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Sentimental/Romanesque
Keanu : Torico
 Publié le 01/02/24  -  8 commentaires  -  10172 caractères  -  112 lectures    Autres textes du même auteur


Torico


Je suis un petit garçon de neuf ans transporté au cœur d'une forêt par des cavaliers dont on ne voit pas le visage. Après avoir trotté sans bruit sous les frondaisons, nous finissons par découvrir les remparts d'une immense citadelle, construite sur le flanc d’une falaise au bord de la mer. Le tumulte des flots se mêle au chant des oiseaux et au silence des ruines. Les cavaliers deviennent nochers et assoient mon corps chétif dans une barque, puis nous contournons l'édifice jusqu'à parvenir devant une porte située au pied des contreforts, couverte d'algues et de coquilles, cachée parmi les roches hérissées.


Mes pas de petit garçon et ceux des geôliers en armure résonnent au sein d'une vaste salle. Des flambeaux accrochés aux murs en pierre éclairent faiblement des dizaines de sarcophages ornés de lettres d’or. Nous avançons et, brusquement, les gardiens me saisissent, me soulèvent et m'enferment vivant. Je les entends s’éloigner tandis que mon souffle s’accélère dans les ténèbres. Quelques instants plus tard, mon sarcophage se désencastre du mur, bascule, puis s'ouvre en tombant avec fracas sur le sol. C’est à partir de là que je peux véritablement contrôler mon corps, incarner mon image, prendre en main mon récit.


Mes mouvements se révèlent amples et confus, car je n'avais encore jamais pu bouger par moi-même, car je suis un enfant aux longs membres souples, plein de vitalité étourdie, dans la démesure d’un labyrinthe rempli de pièges et de secrets. Par les meurtrières s'infiltrent quelques lianes, de minces faisceaux de bruine et la pâleur du jour. J’entends le ressac à travers la pierre. La perspective de la liberté ressemble ainsi à un rêve blanc pourvu d’une voix sourde.


Quel est cet endroit ? Un gigantesque tombeau abandonné entre les arbres et les vagues et gardé par des ombres ? Tout indique une fin de continent, un exil sans mémoire et le mystère d’une justice trop grande pour soi. Tout m'incite à penser qu'il s'agit de la forteresse où sont condamnés les enfants porteurs de malédictions, tel que le livret me l’a appris : lorsqu'une aberration s'échappe du ventre d'une mère, les croyances imposent à la famille d'enfermer la progéniture pour l'éternité, afin que les divinités de la sécheresse et de la famine épargnent le village.


En commençant mon exploration de l’une des salles voisines, j’aperçois une cage suspendue au plafond et, enfermée à l'intérieur, une jeune fille gracile et luminescente. Je réussis à la délivrer et ressens aussitôt qu'elle sera ma partenaire pour l'entièreté de l’aventure, que je n’apprendrai jamais rien d’elle et que nous n'arriverons jamais véritablement à communiquer, puisqu'elle chuchote lors de rares épisodes une langue inconnue. Elle paraît différente de moi et différente comme moi, fragile d’une manière trouble, habitée par une forme de lyrisme qui, à l'évidence, justifie son emprisonnement (elle est capable d'ouvrir des portails et les oiseaux se posent dans sa main). Sa robe scintille et je parviens à recueillir son prénom : Yorda.


Durant des heures et des heures, j'affronte les gardiens et cours dans les salles du trône oubliées, dans le silence caverneux des couloirs, sous les arches envahies par le lierre, sur les ponts-levis et les belvédères surplombant le monde marin, au sommet des remparts nimbés de brume claire, tout en tenant la main de Yorda, tout en essayant de la protéger sans jamais comprendre, jusqu'à ce que papa ouvre doucement la porte du salon et m'annonce qu'il a fait piquer Gaspard. De grosses larmes tombent toutes seules de mes yeux, mais je ne dis rien et continue de progresser à l'intérieur de la citadelle en compagnie de cette jeune fille que je ne connais pas.


