De sa chambre du Cockpit-hôtel, l’homme regarde par la fenêtre le jour se lever sur Singapour. Il laisse aller son attention sur un paysage de pelouses bien tondues, de trottoirs proprets sous le soleil ; plus loin, la verdure de Fort Canning Park. Ce paysage aseptisé, tranquille, dissimule un État policier dirigé d’une main de fer par de florissantes fortunes locales qui louvoient pour la prospérité de leurs affaires entre l’Ancien Monde anglo-saxon et les nouveaux maîtres de l’Orient rouge. En cette année de 1971, en dehors des périodes de salons d’équipements électroniques, les alentours sont peu animés et les voies environnantes guère fréquentées. La ville est encore centrée autour de son port, dans une trompeuse somnolence postcoloniale. Cette apparente torpeur cache une activité pourtant conséquente qui explosera à la fin des années 70 avec l’arrivée des grandes fortunes de Hong-Kong. Le Français a choisi cet immense hôtel à l’écart des boutiques d’Orchard Road et des circuits touristiques. Il ne veut pas tomber sur des compatriotes ou des connaissances. Il sait qu’il joue une partie difficile dans ce voyage qui le ramène en Asie. De sa valise, il sort un épais dossier ceinturé par une sangle. À l’intérieur de la pochette, une première chemise contient des articles de presse d’un quotidien français. Ils sont tous signés par une certaine Françoise Chagnier. Ils font état d’échos non confirmés de bombardements à l’arme chimique par l’aviation chinoise de villages de l’est de la région autonome du Tibet et de localités voisines. Ces agglomérations rurales, habitées par la minorité Qiang et des Tibétains seraient hostiles à l’assimilation par les Han majoritaires. Des gardes rouges en disgrâce, envoyés par un pouvoir central cherchant à les éloigner, auraient été tués après avoir tenté de casser les statues et les bas-reliefs de temples, représentant pour eux « les anciennes superstitions ». Les voyous gauchistes s’étant repliés sur Chengdu, Pékin aurait donné l’ordre de bombarder cette rébellion avant qu’elle n’enflamme tout le Tibet. De gros biplans Antonov2 s’envoleraient d’un aéroport militaire proche de la capitale du Sichuan pour déverser des gaz moutarde sur les habitants des vallées. Ce produit mortel serait fourni par une discrète firme chimique logée à Zurich qui aurait exercé une semblable activité coupable lors du dernier conflit mondial. Une seconde chemise contient une série de démentis de l’ambassade de Chine populaire à Paris qui s’étend avec la langue de bois habituelle sur l’adhésion des minorités chinoises à la politique du président Mao. Des photos en noir et blanc de Tibétains en costume traditionnel et de Han se tenant par le bras en riant complètent le dossier. Une vigoureuse protestation d’innocence de la société helvétique incriminée est jointe. L’homme sort ensuite de son bagage à main un carnet censé être acheté à l’escale de Karachi où chaque page plastifiée est tapissée de timbres pakistanais. Dans la salle d’eau, il prend un ciseau à ongles et détoure délicatement chaque feuille. Il arrache les timbres et les films de protection qu’il met en miettes dans la cuvette des sanitaires. L’ossature du livret est un passeport français caché sous les vignettes sans valeur. Il regarde l’identité sur le document: « Jean-Pierre Régnier, journaliste, né le 24 novembre 1935 à Courbevoie ». Il regarde la pièce administrative à la lumière de l’armoire de toilette et se met à s’esclaffer en découvrant les nombreux faux tampons. Soudain son rire se transforme en une longue quinte violente. Il s’agrippe au lavabo, et crache d’importants filets de sang. Il reprend son souffle, reste immobile quelques minutes en transpirant malgré la climatisation et grimace en se relevant devant la glace. Ce mouvement lui broie les entrailles. Il se rappelle sa dernière conversation, dans le grand bureau aux murs de lambris, avec les gens qui le missionnent :
- Vous vous sentez capable physiquement de réussir votre mission ? lui avait demandé dubitatif un homme corpulent en costume noir derrière son immense bureau. - Nous jouons gros et il est hors de question d’échouer, avait surenchéri d’un air menaçant un autre homme derrière lui.
