Il était 14 h quand Lucas finit son déjeuner. Assis seul à une table du CROUS, il parcourut d’un œil morne son assiette jonchée de restes de nourriture et d’emballages plastique. Le brouhaha, les fracas des couverts sur les assiettes, les rires et les discussions parvenaient à ses oreilles dans un pénible métissage sonore. En silence, il enfila sa veste qu’il avait soigneusement posée sur le dos de sa chaise, prit son sac dans une main et son plateau dans l’autre, qu’il déversa dans la poubelle.
L’air frais à la sortie fut libérateur. Du moins jusqu’à ce qu’une bande de lycéens passent de chaque côté en chahutant, lui donnant malencontreusement un coup de coude au passage. Le jeune homme leur jeta un regard noir et continua sa route. Lucas arriva devant sa fac quelques minutes plus tard. Il entra dans le hall gigantesque, et comme tous les jours s’offrit à lui le spectacle désolant de la marée humaine aux remous étrangers et fugaces : des visages pressés qui se bousculaient presque sans se voir, des jolies filles à qui il ne parlerait jamais, des jeunes riches qui portaient des vêtements chers, parlaient de vêtements chers, pensaient à des vêtements chers, des groupes d’amis qui riaient fort, des gens qui avaient l’air aussi seuls que lui… Le monde se pressait dans cette masse informe, sans se reconnaître, se parler ni se regarder.
Il restait une dizaine de minutes avant le début du cours. Il s’assit sur les marches qui menaient à l’amphi, entouré des autres étudiants qui attendaient comme lui. Le brouhaha, encore. Ces rires forcés, encore. Ces vêtements chers, encore. Ces discussions stériles, encore. Au moment où il allait sortir son livre, Lucas aperçut au loin des garçons de son TD avec lesquels il avait sympathisé. Il referma son sac et se dirigea vers eux. Ils discutèrent un peu en riant, et à son tour il contribua au brouhaha ambiant, eut des rires forcés, parla de vêtements chers dans des discussions stériles. C’était un peu trop. Il sentit ses joues gonfler, son visage se rougir. Tout ce monde l’oppressait. Au moment où les portes de l’amphi s’ouvrirent il prit congé et alla s’asseoir au fond, en paix, seul.
Les minutes avaient arrêté de s’écouler. Alors que le professeur parlait, assis au loin sur sa chaire, dans cet amphi immense aussi inconfortable que mal éclairé, les centaines d’étudiants qui prenaient studieusement les notes sur leur clavier d’ordinateur étaient suspendus à ces lèvres, en cet instant comme pour l’éternité. 15 h 23. Il était 15 h 23 depuis un siècle. Lucas savait à présent que le temps ne s’écoulerait plus, et que jamais il ne quitterait cet endroit, condamné pour toute sa vie à écouter ce prof parler d’un sujet qui n’intéressait plus personne. Comme des esclaves condamnés aux galères, les étudiants pianotaient comme les millions de fourmis qui s’activent au service de leur propre fourmilière, mais qui n’ont en commun que leur proximité physique. Et de loin, Lucas voyait les petites blagues, les garçons qui faisaient claquer les soutiens-gorge des filles sur leur dos, les rires en regardant une photo prise sur Internet, les discussions confidentielles, les regards qu’il surprenait. Et puis il y avait les autres, en groupe mais studieux, qui jetaient des regards agacés à ceux qui riaient. Enfin il y avait ceux et celles qui étaient seuls. Qui prenaient leur cours et puis partaient. Ceux qui jamais ne disaient mot. Ceux qu’on oubliait. Il se demanda ce qui se passerait si tous les gens qui étaient seuls soudain se parlaient et s’amusaient tous ensemble. Pour éviter qu’on ne le prenne pour l’un d’eux, le matin, en prenant son petit déjeuner, Lucas s’envoyait des SMS à lui-même qui se stockaient dans la boîte de réception de son iPhone. En amphi pendant les pauses, il faisait mine de les découvrir et de s’en amuser, ou d’y répondre, pour que les gens pensent que lui aussi il s’éclatait.