Le soir venu, il pleut des cordes et je quitte le menu du jeu, car papa enterre notre chien au fond du jardin, à quelques mètres de la rivière dans laquelle ont été jetées les cendres de mémé. Je comprends que le rapport au temps est différent lorsqu'on dispose d'un jardin riverain : on peut voir pousser les cèdres, inhumer son chien ou noyer sa famille. Je comprends que l'écorce et l'écume sont nouées à ma mémoire par une très vieille alliance. Je me rends compte que ma maison, elle aussi, est un tombeau abandonné entre les arbres et le courant et gardé par les ombres.


Aujourd'hui, dès que je pense à Gaspard, je suis transporté dans Ico, emmené par les dieux psychopompes comme le petit garçon par les nochers au début de l'histoire, comme l’enfant que j'étais en 2002 dans le salon de sa maison, gardant ses yeux rivés sur la télévision alors que son père lui annonce la mort de son premier chien. Pourquoi oppose-t-on viande des bêtes, voile des spectres et métal des machines, alors que je les rassemble depuis mes neuf ans dans l'écran de mon souvenir ?


Gaspard : grand griffon vendéen disparu en 2002. Ico : jeu vidéo japonais paru la même année. Le nom du premier s’écrit en romain, puisqu’il s’agit d’un être vivant, et le nom du second s’écrit en italique, puisqu’il s’agit d’une œuvre, mais cette nuance typographique entre création de la nature et produit du travail est absolument contestable : cela fait bien longtemps que les races ne tombent plus du ciel et que les dessins bougent comme par miracle. A fortiori parce qu’il est mort et parce que je l’écris, le bâtard de mon berceau pourrait mériter, non moins qu'un objet vidéoludique, le panthéon des lettres penchées, la distinction des bibliographies, la nomenclature des artisans, son nom devenant ainsi un titre : Gaspard.


Quant à mon père, il est toujours là, farouche et solitaire, amoureux des chiens. La maison, elle, a été vendue par ma mère. Gaspard y demeure encore, enterré à côté du cerisier. Et derrière le portail en bois et les herbes hautes, il y a la rivière dans laquelle les cendres de la mère de mon père, c’est-à-dire mémé, ont été jetées. Je ne sais pas ce que la terre a pensé lorsque cette fourrure grisonnante a été placée au creux de son ventre, ni ce que la rivière a ressenti lorsque ces légers et virevoltants lambeaux se sont déposés à sa surface, mais je sais que les absents creusent le paysage, façonnent le relief, que la mémoire appartient à la chair du lieu.


Les fantômes et les animaux partagent bel et bien un point commun aux yeux des humains : ils ressemblent à des images.


En 2016, à l'âge adulte, je vis seul dans un appartement et la maison sera bientôt vendue, alors j'essaie de fabriquer de nouvelles figures, mais le mobilier de l'ancien monde, le bestiaire de l’enfance est tenace. C'est alors que je découvre The Last Guardian, développé par le même studio et conçu par le même homme : Fumito Ueda. Je me retrouve à nouveau, quatorze ans plus tard, petit garçon perdu dans un château en ruines s'élevant sur les corniches qui dominent l’océan, mais cette fois aux côtés d’une sorte d'immense griffon enchaîné couvert d’un plumage bleu-gris, muni d’une paire d’ailes et de serres aux écailles rosâtres, que l'on nomme en japonais Hitokui no Ōwashi Torico : Trico, le grand aigle mangeur d'hommes.


Je ne saurais dire s'il s'agit d'hébétude ou de ravissement, mais ce n'est pas une émotion ordinaire qui me secoue lorsque je plonge dans le lac noir de ses pupilles, m’accroche à ses plumes, escalade son corps cinquante fois plus gros que le mien et caresse sa tête dans l’espoir de le calmer ; et à l'instant précis où mon double héroïque, commandé par les joysticks, parvient à retirer le pieu qui transperce son muscle, puis à briser la chaîne qui le contraint, j’ai le sentiment absurde et diffus que ce colosse de pixels coincé dans les décombres d'une abbaye, heurtant les piliers, les vitraux et les voûtes, n'est pas tout à fait un être de fiction, mais plutôt la rémanence monstrueuse d'un chagrin virtuellement archivé. Mon animal s'est lové dans l'écran au lieu de s'éteindre en moi.


