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Fantastique/Merveilleux
karine : Le sultan vagabond (Partie 2)
 Publié le 19/07/07  -  1 commentaire  -  43071 caractères  -  16 lectures    Autres textes du même auteur

Le jeune sultan Hassan part à la recherche du secret de ce mystérieux. Hors de son palais, il découvre un monde hostile, inconnu et fait la rencontre d'un mystérieux marchand qui le sauve lors d'une agression. Mais qui est réellement cet individu ? Pourquoi des hommes viennent-ils le voir la nuit ? Quel secret cachent-ils ?


Le sultan vagabond (Partie 2)


Résumé du chapitre 1

Le sultan Hassan vit dans son palais, coupé de la réalité de la vie quotidienne des habitants, à qui les taxes rendent la vie impossible. Le jeune sultan n’a pour se distraire que sa colère contre l’Ombre, ce voleur du trésor, qui reverse au peuple ce qu’il vole au palais. Un jour, un homme mystérieux vient proposer au souverain de jouer à un nouveau jeu. Hélas pour lui, le sultan perd son royaume et doit quitter ses fonctions. Il pourra les reprendre le jour où il découvrira le secret de ce jeu.






Chapitre 2 : Où le sultan Hassan croit avoir atterri en enfer. Où on fait la connaissance d'un honnête homme mais pas d'un homme honnête. Où on découvre de nouveaux visages.



L'ex-sultan, que nous appellerons désormais Hassan, regarda le ciel gris et plombé et ne put réprimer un frisson. Le soir tombait et le vent glacial offrait un contraste saisissant avec la chaleur caniculaire qui avait sévi toute la journée. Hassan jeta un coup d'œil craintif autour de lui : la ville, lorsqu'il la traversait, était toujours propre et accueillante, malgré les visages fermés des gens qui l'habitaient. Quelle était cette contrée malpropre et noirâtre qu'il découvrait à présent ? Les maisons, si l'on pouvait appeler ainsi les masures qui bordaient la rue, paraissaient sur le point de s'écrouler. Des pavés posés au sol, une odeur fétide s'élevait... Dire que cet endroit était à deux pas de son palais, derrière les "beaux quartiers"... Le vizir avait toujours réussi à lui éviter une visite dans ce coupe-gorge... Et Hassan lui en était tout à fait reconnaissant. Une bouffée de nostalgie lui fit monter les larmes aux yeux en repensant à cet homme remarquable qui lui était tout dévoué :


« Arkham... Mon ami... » soupira-t-il. « Vous m'aviez pourtant prévenu de ne plus jouer... »


Un grattement lui fit tourner la tête. Trois hommes à la mine rébarbative, hirsutes et armés de cimeterres aux lames émoussées et couvertes de rouille, venaient d'apparaître. De toute évidence, ce n'étaient pas des gardes du palais. Le jeune homme resserra son manteau autour de lui, peu rassuré. C'était un vêtement magnifique, doublé de soie et brodé d'or, qui avait demandé des heures de travail à plusieurs dizaines de tisserandes chevronnées.


- Que voulez-vous ?


Le plus grand des hommes ricana :


- Ton vêtement, monseigneur. Il m'a l'air de toute beauté, jeta-t-il d'une voix aussi rauque qu'ironique.


Le jeune monarque se redressa, outré par ce ton narquois :


- Comment oses-tu ? Sais-tu à qui tu parles ?

- Non, répondit l'autre insolemment. Et je ne veux pas le savoir... Ne fais pas le malin... Tu pourrais le regretter...


En Hassan se livrait un combat sans merci entre l'orgueil de ses ancêtres, qui lui hurlait de ne pas se laisser intimider, et sa peur qui, soutenue par son bon sens, lui suggérait de se séparer du manteau avant de passer de vie à trépas. Le jeune homme, avant ce jour, n'avait jamais été confronté à ce genre de choix. Il compara rapidement sa corpulence à celle de ses agresseurs et fut tenté de céder. Il allait le faire, lorsque son échange avec le vagabond lui revint à l'esprit :


- Tu ne m'as pas pris ma dignité, vieil homme, c'est tout ce qui me reste.


Ces mots résonnèrent à ses oreilles aussi nettement que si quelqu'un les lui avait chuchotés. Ce souvenir le galvanisa : comment avait-il pu tomber aussi bas en moins de deux heures ? Il se redressa, écrasant ses assaillants d'un regard de mépris :


- Il n'est pas question de me laisser dépouiller sans réagir ! se révolta-t-il. Je n'ai pas peur de vous !

- Vraiment ? jeta le chef des bandits, plus narquois encore.


Les trois hommes s'étaient approchés et encerclaient désormais Hassan qui, bien que terrifié, se répétait qu'il agissait ainsi que devait le faire un Del Raïs. L'odeur que dégageaient les hommes était si forte et si pestilentielle que le jeune homme faillit défaillir. Soudain, il sentit un choc violent l'atteindre derrière la nuque. Un coup de pied lui coupa le souffle et le cueillit au bas du ventre... Les coups pleuvaient à présent et le jeune homme ne parvenait même plus à discerner qui frappait. Il commençait à sentir le goût métallique du sang dans sa bouche, tandis qu'un voile rouge obscurcissait de plus en plus sa vision... Après quelques minutes de souffrance extrême, la douleur commença à s'atténuer, tandis qu'il glissait progressivement dans l'inconscience... Ses pensées devenaient de moins en moins nettes et se faisaient de plus en plus incongrues... Il lui semblait se détacher de la scène, devenir un spectateur passif... L'image d'un voleur molesté par des gardes devant son palais lui revint en mémoire. C'était donc cela... Décidément, cette journée était riche d'expériences... Beaucoup trop... Le voile virait au noir à présent...


- Arrêtez !


