestine. Plus jeune de quelques années, elle était de petite taille, timide et introvertie, elle quittait peu la pièce. Célibataire sans enfant, ses seules sorties étaient consacrées au culte comme en témoignaient les différentes images pieuses punaisées au-dessus, de son lit. Léonie réprouvait le mode de vie et les mauvaises mœurs de Célestine. Elle savait qu’elle revenait de chez le Français comme tous les dimanches après-midi. L’arrivante évita toute discussion. Elle se pencha pour mettre discrètement l’ensemble des coupures sous les effets pliés dans sa malle. Sa cousine eut le temps de remarquer la liasse de billets bizarres avec beaucoup de zéros imprimés.
Préoccupée par l’image entrevue, la cousine se rendit comme tous les dimanches soir à l’office. Elle était adepte d’un de ces mouvements messianistes qui se propageaient dans le pays où le premier président fut l’abbé Fulbert Youlou. Avec ses luxueuses soutanes aux couleurs vives, ce prêtre polygame qui fut révoqué par Rome pour ses mœurs et sa façon de mêler plusieurs cultes restait pour certains un modèle de réussite. Ces communautés pouvaient être conduites par des pasteurs désintéressés comme par de parfaites fripouilles. Alphonse Bodanga faisait plutôt partie de cette dernière catégorie. Chassé du petit séminaire pour différents vols, il avait accommodé dans son culte ses restes d’instruction catholique avec des pratiques animistes et des références à André Matsoua, leader religieux messianiste décédé. Son mouvement était modeste, il était le seul prélat et officiait dans son église, un petit hangar au toit de tôle près du marché. Au fronton, une enseigne peinte à gros traits représentait un Jésus-Christ africain et le portrait du pasteur. Un coq symbole de résurrection, de bravoure, mais aussi de virilité avait été rajouté. Sous ses trois figurines figurait le modeste libellé « ÉGLISE UNIVERSELLE ALPHONSE BODANGA ». Sa paroisse rassemblait une grande majorité de femmes dont certaines lui vouaient une véritable adoration. Approchant la quarantaine, c’était un homme corpulent, au visage rond. Il portait de fines lunettes aux verres légèrement fumés qui n’avaient pour but que de se donner une apparence et qui adoucissaient un regard inquisiteur. Il compensait cette impression par un vocabulaire ampoulé dit d’une voix doucereuse savamment modulée comme ses anciens professeurs blancs au séminaire. Ses dévots, charmés, se laissaient influencer par son empathie et ses discours mielleux de compassion. En réalité, ces confidences lui permettaient de tout connaître de ses ouailles pour leur extorquer le peu d’argent qu’elles possédaient. Son ambition était de sortir de la Cité pour passer les ronds-points et devenir au centre-ville le gardien des âmes de cette nouvelle élite noire qui détenait le pouvoir et l’argent. Ce projet nécessitait des fonds pour trouver un local dans les beaux quartiers, acheter des passe-droits et se montrer généreux envers les gens susceptibles de l’aider à devenir le pasteur de moutons plus gras. Il était prêt à tout pour réussir son projet. Sur sa haute estrade de bois, Alphonse Bodanga terminait son culte. C’était un mélange de liturgie en latin et en français, de slogans et de chants en langue lingala. Il officiait vêtu d’une soutane blanche sur une table face aux fidèles clairsemés. Sur son autel comme aux murs en tôle, on retrouvait les trois symboles de la façade sur des peintures naïves. Descendant de son piédestal, parmi ses affidés pour quêter et s’enquérir d’éventuelles possibilités de gains, le guide spirituel aperçut Léonie Manga qui cherchait à attirer son regard. Il la connaissait comme une fille pauvre et timide, mais dévouée. Elle faisait partie de la cohorte des femmes qui l’idolâtraient et dont certaines espéraient ses faveurs. Mais l’homme était rusé, se voulait inaccessible et faisait péché de chair discrètement hors de son entourage et de son quartier. À la couturière, il daignait confier l’entretien de ses soutanes qu’elle manipulait comme des reliques. Le prêtre s’approcha d’elle et après l’avoir isolée demanda d’une voix douceâtre :
- Confie ton âme à ton pasteur, Léonie. - C’est au sujet de ma cousine. - Je sais qu’elle mène une vie dissolue, et même si elle ne fréquente pas notre église, je prie beaucoup pour elle, répondit Alphonse Bodanga qui voulait couper court, car il était en nage et désirait enlever sa soutane pour une tenue plus légère.