Finalement, le cours s’acheva. Déjouant la faille temporelle de 15 h 23, Lucas rangea son MacBook dans son sac. En sortant il croisa du regard l’un de ses amis, Luc, qui avait fait du basket avec lui l’année dernière. Il était doux de reconnaître un visage dans ce corps multiple informe et anonyme, ce golem composé de milliers de visages étrangers. En sortant il se dirigea vers le Franprix le plus près de sa fac. Après avoir fait la queue une bonne vingtaine de minutes, Lucas ressortit les bras lourdement chargés et se pressa vers le métro. Les longs couloirs de celui-ci, cette masse humaine et puante, ces regards à la dérobée lui donnaient le vertige. Un trop long trajet en métro le rendait anxieux. Il se mettait à suer et son poil se hérissait. Il sortit à sa station, marcha jusqu’à son studio et monta ses courses jusqu’au 6e étage. Épuisé et en sueur, il finit par tourner la clé dans sa serrure et claqua la porte derrière lui. Haletant, il s’assit sur le lit et passa ses mains sur son visage. Le jeune homme rangea ses courses et se mit à son bureau pour préparer ses TD. Rapidement, il eut envie d’appeler ses parents. Les cours ne l’intéressaient pas. Les gens ne l’intéressaient pas. La ville lui hérissait le poil. À quoi bon. Il saisit son iPhone et leur passa un coup de fil. Il leur dit que tout se passait bien et qu’il s’était fait des amis. Il raccrocha et travailla jusqu’au soir, puis dîna seul et s’endormit devant un film. Le lendemain, sa journée recommença.
– Alors, prêt ? – Oui, oui, je serai là. – Super, à ce soir ! répondit son ami avant de s’éloigner.
C’était Max, un de ses copains d’anglais. Il organisait une petite soirée en ce vendredi soir, et pour une raison qui échappait un peu au jeune homme, il avait absolument tenu à ce que Lucas soit là. La journée passa plus vite cette fois-ci. Même s’il déjeuna seul et passa ses heures de trous à lire ou à travailler, il se sentait d’humeur joyeuse. Lui aussi, ce soir, comme des milliers d’étudiants parisiens, allait sortir et faire la fête. Ces jolies filles qu’il voyait passer tout le temps, ce soir il discuterait avec certaines d’entre elles, et rigolerait avec les gars en se tapant dans le dos comme les sportifs. Il se sentait si léger qu’il s’autorisa même un sourire à la dame du CROUS qui lui servit son repas. Quand la dernière heure de cours s’acheva Lucas rentra rapidement chez lui, et le trajet en métro ne l’angoissa presque pas alors qu’un type chauve, dans la cohue, collait son bras dégoûtant à son dos.
En arrivant dans son studio le jeune homme essaya les quelques tenues élégantes dont il disposait, se livra à des mélanges, hésita entre les chemises, et aurait bien aimé avoir un ami pour le conseiller. Il prit une douche, se rasa, et fut fin prêt trois heures avant le début de la soirée. Que le temps passait lentement ! Il allait et venait, tournant comme un forcené dans son minuscule appartement. Pour se détendre il continua le poème sur lequel il travaillait en ce moment. Ses poèmes, personne ne les avait jamais lus.
Finalement l’heure arriva, et Lucas s’aperçut qu’il n’avait même pas dîné. Tant pis, de toute façon son estomac était noué. Il acheta une bouteille de vin au Franprix, fort chère pour son budget limité, et entra dans le métro le cœur léger. Il arriva en bas de l’immeuble et retrouva le code d’entrée sur son iPhone. Enfin Lucas sonna à l’interphone et grimpa les escaliers quatre à quatre, sentant son cœur s’emballer un peu plus à chaque étage, ses mains trembler à chaque marche. La porte de l’appartement fut simple à identifier : une musique assourdissante s’en échappait. Il sonna plusieurs fois avant que quelqu’un ne vienne lui ouvrir. Sa chemise était sortie de son pantalon quand il avait gravi les marches, il était en sueur et s’agrippait à sa bouteille de vin comme si sa vie en dépendait. Un jeune homme qu’il avait souvent croisé à la fac sans jamais lui parler lui ouvrit, et sans même le regarder retourna vers le salon. Lucas s’essuya longuement les pieds sur le paillasson, entra, ferma la porte, et chercha Max du regard. Il finit par le trouver dans la cuisine, en train de raconter une anecdote provoquant l’hilarité des trois filles qui l’écoutaient. Ils avaient chacun un verre de vin et la bouteille semblait bien entamée.