Le jeune sultan entendit l'interjection du fond de sa torpeur, et son esprit obéit machinalement en se rattachant à la vie. Les coups avaient cessé. Les trois hommes étaient tournés vers un nouveau venu, que le jeune homme parvint à distinguer péniblement à travers le brouillard qui l'entourait et qui peinait encore à se dissiper. L'homme paraissait jeune, de haute stature et de belle allure. Les reflets brillants qu'il renvoyait laissaient penser qu'il portait des vêtements de prix, en satin ou en velours... Les trois agresseurs s'étaient repris :


- Pourquoi devrions-nous t'obéir ? demanda le chef des malandrins, qui commençait à surmonter sa surprise et son appréhension.

- Parce que vous n'êtes pas assez nombreux, répondit simplement le nouvel arrivant, en rejetant d'un geste agacé la cape de velours qui venait de retomber devant sa poitrine.

- Nous sommes trois... ricana le malandrin. Et tu es seul...

- Permettez-moi de vous corriger, rétorqua calmement l'inconnu en claquant des doigts.


Aussitôt, une douzaine d'hommes armés surgirent de l'ombre. Les malandrins relâchèrent immédiatement leurs armes :


- Très bien, dit le chef sur un ton d'apaisement, en levant les mains en signe de reddition. Je ne veux pas de problème... Gardez le manteau, si ça vous fait plaisir.

- À la bonne heure, dit l'homme à la cape. Disparaissez.


Les trois bandits s'enfuirent sans demander leur reste. L'homme à la cape alla vers Hassan, toujours à terre et l'aida à se relever. Ce dernier commençait à émerger et à retrouver ses esprits. La honte et la fureur le submergèrent soudain en réalisant ce qui venait de se passer :


- C'est inadmissible ! explosa-t-il . Ils ont osé porter la main sur moi ! Vous vous rendez compte ! Il faut avertir les gardes ! La milice !


L'homme eut un sourire apaisant :


- Votre manteau est trop beau pour cette ville. C'est une insulte à la pauvreté de ceux qui y vivent et la milice ne fera rien dans un cas pareil : il faudrait arrêter tous les habitants, car chacun est susceptible de faire la même chose.

- C'est donc une ville de voleurs ? s'étrangla le jeune monarque, outré.


Il se reprocha son geste d'humeur : ce dernier venait de raviver en lui une horrible migraine. Il se frotta le crâne en essayant d'ignorer la douleur qui, à présent, se manifestait depuis son coude jusqu'à son poignet. L'inconnu eut un sourire triste :


- Pas des voleurs, dit-il doucement. Des gens désespérés. La faim et la misère peuvent faire faire bien des folies.


Ce n'était pas une excuse ! Ce n'était pas parce qu'on était pauvre qu'on devait devenir un bandit ! Cette pensée agaça Hassan, qui prit bien garde, cette fois, de l'exprimer le plus calmement et le plus statiquement possible :


- Vous n'en faites pas, vous ! se contenta-t-il de remarquer.

- Je ne suis pas pauvre ! rétorqua son interlocuteur. Je ne sais pas d'où vous venez, mais il me paraît évident que vous n'êtes pas d'ici. Vous devriez aller à la cour du sultan... On y accueille fort bien les gens riches et votre vêtement me donne à penser que vous faites partie de cette catégorie.


La mine du sultan s'allongea à la pensée de ses somptueux appartements, de ses esclaves et de l'excellent repas qui l'attendait chaque soir au palais avant sa partie fatidique. Combien de temps faudrait-il pour que son peuple apprenne qu'il avait tout perdu ? Qu'il y avait un nouveau sultan ? Que ce vagabond dont on pariait depuis des semaines qu'il allait vider le trésor royal avait fini par prendre sa place ? Une chape de plomb et de découragement s'abattit sur le jeune homme qui, pour la première fois de la journée eut envie de se confier à une oreille amie. Mais cet homme en était-il un ? Il décida de rester le plus vague possible.


- J'en viens. On ne veut plus de moi. Je ne sais où aller.


Honteux et désespéré, il venait de murmurer cette phrase, si bas qu'il crut que l'homme à la cape ne l'avait pas entendu. Mais, après un court instant de silence, ce dernier hocha la tête :


- Venez chez moi, dans ce cas. La maison est grande et je serais heureux de vous accueillir. Au fait, dit-il, mon nom est Kassim.


Le jeune sultan jugea maladroit de se présenter en mettant en avant ses quartiers de noblesse qu'il avait tant malmenés au cours de ces six derniers mois :


- Hassan, dit-il simplement en serrant la main qui lui était tendue.



* * * * *


Hassan jeta un coup d'œil connaisseur aux colonnes d'or qui entouraient le patio luxuriant de la somptueuse maison de son hôte. Une demeure presque aussi belle que la sienne. Il devait être très riche. Pourtant, il ne l'avait jamais vu à la cour... Qui était-il donc ?


- Vous ne m'avez pas dit quelles étaient vos activités, dit-il, un peu méfiant.

- Vous ne m'avez pas parlé des vôtres, rétorqua Kassim, du tac au tac.


Hassan sentit la colère l'envahir : la patience n'avait jamais été son fort. Il se força néanmoins au calme, se souvenant qu'il était dépendant de son hôte, au moins pour cette nuit.


- Je vous prie d'excuser ma curiosité, se reprit-il, la beauté de votre maison l'a piquée. En ce qui concerne mes activités... Je suis le fils d'un riche seigneur... qui vient de me mettre à la porte. Ce qui revient à dire que je ne fais rien et que je n'ai plus rien non plus.


Le ton était si amer et le jeune homme avait l'air si déconfit que son hôte se détendit :


- Je suis le fils du marchand Ahmed Al Ramoun.


