La balle le toucha en plein ventre. Enfin presque. Henri avait des superpouvoirs. L’un d’eux était de paraître 174 kilos et d’en faire… autant. Le projectile perfora donc 34 centimètres de poignée d’amour entretenue avec passion par sa maman.
Un jour Henri avait vu sur Internet la composition des repas des sumotoris. Sa maman et lui en pleuraient de rire à chaque petit déjeuner.
Pourtant, à ce moment précis de son existence, Henri ne riait pas. Pour la première fois de sa carrière de justicier, il se retrouvait en difficulté. Les barbouzes qui l’encerclaient possédaient des armes lourdes. Heureusement le sniper qui l’avait touché utilisait des balles Full Metal Jacketed, peu déformables. La blessure était donc propre et superficielle. Mais ça piquait.
Henri décida que la meilleure attaque était… ben l’attaque quoi. Dans son uniforme nylon de super-héros, arborant le logo jaune et vert d’une dinde heureuse batifolant dans les prairies, il partit à l’assaut de l’usine de Butterworld (Arkansas).
Henri entonna à pleins poumons son hymne : « Ek kawwa pyasathaa ». Sa maman lui avait demandé ce que ces jolies paroles signifiaient. Comme Henri lui avait répondu qu’il ne connaissait pas encore la langue des dindes, sa mère était sortie de la salle de bain en souriant fièrement. En fait Henri avait cherché sur Internet. Il y a tout ce qu’il faut sur Internet pour aider les super-héros ! Il avait donc googlelisé « chanson dinde » et il avait trouvé l’hymne des dindes (2 564 004 résultats).
À 23 h 12, ce vendredi 24 décembre 2010, Henri partait donc à l’assaut de l’usine des tortionnaires, hurlant une comptine indienne…
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Il fallait sauver un maximum de dindes. Plus que quelques minutes avant Noël !
Déjà qu’il avait raté Thanksgiving à cause d’une poussée d’acné ! Notre héros avait toujours adoré ces volatiles au cou vermillon, aux yeux si malicieux, symboles du remerciement de la nation américaine au Dieu tout-puissant.
À l’intérieur du bâtiment, le carnage avait commencé.
Henri compressa sa blessure de l’index gauche, puis, dans un effort titanesque cependant empreint d’une grâce digne d’un film de John Woo, notre super-héros tout de nylon fluo vêtu (c’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie) fracassa la verrière dans un triple salto arrière exécuté au ralenti.
Il atterrit dans une dimension cauchemardesque, et sur le genou droit.
Des dindes, par centaines, par milliers, de pauvres créatures affolées, humiliées, torturées. L’air était saturé de l’odeur âcre de la volaille sacrifiée. Les glougloutements des suppliciées déchiraient l’air et les tympans. La terreur ambiante était telle que l’irruption des 174 kilos du professionnel surentraîné ne provoqua qu’une légère bousculade, une onde gallinacéique. Henri secoua les éclats de verre qui le nimbaient sans le blesser, respectueux de son statut de super-héros invincible, puis avança subrepticement vers l’épicentre du génocide.
Les bourreaux, casqués, gantés, intégralement vêtus de combinaisons blanches poststarwarsiennes, exterminaient sans relâche ; leurs proies, ligotées, glissaient sur un tapis roulant : ils les saisissaient, les pendaient par le cou à une glissière automatique qui entraînait les malheureuses vers le passage de la mort ; un simple « BZZZ » et elles ressortaient plus molles qu’un chamallow mâchouillé, leur corps nu, indécent de peau blême et ridée. Parfois, une petite plume rousse s’échappait de l’enfer électrique, voletait dans la pièce comme si l’âme de la défunte cherchait dans un dernier envol le souvenir d’une vie labellisée rouge et insouciante. C’était fini. Leur pitoyable dépouille se déversait sur un autre tapis, qui les emmenait loin, loin, vers une barquette de polystyrène blanc, où elle serait impudiquement couverte d’un linceul transparent, tombeau provisoire, dernière demeure avant crémation.