– Salut Lucas ! cria Max. Enlève ta veste ! C’est chouette que tu sois venu ! Ah super tu as pris du vin, on va la mettre avec les autres.
Il ouvrit le frigo et rangea la bouteille à côté d’une vodka bas de gamme et d’un vin de supermarché. Max discuta sommairement avec Lucas, mais ce dernier sentait que son ami n’était pas vraiment concentré sur leur conversation, et rapidement celui-ci s’en détourna pour rejoindre les deux filles restées seules et terminer son anecdote.
Lucas se dirigea vers le salon, d’où provenaient toutes les voix, la musique et les éclats de rires. Il se sentit un peu bête en saluant tout le monde, mais il avait commencé. Il tenta d’engager la conversation auprès de plusieurs groupes, mais ne comprenait pas leurs références, ne partageait pas leurs souvenirs et ses tentatives de blague n’aboutissaient pas. Plus la soirée avançait, plus Lucas sentait une irrépressible colère monter en lui. Il n’aurait su dire ce qui le vexait le plus : était-ce la médiocrité des conversations qui s’étalait devant lui, la bêtise de ceux qui captaient l’attention comme il l’aurait voulue pour lui, ou le fait qu’il ne demande qu’à se rendre aussi mondain lui aussi sans y parvenir ? Personne ne lui parlait. Il ne parlait à personne. La musique était trop forte. Ces rires abominables lui écorchaient le cœur. Il était seul, observé, ridicule. Il crut alors que tous ces gens formaient une ronde de laquelle il était exclu et le serait toujours, où chacun lui lançait une moquerie en tournant. Encore, ses joues se mirent à brûler, son cœur battait trop vite, ses mains tremblaient, sans un mot il partit et personne ou presque ne fit attention à lui. Lucas rentra chez lui comme un vieux loup blessé, les joues rouges, les mains crispées. Ses jambes tremblaient de fureur et de frustration. Il maudissait la bêtise de toutes ces personnes qui ne comprenaient rien, leurs discussions vides et leurs blagues à la noix. Il revoyait chaque visage, chaque chemise, chaque voix et tout ce qui formait le monstre de chaos sonore qui le poursuivait jusque dans sa tête. Il ne voyait en chacun d’entre eux que les différentes parties d’un même corps infâme qui le salissait à peine posait-il les yeux sur lui. Ces étudiants, prétentieux, sûrs d’eux-mêmes, lui donnaient la nausée. Et le pire était sûrement qu’une partie de lui aurait tout donné pour leur ressembler. C’était trop, beaucoup trop. Ça commençait vraiment à faire trop.
– Alors Lucas, comment était cette semaine ? demanda Mme Carboin, la psychiatre.
Assis en face d’elle, Lucas la dévisageait. Il voyait cette petite bonne femme en surcharge pondérale, ses joues tombantes qui semblaient vouloir échapper à ce visage aussi banal qu’il était laid, ces petites lunettes que le jeune homme avait toujours trouvées ironiques, de la part de quelqu’un qui était censé lire dans le cœur des gens.
– Il me faut plus de pilules, dit simplement Lucas.
Elle ne dit rien mais écrivit longuement sur son petit carnet.
– Pourquoi ? demanda-t-elle. Nous ne sommes pas encore à la fin du mois, Lucas, qu’est-ce qui te fait dire qu’il t’en faut encore ? – J’en ai fait tomber la moitié dans le lavabo, balbutia-t-il.
Il s’y prenait mal, il le savait.
– C’est déjà ce que tu m’as dit le mois dernier. Pourquoi ne me parles-tu pas, plutôt ? Dis-moi ce qui se passe. – Rien, répondit-il. Je suis fatigué.