Hassan hocha la tête : ce nom lui disait vaguement quelque chose... Un riche négociant qui payait ses impôts rubis sur l'ongle et ne venait jamais lui présenter ses hommages. Le jeune homme eut une vague de nostalgie en songeant à ses courtisans et tout particulièrement au riche marchand Ali Khaïne qui, depuis sa plus tendre enfance, n'avait jamais râté une occasion de satisfaire son roi. Hassan se força à ramener ses pensées vers ce Al Ramoun :


- Le nom me dit quelque chose... finit-il par déclarer. Le sultan a dit qu'il ne le voyait jamais au palais.

- Le sultan est un imbécile.


Hassan sursauta, cinglé par l'insulte :


- Comment pouvez-vous dire cela ? s'indigna-t-il. Vous ne le connaissez pas.

- Et je n'ai aucune envie de le connaître. Le peuple meurt de faim. Et pendant ce temps, son altesse se morfond car un drame horrible ronge son existence : il s'ennuie ! Je ne connais personne dans cette ville qui ne préfèrerait s'ennuyer plutôt que de s'éreinter à travailler afin de payer ces maudites taxes !

- Et vous, alors ? se révolta le jeune monarque. Votre père est presque aussi riche que le sultan !

- Mon père est mort. Quant à mes richesses, elles sont uniquement liées à mon travail. Je n'ai rien en commun avec ce parasite !


Hassan était outré : jamais on ne l'avait traité ainsi avant ce soir ! Un parasite ! Pour qui se prenait cet individu ? Il le ferait engeôler dès qu'il aurait récupéré son trône ! Cette pensée le ramena à sa situation présente : il n'était pas en position de force et avait besoin d'un toit pour la nuit. Mieux valait faire profil bas et ne pas insister. Il rongea son frein en silence et se tut quelques instants. Son hôte parut se calmer un peu :


- Excusez mon emportement. Le sultan est un sujet qu'il m'est pénible d'aborder. Veuillez vous considérer comme chez vous.


Hassan hocha la tête, encore troublé par l'échange précédent.



* * * * *



La nuit était noire. On entendait dans les rues le claquement des bottes de la milice qui assurait la sécurité de la ville. Hassan eut un soupir de nostalgie. Il adorait l'entendre depuis sa chambre, lorsqu'il était encore roi. Il était le symbole de sa puissance et l'assurance que rien ne pouvait lui arriver. Il ne parvenait à dormir qu'à ce prix... Hassan se demanda soudain pourquoi il avait toujours eu cette obsession de se sentir en sécurité. Plus jeune, une peur panique l'assaillait dès que le bruit des bottes s'éloignait. Et pourtant, il avait eu une enfance heureuse et tranquille... D'où lui venait cette sensation de terreur extrême, exactement semblable à celle qu'il ressentait à présent ?


Il chercha dans ses souvenirs mais ne réussit à révéler qu'une forte migraine bientôt doublée de nausées. Il essaya de se raisonner pour ralentir les battements de son cœur affolé : certes, sa situation n'avait rien de plaisant... mais elle aurait pu être pire : il était jeune, bien portant, hébergé et nourri et n'avait qu'à découvrir le secret d'un jeu stupide pour retrouver son édredon de plumes d'autruche. Le poids qui oppressait sa poitrine ne s'allégea pas : il ne resterait pas une éternité ici, soumis au bon plaisir d'un homme qui le méprisait... Quant à ce jeu... Nul ne le connaissait... Ce vagabond avait l'air de venir de fort loin... Et avant de trouver un lion bienveillant qui accepterait de lui donner des cours au fond de sa tanière... Il se serait fait dévorer bien avant...


Hassan eut un petit rire amer qui résonna lugubrement dans le silence de la petite chambre et accrut encore son angoisse. Il se prit la tête entre les mains. Il devenait fou ! Parler à un lion ! Pourquoi pas à son cheval ? Il était évident que ce vagabond s'était moqué de lui et que jamais il ne pourrait retourner chez lui ! Il allait éclater en sanglots lorsqu'un grattement à la porte en face de la sienne le fit lever. Il colla son œil à la serrure, sans connaître la raison de cette curiosité soudaine. Peut-être était-ce pour ne plus penser à sa terreur... Ou avoir la sensation illusoire de reprendre en main son destin... Il se tortilla pour échapper à l'angle mort que formait le renfoncement de la porte et finit par apercevoir trois hommes, pauvrement vêtus, à la mine rébarbative.


Ces derniers venaient de frapper à la porte de la chambre de Kassim qui se dressait à présent devant eux, vêtu d'une somptueuse tunique de soie. Il y avait un tel contraste entre l'intérieur somptueux de la maison du marchand et la mise de ces individus repoussants de saleté que Hassan se demanda comment Kassim pouvait tolérer leur présence sur ses somptueux tapis de brocard.


- Vous n'avez pas eu de problème avec la milice ? demanda ce dernier aux miséreux.

- Nous avons réussi à la semer.

- Bien. Voilà pour vous.


Les hommes se saisirent des trois énormes bourses que Kassim venait de leur tendre.


- Qu'Allah soit toujours avec toi, murmura l'un d'eux.

- On l'espère. Sortez par derrière.


Les trois hommes s'éloignèrent. Hassan resta interloqué : pourquoi Kassim entretenait-il des rapports avec des individus pareils ? Ils étaient semblables aux bandits qui l'avaient attaqué aujourd'hui. Et si ces derniers étaient de mèche avec Kassim ? Si ce dernier les avait payés pour l'attaquer et ensuite jouer les sauveurs providentiels ? La peur fit de nouveau son apparition. Hassan jeta un coup d'œil désespéré à la pièce comme s'il s'attendait à voir une issue magique apparaître dans un mur. Il n'y en eut pas. La fenêtre, seule voie vers l'extérieur, était fermée par des moucharabiehs de bois ouvragés.