Henri retint un haut-le-cœur : Adeline ? Où était Adeline ? Arrivait-il trop tard ?
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La ravissante dinde parachevait son maquillage soigné. Avec une infinie précaution, du bout de son ongle carminé, elle s’apprêtait à déposer son second faux cil.
- Adeline ! Adeline ! - Et m…
Dans un sursaut, le faux cil se plia en portefeuille entre les deux yeux. Furieuse, elle lâcha un second juron.
- Qu’est-ce que tu as à crier comme ça ? Je ne suis pas sourde ! - Ah ! ma poulette ! Tu es là ! - Pourquoi pas mon canard, tant que tu y es ? Mais ça ne va pas Henri aujourd’hui ? Tu parles à une authentique dinde !
Henri s’encadra dans le chambranle de la porte, plutôt le chambranle l’encadrait sans laisser passer toutes ses chairs grassouillettes. Son cou touchait le haut de la traverse, et sa grosse tête pendait en avant comme celle d’un vautour.
- Ma petite dindinnette, tes copines sont en train de se faire ratiboiser ! Toutes, une par une !!! Il faut que tu te sauves, tu vas y passer aussi !
Sous l’unique faux cil, l’œil genre « orange mécanique » le foudroya.
- Parce que tu crois qu’ils vont m’avoir, moi, hein ? Et tu crois que je vais laisser tomber les copines ! Sors de là que je mette ma tenue spéciale ! - Mais ce n’est pas comme l’année dernière ! Ils sont passés au mode industriel ! Tu ne feras pas le poids ma poul…
Devant l’œil meurtrier bordé de longs cils assassins, Henri n’insista pas, il se décoinça tant bien que mal, et se détourna. En quelques secondes, Adeline laissa glisser à ses pieds sa longue robe à plumes. Elle enfila son justaucorps rose bonbon à paillette, et d’un pas décidé, en dandinant son popotin, rejoignit Henri.
Ébloui par cette apparition crazy-dindesque, notre héros en resta bouche bée.
- Alors, chéri, tu comptes gober combien de mouches avec ton portail en inox ?
Henri entendit à peine l'insulte qui, dans le bec de notre volatile beauté, n'en était pas vraiment une. D'ailleurs sa célèbre mâchoire darkvadorienne – issue d'expérimentations odontologiques douteuses – lui avait valu quelques succès auprès de dames – peu regardantes, il est vrai, mais néanmoins amatrices de sensations alternatives.
Soudain, un cri déchira la moiteur de la pièce, rebondit de mur en mur et tel un vortex infernal s'engouffra dans les tympans respectifs de nos deux personnages. Comme un ressort, Adeline s'éleva vers le plafond, agrippa une poutrelle d'acier qui malheureusement ne tenait guère à cause de la rouille et atterrit pile-poil sur le crâne dégarni d'Henri qui s'affaissa quelque peu sous le poids de cette callipyge acrobate. Quelques vertèbres cervicales gémirent. Le faciès du héros prit une teinte rougeâtre accompagnée d'un « pfffououou !!! » de douleur. Il n'eut pas le loisir de s'appesantir plus avant sur l'exploit de sa compagne. La poutrelle commença à valdinguer de façon inquiétante, comme un yoyo, et transmit le mouvement à toute la structure de la voûte qui, dans une réaction en chaîne, s'effondra en un vacarme assourdissant. Henri eut juste le temps de s'aplatir contre le mur, toujours coiffé de sa dinde préférée, qui semblait accrochée à son chef comme une rustine à sa chambre à air.
Finalement, l'espoir vint du ciel, non pas sous la forme d'un ange ou d'un Père Noël, mais d'un trou dans la toiture branlante de l'usine concentrationnaire.
Adeline se tortilla pour glisser tout schuss du crâne de Henri, enfila ses talons aiguilles et se planta devant lui.
- Prends mon aile et ferme les yeux.
