J’ai commencé peinard.
Levé à neuf heures, tout en douceur avec le sourire qui me bidonnait la face. C’était pas la lumière du soleil qui gouttait à travers les persiennes, ni mes draps à grosses fleurs vertes qui m’accrochaient le sourire ; non c’était pas ça, rien qui me concernait directement, enfin si quand même, et même beaucoup, mais sur ce coup-là, j’étais pas le sujet de l’histoire, sans vous embrouiller bien sûr, faut que je reste simple, clair et concis pour vous garder avec moi, sinon sûr, quelqu’un quittera le train, et là hop !!! Un de perdu c’est dix pékins à rattraper, alors à quoi bon continuer si c’est pour ne donner qu’à soi-même et à personne d’autre ?
Bon je disais, le sourire tout plein le visage avec les yeux qui s’ouvraient doucement dans les lueurs brûlantes et agréables d’une pièce sombre qui s’éveille. Le jour du réveillon de Noël, celui que j’avais tant attendu pour avoir le plaisir de regarder sourire Nina, de la voir heureuse, de la voir respirer en paix.
Et puis j’ai pensé : « merde !!! »
Avec tout ce que j’avais prévu, j’avais trouvé le moyen de me réveiller à neuf heures. Connerie. Je me sentais égoïste, irresponsable. Même pas fichu de me lever aux aurores pour border correctement ma surprise, assurer les défaillances qui pourraient perturber.
J’ai voulu sauter hors du lit, mais mon corps ne réagissait plus en coordination avec mon esprit. J’étais deux en un, l’esprit debout et le corps gisant allongé et mort qui avait seulement réussi à se déplacer sur le côté. L’âme et le corps.
La répétition des heures à la brasserie commençait à faire son effet, à laisser sa marque comme on marque les animaux, par derrière au fer rouge.
J’ai réussi à me sortir du lit avec mon corps grabataire et mon esprit de petit con de quatorze ans. J’aimais bien avoir quatorze ans.
J’ai rejoint la cuisine, Nina m’avait préparé mon café. Elle lisait un magazine.
– Pourquoi tu dors pas encore. – J’peux pas.
J’avais le sourire qui ne me quittait pas comme une maladie. Nina souriait aussi, mais c’était un sourire d’amour. Moi, je souriais comme un gamin qui prépare sa connerie.
– Qu’est-ce que tu as ? – Je t’aime. – Moi aussi... Qu’est-ce que tu as ? – Je te jure que je serai là avant que tu partes travailler.
Nina avait le luxe de ne travailler que l’après-midi, mais six jours sur sept ce qui n’était pas un luxe pour tout le monde. J’avais donc environ trois heures devant moi.
J’ai filé dans la salle de bain, j’ai enfilé mes habits et puis j’ai défilé dans les rues avec les bras et les jambes qui s’agitaient comme celles d’un pantin désaccordé.
Mon idée, c’était d’offrir un grand réveillon à Nina sans qu’elle soit obligée de lever le petit doigt. Pour ça, il fallait que je dégotte des produits que je pouvais préparer, c'est-à-dire des produits qui ne nécessitaient aucune préparation.
J’ai freiné un peu le rythme au milieu de l’avenue Georges Pompidou. Mon corps pouvait bouger vite, mais pas longtemps. J’ai repris mon souffle et je me suis calqué sur le rythme des badauds.
Je sentais des regards qui tentaient en douce de ramper vers moi, à l’anglaise, armés comme des tireurs isolés. Je voyais tout, je scrutais sans haine ces pupilles qui se promenaient aux coins de tous ces yeux que je ne comprenais pas, des yeux posés sur des visages toujours impassibles et droits faisant mines d’affronter le néant de l’horizon, statues de marbres aux reliefs identiques, sarcophages d’êtres humains effrayés par la vie, tétanisés, comme une grande peine à deux jambes dégoulinant sur le trottoir. Ce regard de la rue, chimère tremblotante, indifférente et cruelle n’est qu’un monstre à deux têtes qui dévore par sa seule présence le peu d’humanité qui pourrait subsister.
J’ai coupé par la gare et je suis entré avec toute la faune des fêtes dans le centre commercial de la Part-Dieu. En temps normal, je n’y mettais jamais les pieds, mais cette fois, j’étais forcé par les événements, emporté par la folie de la foule, obligé de vivre la sienne, tant bien que mal, tout en en supportant la mienne.