Le supposé Jean-Pierre Régnier se regarde dans le miroir. Il n’a pas quarante ans, mais son visage a prématurément vieilli. Sa peau se ride de mois en mois et prend l’aspect craquelé des anciens ivoires. Seuls, les puissants cachets d’analgésique avalés à jet continu lui permettent de tenir. Il se rappelle les paroles du médecin : « Il est trop tard, c’est général, nous ne pouvons que vous soulager ». Il sait que dans quelques mois commencera une longue agonie, seul, alité au fond d’une chambre impersonnelle. Pourquoi ? « Vous avez eu une trop longue vie d’excès, monsieur, et puis, c’est peut-être un virus tropical qui vous ronge depuis de nombreuses années, le mal est fait », avait ajouté l’homme en blanc. Oui, le mal est fait. Et le mal, il l’a beaucoup fait au cours de son existence aventureuse. Sa vie a commencé comme un jeu, insouciante, « adieu vieille Europe, que le diable t’emporte », dans des trafics aux frontières, des coups de dés rémunérateurs. Les bonnes fortunes se fêtaient par des beuveries et des fêtes avec les copains de son acabit au fond des bouges d’Afrique ou du Sud-Est asiatique. Puis les amis se sont clairsemés, ont disparu, de maladies, de morts violentes, pris d’une peur soudaine, d’un vertige sur leur avenir. Lui, son âme s’est noircie, il est devenu âpre, sans pitié, de plus en plus solitaire et brutal, se repaissant de la violence de ses actions. Pourquoi est-il revenu à Singapour ? Par nostalgie de sa jeunesse ? Pour faire un baroud d’honneur ? Un chant du cygne ? Par simple cupidité ? Il reprend une série de cachets en prévision d’un après-midi important pour son contrat. Il doit rencontrer un Tibétain dissident censé lui fournir la preuve des agissements des dirigeants chinois. La première prise de contact est prévue au Tiger Balm Garden cet après-midi.
Le jardin se trouve sur les hauteurs, à l’ouest de la ville. Jean-Pierre Régnier, un magazine français à la main, arpente comme convenu les allées au milieu des familles chinoises. Il aimait beaucoup ce parc lors de ses précédents séjours, sa relative fraîcheur et ses ombrages. Il s’amusait des figurines de plâtre un peu défraîchies qui relataient des scènes de légendes chinoises avec ses suppliciés mourants dans le feu ou tués par des bourreaux aux figures déformées par la rage. Aujourd’hui, son attention est en éveil. Qui va l’aborder ? Il n’a pas d’autre indication, mais il sait qu’il doit déjà être repéré avec son magazine à la main. Autour de lui, des promeneurs qui semblent l’ignorer. Il est soudain fatigué et s’assoit en face d’un tableau qu’il détaille. Un homme attaché se fait éviscérer, un autre transpercer par une pique maniée par un guerrier. Les statuettes ont des attitudes et des expressions exagérées et caricaturales, les faces pleines de rictus comme dans les opéras chinois ; l’enfer selon la mythologie asiatique. Ces scènes le faisaient sourire, mais aujourd’hui, Jean-Pierre Régnier est pensif, il y voit ses propres entrailles, son enfer quotidien, sa fin. Il est absorbé par ses méditations morbides, quand une voix agressive le fait sursauter :
- C’est vous Françoise Chagnier ?
L’homme s’est approché sans bruit. C’est un Européen, un Français, grand, efflanqué, avec un visage maigre entouré d’une barbe mal entretenue. Un regard inquisiteur détaille l’homme assis.
- Je suis Jean-Pierre Régnier, la rédaction a jugé le reportage trop dangereux et n’a pas autorisé Françoise à venir à Singapour. Je suis « free-lance » et je travaille pour eux sur cette affaire.
Le journaliste s’est levé, les deux hommes sont maintenant face à face. L’arrivant a toujours son air rogue et interrogateur. Son visage émacié entouré de poils filasse fait penser aux traîtres des drames asiatiques. L’échalas lui lance :
- Vous pouvez être n’importe qui. - Voici ma lettre d’accréditation du journal et le numéro de téléphone direct du rédacteur en chef pour vérifier, répond Jean-Pierre Régnier, prenant un air agacé.
L’homme saisit la feuille à en-tête et la scrute.
- De toute façon, si je ne rapporte pas des preuves irréfutables, l’ensemble de la presse, à commencer par mon journal, arrête de parler de ces soi-disant bombardements. Plus personne ne vous fera un papier, continue le reporter. Déjà, le quai d’Orsay nous demande de cesser ces allégations.
L’escogriffe a un mouvement d’irritation indignée :
- Nous avons toutes les preuves et un témoin direct. Mais nous devons le protéger, car les services chinois sont à sa recherche. - La balle est dans ton camp. Donne-moi un rendez-vous ce soir à un endroit public, pour une réponse. Je repars à Paris dans trois jours maximum. Moi aussi, je prends des risques, réplique l’autre d’un tutoiement péremptoire. - On vérifie, et si tout est net, on se revoit ce soir aux restaurants de rue, à l’angle de Maxwell Road et South Bridge Road vers 20 heures, répond le barbu soudain radouci. - À ce soir, conclut Jean-Pierre Régnier en se dirigeant vers la sortie du parc.
