Même si, je n’avais encore tué personne, l’idée d’être un meurtrier m’était somme toute familière. Il y avait six jours à peine, je m’étais de nouveau réveillé avec un goût de métal dans la bouche, la conviction déplaisante d’avoir assassiné quelqu’un. Mais qui ? Je n’en avais pas la moindre idée. Vraiment. De quelle arme m’étais-je donc servi ? Je ne pouvais seulement me rappeler que cela m’avait paru long, pénible, et plutôt salissant. Je savais alors que j’aurais à lutter avec ça : une boule grise de sentiments désagréables, la culpabilité, qui me donnait déjà l’impression qu’on m’avait branché une canule de plastique souple dans le dos, et que progressivement on faisait le vide au moyen d’une pompe sophistiquée en aluminium, une mécanique bien huilée, puissante et silencieuse. Mes entrailles se resserraient alors inexorablement en une dépression sèche. « Lyophilisé ». C’est ce que j’aurais répondu, si seulement on m’avait demandé à ce moment, comment je me sentais. Quand je pris conscience de la masse courbe et tiède de Claire couchée à mes côtés, j’eus la certitude qu’elle connaissait mon dégoûtant secret. Sans aucun doute, avait-elle pleine conscience du meurtre que j’avais perpétré cette nuit-là encore. Pourtant je ne pus m’empêcher de nier. Avec toute la force de conviction dont j’étais capable, malgré ma bouche tapissée de papier de verre et ma gorge garrottée, j’articulais, et péniblement les mots avaient fini par jaillir en paquets de grumeaux, comme la pâte d’un vieux tube de dentifrice racorni, qu’on aurait exprimé d’un coup de marteau :
- Non, je n’ai tué personne !
Cela ressembla à un cri étouffé dans la nuit. Je mentais, bien évidemment, mais en cherchant à la convaincre, sûrement cherchais-je à me convaincre moi-même. Je repris, et parvins même à moduler un ton de supplique :
- Je t’assure, je n’ai tué personne...
Enfin, le doute commençait à me gagner. Elle ne sut évidemment pas quoi répondre, parce qu’assurément elle aussi venait de se réveiller, la pauvre. Et que même si elle avait été certaine d’avoir bien entendu, elle n’aurait tout simplement pas compris. Le mieux pour moi était alors de faire semblant de rien, de prétendre que je dormais encore. De fait, c’est ce qui arriva. Au fur et à mesure que mon angoisse rétrécissait, je sombrai de nouveau, inconscient de la perplexité de ma compagne, qui dès lors, devait s’agiter comme un ver. Quand enfin et pour de bon, je m’éveillai, il me fallut encore un bon bout de temps avant de me débarrasser de cet état glaireux d’incertitude, et que je ne parvienne à admettre qu’une fois encore, j’avais été abusé par l’étreinte nocturne de ce même fichu cauchemar.
Aussi, parce que ces gestes, mon esprit les avait à plusieurs reprises déjà accomplis dans mon sommeil, il ne devait pas m’être difficile de tuer. Le bain de ce satané petit Ludo n’avait jamais dû être inscrit dans cette maison sous la rubrique hygiène et santé. Il devait plutôt avoir été reporté dans la colonne des loisirs aquatiques, cris et aspersions. Aussi, maintenant qu’il était assez grand (bientôt six ans) pour qu’on le laissât seul, restait-il une bonne demi-heure à tremper comme un paquet de linge sale avec ses playmobil, avant que l’on ne monte s’occuper sérieusement de sa toilette. Pourquoi devait-il être particulièrement agité ce soir-là ? Ce n’était pourtant pas la pleine lune. Le temps n’était même pas à l’orage. Il faisait juste un peu chaud pour ce début d’automne, et la salle de bain transformée maintenant en mangrove, m’obligea à regarder à deux fois avant d’y poser le pied. Difficile de penser que de la frêle perfection de ce petit corps d’enfant, le malin pouvait s’être emparé. Avant même que je ne pus ouvrir la bouche, Ludo s’était mis à taper du poing dans la surface de l’eau encombrée de jouets de plastique. Il criait aussi fort qu’il pouvait :
- Non ! Non ! Non ! Va-t-en ! Va-t-en ! TU me LAISSES tranquille ! TU me LAISSES jouer !