Ce qui est beau, c'est que rien n'est jamais expliqué, c’est que la poésie lumineuse et funéraire de la forêt prolonge mon jardin dans lequel je partais à l'aventure et qui abrite le corps de Gaspard, c'est que l'alliance précède la filiation, c'est que la verticalité de la famille peut être remplacée par la profondeur de la géographie, le tombeau d'une maison profané avec l'aide d'un inconnu, c'est que deux espèces doivent apprendre à résoudre conjointement leur errance.


J’incarne encore parfois Gaspard grâce à la PlayStation, configurant ainsi un sanctuaire en mouvement, accomplissant par là un rituel machinique, car les fantômes ont besoin d'être qualifiés par des rituels et c'est la console qui me le permet. Les gestes des corps sans esprit étant supposés parfaits, la tendresse naît du dérèglement, comme si mon chien-relique était un automate et que l'échec de la fonction ou la perte de fluidité était due à un grain de sable dans l'illusion de l'engrenage, à un trou dans la surface du récit – fissure par laquelle je m'engouffre amoureusement, pressé de traverser la lisière entre le monde des créateurs et le monde des créatures. Il s'agit d'une méthode fabuleuse, d'une technologie de la rêverie me permettant d'appareiller le passé et de faire revivre les subjectivités perdues.


Je n'irais pas jusqu'à penser que l'âme de mon chien est numérisée dans la console et que je le caresse de nouveau par le biais de mon avatar, mais je l'écris quand même. Chaque fois que je convoque la fourrure de Gaspard sous ma main, c'est le petit garçon abandonné dans la citadelle qui apparaît, et chaque fois que je me souviens de mes doigts sur les boutons, mon grand griffon à plumes surgit de nulle part avec son air de sage hirsute, réanimé par la manette, cette prothèse de l’au-delà, et la voix tremblante de mon père m'annonce encore et encore la nouvelle, jusqu'à ce que la cinématique du début du jeu et le salon dans lequel je jouais soient peints de la même couleur, jusqu'à ce que la forêt de lumière qui étreint la citadelle ressemble au jardin de ma maison, jusqu'à ce que 2002 ressemble à 2023, jusqu'à ce que la rivière de mon village se jette dans la mer d'Ico, jusqu'à ce que tout cela devienne une même énigme à parcourir en fermant les yeux.


 
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   jeanphi   
1/2/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
Bonjour,

Le ton général est tenu de part en part du récit, je dirais même que c'est un peu trop plane, trop lisse. Tout passe de ce sentiment ambivalent de ne pas avoir suffisamment vécu sa vie de front, et de n'en regretter que les mauvais résultats sur les jeux en réseaux à l'autosatisfaction du narrateur.
Vous choisissez bien vos exemples tous sur le mode enterrement, qui sont justement des évènements dont l'enfant prend peu conscience dans la mesure du possible, et qui laisse un goût d'échec quoi qu'il puisse en être.
Avant dernier paragraphe, j'inverserais les mots engrenage et illusion, attaché au sens plutôt qu'à la symbolique que je suis.

   Perle-Hingaud   
21/1/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour,
J'ai beaucoup aimé cette histoire. J'apprécie la maîtrise du style mais surtout l'équilibre entre profondeur des thèmes abordés, réflexions et concepts sous jacents, et la simplicité, l'accessibilité du récit, sa sensibilité. L'entame m'a paru maladroite dans les premiers instants ("je suis un petit garçon de 9 ans") mais très vite je suis intriguée et tout se met en place. Le fil se déroule, de la belle ouvrage, avec Gaspard en fil rouge, le chien, fidèle compagnon, qui relie l'homme à sa part naturelle dans un monde dé-naturé.
Merci !