Il hèle un taxi et se fait déposer sur Orchard Road où il pénètre dans un centre commercial à plusieurs accès. Après avoir vérifié que personne ne le suit, il ressort sur Orchard Turn. Dans une boutique, il s’achète des baguettes chinoises. Il choisit un modèle long et robuste utilisé habituellement pour les marmites mongoles. Il en examine plusieurs paires, scrutant les fibres du bois sous le regard surpris du commerçant lui répétant sans cesse « good quality, good quality ».
De retour à l’hôtel, il reprend plusieurs analgésiques. Étendu sur son lit, le doute et la lassitude l’envahissent encore. Pourquoi ce contrat ? Cette action violente à quelques semaines de la fin de sa vie ? Il revoit les figurines du jardin. Pour la première fois, la peur de la mort et de l’au-delà l’obsède et prend le pas sur sa mission.
Le crépuscule est tombé sur le quartier de Chinatown, mais il fait toujours aussi lourd et humide. Jean-Pierre Régnier retrouve l’odeur des nuits de sa jeunesse et des temps désinvoltes. Il sait qu’il ne reviendra plus à Singapour. Il s’est fait déposer de l’autre côté de la rivière et marche le long des trottoirs encombrés. Il veut revoir les maisons à toits en pointe, les arcades près des berges. Là vit le Singapour chinois, son grouillement, ses trafics, loin des pelouses parfaites du parc Padang, sur l’autre rive où la gentry hindoue joue au cricket. Des ombres s’affairent sous les galeries, des voitures à bras, tirées par des coolies, se croisent, transportant d’improbables marchandises. Il s’arrête un instant, regardant en souriant des portefaix décharger des bouteilles vides de cognac français qui seront remplies cette nuit d’un mauvais alcool de riz teinté au jus de réglisse. Il marche vers son rendez-vous, il est déjà fatigué et transpire abondamment. Ses pensées s’entremêlent et il ne peut se défaire de ses obsessions morbides.
Jean-Pierre Régnier arrive aux restaurants de rue de Maxwell Road. C’est un alignement de stands, sous des bâches éclairées par des guirlandes d’ampoules nues, où s’affairent des familles de Chinois. Ils cuisinent chacun leurs spécialités, les visages luisants au-dessus des marmites et des braseros. Des tables et des bancs accueillent les clients en face de chaque échoppe. L’ensemble est saturé de fumées et de vapeurs, alourdissant encore la chaleur poisseuse. Il fait le tour des gargotes et désigne un plat cantonais avec du riz à la fille d’un stand. Seul Occidental, il s’installe à une table vide, sachant qu’on viendra le servir, et sort ses longues baguettes. À l’heure prévue, le grand homme maigre arrive et se met en face de lui, un bol à la main. Il est plus détendu qu’au jardin. Devant son interlocuteur silencieux, il entame :
- On a vérifié, tout va bien. Vous verrez le témoin et les preuves écrites.
Jean-Pierre Régnier est satisfait. Les deux hommes en costumes sombres rencontrés dans le grand bureau parisien maîtrisent les choses. Il reprend le ton abrupt de l’après-midi :
- Tu me donnes des documents authentiques ? - Pas possible, nous n’avons que les factures de livraisons et nous gardons les originaux. On te donnera des copies. - Je m’accommode des reproductions, mais je dois photographier le témoin tenant les originaux. - C’est d’accord concède le barbu, nous nous verrons à Bugis Street à 1 heure du matin, devant chez Charly.
Le grand homme maigre est maintenant plus détendu. Pour meubler la conversation, il raconte l’action contre la Chine populaire, le vrai visage du maoïsme. Étudiant en langues orientales, il a vu ses idéaux tiers-mondistes s’effondrer. Son interlocuteur l’écoute s’épancher sans cesser de manger. À la fin du repas, il achète des serviettes de papier à un marchand ambulant et essuie ses baguettes qu’il met dans la poche à stylos de sa veste. En se levant, il dit au barbu :
- À toute à l’heure et ne me fais pas faux bond.