Hassan essaya de se raisonner : après tout, Kassim ne paraissait pas le connaître... Son père ne venait jamais à la cour et lui ne devait pas la fréquenter souvent... Hassan ne l'avait jamais vu... Pourquoi lui voudrait-il du mal ? En outre, il n'était plus sultan et n'avait donc aucun intérêt à être échangé contre une rançon... Ces hommes n'avaient aucun lien avec ceux qui l'avaient attaqué... Des miséreux qui avaient avec Kassim quelque affaire... Pas forcément illégale, d'ailleurs... Ce n'était pas parce qu'on recevait des amis la nuit... Devant sa chambre... Sans les laisser entrer... Des amis miséreux...


« Mais dans cette ville, il est dur d'en avoir d'autres, si on n'est pas sultan », se dit Hassan. « Et comme ils sont sales, ils ne doivent pas entrer pour ne pas salir les tapis... Et la nuit... »


Hassan se prit la tête dans les mains :


« Arrête de dire n'importe quoi », se dit-il. « Cet homme reçoit des individus louches... Mais peut-être leurs occupations sont-elles saines... Ou pas... Ou qu'en tout cas, elles ne te concernent pas... C'est cela... Tu n'as rien vu, rien entendu... Cela ne te concerne pas. »


À ce moment, un grattement sur sa porte le fit sursauter. Il reconnut la voix de Kassim :


- Hassan... Je sais que vous ne dormez pas... Vous avez tout vu, n'est-ce pas ?


L'interessé essaya de simuler le sommeil mais Kassim insista :


- Je sais que vous étiez derrière la porte. J'ai entendu votre pas... Et je sais que vous ne dormez pas. Ouvrez.


Hassan finit par obéir à contrecœur.


- Je n'ai rien vu...

- Vous avez vu trois hommes repartir d'ici avec des bourses remplies d'or.

- Cela ne me regarde pas, affirma mollement le jeune sultan.

- Si vous l'avez vu, cela vous regarde, affirma Kassim avec un regard d'une rare intensité. Qu'avez-vous pensé ? demanda t-il abruptement.

- Que vous receviez des amis...

- Ne vous moquez pas de moi, gronda le marchand. Que je me livrais à quelque action malhonnête, n'est-ce pas ?


Hassan ne répondit pas. Kassim soupira.


- Ils n'auraient pas dû venir ici... Je leur avais donné rendez-vous à l'écurie... Enfin, le mal est fait. Hassan, la vie de ces hommes dépend de vous... Et de votre silence, désormais.


Le jeune sultan fut surpris par l'air grave de son hôte et il sentit ses soupçons se confirmer :


- Ce sont donc des criminels !

- Par la reine des djinns ! Non ! s'exclama Kassim, outré. Plutôt des miséreux à qui je fais l'aumône...


Hassan sentit sa méfiance croître à toute vitesse :


- L'aumône n'est pas un crime... Pourquoi vous cacher ?


Kassim sentit une nuance d'incrédulité dans l'intonation de la question et soupira :


- Ces malheureux n'ont plus de quoi vivre. Ils viennent de la part d'une trentaine de familles qui meurent littéralement de faim.

- Et alors ? demanda abruptement Kassim. Les aider est louable... Pourquoi vous cacher ?


Kassim eut un sourire triste, semblable à celui qu'il avait eu après avoir sauvé Hassan des griffes des bandits : parler des gens de cette ville paraissait le toucher au plus haut point.


- Ce sont eux qui se cachent, avoua-t-il. Si la milice trouvait une seule piastre sur eux, elle la réquisitionnerait pour payer les taxes encore dues. Et sans argent pour se nourrir...

- Pourquoi la milice prendrait-elle cet or, dans ce cas ? s'étonna Hassan. S'ils sont miséreux à ce point...

- Le sultan ne lui a pas ordonné de se soucier de ce détail.


Hassan réalisa soudain la nature du problème : il affamait son peuple. Pour la première fois de sa vie, le jeune homme ressentit un sentiment de malaise qui s'apparentait à de la honte. Il essaya de se raisonner et de se raccrocher à ses derniers repères :


- Vous vous trompez sur leur compte, ils cachent leurs richesses pour échapper à l'impôt... avança-t-il d'une petite voix.

- Laisser son fils mourir de faim pour économiser sur les taxes, ainsi que l'aurait fait l'un des trois hommes que vous avez vus ce soir, me paraît être le comble du vice, remarqua Kassim.


Les certitudes de Hassan se désagrégèrent soudain. Mais pourquoi Arkham avait-il menti ?


« Il aura été abusé par quelques fraudeurs et aura durci la loi, ce qui a plongé ces malheureux dans la misère. Les bons payent pour les mauvais », se répondit-il, retrouvant ainsi un semblant de quiétude.


Mais la culpabilité qui venait de succéder à la honte commençait déjà sa sournoise besogne. Comme pour lui faciliter la tâche, Kassim s'inclina poliment comme c'était la coutume.


- Que cela ne nuise pas à votre repos. Bonne nuit, dit-il avec un gentil sourire.


Hassan n'y répondit pas.



* * * * *



Cela faisait à présent trois semaines que le jeune homme vivait chez le marchand et il commençait à s'y faire. Un jour, ce dernier lui demanda de le suivre en ville. Hassan n'avait aucune envie de sortir : sa dernière promenade dans les rues de sa cité s'était soldée par une agression.


- Est-ce absolument nécéssaire ? demanda-t-il.

- Je vous en saurai gré, insista son hôte.


La ville était gorgée de soleil. Mais la lumière crue ne faisait qu'accentuer encore la misère qui régnait partout. Des hommes hagards traînaient, affamés, sous la canicule, des femmes squelettiques tenaient dans leurs bras des enfants aux membres décharnés... Hassan avait l'impression de visiter l'antichambre de l'enfer. La passation de pouvoir et l'avènement du nouveau sultan quelques jours plus tôt n'avait apparemment pas changé grand-chose à la vie des Darshanides.


- Pouvons-nous partir à présent ? supplia-t-il.

- Je voulais vous montrer pourquoi je trouvais le sultan Hassan incompétent.