Léonie dit tout bas à son guide spirituel :
- Elle est revenue ce soir avec un tas de billets qui ont beaucoup de chiffres.
L’homme sursauta :
- Quel genre de billets ? - Des billets étrangers avec beaucoup de zéros.
Les autres femmes étonnées de l’attention prêtée par leur idole à Léonie avaient entendu l’échange avant de se retirer. Le pasteur prit sa voix la plus enjôleuse :
- Cet argent, sans doute immoral, doit servir au salut de Célestine. Notre église le transformera en prières et offrandes. - Jamais elle ne vous donnera ces billets, répondit la cousine. - Notre devoir est d’aider cette pécheresse même malgré elle, quand seras-tu seule Léonie ? - Ma cousine part faire son ménage pour la dernière fois chez les Blancs demain matin. - Passe m’avertir après son départ, répondit le prêtre et ensemble, nous sauverons ta cousine. Retourne à ton logis et n’en parle à personne. Je te donne une bénédiction particulière réservée à mes brebis les plus proches.
Il caressa les deux joues de la fille en récitant en latin de cuisine un psaume de sa composition qui finissait par « Alphonse Bodanga aux cieux » en français. Léonie se leva, au bord de l’extase. Elle rentra en flageolant. Jamais, cet homme adulé n’avait été aussi proche et elle espérait une communion plus intime dans l’avenir. L’homme, lui, rentra dans son temple en échafaudant dans la fébrilité des plans qui serviraient son désir d’expansion.
Léonie ne s’assoupit que sur le matin. Toute la nuit, elle pensa à l’attention que le pasteur lui avait prêtée à elle, son ouaille la plus discrète, mais la plus fidèle. Le lendemain, Célestine se leva de bonne heure. Elle s’habilla, reprit discrètement les billets bizarres et se dirigea vers son travail dans le quartier résidentiel. Sa cousine fut réveillée par le bruit, mais fit mine de dormir. À son départ, elle se précipita au temple où le prêtre l’attendait. Par discrétion, il avait abandonné sa chemisette de clergyman pour une tenue plus neutre. Il rentra dans la chambre des deux femmes et se précipita vers la malle que sa dévote lui ouvrait. Il fouilla, mais ne trouva que quelques francs CFA au milieu d’effets féminins et d’un peu de linge de maison. En sueur, il se retourna vers Léonie qui devenait blanche :
- M’as-tu menti ma sœur, je ne trouve pas trace de billets, où sont-ils ? - Mon père, je vous jure qu’hier, ils étaient là, je les ai vus avec beaucoup de zéros. Peut-être Célestine les a emmenés ce matin. - Rappelle-moi aussitôt, dès son retour.
L’homme voyant ses rêves de gains compromis ajouta avec sadisme :
- Si on ne retrouve pas ce que tu m’as annoncé, tu seras bannie de mon temple et tu seras une âme errante à jamais.
La disciple était hébétée, dans un état nerveux proche de l’effondrement. L’église était son unique raison de vivre et son pasteur la seule personne qu’elle adorait et chérissait. Sa vie sans leur contact n’était pas envisageable. Elle se promit de tout faire pour satisfaire son étoile spirituelle.
Le bruit colporté par jalousie depuis la veille par les bigotes d’Alphonse Bodanga enflait à la faveur du marché du matin. Le magot de l’Africaine prenait des proportions énormes, la liasse devenait une malle, les zéros se multipliaient. La patrouille des J.M.N.R qui surveillait le marché entendit la rumeur. Elle était composée de six jeunes encore adolescents armés de kalachnikov AK47 de fabrication cubaine commandées par un gradé à peine plus âgé avec un pistolet automatique à la ceinture. Il s’appelait Joseph Bagontsou et essayait de conserver un semblant de discipline à sa petite troupe. Les miliciens avaient l’attitude dissipée et rigolarde de leur âge, mais pouvaient s’exciter mutuellement et devenir ingérables. Le jeune chef prenait sa mission d’écoute très au sérieux et il savait que sa milice était plus crainte de la population que la police du quartier.