Dans les Escalator c’était la guerre : « Pardon ! Madame, oh oui ! Vous aussi m’ssieurs, désolé j’avais pas vu que c’était vos seins, portez pas plainte s’il vous plaît !!! »
Quand je me suis retrouvé dans le rayon traiteur du Carrefour, je me suis senti très con. Je pensais : « tu passes ton temps à critiquer ce monde qui t’entoure mais au final tu te débines, t’es le premier à faire la queue avec le troupeau pour aller te faire tondre ».
J’ai attrapé des demi-homards en barquettes et des escargots de Bourgogne. J’ai fait la queue au rayon poissonnerie et au rayon charcuterie.
– Vous avez vu le prix du serrano, c’est pas normal.
Me dit un petit monsieur.
J’ai pensé : « alors qu’est-ce que tu fais là mon pote !!! C’est les fêtes nom de Dieu ! C’est aujourd’hui que tu te fais plumer à cause de ta religion, alors sois pas étonné ou deviens bouddhiste ».
Mais j’ai répondu :
– Vous avez raison, les cochons où qu’ils soient s’en sont toujours bien sortis. – Oh ! Ça c’est joli. Je le ressortirai au réveillon. – Non, s’il vous plaît ne la sortez pas. – Pardon ? – Laissez tomber.
J’ai commandé des tranches de jambon, bien fines, Nina n’aimait pas quand c’était trop épais, j’ai aussi pris du salami, des feuilles de vigne, je me suis presque laissé tenté par des tomates farcies ; mais je me suis rappelé ce qu’on m’avait dit sur les combines des charcutiers qui utilisent la viande hachée périmée pour la passer dans les tomates afin d’éviter les pertes. Pas terrible à Noël de vomir ses tripes, valait mieux vomir des billets, j’étais là pour ça.
Un quart de la planète qui crevait de faim et moi j’étais là à pousser mon caddie comme une ménagère au milieu de toute cette foule qui m’oppressait, des rayons qui débordaient de bouffe en tous genres qui nous tombait sur les pieds. Une grande peine m’a envahi. L’Éthiopie n’était pas loin. J’ai eu envie de balancer mon chariot contre un mur, mais je me suis dirigé vers les caisses en passant par le rayon des vins. La famine dans le monde c’était à la télé, dans la vraie vie c’était le Noël de Nina. Chacun voit midi à sa porte.
J’ai retraversé le centre commercial de la Part-Dieu dans l’autre sens. J’ai croisé les mêmes monstres dans les Escalator, mais cette fois avec des sacs plein les mains, tout comme moi. Une descente infernale.
– Pardon madame. – Oh ! Encore vous. – Portez pas plainte, s’il vous plaît. – Mais… Mais arrêtez, pourquoi vous vous collez. – S’il vous plaît m’dame, c’est les sacs, c’est pas moi, c’est les sacs, je... – AU SECOURS !!! AU SECOURS...
J’ai dévalé les marches en acier comme j’ai pu avec un sac à chaque doigt et j’ai couru jusqu’à la sortie, de la même façon que j’étais arrivé – comme un pantin désarticulé.
C’était presque treize heures et Nina n’allait pas tarder à partir travailler. Quand j’ai ouvert la porte de l’appartement, j’étais en nage. Nina m’a regardé avec ses grands yeux et une grande peine qui flottait dedans. En un regard, j’étais capable de savoir ce qu’elle pensait, au son de sa respiration je savais éprouver son cœur.
– Qu’est qu’il y a bébé ? – Où t’étais ? – C’est une surprise bébé, si je te le dis, c’est loupé, tu seras plus surprise. – Je m’en fiche, ça fait trois heures que t’es parti, ça fait des mois qu’on n’a pas eu un moment à nous, même quelques heures. C’était ça ma surprise. J’attends ça depuis des jours et toi t’étais pas là, j’étais encore seule. – Mais c’est pour toi que je fais ça. – J’t’ai rien demandé.
Nina avait son sac à main en bandoulière. Son petit corps frêle est passé devant moi sans s’arrêter, lentement, dans la grâce la plus parfaite. Elle avait mis son tailleur noir, mon préféré. Elle était vraiment très belle et dans un silence de catacombe la porte s’est ouverte pour se refermer, lentement, toujours très lentement, en faisant un bruit à peine audible. Nina était partie travailler.
J’ai posé les sacs sur le carrelage de la cuisine et je me suis mis à la fenêtre pour en griller une.