Jean-Pierre Régnier rentre à son hôtel, refait ses bagages, règle sa facture en liquide et prend un taxi pour l’aéroport. Arrivé à Changi, il consulte le panneau de départ. À 6 heures du matin, un avion de la Cathay Pacific part à destination de Bangkok. Après avoir pris son billet au stand de la compagnie, il met ses bagages à la consigne et vide ses poches à l’abri des regards. Il ne conserve sur lui que son passeport de journaliste, un tube de cachets, un appareil photo Minox, un petit carnet avec un crayon, une liasse de dollars U.S tenus par une pince et ses deux baguettes. S’enfermant à l’intérieur des toilettes, il casse l’extrémité des bâtonnets qui se transforment en stylets à la pointe redoutable et les remet verticalement dans sa poche intérieure.
Le taxi ramène Jean-Pierre Régnier de l’aéroport et le dépose à Bugis Street. Rien n’a changé depuis son dernier séjour et les beuveries entre compères. Cet endroit reste le chancre d’un Singapour aseptisé. Il est minuit et le quartier a basculé dans son chaos quotidien. Tout est possible, tout s’achète et tout se vend, révélant les vicissitudes des âmes. Pour échapper à la cohue et aux ivrognes qui zigzaguent, il s’assoit sous une échoppe et boit une bière. Il est sans cesse sollicité ; on lui propose des montres, des cigarettes, de la drogue. Des souteneurs viennent lui présenter des filles, des garçons, des ladyboys fardés en robe de soirée et, sur son refus, le questionnent sur ses penchants. Il se rappelle leur phrase fétiche de l’époque heureuse, dite doctement, un verre de whisky à la main et une fille accrochée au cou : « À Bugis Street, tous les vices sont possibles, c’est là que tu vois si tu restes le maître ou si tes démons te submergent ». Jean-Pierre Régnier reprend quelques cachets ; ses pensées reviennent sur la douleur qui le taraude, sur sa mort prochaine. Il se sent de plus en plus fatigué, désenchanté ; il est déjà au sein d’un autre temps. Ce soir, il choisira sa fin, il ne sombrera pas dans la violence et le mal. Cette nuit, il vaincra ses démons. À Paris, les deux avocats aux costumes sévères et leurs commanditaires seront en rage. Peu importe, il vient d’entrer en esprit dans son agonie. Bugis Street sera son chemin de Damas.
L’heure arrive, il se dirige vers chez Billy. Il aborde le grand Français barbu qui fait déjà les cent pas devant l’établissement :
- Comment procède-t-on ? - Suis-moi, le Tibétain nous attend à l’arrière-salle avec deux amis.
Jean-Pierre Régnier le suit dans une petite pièce puante remplie de caisses vides qui doit servir de débarras. Deux jeunes hommes silencieux, un Malais et un Chinois sont à l’entrée. Au fond de la pièce, en retrait, un Asiatique d’une quarantaine d’années à la face sombre et burinée tient un petit dossier dans ses mains. Le barbu fait les présentations :
- Tashi Wangdu, ancien responsable de Ganzi.
Il parle en mandarin à l’homme qui lui tend la chemise et recule au fond de la pièce, apeuré. Jean-Pierre Régnier s’approche, consulte les factures et les bordereaux en anglais et se retourne vers le traducteur :
- C’est complet. On fait les photos comme prévu, mais il faut poster les deux gars pour ne pas être surpris.
Les individus quittent la pièce et l’envoyé parisien s’approche du Tibétain en sortant son appareil photo. L’homme recule, paniqué, et crie une phrase en mandarin. Le barbu traduit :
- Il a peur, il veut que tu sois fouillé.
Jean-Pierre Régnier écarte sa veste. L’autre Français s’approche, passe sa main sous le vêtement et sort la liasse de dollars. Il la soupèse d’un air cupide et déclare en regardant dans les yeux son vis-à-vis :
- La moitié pour la cause, camarade. - Rends-moi mon fric ou tu vas le regretter, répond l’autre, la mâchoire serrée.
Son instinct de loup et sa rapacité ont repris le dessus. Il remet l’appareil photo dans sa poche en répétant d’un ton froid :
- Redonne-moi ce pognon tout de suite.
Le barbu prend un ton rigolard en tapotant avec la liasse la main gauche tendue :
- La moitié, camarade.