   Malitorne   
6/2/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
J’ai moi aussi joué à Ico que j’ai adoré. Le dépouillement des décors, la relation entre les deux enfants, la poésie qui s’en dégage typiquement japonaise. Un jeu daté mais prenant. J’ai par contre délaissé The last guardian qui souffrait de mauvaises critiques à sa sortie. Si vous aimez ce type de jeux contemplatifs, je vous invite vivement à plonger dans Journey, une véritable pépite. Voilà pour le côté PlayStation...
Concernant l’aspect littéraire, beaucoup moins emballé. J’ai l’impression que vous vous répétez, que vous nous resservez encore une fois cette histoire de chien décédé en rajoutant des prolongements. Comme si vous exploitiez à fond un filon qui avait bien marché sur le site. C’est dommage de réduire ainsi son imagination à du déjà-vu, je suis certain que vous avez bien d’autres choses à raconter que servirait votre style impeccable.

   Eskisse   
1/2/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Keanu,

Une nouvelle très émouvante dans laquelle le traitement qui y est fait du deuil vous laisse scotchée : le double, la projection comme mécanisme de défense face à la mort et à l'abandon est en soi une idée originale. Peut-être que la petite fille virtuelle sauve le narrateur autant qu'il la sauve... Le tombeau et le sarcophage virtuel qui s'ouvre permet la maîtrise du "je" dans le jeu .
Comme un mode d'emploi anti-chagrin.

J'ai donc beaucoup aimé l'intrication du virtuel avec le réel ( le lecteur au début est lui aussi "entré" dans le jeu vidéo), constante jusque dans les noms.

La nouvelle convoque aussi le thème de la mémoire, la manière dont se façonne la mémoire , (comme nous associons un événement à une musique ou un événement marquant à une image, un lieu : " la mémoire appartient à la chair du lieu" ) ... pour montrer à quel point le deuil demeure traumatisant : " la rémanence monstrueuse d'un chagrin".
"Chair", "incarnation" interrogent notre identité et la mort.
Les enjeux de cette nouvelles sont inépuisables...

Ce à quoi il faut ajouter la qualité littéraire de cette prose.

   Cox   
5/2/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Tiens, un texte que je n’avais pas vu passer en EL… Tiens, un très bon texte…

En préambule, je vous remercie de donner aux jeux vidéo un traitement qui les élève au rang d’art à part entière : celui qui fait partager des émotions, embrasser des expériences nouvelles, etc… C’est pas si courant, et pourtant il y tellement de petits jeux indés qui ont un scenario et des dialogues mieux écrits que bien des nouvelles…
Bref, Je suis content de les voir présentés sous un jour touchant, de manière si réussie et immersive. Je ne connais pas Ico, et n’ai malheureusement joué que quelques heures à The Last Guardian, le temps d’une soirée chill où il avait remplacé Netflix, mais je me souviens avoir été très impressionné par la poésie et la sensibilité qui se dégageaient du jeu.


Pour en revenir au texte :
Au début, je grognais un peu dans ma barbe en trouvant que la narration était étrangement menée, très extérieure au récit et donnait l’impression que le narrateur ne vivait pas la scène. On apprend bientôt que l’on assistait à une cinématique de jeu vidéo et que le « personnage » ne se fait incarner que plus tard : c’est donc exactement la bonne impression. Je remballe ma critique à la con et je dis chapeau l’artiste.

Au long du texte, la réalité et le virtuel se mêlent, se superposent pour donner une dimension et une profondeur nouvelles au jeu. Les émotions se diffusent de l'un à l'autre, tout se fait écho et les pixels deviennent un portail qui emmène le narrateur jusqu'au bout de sa mémoire et de ses émotions. Tout est mené avec un style peu commun et très maîtrisé.