Ça vivait dans la rue, autant que vivait la folie de ce monde. Les voiture roulaient, remplissaient leurs rôles, polluaient tous ces gamins en poussettes qui gueulaient tout ce qu’ils pouvaient pour en descendre et aller courir dans le square, juste en bas, pour se frotter à d’autres gamins qui gueulaient plus fort qu’eux. Moi, j’étais mort, dans le néant tout blanc, presque silencieux, du claquement de la porte.
Nina avait raison, peu importe les intentions, c’est la présence des êtres qui amène la vie ; l’absence ne fait vivre que des souvenirs.
Le téléphone a sonné.
J’avais pas envie de répondre, mais comme toujours, j’ai répondu. C’était peut-être Nina.
– Oui ? – C’est Georges. – Ah ! C’est toi. – Petit enculé, t’es en train de me montrer que t’as envie de venir jouer chez moi. – Excuse Georges, je t’avais pas reconnu. – J’ai besoin d’un comique, ça urge ! – Quand tu veux Georges. – Ok, j’t’attends ce soir vers vingt et une heures, je viens de prendre une tablée de quarante personnes. Que des cadres sup qui sont bloqués à Lyon pour le réveillon de Noël, alors faut que ça déconne. – Euh !... Georges, c’est Noël. – 600 balles. – Georges... – 700 balles. – Ge... – ME FAIS PAS CHIER, j’ai que toi, tous les autres m’ont dit non. J’ai déjà un chansonnier, un magicien, un imitateur. Il me manque qu’un putain de comique. – J’peux pas Georges, j’ai des engagements. – Si tu viens pas, t’en auras jamais chez moi. Ça fait des semaines que tu me relances. T’as encore jamais joué ton putain de spectacle en public, c’est une bonne occase pour te régler et après je te prends toutes les fin de semaines. – Georges. – Tous les vendredis et tous les samedis soirs. – Georges. – 400 balles par passage, 800 balles la semaine, tu trouveras pas mieux. – Georges, je vais raccrocher. – Raccroche pas, petit enfoiré, raccro...
J’ai posé le téléphone. J’ai pensé aux demi-homards qui commençaient certainement à transpirer dans les sacs. J’ai pas eu le temps d’ouvrir le frigo qu’on a tapé à la porte.
C’était pas ma journée. Nina qui n’était pas heureuse, j’avais envoyé paître l’un des plus gros patrons de cabaret de Lyon et j’étais sur le point de bousiller toutes mes provisions pour le réveillon.
Ça tapait toujours à la porte, même la sonnette s’y mettait. J’avais pas envie d’ouvrir mais comme à chaque fois, j’ai ouvert quand même.
– Je savais que vous étiez là. – Ah ? – J’ai besoin d’aide, c’est Francis.
La mère Dumas était dans tous ses états. Sa permanente se faisait la malle, ses yeux étaient sur le point de m’envoyer toute la misère du monde et elle me tenait les bras avec ses deux mains pleines de bagues en appuyant avec tous ses ongles.
– Qu’est-ce qui se passe madame Dumas ? – Francis... C’est Francis, il ne bouge plus.
Madame Dumas avait toujours ses ongles plantés dans la chair de mes avant-bras. Sur ses doigts, il devait bien y avoir pour cinquante mille balles de bagouses. J’ai senti une goutte de sang perler sur mon poignet gauche. J’ai délicatement desserré ses mains pour me dégager, mais il a fallu que je force, parce qu’elle avait une sacrée poigne la mère Dumas, sans doute pour cela qu’elle avait autant de bagues aux doigts.
– Vous ne voulez pas ? OH !!! S’IL VOUS PLAÎT, JE VOUS EN SUPPLIE, JE N’AI QUE LUI. – Ne vous inquiétez pas, je viens.
J’ai laissé la porte ouverte et j’ai vidé les sacs de bouffe aussi vite que j’ai pu dans le frigo, pendant que madame Dumas séchait sur le palier. Les demi-homards avaient résisté.
Et puis, on est passé du sixième au quatrième pour aller retrouver Francis.
Madame Dumas vivait dans un deux-pièces avec des tableaux de maître achetés aux puces, accrochés aux murs. Dès qu’on tournait la tête, on tombait sur un portrait de son défunt mari. Le regard était franc, pénétrant, presque accusateur et vous suivait dès vous passiez dans une autre pièce. La mère Dumas n’était veuve que sur le papier.
On est allés dans sa chambre, pour regarder le malade. Madame Dumas était livide, tremblait comme si c’était elle le malade.