Au centre-ville, Célestine Kolinga aidait ses employeurs à faire les malles pour un départ définitif vers la France. Le vieux couple repartait en Europe après trente années passées à Pointe-Noire où l’homme était employé dans une maison de commerce. L’atmosphère était silencieuse. Si le retour était programmé depuis toujours, les deux Européens avaient conscience de laisser une partie de leur vie dans un pays qu’ils aimaient. La femme de ménage attendait la fin de sa journée pour montrer à sa patronne les fameux billets. Les malles furent chargées dans un camion. La maîtresse de maison prit l’Africaine à part, lui donna ses gages avec une gratification conséquente ainsi qu’un paquet d’habits inutiles en Europe. L’employée se risqua à montrer ces bizarres espèces pleines de zéro et demanda :
- C’est de l’argent belge ? - Mais ma pauvre Léonie, ce ne sont pas des vrais billets, ce sont des faux pour s’amuser, pour jouer. Qui vous a donné ça ? - Un Français. - Mais c’est un voleur, allez vous plaindre aux gendarmes, dit la vieille dame en éludant, pressentant la nature de cette relation commerciale.
L’Africaine était anéantie. Ses soupçons de manigance du Blanc étaient confirmés.
Elle quitta ses employeurs. La déception et la rage se mêlaient. Elle ne voulait pas rentrer à Mayumba sans réagir et marchait autour de la place vers le supermarché, à deux pas de la maison du Français qui l’avait escroqué. L’envie la tenaillait d’aller faire un esclandre dans la villa. Quand elle approcha de la grande bâtisse, elle vit une forte animation avec des hommes qui déambulaient dans les étages et des voitures qui entraient et sortaient. Malgré sa détermination, elle renonça, de peur de se faire houspiller par les boys avant même d’avoir pu accéder à Charles Desbault. La peur du colon reprenait le dessus. Elle savait que si elle se plaignait à la police, les Européens s’arrangeraient avec le commissaire et elle ferait l’objet de la risée voire de pression des policiers qui profiteraient de son dénuement. La nuit était tombée, Célestine Kolinga erra en maugréant et se dirigea vers la côte sauvage à partir du centre-ville en passant devant l’hôtel Victory Palace. Elle marchait sans but tout en ruminant son infortune et sa fureur contre les hommes. Elle s’assit sur le sable de la plage. Au large, on voyait le wharf en construction, les zones de travaux et la barge illuminée. Elle prit les fausses coupures, les déchira et les jeta dans le vent en pleurant. Après un long moment, son exaltation s’apaisa, elle reprit courage, repartit vers l’artère principale et monta dans un transport collectif qui repartait vers la Cité.
Les soldats de la milice interrogèrent les habitués des étals toute la matinée. Dans la confusion des rapports, ils comprirent qu’une donatrice allait offrir une somme énorme à Alphonse Bodanga. Si l’identité de la bienfaitrice n’était pas connue des enquêteurs, l’heureux bénéficiaire faisait l’objet d’un a priori défavorable des gardiens de l’esprit révolutionnaire. Sans la caution et la protection des dignitaires, il ne pouvait être qu’un hypocrite détournant les masses de leur devoir. En début d’après-midi, la section de miliciens entra dans le temple et trouva le pasteur dans son petit logement attenant. Joseph Bagontsou, pour s’affirmer auprès de ses hommes et sachant que le prêtre était un dialecticien de première force, entendait mener l’interrogatoire avec fermeté. Il asséna, sûr de lui :
- Camarade, tu as reçu une importante somme d’argent qui serait plus utile au peuple congolais et aux enfants des martyrs qu’à ta personne. - Dieu m’est témoin, je vis chichement que des maigres aumônes de mes brebis, gémit l’autre. - Toute la ville sait qu’une femme t’a remis une quantité énorme de billets. Si tu n’es pas plus loquace, nous allons t’emmener à notre base pour un interrogatoire complet.
Cette menace et le ton donnèrent un frisson au pasteur et lui fit changer de tactique. Il fallait absolument éviter un séjour à la base des J.M.N.R. qui pouvait mal se terminer. Il reprit d’une voix faussement désinvolte :
- Ha, oui, cette pauvre fille qui disait me donner un soi-disant trésor. Cette malheureuse femme n’a plus toute sa tête. Que le seigneur l’ait en sa sainte garde, je prie beaucoup pour elle.
L’assemblée dans un murmure apprécia la tactique de leur supérieur et la peur suscitée par leur organisation.