Il lui raconta quelques banalités, se figurant que c’est ce qu’elle voulait entendre. À la fin de l’entretien, elle accepta de lui signer une nouvelle ordonnance. Quand les parents de Lucas avaient insisté pour qu’il poursuive sa thérapie à Paris, il s’était efforcé de trouver le thérapeute le moins regardant possible, et avec Mme Carboin il était plutôt bien tombé.
Lucas prit une grande bouffée d’air frais quand il se retrouva dehors, goba une pilule et rentra chez lui pour préparer son sac de sport. Ce soir, comme tous les mardis soir, il se rendrait au judo, sport dont il s’était épris il y a quelques années en Bourgogne. Il s’entraînait dans un petit gymnase, dans le XIXe arrondissement. Ce n’était pas le plus proche de chez lui mais celui qui lui avait semblé le plus dynamique et sérieux. Son coach le salua d’un revers de main et il monta se changer en compagnie des autres sportifs qu’il commençait à connaître. Lucas aimait s’entraîner. Il aimait faire les prises, confronter sa force à celle de ses adversaires, et enfin avoir un domaine où il se débrouillait, se mouvoir dans une eau où il savait nager. Sur un tatami, il n’y avait ni faux-semblants, ni rires forcés ni hypocrisie, simplement des rencontres muettes mais violentes dans un cadre empreint de respect. Il ne fut cependant pas très bon ce soir-là, confondant les mouvements et se trompant de prise, mais la délicieuse détente après l’effort lui fit du bien.
Les jours qui suivirent ressemblèrent à ce qui les avait précédés. Quand il croisait Max, celui-ci s’arrangeait pour ne pas le voir, ou quand il s’y trouvait obligé, lui disait bonjour presque à regret, et ne s’attardait pas. En TD, Lucas ne parlait à personne. Les jours avaient passé depuis la rentrée, et des contacts s’étaient noués, ceux qui comme lui au début ne se connaissaient pas aujourd’hui s’asseyaient les uns à côté des autres. Lucas souffrait de cette proximité. Le pire moment pour lui était les cinq minutes avant que le professeur n’arrive, quand tout le monde s’agitait dans la salle, sortait bruyamment les ordinateurs, racontait le week-end et la « soirée de fou ». Parfois sa tête se mettait à tourner, comme quand il restait trop longtemps dans le métro ou en amphi, et il avait envie de se jeter par la fenêtre et de s’envoler, en chantant comme un oiseau libre.
Parfois, il s’imaginait qu’une fille venait s’asseoir à côté de lui. Elle serait différente, un je-ne-sais-quoi brillerait au fond de ses yeux bleus comme un océan, dans lequel il voudrait plonger pour aller chercher la perle qu’il y voyait. Elle aurait une voix douce, des mains délicates, un maquillage léger et joli un tee-shirt. Ils dialogueraient, et, après quelques subtils non-dits, Lucas percevrait dans ses mots qu’elle non plus ne se sentirait pas à sa place ici, et qu’elle aussi aimerait bien s’enfuir avec lui. Lucas avait même donné un nom à cette ombre qu’il voyait parfois : Sarah. Oui, il lui arrivait de sentir sa douce présence à côté de lui qui s’évanouissait dès qu’il tournait la tête. Et dans ces moments il se sentait fort, car il savait qu’il partageait avec sa douce muse ce que les autres ne comprendraient jamais. Quand le TD commençait, parfois il continuait son dialogue imaginaire, auquel il préférait l’intensité à la morne prise de notes, et les trous dans ses cours s’expliquaient par la douce caresse qu’il adressait à sa tendre en passant la main dans ses cheveux.
Mais rien de tout ça n’arriva cette fois-ci. C’était une blonde vulgaire qui était assise à côté de lui, qui discutait avec son voisin de derrière en gloussant comme une oie. Elle parlait fort, beaucoup trop fort. Lucas l’imagina en train de vomir, et se dit que ça ne devait pas être très différent de quand elle ouvrait simplement la bouche pour s’exprimer. Puis le chargé arriva et le cours commença. Il l’aimait bien, lui, même s’il ne comprenait pas grand-chose à ce qu’il racontait. En effet, Lucas préparait toujours à moitié ses TD, chaque semaine décidé à les faire correctement, mais il était bien vite emporté dans ses propres rêveries aux accents de paresse. Parfois il intervenait mais ne disait jamais rien de pertinent, alors le chargé l’ignorait simplement.