Au pied du couvre-lit, j’ai découvert Francis qui gisait dans son panier en osier. Il était allongé sur le côté, la bouche presque fermée et les yeux grands ouverts. Sur le moment, j’ai cru qu’il était canné, la pauvre bête. J’allais l’annoncer à la mère Dumas, mais j’ai vu sa queue remuer comme s’il avait envie de jouer. J’ai caressé le chat estampillé Francis pour le faire réagir et prendre la mesure de la situation. Madame Dumas restait derrière moi comme si j’étais le véto, comme qui dirait en consultation d’urgence. Quand Francis a tourné la tête pour réagir à mes caresses, j’ai compris en voyant la moitié de sa gorge purulente et la bave qui lui sortait des tripes qu’il fallait l’y emmener chez le véto et de toute urgence que c’était pas moi la solution.
– Madame Dumas... – C’est grave ? – Faut qu’on se dépêche, je vais le porter.
Madame Dumas a attrapé son sac au vol, le porte-monnaie des commissions et on a pris les escaliers deux par deux en descendant du quatrième. Il fallait se battre pour Francis.
La moitié de l’après-midi avait déjà défilé et je n’avais encore rien fait.
Je me retrouvais là avec une veuve éplorée et un chat en souffrance dans les bras. J’avais pas envie d’y aller, moi, chez le véto, mais je ne pouvais pas les laisser tous les deux dans leur mélasse comme des moins que rien, alors j’y suis allé quand même.
Dans la rue, la mère Dumas me suivait comme elle pouvait. J’avais mis le turbo pour Francis. Le vétérinaire était à trois cents mètres au coin de la rue.
– Comment il va ? qu’elle criait derrière. – Ça va, il tient, que je mentais.
Francis ne bougeait presque plus. Je sentais les anges des chats qui commençaient à me lécher les avant-bras. Plus on avançait, plus Francis refoulait et même si personne ne connaît réellement l’odeur de la mort, tout le monde sait la reconnaître quand elle arrive.
On est arrivés chez le vétérinaire, en l’état, à moitié morts tous les trois.
C’est madame Dumas qui souffrait le plus. Pour elle, c’était comme de s’accrocher au dernier espoir que lui offrait la vie, un espoir plein de poils et de souffrance qui avait supporté deux vies. Francis, lui, il donnait l’impression qu’il avait son compte et que c’était bien comme ça, même si sa queue bougeait encore. Sûr qu’il faudrait un croque-mort pour la mère Dumas, après lui.
Quand le véto est arrivé, Francis, il ne bougeait presque plus, sa tête me tombait des bras. Pour elle, c’était comme si elle voyait arriver le petit Jésus. Un Jésus en blouse blanche avec un visage impassible, vierge de tout sentiment, un visage comme tant d’autres qui n’était pas fait pour en porter.
J’ai senti la main gauche de madame Dumas qui m’accrochait à nouveau l’avant-bras avec tous ses ongles. Elle voulait qu’on souffre tous les deux pour Francis.
On est passés devant tous ceux qui avaient rendez-vous, comme ça, comme des princes avec la mort qui nous escortait, surveillait nos arrières. On est ensuite rentrés dans une salle avec une table en inox au milieu, c’est tout, rien au mur, une fenêtre je crois, un bureau, le véto, la veuve, le chat, son âme et moi.
J’ai posé Francis comme j’ai pu, délicatement, d’un seul bras. Mon autre bras était toujours pris par les bagouses de madame Dumas. Le véto a jeté un rapide coup d’œil à Francis : ses paupières, sa gorge purulente, la bave qui lui sortait toujours des tripes, ses pulsations cardiaques.
La mère Dumas me serrait de plus belle. Le véto m’a lancé un regard furtif, histoire de me faire comprendre en silence que ce n’était plus la peine d’espérer, que le silence allait s’installer définitivement pour Francis. Le chat ne sentait plus rien, dans le brouillard qu’il était la pauvre bête. Et puis le véto a posé ses mains à plat sur la table en inox bien froide pour fixer madame Dumas.
– Vous allez le sauver, n’est-ce pas docteur ?
Qu’elle lui lança en pleine face sans qu’il ait eu le temps de dégainer un seul mot. Le véto a froncé les sourcils en restant immobile comme Francis.
– Parce que vous savez, qu’elle lui dit, moi je n’ai que mon Francis et sans lui c’est plus la peine, parce que des peines j’en ai eu beaucoup trop dans ma vie, vous savez, je n’ai plus la force pour continuer toute seule. Francis, c’est mon espoir, mon petit passeport vers une mort en douceur. Vous avez des enfants, hein ? Oui je sais que vous en avez. On ne survit pas à ses enfants, docteur. Il faut le sauver mon Francis, sinon vous allez m’enterrer avec lui. Hein, vous me comprenez ?