- Allons voir cette folle ensemble, conclut le chef.
La petite troupe partit vers la demeure des deux cousines située à une centaine de mètres. Alphonse Bodanga commençait à être inquiet. Les adolescents armés l’encadraient d’un air goguenard, le sourire en coin. À ses tentatives d’engager la conversation pour conserver une atmosphère détendue, les hommes de troupe se poussaient du coude en ricanant. Le prélat sentait qu’il n’avait aucune emprise sur ces gens et que son ascendant naturel ne lui était d’aucun recours. Il appréhendait les réactions de Léonie Manga. Arrivé devant la demeure, le chef de patrouille profita du désarroi du prêtre pour entrer rapidement dans la chambre, surprendre la couturière au travail et lui demander d’un ton péremptoire :
- Pourquoi as-tu donné tous les gros billets mal acquis à ton curé plutôt que de les rapporter aux représentants du socialisme ? - Non, nous n’avons pas retrouvé l’argent qui était là hier. Nous l’avons cherché, mais le pasteur ne l’a pas trouvé, répondit-elle prise au dépourvu. - Le trésor existe donc bien, triompha le milicien sous les chuchotis d’admiration de son escouade qui appréciait la maîtrise de leur leader. - Oui, mais ma cousine est peut-être partie avec chez les Blancs. Elle revient bientôt, répondit en tremblant la fille. - Eh bien allons tous l’attendre à l’arrêt du car, trancha l’enquêteur.
Le groupe se rendit à la station de l’avenue de la Révolution, près du carrefour Lumumba. À présent, les militaires entouraient le prêtre et sa fidèle en silence. L’atmosphère devenait plus pesante. Alphonse Bodanga ne tentait même plus un échange de propos. Son manque de réactivité aux assertions abruptes de Joseph Bagontsou l’accablait. Sa rouerie toute en finesse ne pouvait s’imposer face aux affirmations violentes du soudard. Il perdait confiance en lui-même et appréhendait la rencontre avec la cousine. Cette femme le haïssait, il n’avait jamais pu la leurrer. Il savait que pour elle, il cumulait l’hypocrisie de l’homme et l’emprise du gourou qui profitait de la crédulité de Léonie.
Les transports déversaient leurs flots de salariés venant du centre-ville et du port. Les passagers débarquaient et à la vue de l’appareil policier se dispersaient rapidement vers la Cité par les sept voies qui partaient du carrefour. Célestine Kolinga repéra le comité d’accueil avant l’arrivée du véhicule. La présence des miliciens entourant sa cousine tremblante et le pasteur au visage défait ne présageait rien de bon. Le chef de patrouille, fidèle à sa tactique, l’apostropha à peine descendue du car :
- Camarade citoyenne, qu’as-tu fait des liasses de billets que tu possèdes ? - Elles sont chez moi.
La fille avait répliqué par réflexe, craignant d’avoir à donner d’autres explications. Sa cousine s’interposa et excitée la rabroua :
- Ce n’est pas vrai, nous avons cherché avec le pasteur, l’argent a disparu.
Célestine comprit que l’escroc avec la complicité de sa cousine avait voulu s’emparer des fameux numéraires. En un instant, elle entrevit une vengeance sur tous ces hommes qui l’avaient trompée et bafouée, sur les beaux parleurs et profiteurs africains et sur les Blancs comme Charles Desbault, le dernier homme à l’avoir humiliée. Elle répondit avec assurance, un doigt désignant Alphonse Bodanga :
- Cette somme que m’avait donnée ma patronne était destinée à notre gouvernement et à ses serviteurs, les jeunesses révolutionnaires. Cette crapule vous l’a volée.