Jean-Pierre Régnier lui saisit le poignet, sort avec la main droite une baguette de sa poche et la lui plante à travers la carotide. La pointe de bois lui a transpercé la base du cou. Le grand homme maigre tombe évanoui au milieu des caisses, comprimant sa gorge d’où gicle le sang. Le Tibétain a reculé au fond de la pièce, saisi d’horreur, les yeux écarquillés, essayant de crier. Le Français réagit par réflexe ; en quelques pas, il est au contact avec le témoin de son forfait. D’une main, il lui empoigne le cou et lui tape la nuque contre le mur. Assommé, il ne sentira même pas la deuxième baguette s’enfoncer entre ses côtes et lui traverser le cœur. Le faux journaliste se redresse, en sueur, vidé par l’effort. Il se tient le ventre, et reprend deux cachets afin de soulager sa douleur. De rage, il jure à voix haute ; il n’a pas su éviter cet enchaînement tragique, ces meurtres. Malgré sa volonté, il n’échappera pas à son destin. Il n’a pas su se résigner à l’humiliation, ni compris que son renoncement ne pouvait passer que par une attitude compatissante et désintéressée. Il n’a pu réfréner ses pulsions violentes dont les deux pauvres bougres ont été les victimes. Les affairistes parisiens qui l’ont envoyé ici ont gagné. Lui, le faux journaliste, a exécuté le témoin tibétain, son compagnon français, et a récupéré les documents prouvant la culpabilité de la firme helvétique. Il n’est qu’un tueur qui recevra en échange la forte somme promise. Les bombardements qu’il pensait réellement dénoncer se poursuivront. Jean-Pierre Régnier reprend sa liasse de billets et constate que le grand homme maigre, le torse couvert de sang, est mort lui aussi. Il tire les corps par les pieds derrière les piles de caisses, prend le dossier et le met sous sa chemise.
Il ressort sur la rue, passant devant le bar bondé sans être remarqué. Il s’étonne que les amis du barbu soient invisibles. Il marche maintenant au milieu de la foule et s’éloigne à la recherche d’un taxi. Il est en nage et grimace ; il a de plus en plus mal à l’abdomen. D’un rictus et d’un geste de la main, il éloigne les quémandeurs, les marins en goguette qui lui tapent sur l’épaule et l’interpellent. Jean-Pierre Régnier ne voit pas les deux hommes qui l’ont regardé sortir et le suivent à distance. Il remonte péniblement Victoria Street à la recherche d’une voiture. À l’aéroport, il reprendra sa valise, récupérera son vrai passeport et changera de vêtements dans les toilettes en attendant son avion. Les néons s’éloignent, le Français aborde maintenant une zone plus sombre. Sous une guérite de bus, il s’assoit sur un banc afin de reprendre haleine. Il est courbé, la tête penchée, les bras croisés sur le ventre pour comprimer la douleur. Profitant de l’obscurité, le Chinois et son compère s’approchent en rasant les façades. D’un bond, ils sont sur lui, le Malais lui appuie sur le dos pour l’empêcher de relever le torse et le Chinois lui enserre la tête dans un sac de plastique. Jean Pierre Régnier étouffe sous la cagoule de nylon, cherche l’air en tentant de se libérer de l’homme qui pèse sur ses épaules. Il comprend maintenant pourquoi, chez Billy, les cerbères se sont tenus à distance, se contentant d’observer le double meurtre. Travaillant pour la Chine, ils attendaient qu’il fasse la sale besogne, qu’il se débarrasse du Tibétain et de son mentor et reprenne le dossier compromettant. Depuis le début, en accord avec les Chinois, les avocats de la société zurichoise l’ont trompé. Les deux hommes en costumes noirs voulaient un Occidental, un aventurier, que rien ne pourrait rattacher à l’action homicide de leur firme. Les services communistes feraient en sorte qu’il ne revienne pas vivant.
Le Français lâche prise, il s’est résolu à sa fin. Il ne se débat plus, attendant la délivrance. Son dernier regret est de n’avoir pu changer le cours des choses. « J’ai vécu par l’épée, je mourrai par l’épée » sera sa dernière pensée. Il suffoque avec de petites secousses de la tête, ne respire plus et s’évanouit. Le Malais sent que l’homme s’affaisse, se ramollit, que la vie le quitte. Il se redresse et surveille les environs déserts. Le Chinois attend encore quelques minutes et récupère le dossier, le Minox, la liasse de billets, le passeport et s’éloigne avec son complice. Jean-Pierre Régnier n’est plus qu’un corps affaissé sur un banc, la tête penchée sur la poitrine, dans une posture d’ivrogne.
Avec l’arrivée du jour, le monde interlope a disparu du quartier, comme une brume qui se dissipe. La normalité reprend ses droits. Une voiture de police s’arrête pour faire déguerpir cet Occidental en costume de lin qui cuve encore sous l’abri du bus. À la première secousse des policiers, le corps s’effondre sur le trottoir. Le chef de patrouille constate la mort de l’inconnu et conclut, pensif :
- On ne revient pas toujours de Bugis Street.
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