- Ce n'est plus lui qui est au pouvoir, il ne peut rien y faire ! protesta Hassan, en se félicitant pour la première fois d'avoir perdu son trône et la responsabilité de ce peuple moribond.

- J'en conviens, admit Kassim. Je voulais aussi vous expliquer le pourquoi des allées et venues que vous avez surpris dans ma demeure. Dites-moi... Voudriez-vous m'aider à lutter contre cette misère ?


Hassan hésita. S'impliquer sans savoir vraiment ce dont il s'agissait l'inquiétait un peu. Mais la pensée que dix ans de règne calamiteux avaient mené son peuple à un tel degré de misère le poussait progressivement à se laisser fléchir.


- Il n'y aurait pas grand-chose à faire... poursuivit Kassim, faisant écho à ses réflexions. Juste aider à transporter discrètement ma marchandise dans les bas-quartiers... Ainsi, nous pourrions acheminer plus d'or en moins de temps... Nous recherchons toujours des transporteurs de bonne volonté.

- Et si je suis pris ? demanda l'ex-sultan, prêt à se laisser convaincre.

- Il n'y aucun mal à faire prendre l'air aux piastres d'un ami si celui-ci est au courant.


Hassan réfléchit rapidement. Aider ces gens le délivrerait toujours un peu de son sentiment de culpabilité...


- C'est d'accord ! s'exclama-t-il, finalement.



* * * * *



Hassan était nerveux et se plaqua contre la paroi de pierre. La rue était sombre, faiblement éclairée par un clair de lune brumeux. Le fond de l'air était froid et le jeune homme remonta son col avec un frisson. On y était. Pour la première fois, il allait agir dans l'ombre. En cas de succès, ce serait une semaine de nourriture pour une dizaine de familles et un peu de baume sur sa culpabilité. En cas d'échec... La mort probable de quelques membres desdites familles sur la conscience... La honte d'être arrêté par la milice, reconnu par ses gardes... L'obligation de se disculper, de demander le témoignage de Kassim... Un doute soudain l'assaillit... Et si Kassim niait, pour protéger ses expéditions nocturnes ? Il serait alors considéré comme un voleur... On lui couperait le poing, dans le meilleur des cas, sur la place des djinns... devant son peuple... Et devant Arkham...


À cette pensée, Hassan songea à faire demi-tour mais, déjà, un martèlement familier parvenait à ses oreilles et se rapprochait de plus en plus... La milice... Elle arrivait... Le cœur du jeune homme s'emballa. Il était trop tard pour faire marche arrière... Il se glissa doucement jusqu'à l'angle du mur et arriva dans la rue des trois deniers, comme convenu. À quelques pas, il entendait la milice qui continuait sa ronde. Il pressa le pas, tourna à droite, prenant la rue de la médina. Encore quelques pas et il pourrait enfin remonter la ruelle du sultan Kadouz jusqu'au chemin des derviches...


Mais tout ne devait pas se passer de cette manière idyllique. Un pavé saillant hors de la chaussée compromit la suite des évènements. Hassan, trébucha, ne put retenir un léger cri. La réaction de la milice qui venait de gagner la rue voisine ne se fit pas attendre : des cris se firent entendre dans le silence de la nuit :


- Halte ! Qui va là ? Arrêtez, au nom du sultan !


Malgré sa peur, Hassan ne put s'empêcher de tressaillir au mot « sultan » appliqué à un autre. Il remit à plus tard son introspection et se mit à courir, comme jamais il ne l'avait fait jusqu'à ce jour. Le sang lui battait aux tempes et le vent glacé sifflait à ses oreilles, l'empêchant d'entendre distinctement les interjections des gardes lancés à sa poursuite. Il fonça vers le passage des dirhams, franchit le porche de pierre avant de s'enfoncer dans une ruelle sombre. Son regard s'accoutumant à la pénombre, il tressaillit, affolé : un mur de brique barrait le passage. Il s'était engagé dans une impasse ! Que faire ? Demi-tour ? Il entendit les gardes courir dans la rue voisine. Ils n'allaient pas tarder à arriver... Réfléchir... Ne pas s'affoler... Réfléchir... Ils seraient là dans une poignée de secondes... Grimper... Il n'y avait pas d'aspérités... Et il n'était guère rompu à ce genre d'exercice... Mais là... Dans l'ombre... Une porte de bois émergeait d'une masse de lierre. Le jeune homme se rua sur elle, affolé. Il allait cogner le battant avec l 'énergie du désespoir, lorsque ce dernier s'ouvrit de lui-même, tandis qu'une poigne ferme l'attirait vers l'intérieur. Hassan, depuis l'intérieur de la maison, pouvait percevoir les claquements des bottes sur le pavé... Ils allaient cogner à la porte... Le trouver...


- Rentrez là-dedans.


Le jeune homme pensa enfin à lever les yeux vers son sauveur : vêtu d'une houppelande mitée, il ressemblait à quelque berger itinérant comme le royaume du Darshaï en comptait par milliers. Il venait de soulever un tapis, découvrant une trappe. Sans plus réfléchir, Hassan s'y précipita. Le tapis venait juste d'être remis en place, lorsque des coups redoublés se firent entendre à la porte. Le berger mit un certain temps à ouvrir et accueillit les gardes avec un air étonné.


- Si un homme est entré ici ? Non... Mais vérifiez par vous-même...


Des pas saccadés martelaient le sol au-dessus de la tête d'Hassan, qui ferma les yeux pour oublier sa terreur.


- Ce devait être l'Ombre ! s'exclama le chef des gardes. Cherchez encore !


Le cœur d'Hassan rata un battement : ce n'était pas la milice habituelle composée des gardes de son palais, mais la force d'interception de l'Ombre, formée de mercenaires et de soldats d'élite par le vizir, trois mois plus tôt ! Ce n'était pas la population qui côtoyait la Cour... Il n'avait pas eu le temps de les rencontrer avant cette maudite partie... Et il était trop tard pour faire les présentations... Ils ne l'avaient probablement jamais vu... Et ils avaient pour consigne de tuer ce malandrin à la première occasion...