Au rayon des critiques, je commencerai par un truc tout à fait subjectif : je ne suis personnellement pas si fan du style plus analytique/explicatif/métaphysique que vous employez parfois. Par exemple la digression sur les italiques, ou sur la nature du « rituel machinique » de communion me sortent un petit peu de l’ambiance générale, et me distancient de l’émotion que vous commenciez á me faire partager, pour m’inviter à l’examiner plus rationnellement. Ça reste très bien mené, et intéressant, juste un peu moins à mon goût. Le passage un peu Proustien sur l’écoulement du temps dans un jardin riverain me laisse sur le bord de la route par exemple.
Peut-être un peu plus objectif : on force un peu trop, par endroits, sur la corde de l’émotionnel facile (par ex., 1ere phrase : « Je suis un petit garçon de neuf ans », et on insiste : « Mes pas de petit garçon », « je suis un enfant »). Le texte ne tombe pas encore dans le pathos excessif pour autant, mais avec le choix du sujet, il faut faire attention au traitement : c’est un équilibre instable entre le touchant et le tire-larme.

Au final, je ressors surtout avec le sentiment d’une lecture vraiment originale, avec un style propre qui se dégage puissamment. Des émotions, des idées nouvelles, un symbolisme assez unique avec la transposition du deuil dans l’onirisme en pixels : du très bon !

Merci pour le partage !

   dowvid   
7/2/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
n'aime pas
Bien écrit, mais je n'ai pas pu me rendre à la fin, désintéressé trop vite par le ton utilisé.
Et les chevaliers, les châteaux m'émeuvent peu. D'autant plus quand c'est un jeu vidéo.
Désolé

   Louis   
13/2/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Une œuvre d’hantologie, qui pourrait prétendre à une place dans une anthologie au « panthéon des lettres penchées ».

Comment en sortir ?
Là semble se loger « l’énigme », et comme le disent les mots qui donnent fin au texte : « cette même énigme à parcourir en fermant les yeux ».
Car tout commence par un enfermement.
La première scène se situe dans le monde virtuel d’un jeu vidéo, mais elle est présentée comme une scène réelle.
D’emblée une confusion, ou une ambiguïté règne entre le virtuel et le réel.
Le narrateur parle de lui-même comme d’un autre, ce qui laisse pressentir qu’il n’est peut-être pas celui qu’il dit être, et qu’ainsi le narrateur serait distinct de son personnage.
Distinct, mais engagé dans un processus d’identification : « Je suis un petit garçon de neuf ans… »

Ce jeune garçon est emporté, malgré lui, sous la contrainte, par des « cavaliers dont on ne voit pas le visage » vers une « immense citadelle » qui va s’avérer le lieu d’une vaste nécropole, une sorte d’immense sépulcre.
Il est remarquable que ce lieu lugubre, sorte de lieu du séjour des morts ne soit pas souterrain, comme c’est le cas dans de nombreux récits mythiques, et qu’il ne s’agisse ni de catacombe ni de crypte. La citadelle se situe dans une horizontalité géographique, non dans un hypogée.
Il se situe en bout, à l’extrémité horizontale du monde, en une « fin de continent ». Devant lui, s’ouvre l’infinité de la mer.
La géographie a ici son importance.
Le voyage forcé que l'enfant effectue ne le fait pas pénétrer dans un autre monde, souterrain, mystérieux, mais le maintient dans le monde "à l’air libre’", en surface, mais avec la singularité de se trouver en l’un de ses points particuliers : un bout, une extrémité d’une ligne segmentée.

Le personnage est enfermé dans un sarcophage. Il est « enfermé vivant ». Il occupe vivant la place d’un mort.
Il acquiert donc ce statut particulier de « mort-vivant ».
Quand le sarcophage « bascule » et s’ouvre, indépendamment d’une action de sa part, le jeune garçon n’est pas libre pour autant. La citadelle dans son ensemble constitue un « gigantesque tombeau », une forteresse-prison, sombre et labyrinthique, pleine de « pièges et de secrets ».
Elle apparaît encore comme un lieu d’ « exil sans mémoire ».
Un lieu donc d’oubli, où, y demeurer sans pouvoir s’échapper revient à n’être plus rien pour autrui.
C’est un lieu du refoulé où « sont condamnés les enfants porteurs de malédictions », c’est-à-dire de handicaps, de malformations congénitales, d’infortunes, qu’une sombre superstition exige qu’ils soient miss à l’écart par crainte du courroux divin.
L’histoire est écrite dans « le livret », une prédestination, un destin écrit d’avance pèse sur le personnage.