Si bien que je décidai de me taire, et que commença à mon insu, un calcul précis qui devait additionner chaque crise, manquement, refus, du gamin, jusqu’au moment où la somme de ces valeurs dépasserait le crédit accordé par ma patience. Qu’adviendrait-il alors ? Indiscutablement, le meurtre serait une solution satisfaisante. Le décompte se poursuivit, quand une gerbe d’eau sonore vint barrer ma chemise impeccable, d’une bande oblique, large et sombre. De la hanche à l’épaule, le tissu me poissait maintenant le torse. Je me contentai alors de retrousser soigneusement l’une et l’autre manche en revers plats et réguliers. Quand je m’emparai du gant de toilette, qui flottait à demi comme un matelas pneumatique un peu dégonflé parmi les cadavres colorés de figurines aux tons acidulés, Ludo poussa un cri qui aurait dû faire voler en éclats vitres et miroirs de la maison entière, mais qui ne fit qu’engendrer un acouphène sévère au creux de mon oreille interne. Du frottement d’un petit savon blanc je générai maintenant une pommade molle et onctueuse. Tandis que je m’apprêtais à passer délicatement le gant sur la figure du petit, l’animal planta ses ongles taillés de frais dans mon avant-bras. Les sillons creusés à la surface de la peau inscrivirent une série de bracelets brûlants aux fines perles de sang. À ce moment, son visage se contracta en une boule de papier mâché, son corps entier fut saisi de tremblements. Ludo battait et des pieds et des mains en crachant des mots déjà entendus, mais qui faisaient toujours leur petit effet :
- Je vais le dire à mon père ! Je t’aime pas ! T’as pas le droit de me toucher ! Va-t-en !
La meilleure solution pour obtenir la paix fut de lui plonger la tête sous l’eau. Je savais qu’un temps d’immersion qui paraissait raisonnable devait être multiplié par deux, depuis ce jour où j’avais emmitouflé dans la ouate une portée de six chatons bâtards, que je les avais placés dans une boîte à biscuit en métal décoré de bigoudènes se rendant à la messe, dans le couvercle de laquelle, j’avais préalablement poinçonné une douzaine de petits trous au moyen d’un couteau court et pointu. Mon cœur s’était vraiment serré quand je ressortis du seau la boîte dégoulinante, et qu’une fois ouverte, j’avais découvert que deux des petites boules de pelage mouillé se contractaient encore en une sorte de hoquet et reprenaient le souffle de la vie. Précipitamment, j’avais dû plonger à nouveau, le petit cercueil de fer blanc dans l’eau tiède. Depuis, je savais. Tuer prenait un certain temps. Assez curieusement Ludo ne se débattit pas autant que j’aurais cru. Juste quelques saccades désordonnées des bras. Et les mains, doigts écartés ne s’emparaient que de l’air dont ses petits poumons devaient manquer à cet instant. À peine quelques battements de pieds. Bien sûr, je lui avais appliqué une main ferme sur la tête, tandis que l’autre s’était plaquée en étoile de mer sur la frêle poitrine du gamin. Je regardai ailleurs, parce que si Ludo avait gardé les yeux ouverts, j’y aurais sûrement lu un air de reproche, ou quelque chose comme ça. J’entendais les bulles remonter à la surface, assez longtemps en fait. La pression de la tête pour remonter n’était pas très forte, mais je sentais dans la vibration de mon poignet quelques à-coups. Puis la mince résistance faiblit encore, la surface de l’eau devint plus calme, et la cage thoracique de Ludo ne sembla plus se soulever autant. À ce moment, la voix forte de Claire monta du pied des escaliers :
- Tout va bien ?
Je tentai de distinguer le craquement de ses pas sur le bois usé des marches. Avait-elle pressenti quelque chose ? On parle d’instinct féminin, mieux d’instinct maternel, existe-t-il un sixième sens qui donnerait le signal aux mamans d’une progéniture en danger ? Pas cette fois en tout cas. Claire avait tout simplement pris l’habitude de ne s’inquiéter que du silence. Alors que tous les cris de son fils ne l’auraient pas fait tressaillir une seconde, le calme lui posait question.
- Ça va ! répondis-je simplement, d’un ton aussi naturel que je pus.