Hassan ferma les yeux et essaya de se calmer. Ils ne le trouveraient pas... Il n' y avait rien à craindre... Souvent, enfant, lorsque la panique l'assaillait sans raison, il essayait de s'en convaincre... Il sentit les battements de son cœur s'espacer et respira plus librement. Sa crise d'angoisse s'éloignait... Les gardes, apparemment découragés par l'échec de leurs investigations, en firent autant. Le silence revint bientôt. Hassan se détendit tandis que la trappe se rouvrait :


- Vous allez bien ?


Il répondit d'un hochement de tête à son sauveur. La colère le gagnait. Kassim l'avait trahi ! Il le savait ! Ce fils de chacal savait que la milice spéciale tuait toute personne dehors après minuit ! Et il lui avait proposé cette expédition pour faire diversion et diminuer les risques !


- L'Ombre vous envoie ? demanda soudain le berger.


Hassan sursauta :


- Bien sûr que non ! s'écria-t-il. Je me rends dans le quartier des six frères, afin de porter un peu de nourriture de la part du marchand Kassim El Rahoun ! corrigea-t-il, passablement inquiet.


Qui était cet homme ? Comment connaissait-il l'Ombre ? Il le prenait apparemment pour quelqu'un d'autre... Comment réagirait-il en comprenant son erreur ? Mais le berger ne broncha pas :


- Donc, vous portez bien de l'or de la part de l'Ombre, conclut-il calmement. Il ne vous a donc rien dit ? C'est étrange... Lorsqu'il engage de nouvelles recrues, il les met au courant, d'habitude...


Le sultan resta confondu par cette information :


- Kassim El Rahoun ? L'Ombre ?


Sa colère revint, avant de se muer en une fureur qu'il lui fut très difficile de contenir : de mieux en mieux ! Il risquait sa vie pour transmettre lui-même son propre or à des miséreux, afin d'accroître la popularité du vaurien qui le lui dérobait depuis des mois ! Il réussit à se calmer en songeant qu'alléger le sultan actuel des richesses qu'il lui avait lui-même volées n'était pas une si mauvaise chose... Et puis aider ces gens affamés qu'il avait aperçus dans les rues n'était pas du luxe. Le berger lui fit traverser la petite masure et l’invita à ressortir par une sortie dérobée.


- Continuez tout droit et entrez dans la maison du bout de la rue. Le propriétaire vous attend.


Après quoi il referma la porte derrière le jeune homme. Hassan continua sa route et longea la grand’ rue. La milice s'était éloignée. Il courut jusqu'au mur de clôture, dont la blancheur immaculée brillait au clair de lune, entrecoupé de ramifications de lierre. Une porte d'acajou vernis se détachait au milieu des branchages. Hassan fonça vers cette dernière et toqua discrètement le battant, en jetant des regards apeurés autour de lui.


Bientôt une ombre l'attira dans un hall somptueux, tapissé de mosaïques dorées à l'or fin. Un serviteur à la peau sombre comme la nuit, vêtu de velours, lui fit signe :


- Le maître vous attend.


Hassan le suivit, un peu étonné, à travers le patio silencieux sous le ciel nocturne... Tous les hommes riches de la capitale étaient-ils de mèche avec l'Ombre ? Si tel était le cas, comment cette ville pouvait-elle être encore aussi miséreuse ? Il renonça un instant à ses questions afin de se laisser porter par la magie du lieu. Tant de beauté ravivait en lui de vifs regrets. Épuisé par sa course, il vacilla légèrement, enivré par le parfum entêtant du jasmin, qui éveillait en lui tant de souvenirs.


Il reprit ses esprits en pénétrant dans le vaste salon où un homme richement vêtu se prélassait sur un sofa. Hassan eut un sursaut de surprise :


- Khaïne !


Son cœur sautait de joie en retrouvant le brave courtisan qui l'avait si souvent soutenu lors des moments difficiles. Après Arkham, il avait été son confident et son meilleur ami. Le marchand eut un sursaut d'incrédulité :


- Votre majesté ? C'est vous qui...


Il se reprit et reprit un air grave :


- Est-ce lui qui vous envoie ?

- Oui... Et voici l'argent... Mais comment se fait-il que vous...


Le marchand sourit :


- Que je serve de maillon à cette vaste opération ? Ma foi ! Vous en faites bien partie ! La ville meurt... Ce n'est guère bon pour le commerce...

- Vous faites vos affaires ailleurs, remarqua le sultan.

- Vivre dans l'opulence lorsque l'on meurt de faim autour de vous n'a rien de réjouissant... L'Ombre m'a expliqué son plan...

- Et vous avez accepté de l'aider à distribuer mon trésor ! d'indigna le jeune homme.

- Rien de ce qui a été volé ne pouvait réellement vous manquer... Vos coffres étaient si bien fournis... Et puis l'argent, dépensé par votre peuple, regagnait le trésor très vite...


Hassan réfléchit un instant : Évidemment, vu comme ça...


- Et maintenant ? Que va-t-il se passer ? demanda-t-il.

- Je vais dissimuler cet or dans les réserves d'eau que j'achemine vers les bas-quartiers. Le sabotier Ali, que voilà, fit-il en désignant un grand escogriffe qui venait de quitter la pénombre, va l'y escorter. Puis il sera redistribué.


Hassan hocha la tête : pour la première fois, il avait l'impression d'avoir fait quelque chose de juste.