La situation ainsi mise en place, le « jeu » peut commencer.

À partir d’une « situation », comme dirait Sartre, non choisie, s’initie une liberté en un sujet « je », confondu avec le jeu :
« à partir de là je peux véritablement contrôler mon corps, incarner mon image, prendre en main mon récit. »
L’enfant dispose d’une liberté d’action, et d’une liberté de choix.
Que peut-il en faire ?
Choisir de sortir de ce lieu ou y rester. Demeurer dans le royaume des morts, ou bien rejoindre celui des vivants.

Il semble choisir de s’évader de ce lieu, de franchir les obstacles à toute fuite, et de combattre les « ombres » qui défendent les issues.
S’engage une lutte farouche pour en sortir : « Durant des heures et des heures, j’affronte les gardiens… »
La vie est à gagner, et un « je » épaissi d’une histoire, dans ce jeu des luttes où s’exprime la puissance de vie et d’exister.

Une jeune fille, Yorda, est rencontrée, qui devient complice d’une tentative de fuite, mais compagne avec laquelle la communication s’avère impossible.
Une fugue se joue à deux, et pourtant solitaire.

Une sortie du jeu se présente, mais de nature extrinsèque, de façon à la fois brusque, cruelle, et douce : « Papa ouvre doucement la porte du salon et m’annonce qu’il a fait piquer Gaspard ».
Le narrateur, des larmes aux yeux bien réelles, n’en sort pas immédiatement, il reste dans le jeu, et continue d’incarner son personnage.
Refus d’une réalité ? fuite dans le virtuel ? Le chien devait être malade et souffrant pour qu’on le « pique ». Plus qu’une fuite hors de la réalité, plus que sa dénégation, le virtuel paraît par anticipation une lutte imaginaire contre la mort, la propre mort du narrateur, qui est aussi exil et solitude, et si celle-ci peut être vaincue, celle de Gaspard pourrait l’être aussi.
Le virtuel se présente donc comme une lutte pour rester vivant. Il n’y a pas simple dénégation, simple refus d’une réalité douloureuse, mais un combat pour ramener à la vie.
Gagner au jeu virtuel, c’est gagner la vie, c’est la regagner, contre une perte, contre la mort.
Le virtuel permet cet état superposé qui ajoute la vie à la mort, sans soustraire l’une à l’autre.
La mort est cet exil d’où il faut sortir, un emprisonnement dont il faut se libérer.

Le retour à la réalité semble effectif quand il faut enterrer le chien au fond du jardin.
Mais il n’en est rien.
Le réel ressemble au virtuel.
Une similitude est constatée entre le réel et le virtuel.
Mais le rapport s’inverse : c’est le réel qui ressemble au virtuel. C’est le réel qui est le reflet du virtuel :
« Je me rends compte que ma maison, elle aussi, est un tombeau abandonné entre les arbres et le courant et gardé par les ombres »
Le virtuel n’était pas une échappatoire au réel.

Comment en sortir ?
Quand le réel copie le virtuel ? Quand réel et virtuel interfèrent ?
Comment sortir du tombeau tout autant réel que virtuel ?
Par la distance temporelle ?
Le narrateur est devenu adulte. Il a quitté la maison, son jardin, et la rivière.
Mais il y a la mémoire.
Mémoire associative, qui sans cesse fait retour. « Aujourd’hui, dès que je pense à Gaspard, je suis transporté dans Ico », Ico, le nom du jeu vidéo.
Devenu adulte, le narrateur n’est pas sorti de son état de « mort-vivant »
Pas de temps "chronos" pour le narrateur, mais un temps "aïon", ligne temporelle d’une durée dans laquelle quelque chose insiste ou subsiste, prise comme écrivait CH. Péguy dans Clio en « un cercle vicieux parfaitement allongé en une sorte de droite indéfinie qui est la ligne même du temps, ou plutôt la ligne même de la durée »