Henri obéit. Il l'entendit marmonner quelques mots en dialecte dinde et sentit ses pieds décoller du sol. Affolé, il ouvrit les yeux. Ils traversèrent le trou du toit, s'élevèrent dans le ciel toujours plus vite, toujours plus loin, et finirent leur vol dans un énorme tas de neige, devant une gigantesque porte.
- Mais qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce que t'as fait ?
Adeline secoua son bec pour en faire tomber la poudreuse et lâcha, laconique :
- Truc de dinde. C'est magique. Cherche pas à comprendre. - Mais où on est ? - Pôle Nord. - Qu... hein ? - Ben oui, Pôle Nord. On n'allait quand même pas déranger le petit Jésus, il est un peu occupé avec ses 2 010 bougies. - Qu... hein ? - Je sais pas si t'as remarqué, mais la situation est critique. Il nous faut un miracle, là. À part le Père Noël, je vois pas trop qui peut nous en livrer un rapido. Mais si t'as une meilleure idée, n'hésite pas ! - … - Bien.
Adeline passa devant lui et alla frapper à la gigantesque porte. Un lutin ouvrit. Il promena son regard sur la dinde enserrée dans sa robe de plumes, s'attarda sur le décolleté du justaucorps rose bonbon.
- Bonsoir. Nous venons voir le Père Noël, c'est pour une affaire urgente. - Oh ! ben ma cocotte, tu tombes mal. On est un peu au taquet, là.
Adeline fronça les sourcils.
- Je ne suis pas une « cocotte », mon cher. Je suis une authentique dinde de Noël, une Meleagris gallopavo pure race.
Henri fit signe au lutin médusé de ne pas chercher à comprendre. À ce moment-là, le Père Noël entra en trombe :
- Bon sang ! mais ça fait une heure que je t'ai demandé de m'apporter les bigoudis de Barbie Bobonne ! Tu sais quel jour on est ??? - C'est bon, Patron, vous bilez pas, j'arrive. On a une invitée ! - Euh... deux... contredit timidement Henri. - Ouais, deux. - C'est pas le moment. Revenez le 26, après ma sieste.
Adeline frétilla du popotin pour rajuster sa robe, tira un peu sur son décolleté, papillonna de ses longs faux cils et cliqueta des talons jusqu'à se trouver devant le Père Noël. Il étudiait des bons de commande d'un air soucieux.
- Bonjouuuuurrrr, ronronna-t-elle. - Hmm ?
Le Père Noël leva les yeux et jeta un bref coup d'œil à son interlocutrice. Henri la fixait aussi, interloqué.
- S'lut. Vous auriez un stylo ? - Euh... non. Mais si tu es gentil avec moi, je serai gentille avec toi, et je m'occuperai de ton stylo...
Henri ouvrit de grands yeux et chuchota :
- Enfin, Adeline, voyons, un peu de tenue !
Adeline répondit du coin du bec :
- L'heure est grave, Henri. Laisse-moi faire. S'il faut que je me sacrifie pour le bien des copines, je suis prête.
Elle s'approcha du Père Noël, posa une aile caressante sur la fourrure de sa veste rouge.
- Je suis comme qui dirait une demoiselle en détresse. J'ai échappé de peu à une tentative de meurtre, et mes copines sont en train de tomber sous les coups des barbares. J'ai besoin d'un grand gars solide et généreux comme toi. Je saurai me montrer reconnaissante...
Délicatement, elle prit dans son bec une boucle de la barbe du Père Noël et la lissa lentement.
C'est alors qu'elle fut soulevée de terre par une poigne énergique.
- Non mais qu'est-ce que c'est que ça ? Je t'y prends à tourner autour de mon mari ! - Ouh là, planquez-vous ! souffla le lutin, en filant se cacher sous la cape de nylon de Henri.