Le véto a fait une petite grimace. Le genre de grimace que l’on fait quand on vient de rater son métro.
– Madame Dumas, je ne le sauverai pas. Il faut que vous preniez une décision. Je peux vous laisser réfléchir un instant, mais comprenez que j’ai du monde en salle d’attente et la journée est loin d’être finie pour moi.
Pour Francis, la journée était sur le point de se terminer. Madame Dumas était tétanisée par les paroles du véto et continuait de serrer mon bras. J’avais pas envie de parler, vraiment pas, mais comme toujours, il a fallu que je le fasse quand même.
– Madame Dumas faut vous décider. Francis est mal en point, il faut le laisser partir en paix. – Mais... – Il ne souffrira plus madame Dumas. – Non, je... – Madame Dumas. – ... D’accord, ... d’accord.
Le véto a saisi une seringue pleine d’un liquide bleu qui ressemblait à du produit vaisselle. J’ai senti la main de madame Dumas qui se desserrait lentement. Le véto avait du mal à trouver une veine pour poser son catéther. Quand la seringue s’est emboîtée dedans, j’ai compris que Francis allait partir dans les secondes qui suivraient vers un monde meilleur, bien meilleur que celui qu’il allait nous laisser. Le véto a commencé à appuyer sur la seringue. Je tenais la tête de Francis délicatement et je caressais son ventre. Je sentais à peine sa respiration et j’avais peur que la pauvre bête fasse des convulsions pendant la piqûre. Le véto faisait son travail, donnait la mort comme on donne une aspirine.
J’ai entendu la porte derrière moi qui s’ouvrait. C’était madame Dumas qui s’en allait. Sur le moment, je craignais des effusions de larmes, des embrassades à n’en plus finir pour lui dire au revoir à ce brave Francis. Mais rien. Juste un silence et une porte entrouverte délicatement pour laisser Francis reposer en paix.
Le véto est arrivé au bout de la seringue, tout le produit vaisselle avait pénétré dans le petit corps de Francis. C’était fini. Je ne l’ai même pas senti partir.
Une seringue, un liquide aux couleurs du paradis, une table en inox glacée, une porte entrouverte, deux étrangers et voilà tout. La vie est plus difficile à donner qu’à enlever.
J’ai remercié le véto. J’ai jeté un dernier regard à Francis et je me suis dirigé vers la caisse.
Madame Dumas avait déjà tout réglé et souhaitait faire incinérer le corps.
Quand je suis sorti, je m’attendais à la voir, mais rien, quedal, juste des voitures, un ciel gris de décembre, un froid glacial et des gens qui couraient dans la rue.
J’ai pris le chemin du retour en pensant à madame Dumas et puis après j’ai pensé aux homards. Nina n’allait pas tarder à rentrer et je n’avais encore rien fait. Quelle merde !
L’appartement était tel que je l’avais laissé. De la bouffe plein le frigo, des bouteilles sur la table de la cuisine, la même vue par la fenêtre. J’ai sorti une jolie nappe du placard, j’ai pris les assiettes que Nina ne sortait que pour les grandes occasions et le téléphone s’est mis à sonner.
J’avais pas envie de le décrocher ce téléphone, mais il n’arrêtait pas de sonner, ça résonnait dans tout l’appartement. Alors, j’ai décroché quand même, putain de merde !
– ALLÔ ! – C’est Georges, petit merdeux ! T’as pas intérêt de raccrocher. – Georges tu me gonfles, j’ai… – À PARTIR DE MAINTENANT, PETIT ENCULÉ, T’ES TRICARD SUR TOUTE LA PLACE DE LYON. – Putain Georges, j’ai posé ma journée pour le réveillon, ma moitié ne va pas tarder à rentrer et j’ai rien préparé, et puis y a eu Francis, d’accord, t’en a rien foutre toi de Francis, pas vrai ? – Qui c’est Francis, bon Dieu ! – Il y est justement chez les dieux et depuis cet après-midi et je t’interdis de parler de lui. – Mes condoléances, mon grand, je ne savais pas. – Je le dirai à madame Dumas. – À qui ? – Laisse tomber. – Écoute grand, je te propose un truc. Tu ne prépares rien et tu viens avec ta souris, je vous invite et dans la soirée tu fais ton show pendant une heure. – Combien ? – 500 balles fils. – T’avais dit 700. – Si tu viens manger avec ta copine, tu comprends… – Georges, c’est 700 balles et une table pour trois, j’aurai une invitée. Si t’es pas d’accord, t’iras raconter toi-même des conneries sur scène à tes connards de cad’sup. – T’énerve pas, t’énerve pas, c’est d’accord. MAIS JE TE VEUX À VINGT HEURES CHEZ MOI !!!