Soudain, tout changea pour Lucas. Il restait dix minutes avant la fin de cette heure et demie insupportable, et il regardait d’un œil morne le chargé faire son cours. Celui-ci était assez grand, brun, avait une posture noble et le regard qui transpirait l’intelligence. Lucas appréciait ses cours, car il croyait voir en lui un exutoire à la médiocrité qui l’entourait.
Et puis, le drame survint. Un étudiant que le chargé interrogeait lança une blague, pas vraiment fine mais bien placée, et le professeur fut pris d’un petit rire. Là où les autres entendirent un amusement léger auquel on prête à peine attention, Lucas sentit son monde s’écrouler : c’était le même rire snob qu’il entendait en amphi, le même amusement désabusé dont ses oreilles étaient meurtries à longueur de journées. Alors il leva le voile sur la conspiration à laquelle il avait cru échapper : ce chargé, à peine plus âgé qu’eux, avait été assis sur les mêmes bancs des mêmes amphithéâtres quelques années auparavant, il avait ri de la même manière, avait partagé les mêmes samedis soir… Ce chargé, malgré son génie, aurait pu être l’un de ceux qui l’avaient ignoré en ce samedi maudit où il avait été invité à cette « fête » ! Il était… des leurs !
Horrifié, Lucas sentit un violent haut-le-cœur lui déchirer l’abdomen, et dut se cramponner à son ventre pour tenir bon. Personne ne remarqua son invisible malaise, l’infâme vérité sur laquelle il avait mis le doigt. Et le cours continuait, en toute indifférence, les élèves levaient la main, le prof les interrogeait et écrivait des choses au tableau, l’aiguille sinistre de l’horloge égrenait les minutes. Tout tournait autour de Lucas, et il crut un instant être prisonnier d’une fosse où les chiens aboient et mordent ses mollets.
Il peina à se contenir, mais dès que le traître annonça la fin de la séance et distribua les fiches pour la semaine prochaine comme un os à des bêtes, Lucas se rua vers la sortie, bousculant au passage deux filles qui attendaient devant la salle. Haletant, il sortit de la fac en courant presque, avala deux pilules à la hâte et arpenta les larges trottoirs parisiens, espérant faire sortir de sa tête ce délire ignoble. Il avait toujours pensé que les choses changeraient un jour ou l’autre, du collège au lycée, du lycée à la fac, de la fac au monde professionnel… qu’un jour il échapperait à la médiocrité et à la frustration mais non, c’était eux qui tenaient le monde ! Comme un Cerbère qui n’aurait pas trois têtes mais mille, ils le mordaient rien qu’en le regardant à chaque fois qu’il mettait le pied dehors. Lucas respira un grand coup, et s’assit sur un banc le temps de se calmer. « Je ne peux pas vivre avec eux », murmura-t-il plusieurs fois, « je ne peux pas », et les gens passaient et le regardaient étrangement. Dans son état il ne pouvait pas prendre le métro. Ainsi, alors pourtant qu’il était épuisé, il marcha une heure jusqu’à chez lui. Il avait l’impression de ne croiser que des gens sans visages et sans âmes, et quand il regardait les tours il voyait d’immenses cimetières dont les fenêtres étaient les stèles. Il ne rêvait alors que des bras intimes de Sarah et de son parfum qui serait celui d’un ange.
– Comment ça va, Lucas ? lui lança son coach, le mardi qui suivit la tempête. – Ça va et toi ? lui répondit le jeune homme en lui tapant dans la main, de la même manière qu’il salua ses camarades dans les vestiaires quelques minutes plus tard. Il se changea, enfila son kimono et descendit le premier.