Adeline commença à suffoquer et s'étrangla :
- Mais enfin, Madame, mais pas du tout, c'est une tragique méprise ! - Tragique méprise, mon œil ! Tu crois que t'es la première à venir lui faire les yeux doux à la veille de Noël ? Oh ! mais je les repère à cent mètres, les dindes dans ton genre ! Et toi, tu dis rien, hein, tu la laisses te tripoter la barbe sans un mot ! - Mais enfin, chérie, mais pas du tout, c'est une tragique méprise ! - Bien sûr ! Et la fille que j'ai trouvée dans le traîneau, l'année dernière, hein, ça aussi, c'était de la méprise ?
Elle leva les bras au ciel, relâchant son étreinte autour du cou d'Adeline. Celle-ci partit en vol plané et atterrit sur le lutin. Il soulevait un coin de la cape d’Henri, pour ne rien rater du spectacle, et reçut la volée de plumes de plein fouet.
- J'aurais mieux fait d'écouter ma mère, tiens ! Elle m'avait pourtant dit que tu étais un bon à rien ! Quand je pense que pour t'épouser, j'ai refusé le Lapin de Pâques !
Elle partit à grandes enjambées. Le Père Noël la suivit en protestant :
- Mais enfin, chérie, où vas-tu ? Reviens ! Tu n'as pas terminé de broder le treillis de GI-Joe... Euh... enfin, je veux dire : je t'aime, tu sais bien que tu es la seule !
Henri, ébahi, regarda le couple s'éloigner, puis aida Adeline et le lutin à se désempêtrer de sa cape. La dinde se massa le cou en grimaçant.
- Eh ben pour un fiasco, c'est un beau fiasco. Comment on va faire pour tirer les copines de ce mauvais pas ?
Le lutin s'approcha, les yeux plongés dans le décolleté.
- Tu sais, moi, je suis célibataire. Si j'peux aider une jolie p'tite caille comme toi... - Essaie seulement, riposta Adeline, et tu vas voir qu'il n'y a pas que les cailles qui finissent sur canapé ! - Bon, moi, ce que j'en dis, hein, c'est pour vous aider... - Et comment tu veux nous aider, Razmot ? - Il y a une solution : si le Père du Nord vous barbe, essayez plus à l'Est... - Plus à l'Est ? Tu veux dire... - Ben oui ! Il a l'expérience, en plus, il en a bien sorti trois d'une armoire à petit salé ! Z'étaient dans un pire état que l'armée des Dindes après un feu de bengale ! - T'as de l'idée, lutin ! Mais on le trouve où, à cette époque ? Il doit être en train d'hiberner, non ? - Nan, tu le connais pas ! Il n'arrête jamais, d'un clavier à l'autre, et quelques problèmes de maths, pour s'occuper... Vous devriez le trouver entre deux ordinateurs et un piano, quelque part plus au sud de l'Est, pas loin de la frontière.
Henri ne disait rien. Il reprenait espoir, petit à petit : si le Père Noël se désintéressait du sort des dindes, alors c'était la seule solution. Pas une minute à perdre, il fallait se mettre en route !
- Adeline, on y va. Le lutin est malin, il nous faut Saint Nicolas. En route ! - Mouais... on peut essayer. Lutin, tu viens avec nous. Après tout, c'est ton idée. - Eh ! Minute, papillon... non, dindon ! Lutin malin, peut-être, mais lutin crétin, ça, non ! C'est qu'il est sauvage, le Nico ! Si on s'approche trop de ses codes, il est capable de vous balancer une intégrale différentielle qui tue ! On peut pas lutter contre ça ! - Ben justement, tu nous serviras de cobaye. T'en as déjà l'air... et un lutin avec un r, ça devrait lui plaire, au Nico ! - Pfffff !!!
Et malgré les protestations énergiques du lutin, le trio se mit en route vers le sud de l'Est, dans les contrées enneigées où s'enfonçait Saint Nicolas, une fois le coup de feu du début décembre passé.
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La hutte se détachait, noire sur une immensité de blanche. Elle était à portée de voix, mais quelque chose semblait clocher dans le décor : aucune vie apparente, rien, dans cette maison bien ronde, ne semblait vivant. La cheminée ne laissait échapper aucune fumée, les croches, doubles et triples, pendaient aux soupentes, vides et rouillées... Un spectacle de désolation.