Maintenant je m’interrogeai aussi. Peut-être était-il temps de libérer Ludo ? Mais non, je me souvins des chats. Quelques secondes passèrent. Quand je me décidai à jeter un coup d’œil, je crus un instant distinguer une onde, un soubresaut de l’estomac. Mais je n’en étais plus sûr maintenant que le petit corps reposait sagement au fond de l’eau maculée de particules blanchâtres de savon. Malgré le poids de l’inertie, il était bien plus facile de savonner Ludo, maintenant qu’il était mort. Mes gestes étaient exagérément lents et pleins de douceur. Ce fut avec beaucoup de soin aussi que je le rinçai au moyen de la douchette, doigts écartés, ma main coupant le jet brutal de façon à ne pas le heurter trop violemment. Attentionné et prévoyant, j’avais fait chauffer un drap de bain blanc sur le radiateur, et étalais maintenant le petit homme nu sur le plateau de la grande commode de pin vernis, dont les disjonctions et les noircissures naissantes, trahissaient une incompatibilité avec la chaude humidité ambiante. Doucement je tamponnai chaque centimètre carré de son corps, puis lui enfilai bien vite son pyjama en prenant soin de ne pas lui racler la face avec le col de sa veste, ce dont il ne manquait jamais de se plaindre. On aurait juré qu’il dormait déjà. Son petit corps posé sur le côté, genoux fléchis, bras pliés sur la poitrine, j’avais bien remonté la couverture et tendu le drap. Seuls dépassaient les poings fermés, remontés sous le menton, le visage tourné contre le mur. Je ne résistai pas alors au plaisir de lui faire, comme c’était le rituel, un peu de lecture. Je n’eus même pas à choisir parmi la pile de livres entassée sur le plateau de son bureau car je me souvins que la veille, j’avais commencé le récit de « La tortue exploratrice ». Et, alors que j’avais jugé l’heure trop tardive pour terminer, j’avais promis de poursuivre la lecture ce soir même. Évidemment, il connaissait l’histoire par cœur, car moi-même lui avais déjà lue à plusieurs reprises. Mais maintenant qu’il commençait à bien reconnaître les mots, il prenait beaucoup de plaisir à finir chaque phrase. Cette fois, bien sûr, je ne fus pas interrompu. Pourtant cela ne m’empêcha pas de commenter longuement chacune des illustrations en insistant sur les détails qui l’intéressaient particulièrement. La gueule ouverte du crocodile le fascinait chaque fois. Les dents y étaient parfaitement dessinées, l’obscurité de l’arrière-gorge et l’humidité si bien suggérée, que l’on comprenait parfaitement que la tortue pouvait s’être méprise en pensant se réfugier au fond d’une caverne. Claire y avait passé du temps, mais cela devait en valoir la peine. Jamais je ne l’avais vu utiliser autant d’ingrédients pour cuisiner un plat. La vaisselle sale s’entassait jusque dans l’évier ainsi que sur une bonne partie du plan de travail. Des dégoulinures jaune orangé traçaient une frise intéressante sur le devant de la cuisinière. Tout laissait deviner le nombre exorbitant d’opérations successives, qui avaient dû être nécessaires à sa préparation. « Souper exotique ! » m’annonça-t-elle, le sourire aux lèvres, dès mon entrée dans la cuisine, qui embaumait de saveurs lointaines jusque-là inconnues à la maison, et que j’aurais bien eu du mal à identifier. J’appris ensuite, car je m’en enquérais, étant curieux de nature et prudent par principe, qu’outre l’agneau et quelques fruits et légumes, il entrait dans la composition du plat un mélange de crème de curry, de cardamome, agrémenté de feuilles de citronnier. Sans doute, les épices. Les épices, et la bouteille de Shiraz australien que je m’étais accordé de déboucher pour la circonstance, et que nous avions fini par vider. Ce qui n’était pas dans nos habitudes. Tout cela avait dû jouer un rôle, Claire et moi étions si excités, comme des gosses, à l’idée de nous mettre au lit, et d’y faire des bêtises, qu’elle ne fit qu’entr’ouvrir la porte de la chambre de Ludo pour s’assurer qu’il dormait bien. Elle la referma aussitôt. De fait, je me sentais bizarre cette nuit-là, et Claire me laissa faire des choses qu’elle m’avait toujours refusées jusqu’alors. Elle-même, remplie d’initiatives, me fit l’amour avec tellement d’audace, que j’aurais pu me demander où elle avait bien pu apprendre tout ça, si nos sens enflammés ne nous avaient pas transportés dans une dimension de plaisir, où l’on ne se pose pas beaucoup de questions. Ce ne fut qu’après plusieurs heures, que je perdis conscience, épuisé de fatigue et repu de bien-être. Trop tôt pour un dimanche, le matin. Bon sang ! Ma tête en compote bourdonnait encore de l’écho confus de tout ce qui avait pu se produire depuis la veille. Elle résonnait sans fin, comme une bille de flipper projetée contre les os de ma boîte crânienne. C’est une saccade rude à l’épaule, suivie d’une bourrade de coup de poings dans la poitrine, qui me tira brutalement de ce sommeil poisseux où je m’étais englué. À cheval sur moi, impatient de partager ses jeux, Ludo n’avait pu attendre plus longtemps que j’émerge. Lui-même avait dû s’éveiller, froid et humide à l’entrejambe, du fait d’avoir mouillé son lit, comme cela lui arrivait encore souvent. Il n’avait gardé alors que sa veste de pyjama bleue, sur les pans de laquelle il tirait maintenant de chaque côté, inspiré sans doute par un élan spontané de pudeur approximative. Le lit s’était déjà partiellement couvert de jouets et de livres, qu’il avait apportés par brassées pleines de sa chambre. Claire, les yeux mi-clos, bien assise, la tête calée par son oreiller relevé contre le bois du lit, était parvenue à retarder jusque-là, l’inéluctable assaut de mon réveil brutal. Elle devait bien guetter un peu ma réaction, en retenant du mieux qu’elle put le bras de Ludo par la manche. Petit salaud, que j’étreignais fortement contre moi, et dont je sentis la chevelure ébouriffée, pleine encore des odeurs mêlées de shampooing à la vanille et de sueur d’enfant.
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