Le coach les fit courir le long du tatami. C’était un bon entraînement, et Lucas avait retrouvé son rythme habituel. Il gérait bien sa respiration et dosait son effort, comme on le lui avait appris. Le coach, un ancien policier robuste et incroyablement grand, leur montra la prise du jour. Il la pratiqua sur un coéquipier choisi au hasard qui en fit de même sur lui, puis arriva la dernière demi-heure, consacrée aux combats. Lucas, haletant, invita du regard un jeune homme qu’il n’avait encore jamais vu, qui acquiesça et se plaça face à lui.
– Lui c’est Bruno, un nouveau, tu me l’abîmes pas trop hein ! lança le coach à Lucas, en riant. Je rigole mais c’est vrai, il commence tout juste le sambo alors on y va tranquillement. – Ça marche, lança Lucas.
Le prof siffla et le combat commença. Le partenaire hésitant tentait maladroitement d’appliquer la prise qu’ils venaient d’apprendre, et essayait parfois des choses qui lui venaient spontanément. Comme c’est toujours le cas quand un confirmé se retrouve avec un débutant, Lucas le laissait travailler, lui opposant une défense minimale destinée à le laisser découvrir les réalités du combat tout en lui permettant d’élaborer une stratégie d’attaque. Au bout de plusieurs minutes, Lucas se décida à faire une prise à son adversaire. Sans trop se fouler, il entreprit d’exécuter celle qu’il maîtrisait le mieux. Elle consistait à saisir le partenaire par la taille, d’opposer la hanche au haut de sa cuisse, et, par une franche rotation du bassin, le soulever en l’air puis accompagner sa chute avec les bras afin qu’il retombe sur le dos. Très impressionnante en soi, elle n’était pas douloureuse si correctement exécutée.
Mais au moment où l’adversaire de Lucas sentit ses pieds quitter le sol, où il était presque à l’horizontale contre la cuisse du jeune homme, le temps s’arrêta une seconde. La prise était parfaitement réalisée. Le mouvement du bassin de Lucas était juste assez généreux pour générer le mouvement, ses bras exactement situés sur son torse pour le projeter au sol. Et comme sur le toit du monde, Lucas contempla la chair qu’il tenait au bout de ses doigts, cette masse de muscles inexpérimentée sur laquelle il avait tout pouvoir. Évidemment, il aurait dû accompagner son mouvement pour retenir la chute du partenaire, comme tout le monde le fait avec les débutants. Mais au lieu de ça il exagéra le mouvement de sa hanche, et ses bras amplifièrent de toute leur force la trajectoire du corps adverse, le projetant à une vitesse vertigineuse contre le tapis, qui s’écrasa dans un claquement sourd. Le choc brutal et assourdissant mêlé à un curieux craquement, puis un hurlement lui parvint alors. Ce n’était pas lui qui avait fait ça. Son corps s’était mué tout seul pendant la seconde fatidique, et à présent son adversaire gémissait au sol, se tordant de douleur et se tenant le dos. Hébété, Lucas recula de quelques pas alors que le coach et les autres se précipitaient sur le blessé. Il ouvrit les mains comme s’il lâchait une arme. Tout était étrangement silencieux, il n’entendit ni les vociférations du prof à son encontre, ni les cris de l’animal blessé. Les hoquets de stupeur de ses camarades ne parvinrent pas à ses oreilles, pas plus que le bruit de ses pas qui résonnait contre l’escalier qui menait au vestiaire qu’il gravissait, laissant derrière la foule.
Il rangea rapidement ses affaires dans son sac, et sans même y penser il ne se changea pas. Lucas redescendit et sortit du gymnase, sous les cris des sportifs qui lui intimaient de revenir. Le chahut des voitures, les conversations des passants, le grondement rocailleux de sa propre respiration, tout revint progressivement. Il fit longtemps rouler une pilule entre ses doigts qu’il finit par avaler, marchant dans la rue en kimono comme un halluciné, se cognant contre les passants et les poubelles sans même y prêter attention.