Tous les regards se tournèrent vers le prêtre dont le visage se décomposait. Son visage devint gris et livide. Sa fidèle hurlait des dénégations entrecoupées de cris stridents. Les derniers badauds s’éloignèrent en courant. Le pasteur perdit tout raisonnement et par réflexe se mit à courir en direction du carrefour. Le chef de patrouille hurla des sommations et sortit son arme de l’étui, le tenant pointé vers le ciel. Excités les jeunes miliciens, sans consigne, armèrent leurs kalachnikov pour tirer sur l’homme qui s’enfuyait. Les rafales partirent du groupe dans un vacarme qui couvrit l’ordre de cessez-le-feu de leur supérieur. Les douilles éjectées des six armes volaient au-dessus des visages. Beaucoup de balles se perdirent, la majorité dans les murs entourant la place ou fichées dans le sol, mais certaines atteignirent l’individu dans sa course. Il s’effondra sur le terre-plein central touché de plusieurs balles mortelles. Les militaires avaient tous vidé leur chargeur, ils restaient interdits comme si le silence soudain avait rompu un charme noir. Le nuage de fumée et l’odeur de poudre se dissipaient. Puis sans concertation et d’un même élan, laissant les tireurs hébétés, le chef de patrouille et les deux cousines se précipitèrent, Léonie Manga hurlant des paroles sans suite. Le pasteur avait basculé sur le dos dans sa chute et son torse était complètement couvert de sang. De sa poitrine déchiquetée par la sortie des projectiles, il coulait encore abondamment, aspiré par la terre sèche du massif. Le responsable de l’escouade dit simplement :
- Il est mort.
Sa fidèle se précipita, l’entourant de ses bras pour le secouer en vociférant des mots sans suite. L’autre cousine restait abasourdie par l’évolution des événements. Elle entendit se faire ordonner :
- Prends ta cousine et rentre chez toi. Tu seras convoquée plus tard.
Le bruit des détonations avait déclenché l’arrivée de véhicules chargés de miliciens ou de policiers qui se regroupaient autour du corps. Les tireurs pétrifiés par leur réaction inconsidérée et comprenant qu’ils venaient de tuer un homme restaient silencieux, l’arme dirigée vers le sol.
Les deux filles prirent le chemin de leur demeure. Célestine Kolinga traînant sa parente effondrée dont le corsage portait en vermillon les traces de la mort de son maître à penser. Elles marchaient pieds nus, ayant perdu leurs chaussures dans la précipitation. Arrivées à leur chambre, la femme en léthargie fut prise d’un accès de folie subite. Elle se roulait sur le sol de terre battue en hurlant. Malgré les efforts de sa cousine pour l’immobiliser, elle arracha de son cou les gris-gris de sa tribu et ceux de son église qu’elle jeta à travers la pièce. Les forces décuplées par son état de démence, les yeux exorbités, elle saisit le cou de celle qui avait déclenché ce drame et serra. L’agressée ne put se dégager de l’étau. Elle s’évanouit sur la forcenée qui continuait à l’étrangler en la secouant. Entendant le bruit et les cris, des voisins arrivèrent enfin. Léonie avait sombré dans l’aliénation mentale. Ils la virent sur le dos, hurlant des mots incohérents, ballotant la tête du corps sans vie de Célestine qui la surplombait. Les forces de police accoururent et séparèrent la déséquilibrée de sa victime. L’une partit à la morgue, l’autre en prison où elle tomba dans un état de prostration dont elle ne sortit pas. Elle fut reconnue irresponsable par la justice et remise à sa famille.
Sans quitter son état, elle rejoignit son village dans la vallée du Kouilou où on put la voir dépoitraillée, le pagne poussiéreux errer entre les cases en traînant un des panneaux de bois du temple avec ses symboles, le Jésus-Christ africain, le portrait du pasteur et un coq. La présidence d’Alphonse Massamba-Débat touchait à sa fin. Les élites et la classe politique de la ville étaient dans les jeux de pouvoir qui amèneraient Marien Ngouabi à la présidence. L’événement ne les touchait pas, les victimes étaient des petites gens. Eux, avaient depuis longtemps quitté la Cité. Ils demeuraient entre le quartier du Plateau et la gare, vivant comme leurs anciens colonisateurs. La politique et les affaires se partageaient le samedi soir au son des rumbas congolaises dans les soirées sur la côte sauvage. Joseph Bagontsou ne fut pas inquiété. Il fit son rapport devant une brochette distraite d’autorités judiciaires et militaires. Il raconta le vol par le prêtre, la disparition des billets que personne n’avait retrouvé et sa fuite malgré les sommations. L’audition fut close par un bon mot du procureur qui connaissait les velléités d’expansion d’Alphonse Bodanga :
- Décidément, il n’aura pas passé le premier carrefour !
Charles Desbault ne sut rien de ces drames provoqués par les fausses coupures. Il retrouva pour la fin de son séjour une dame pour ses dimanches après-midi.
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