Arrivés devant la porte, le trio vit la clé, sur le sol. Mais ils virent surtout le panneau calligraphié, placardé sur la porte :
Citation : Avis aux amateurs :Aucune demande ne sera acceptée entre le 17 décembre et le 2 janvier. Saint Nicolas
- Y a un bémol...
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Le désespoir commençait à tomber sur les trois comparses, comme la nuit, mais en plus lourd, moins poétique.
- On est foutus... soupira Henri. - ELLES sont foutues, tu veux dire ! rétorqua Adeline. - Bon, ceci dit, on va pas en faire tout un plat, dit le lutin. Ce ne sont que quelques dindes... - Je vais finir par en perdre mon lutin, si tu vois ce que je veux dire... explosa Adeline, jetant un regard Kalachnikov au nain rouge. - Ouais, bon, ça va, ça va... Mais après tout, les dindes, vous avez tout ce qu'il faut pour vous dépatouiller toutes seules, non ? Qu'est-ce que vous venez nous enquiquiner ? Faites appel à votre Super-Dinde. - T'es fou ? On ne peut pas ouvrir la Cage, c'est trop dangereux.
Henri avait beau être un super-héros, ça ne l'empêchait pas de rester prudent et responsable. Ouvrir la Cage ? Il en avait des frissons...
- Le lutin a raison, admit à mi-voix Adeline. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. - Oui, mais pas la Cage ! Pas ÇA !!! - Pas d'autre solution : il y a urgence, et les huiles se défilent. On y va, mais on fera gaffe à ne laisser sortir qu'une seule des créatures. Et puis, zut ! C'est mes copines, je DOIS tenter quelque chose. - M'enfin, ma poule... - Tu la veux, ta baffe ? - Euh... - Alors, on y va !
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La Cage était devant eux. Dans quelques secondes, une créature immonde, venue du fond des âges, des bas-fonds de la Terre, des hauts-fonds des Enfers (comment ça, c'est pas possible ? et la fantasy, alors?), allait en sortir et répandre la Terreur.
Adeline connaissait toutes les incantations qui permettraient de contrôler la Chose : le SOS Modo, le Sas, le Klikitu... Mais elle avait quand même une appréhension. Et tout d'abord, des cinq Créatures (le Club des Cinq, comme on les appelait), laquelle allait sortir la première ? Parce qu'Henri avait raison : sauver les copines, oui, mais sans détruire tout l'espace central autour. Les Cinq, lâchées en même temps, ça risquait de faire du grabuge...
La porte s'ouvrait lentement... Des cris inhumains montaient de la Cage, des cris de douleur aussi : les Cinq Créatures se battaient entre elles pour être la première à sortir.
- Mon Dieu ! s'écria le lutin, qu'avons-nous fait ? - Prie surtout pour que les incantations d'Adeline soient encore efficaces, répliqua Henri. On ne les sort jamais, je ne suis même pas sûr qu'elle se souvienne encore des bonnes formules. Et il suffit d'une diérèse mal foutue ou d'un hiatus incongru, elles sont capables de tout détruire...
Un bras dodu et déplumé jaillit soudainement de la porte, et à la suite une créature énorme – bien que couturée de partout – força le passage. Adeline appuya immédiatement sur le bouton de renvoi, ce qui referma la Porte. Adeline entama immédiatement la longue ode incantatoire de soumission. La Créature dodelinait de la tête, sensible à ce chant venu du fond des âges.
- Oh, non ! - Quoi, Henri ? - On a tiré le gros lot ! - C'est-à-dire ? - C'est la plus terrible qui est sortie la première, celle dont un seul coup assomme n'importe qui, la plus forte, celle qu'on met des semaines à liquider quand elle est dehors... - Ben c'est plutôt bien, qu'elle soit forte, non ? Si elle est capable de distribuer des gnons puissants, ça va le faire ! On va les sauver, les copines ! - Gnons puissants, tu ne peux dire mieux. D'ailleurs, on l'appelle la « Dinde aux Marrons ». Va falloir se la farcir, maintenant...