Lucas ne retourna jamais au sambo. D’ailleurs, il allait de moins en moins en cours. Au profond de sa chambre d’étudiant, le jeune homme s’était résolu à se couper d’un monde beaucoup trop dur. Il se servait des verres de whisky, dessinait souvent aux pastels, écrivait des poèmes, et ne lisait plus que les romans qu’il avait lui-même écrits. Sa consommation de pilules avait augmenté proportionnellement à son besoin d’isolement. Il lui arrivait d’en prendre deux, ou trois fois le dosage indiqué. Parfois, il se baladait le soir, le long du Champ-de-Mars ou sur les bords de Seine, observant avec le même dégoût les clochards agglutinés le long des murs et les bandes encapuchonnées qui dealaient et le hélaient parfois. Un jour, il le savait, il laverait Paris de toute sa merde, il en purgerait la vermine jusqu’à ce que la peau de ses mains ne tombe en lambeaux à force d’avoir trop frotté.
Il allait souvent au cinéma, aux séances de minuit. Les films lui donnaient des idées de problèmes à raconter à sa psy pour qu’elle continue à lui prescrire des petites graines de toutes les couleurs, comme un perroquet dans sa cage. Des petites graines pour un petit corps. Le dernier film qu’il avait vu parlait d’extraterrestres qui venaient envahir la Terre pour la coloniser. Pour rester discrets, ils prenaient l’apparence des humains et se comportaient comme eux. À la fin ils se faisaient la guerre car ils ne distinguaient plus les hommes des aliens, et ils se tiraient dessus alors que l’humanité était morte depuis longtemps. Lorsqu’il avait envie d’une vraie sortie, Lucas allait en boîte et dansait avec les gens. Puis il se plaçait au milieu de la piste de danse et leur hurlait qu’ils n’étaient que de la viande, un tas de chair avariée dont les vers se régalaient. Mais la musique était trop forte, et personne ne l’entendait ou faisait attention à lui.
Il allait aussi à la fac de temps en temps, mais ne disait plus bonjour à personne. Il la voyait au loin, Sarah qui souriait, alors il sortait la petite flasque qu’il avait achetée à Castorama et se prenait une bonne rasade de gin, comme le flic dans le film qu’il avait vu la veille. Et lui aussi était en planque, dans sa voiture avec son whisky et ses donuts, il attendait de voir le monde s’embraser, quand les aliens de Mars descendraient sur la Terre pour faire manger des pilules à tous les êtres humains. Ils se transformeraient en éléphants à deux trompes qui crachent du feu et de la glace, et tous les gens qui sont seuls feraient une ronde et riraient au-dessus du brasier. Il y avait Jules, aussi. Jules, c’était son copain, celui qui lui parlait dans le creux de l’oreille le soir quand il allait dormir, le midi quand il mangeait seul au restaurant universitaire. Jules, il lui faisait faire des bêtises.
Lucas ne savait plus comment ça avait commencé. Il avait d’abord constaté lors de ses longs jours d’isolement que son reflet ne lui renvoyait pas exactement l’image qui était la sienne. Sa bouche déviait un peu trop vers la droite, ses yeux étaient trop hauts par rapport à son nez. Il le savait parce que quand il avalait ses pilules, en déglutissant, sa tête se penchait vers l’arrière : il avait tout loisir d’observer le bas de son visage. Il avait dû changer de psychiatre car Mme Carboin ne voulait plus lui signer les ordonnances. Désormais il voyait une fois toutes les deux semaines M. Saliou, qui lui ne faisait aucune difficulté. C’est dans la salle d’attente que Jules s’était manifesté pour la première fois. Lucas sentait une présence, un vague sentiment de malaise s’installer. Et puis il avait compris : dans le grand miroir en face de la porte d’entrée se tenait Jules, qui le regardait fixement. Jules parlait rarement mais il était toujours là. Grâce à lui Lucas n’était plus seul. Et bientôt, grâce à Jules, les choses allaient prendre une tout autre ampleur. Lucas y pensait souvent, alors il souriait et regardait le monde. D’ailleurs, il faisait le minimum : il allait en TD de manière épisodique, se rendait à certains cours, connaissait quelques personnes avec qui il parlait vaguement en amphi, et passait le plus clair de son temps à dessiner la fin du monde au bout de ses pastels, dans sa chambre, encore et encore.