* * * * *



Notre héros, les mains croisées sur la nuque, réfléchissait en fixant les ombres mouvantes que la lanterne du patio, ballottée par le vent, projetait sur le plafond obscur de sa chambre. Le claquement des bottes de la milice se faisait toujours entendre mais, à présent, il ne sécurisait plus du tout le jeune monarque : au cours de ces trois derniers mois, il avait eu beaucoup de mal à la semer pour mener ses marchandises de la maison de Kassim jusqu'aux bas-quartiers. Car, après avoir mené l'or jusqu'à la maison de Khaïne, il s'était laissé persuader de l'escorter en compagnie d'Ali. Là, les regards de reconnaissance des gens à qui il avait apporté son aide lui avaient donné un sentiment de bien-être, totalement inconnu de lui jusqu'alors. Pour la première fois, Hassan ne s'ennuyait pas. Pour la première fois il se sentait utile. Pour la première fois, il était heureux.


Un bruit lui fit lever la tête. On cognait doucement à la porte de Kassim. Hassan se leva, ravi.


« Sans doute Djessim qui vient chercher le reste de la marchandise. »


Il allait ouvrir la porte pour saluer son collègue transporteur mais quelque chose qui ressemblait fort à un pressentiment l'en empêcha. De l'autre côté de la porte, il entendit une voix basse s'adresser à Kassim et il tressauta de joie. Cette voix, c'était celle de son fidèle ami, le vizir Arkham ! Il aurait dû se jeter dans ses bras mais, bizarrement, il ne bougea pas. Cette vie souterraine, qui consistait à berner la milice de son mentor depuis des mois, l'empêchait de se sentir à l'aise en sa présence. Il avait l'impression d'être passé de l'autre côté.


« De l'autre côté de quoi ? » se gourmanda-t-il. « Je ne fais rien de mal. Après tout, les richesses de cet imposteur étaient les miennes ! »


Il se concentra pour entendre ce que chuchotait le vizir. Il dut coller son oreille à la porte, se traitant d'idiot. Arkham n'avait jamais eu de secret pour lui, alors pourquoi un tel artifice ?


- Nous avions un marché... disait celui-ci.

- Il ne tient plus, vues les circonstances, riposta sèchement Kassim. En cas de succès, ma sécurité n'est plus assurée.

- Je me porte garant que...

- Vous ne le pouvez pas... Le nouveau sultan peut me faire couper la tête.

- Je le peux aussi...

- Ne me menacez pas... Vous n'en avez plus le pouvoir.

- Le croyez-vous ? Votre survie met en péril ma position... Vous en savez trop...


Kassim eut un rire amer :


- Nous y voilà ! Quoi qu'il arrive, je vous gêne. Même si je m'acquitte de ma mission, je trouverai en votre personne un ennemi mortel…

- … qui vous épargnera si vous jurez de ne pas lui nuire.

- C'est bon, je vous le jure.


Hassan, l'oreille collée à la porte d'ébène, n'y comprenait rien : les deux hommes avaient l'air d'ennemis mortels. Et de quel marché parlaient-ils ?


- Jurez-le sur la reine des djinns.


Un silence suivit les paroles du vizir. Kassim finit par répondre, d'une voix assourdie :


- Ça, jamais... murmura-t-il entre ses dents.

- Jurez-le, ordonna encore le vizir, visiblement excédé.

- Jamais ! cria Kassim.


Par le trou de la serrure, Hassan, au prix de contorsions douloureuses, était parvenu à apercevoir les deux protagonistes. Le vizir paraissait furieux. Quant à Kassim... Son visage blême était défiguré par la haine. Le vizir fit un effort évident pour retrouver son calme et afficher un sourire narquois qui se voulait détendu.


- Je vous aurai prévenu, dit-il d'un ton faussement léger. Vous savez qu'il existe un moyen très simple de vous faire taire ! Tenez-vous prêt à avoir de gros problèmes. Comme votre père.


Kassim pâlit violemment.


- Je vous remercie de m'avertir.

- Cela ne m'apporte aucun désagrément, lâcha le vizir d'une voix doucereuse. La ville est bouclée. Demain sera votre dernière journée. À midi, votre maisonnée et tout ce qui s'y trouve sera mise à sac, vos gens seront éliminés. Et vous... Vous savez ce qui vous attend.


Hassan décolla son oreille de la porte, décomposé. Jamais Arkham n'avait montré une telle ironie méchante, une telle froideur... Son univers continuait inexorablement à se disloquer.


Arkham était parti depuis plus de cinq minutes et le jeune monarque était encore collé au panneau d'ébène, sous le choc. Comment pouvait-il montrer une telle cruauté ? Faire assassiner les occupants d'une maison ? Et qu'avait-il donc à cacher ? Que savait Kassim, dont il avait si peur ? Quel marché pouvait-il avoir avec l'Ombre ? Savait-il qui il était ? Non, probablement...


Un coup donné à la porte le fit sursauter.


- Hassan... Ouvre ! chuchota la voix de Kassim. Je sais que tu es là et que tu as tout entendu.


Hassan ouvrit doucement le battant.


- Tu dois partir, dit Kassim. Dès ce soir.


Hassan sursauta :


- Moi ? Mais tu as entendu toi aussi ! Il va tous nous tuer ! Et toi, je ne sais même pas ce qui va t'arriver !

- Peu importe ! Il ne s'attaquera pas aux gens de ma maison s'il ne peut te tuer par inadvertance.

- C'est ridicule ! Jamais Arkham ne s'attaquerait à moi !

- Alors pourquoi n'es-tu pas venu le saluer ?

- Tu dis n'importe quoi ! jeta Hassan, plus sèchement qu'il ne l'aurait voulu. Tu ne sais pas qui je suis.

- Je sais très exactement qui tu es, Altesse. Je te hais depuis assez longtemps pour ça. Mais je le hais plus encore. Et mourir demain tous les deux serait lui rendre un trop grand service.

- Tu sais que...

- Tu es le sultan Hassan DelRaïs. Je n'ai peut-être pas fréquenté ta Cour depuis un moment, mais je n'en connais pas moins ton visage. De plus, histoire de ne pas me tromper, je porte ceci sur moi depuis quelque temps.