Georges a raccroché aussi sec.
J’en voyais pas le bout de cette journée. J’avais à peine eu le temps de boire un café et puis : Toc ! Toc ! Ça frappait à la porte. Encore. C’était des petits coups mesurés, juste ce qu’il fallait pour se faire entendre. Je connaissais cette façon de frapper à une porte. J’avais pas envie d’ouvrir, c’était trop tôt, mais faudrait bien que je le fasse un jour, alors, j’ai ouvert quand même.
– J’ai oublié mes clefs, me dit Nina avec une voix douce en me regardant avec ses grands yeux. – Je suis désolé pour tout à l’heure, ma chérie. – Ne t’excuse pas. C’est moi qui n’étais pas bien. La vie est dure certains jours, c’est tout. – Ce qui dure, c’est ta beauté. – Arrête de me faire du charme et laisse-moi rentrer. – D’accord, tu rentres mais gardes tout sur toi. – Mais pourquoi ? – Parce que tu m’aimes.
J’ai filé dans la chambre et j’ai enfilé mon costard trois-pièces. J’ai mis une cravate dans la poche de ma chemise et j’ai pris Nina par la main pour l’entraîner sur le palier.
– Mais qu’est que tu fais ? – C’est une surprise ma chérie. – Mais où veux-tu aller ? J’ai besoin de me préparer. – Tu es parfaite. Ce soir on a besoin d’une surprise, c’est tout ce qui manque aux pauvres, des bonnes surprises.
J’ai entraîné Nina au quatrième et j’ai frappé à la porte de madame Dumas. J’avais vraiment envie qu’elle ouvre. J’ai attendu quelques secondes et j’ai frappé à nouveau. Rien. Le silence le plus total et ça m’inquiétait.
– Mais qu’est-ce que tu fais à la fin ? me demanda Nina. – Je sauve une vie. – Comment ça… Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes. – Je te dirai ça demain, ce soir c’est ta soirée.
J’ai regardé Nina en tournant le dos à la porte de madame Dumas. J’avais vraiment envie qu’elle réponde et qu’elle reste avec nous pour échapper à l’enfer de cette journée ; mais l’appartement semblait vide. Elle était peut-être avec de la famille. Je l’espérais, après tout c’était Noël… qui sait.
– Mais qu’est-ce qu’on fait ici ? – On s’en va.
J’ai pris à nouveau Nina par la main et on s’est dirigés vers les parkings. Nina était bien là, à portée de main, à portée de cœur et c’est elle que je devais sauver maintenant.
Les rues étaient folles et mortes à la fois. C’est ça la magie de Noël : une féerie comme une guerre où la vie et la mort se mélangent, il n’y a plus de barrières, le désespoir fête la vie, la victime aime l’assassin, une folie légale s’empare des êtres avec la bénédiction des dieux pendant que les voitures continuent de passer aussi vite que la vie dans la brume irréelle.
On allait chez Georges, j’avais mon show à faire et une soirée à offrir.
Nina ne connaissait pas Georges et ne connaissait pas mon show. Elle détestait ce que je faisais, rapport au fait, vous savez, que je parlais de mon vécu, de mon pain noir pour bidonner les foules. Et ce pain noir, elle l’avait mangé avec moi, alors ça lui rappelait la mélasse. C’était pas agréable pour elle, vous comprenez. Alors qui sait, voir les autres se marrer de sa propre vie, ça pouvait aider, quelque part, à prendre du recul.
Ma mélasse, j’essayais d’en faire une tambouille drôle, avec du fond, histoire de ne pas barber le spectateur, de ne pas lui en rajouter une tranche dans son assiette. Ma vérité, je la puisais au sel de ma vie, parce que j’avais vite compris qu’on ne peut raconter que ce qu’on connaît vraiment.
Avant de rentrer chez Georges, Nina m’a embrassé sous le ciel étoilé.
– Je ne m’attendais pas à ça, qu’elle me dit doucement. – Oui, je sais, moi non plus.
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