Se produit un devenir-fantôme du narrateur et du chien Gaspard.
Images hantées : « Les fantômes et les animaux… ils ressemblent à des images »
Pas de sortie, mais une permanence de la "hantise".
Le narrateur-enfant, Gaspard, la maison, les cendres de la « mémé », le tombeau-forteresse et ses ombres, font retour, hantent le narrateur, qui se trouve pris dans la « revenance » pour parler comme Derrida.
Mais c’est le retour d’un impossible retour, d’une impossible sortie hors du tombeau-prison ; et revient sur la ligne du temps ce qui ne peut revenir en un retour d’un mort-vivant-revenant. Et le deuil s'avère impossible.

Situé quatorze ans plus tard par rapport à la première scène, est relaté un retour « aux côtés d’un immense griffon »
Cette entrée dans « le château », avatar du tombeau-prison-forteresse d’un nouveau jeu, n’est que le retour de ce qui n’a cessé de faire retour dans la "hantise".
Dans ce nouveau jeu vidéo, Gaspard, le griffon-chien devient un griffon-mythologique ; chien, il devient aigle, prend l’allure d’une chimère, à la fois aigle et lion, par un glissement de signifiant.
« Aigle mangeur d’hommes », n’a-t-il pas déjà dévoré le personnage-narrateur ? La hantise ne s’est-elle pas faite dévoration ?

Gaspard « n’est pas tout à fait un être de fiction, mais plutôt la rémanence monstrueuse d’un chagrin virtuellement archivé. Mon animal s’est lové dans l’écran au lieu de s’éteindre en moi » :
le narrateur reconnaît l’absence de deuil ; une forclusion plutôt qu’un refoulement, et Gaspard, forclos, reste pour toujours enclos dans un fort ; ou une "projection" qui produit l’intrication entre l’image, le virtuel et le réel. Forclos, Gaspard-fantôme dévore un homme.

Tout se tient ici sur une ligne spatio-temporelle. Sans coupure. Sans discontinuité.
Tout est sur une même ligne, en surface, sur un même plan, où les images varient mais, par l’effet d'un prolongement, restent les mêmes : « la poésie lumineuse et funéraire de la forêt prolonge mon jardin »

Pas de ligne de fuite vers un ailleurs. On n’en sort pas. Effet de géographie. Effet de géométrie plane à deux dimensions :
« l’alliance précède la filiation » : avant la verticalité, l’alliance, la contiguïté. Tout se noue sur un même plan de contiguïté.
Pourtant la « verticalité de la famille peut être remplacée par la profondeur de la géographie », or cette profondeur est aussi un effet de surface ; elle n’est pas un ailleurs, un au-delà (comme commenté plus haut). La surface reste une horizontalité, « la profondeur » n’est pas le substitut d’une autre verticalité.
Pas de discontinuité non plus entre l’image, le virtuel, et le réel. Ils ne sont pas séparés et différents, mais expriment de façon diverse un même vécu. Une blessure qui ne guérit pas. Une libération qui ne réussit pas à gagner sa liberté. Une impossible ligne de fuite.
Mais ces mondes à leur tour ne font qu’un avec la fiction littéraire, et
Gaspard, en italique, au « panthéon des lettres penchées » pourrait être le titre d’une œuvre écrite.

« Ce qui est beau, c’est que rien n’est jamais expliqué » : ajoute le narrateur.
Pas d’explications comme causes, origines ou justifications, mais une "explication" tout de même, non pas mentale mais objective, au sens du mot compris comme un étalement, un déploiement, une exposition sur une ligne géographique.

Merci Keanu pour ce texte riche en contenu, et très bien écrit.

   solinga   
23/5/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime bien
Une grande maîtrise stylistique et une profondeur dans l'introspection et le sentiment qui me feraient presque admirer (moi absolue néophyte) cette moderne et féodale pratique des jeux vidéos.


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