– Lucas ? s’exclama son chargé, un peu plus fort. Je te parle, tu m’écoutes ? – Oui, oui, pardon.
Ils étaient seuls dans la salle, le TD était fini. M. Traître lui avait demandé de rester après la séance, et il lui parlait depuis tout à l’heure. Lucas pensait aux éléphants à deux trompes qui cracheraient du feu sur la statue de Sarah quand le ciel tomberait en morceaux, et il n’avait pas saisi un traître mot de ce que le chargé lui avait dit.
– Si tu continues comme ça, je ne pourrai plus t’accepter en cours, continua le traître. Tu n’es pas venu aux trois dernières séances, tu ne m’as encore remis aucun devoir malgré le fait que je te l’ai demandé à plusieurs reprises… Tu avais un bon potentiel en ce début d’année Lucas, ce serait dommage de lâcher maintenant. – C’est vrai, monsieur Paerla. Je vais faire un effort, lança Lucas d’un ton presque caricatural. – Tu sais, continua le jeune homme qui ne semblait pas réaliser que son élève se moquait ouvertement de lui, à la fac personne ne sera derrière toi, vous êtes des centaines ici. Si tu échoues à la fin de l’année, on ne viendra pas te demander ce qui s’est passé. C’est à toi de te donner les moyens de réussir. – C’est sûr, mais je compte bien m’y remettre et réussir. – Je ne pense pas que ça soit ton cas, mais il y a des gens qui sont très seuls à la fac, et c’est vrai que c’est très dur, c’est pour ça que dans mes TD j’essaye de vous faire interagir, par le biais des exposés par exemple, que tu as tenu à faire seul. – Absolument. – Tu m’écoutes ? – Bien sûr, monsieur Paerla.
Et les dragons dansaient, essayant tour à tour le masque de M. Traître dont le squelette danserait piteusement à leurs pieds, parce que le monde avait cessé. Ils lui déchiraient le thorax en se régalant de ses intestins alors que les millions d’abeilles piquaient ce qui restait de son cerveau. Le chargé, encore en chair et en os, prit une moue résignée.
– Bon, en tout cas j’espère que ça ira pour toi, Lucas, accroche-toi, il ne reste plus beaucoup de semaines avant les partiels, il est encore largement temps. – Très bien. Merci à vous. Bonne soirée !
Lucas sortit de la fac et s’enfonça au profond de la nuit noire.
***
« Je ne sais pas, dit Maxime, je le connaissais vaguement, je l’avais invité à venir en soirée mais il n’a pas été très cool, il ne parlait pas et regardait tout le monde d’un air franchement méprisant. Il est parti sans dire au revoir. Ça m’a un peu vexé, du coup on ne s’est pas trop parlé après. »
« Il était avec moi en TD, lança Laura en jouant avec ses boucles blondes. On s’est échangé deux trois mots au tout début de l’année. Il avait l’air très sérieux, très concentré sur le cours, du coup je ne l’ai jamais vu parler à personne. Au fond c’est lui qui a raison, discuter avec les copains dehors, et être très attentif en TD, c’est comme ça qu’on réussit. Mais il était plutôt mignon avec son air ténébreux. Quand j’ai vu qu’il ne venait plus, je me suis dit qu’il devait avoir des problèmes de santé, ou un truc dans le genre. »
« On s’asseyait parfois à côté en amphi, dit Luc en pensant tout haut. Il était assez réservé mais pas méchant. Il était souvent accroché à son téléphone portable, à envoyer des textos donc je me disais qu’il devait avoir pas mal d’amis en dehors. Il griffonnait toujours des trucs sur une feuille, je pense que c’était quelqu’un de très occupé, il devait faire pas mal de trucs en dehors. »
« Lucas, c’était quelqu’un qui avait beaucoup de problèmes, s’exclama Mme Bardoin. Mais je ne peux pas en parler, à cause du secret professionnel vous comprenez. Sa petite amie lui causait beaucoup de soucis, et puis il vivait encore chez ses parents et leurs disputes étaient fréquentes. Il allait beaucoup mieux quand il a arrêté nos séances. »
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