Hassan prit la miniature que Kassim lui tendait : c'était un portrait le représentant en pied.


- Mais... c'est moi... Pourquoi ?


Kassim haussa les épaules :


- Pourquoi je l'ai gardé sur moi ? Par habitude, pour ne pas oublier de te haïr. C'est ton excellent ami, le vizir, qui me l'a donné pour que je te reconnaisse sans problème, au cas où ma mémoire m'aurait fait défaut après toutes ces années d'exil.

- Que tu me reconnaisses ? D'exil ? Mais de quoi parles-tu ? demanda Hassan, perdu.

- Le soir où tu as joué ta partie contre le nouveau sultan... Je devais te tuer juste après la partie, afin que ton vizir soit nommé à ta place. En échange, il m'offrait ma grâce. Cette partie t'a sauvé la vie.

- Ta grâce ? Je croyais que tu étais prêt à risquer ta vie pour aider les miséreux !

- Te tuer et ne plus être menacé... C'était assez tentant pour que je pense à une retraite méritée... Mais mon but était de tuer le vizir après toi... Ainsi, plus de problème... Le Darshaï avait un nouveau sultan, sûrement meilleur, et je tenais ma vengeance...

- Ta vengeance ? Nous tuer tous les deux ? répétait Hassan sans comprendre. Mais je ne te connais pas... Qu'est-ce que je t'ai fait ?


Hassan blêmit de fureur :


- Ne te moque pas de moi, Altesse. Tu le sais parfaitement.

- Pas du tout, s'exclama le jeune homme, interloqué et effrayé par le bloc de haine qu'il voyait briller dans le regard de son interlocuteur.

- Ne fais pas l'innocent ! s'écria Kassim. Tu as détruit ma vie !

- Comment ça ? Et si tu veux tant me nuire, pourquoi ne pas me tuer maintenant ?

- Si je le fais, les hommes du nouveau sultan m'arrêteront, déclara sombrement Kassim.

- Et alors ? Tu aurais été exécuté de la même manière après m'avoir tué comme c'était convenu, non ? rétorqua Hassan à qui le côté surréaliste de la situation rendait quelque courage.

- Non, car le vizir m'aurait laissé vivre... jeta Kassim, excédé. Si tu meurs maintenant, nous ne ferons que lui rendre service !


Hassan n'y comprenait plus rien et se débattait dans un cercle de plus en plus étroit :


- Mais pourquoi le vizir veut-il te tuer ?

- Si j'avoue qu'il a pensé à tuer son précédent maître, nul doute que le nouveau sultan s'en méfiera... Et qu'il tombera en disgrâce...

- Et moi ?

- Même chose. Pour garder sa place, mieux vaut ne pas être accusé de régicide par son ancien employeur.


Kassim avait pâli. Hassan le remarqua immédiatement :


- Il y a autre chose !

- Je ne sais pas... soupira le voleur. Il avait aussi l'air d'avoir peur que tu te rappelles quelque chose.

- Me rappeler ? Mais quoi ?

- Je ne sais pas... Va-t-en maintenant, dit-il en le poussant hors de la chambre.

- Pas avant que tu me dises ce qui va t'arriver demain !


Le voleur eut un rire amer :


- C'est pourtant évident ! Je serai décapité, demain !


Hassan sursauta affolé :


- Comment ? Mais il faut que tu t'enfuies loin d'ici ? Vite...


Son hôte secoua la tête :


- Va-t-en. Si nous mourons tous les deux, ma vengeance sera un ratage total. Si je dois mourir, autant que ce ne soit pas pour rien. Quitte à ennuyer un de vous deux... Je préfère que ce soit lui.


Hassan croisa son regard triste. Un soupçon l'effleura soudain :


- Ces courses à travers les bas-quartiers... Tu espérais que la milice me tue, n'est-ce pas ?


Hassan secoua la tête avec un sourire empli d'amertume :


- Évidemment... Avant de me rendre compte que je jouais le jeu du vizir. Je pensais naïvement que si le trône lui échappait, il n'aurait plus aucun intérêt à te voir mourir...


Hassan hésita un peu avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres :


- Mais la reine des djinns protège ma famille... M'assassiner revient à te maudire pour l'éternité... C'est pour cela que le vizir ne voulait pas le faire lui-même... Tu le savais, n'est-ce pas ?


Kassim lui jeta un regard si empreint de désespoir qu'il frôlait la démence :


- Être maudit pour l'éternité... Ce n'est rien, comparé à ce que vous avez fait.


Il se reprit et poussa Hassan vers la porte :


- Pars à présent. Mais souviens-toi. Nul doute que si je parviens à tuer le vizir, je reviendrai vers toi !


Hassan, abasourdi, se retrouva, perdu dans l'obscurité, au milieu de la rue déserte. Entendant soudain du bruit, il se plaqua dans le renfoncement d'une porte cochère afin de trouver un abri dans la pénombre.


- Quels sont les ordres ? demanda un des soldats à un autre qui venait d'arriver.

- Tuer toute personne essayant de quitter cette maison.


Hassan, fou de terreur, se tassa encore davantage. Terrifié, il fit un léger mouvement et tressaillit : son pied venait de heurter une pierre.


- Qui va là ? dit un des soldats en levant sa torche.


Hassan se tut, horrifié. Le garde leva encore sa torche et s'avança vers lui. Il n'était plus qu'à un mètre... Cinquante centimètres...

L'ex-monarque, terrorisé, ferma les yeux et pria la reine des djinns de lui venir en aide.


 
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   Maëlle   
13/11/2007
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Le personnage d'Hassan se densifie beaucoup au cours de cette partie, et ça le rends passionant. La bagarre du départ est assez mal fichu: vu ce qu'il est décrit il aurait du tomber dans les pommes bien avant, je suppose.


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