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Adeline continuait ses incantations, tandis que le groupe se dirigeait vers l'usine au toit éventré. Arrivés à proximité, ils se répartirent le travail : Adeline et la Grosse Dinde entreraient par la porte principale, Henri et le lutin récupéreraient les bouchers – ou du moins ce qu'il en resterait – à l'extérieur. Ainsi fut fait.
Ce fut épique. La Dinde aux Marrons distribua ceux-ci avec générosité, enthousiasme et, il faut l'admettre, une redoutable efficacité. Dire qu'elle ne picora pas un abatteur par-ci par-là serait mentir, mais on admit assez facilement que ce n'étaient que des dommages collatéraux. Adeline la guidait par des appels brefs en Wingdinde, le langage codé des dindes : "flèche à droite !", "flèche à gauche !", "flèche en haut dans un rond noir !" (tout le monde s'accorde à dire que ce n'est pas pratique, comme langage, mais les dindes ne connaissent que celui-là).
En quelques minutes, l'atelier était vidé et la pelouse remplie. Henri et le lutin avaient séparé en deux tas les dindokillers : à droite, ceux dont la blouse était marquée "Père Bobu" et à gauche, les "Label Bouse". Ils leur avaient enlevé leur tenue et les obligeaient à chanter gaiement des chants de Noël, comme ça, à poil sur la pelouse.
- Il reste un problème à résoudre, dit Adeline. - Ouais, je vois lequel, répondit Henri. Qu'est-ce qu'on va faire des dindes déjà exécutées ? - Exactement. - J'ai une idée, dit le lutin. Suffit de rendre la dinde obligatoire pour Noël. Toute famille qui n'en mange pas sera déclarée « en dehors de l'esprit de Noël », et ses enfants seront privés de jouets. - Attends, tu t'engages pour le Père Noël, là. - J'en fais mon affaire ! Depuis le temps qu'il cherche à limiter les livraisons sur cette période et les étaler sur l'année... J'ai même un plan pour lui. - Bon, ben, si tu le dis, on va essayer.
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C'est depuis cette date que la dinde aux marrons est devenue l'incontournable et obligatoire plat central des repas de Noël. Il a fallu des siècles pour liquider le stock, c'est vous dire quelle avait été l'ampleur du massacre.
Épilogue
Et nos héros ?
Adeline a quitté Henri pour épouser un fermier du nom de Old McDonald. Ils vécurent heureux, et leur fils s'associa avec un lutin au nez rouge pour créer des restaurants où ils vendirent un produit bizarre, appelé "nus gais" ("nuggets" en anglais), fabriqués (à ce qu'on dit) avec les restes des abatteurs de dindes (ben ouais, faut bien les liquider aussi, non ?)
Henri s'est consolé avec Dinde Aux Marrons, qu'il a fini par sortir de la Cage pour l'emmener sur une île déserte. Elle passe son temps à lui courir après en glougloutant, et Henri est tout heureux de ce super régime amaigrissant qui ne lui coûte pas un rond, bien qu'il y tourne (en rond).
Le lutin a vendu son idée de redistribution ciblée au Père Noël. Il est maintenant directeur du marketing et on lui doit l'introduction dans les mœurs d'Halloween, du Carnaval de février et de la fête des Nounous (celle des Doudous aussi).
La Mère Noël a fini par divorcer et s'est recasée avec le Père Fouettard. Elle est toujours la Mère Noël, leur fils s'appelle Jean-Balthazar.
Le Père Noël, pétri de chagrin, s'est réfugié chez Saint Nicolas. On prétend qu'ils se tapent des bitures carabinées tous les soirs et qu'il n'y a plus une renne vierge à trois cents kilomètres à la ronde...
Et les dindes ? N'ayant plus de prédateurs, elles pullulent.
Regardez autour de vous...
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